Vamireh - J.-H. Rosny aîné - E-Book

Vamireh E-Book

J.H. Rosny Aîné

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Extrait : "C'était il y a vingt mille ans. Alors le pôle nord se tournait vers une étoile du Cygne. Sur les plaines de l'Europe le Mammouth allait s'éteindre, pendant que s'achevait l'émigration des grands fauves vers le pays de la Lumière, la fuite du renne vers le Septentrion..."

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ILa nuit belliqueuse

C’était il y a vingt mille ans.

Alors le pôle nord se tournait vers une étoile du Cygne.

Sur les plaines de l’Europe le Mammouth allait s’éteindre, pendant que s’achevait l’émigration des grands fauves vers le pays de la Lumière, la fuite du renne vers le Septentrion, L’Aurochs, l’Urus, le Cerf élaphe paissaient l’herbe des forêts et des savanes. L’Ours colosse avait trépassé depuis des temps immenses au fond des Cavernes.

Alors les Hommes d’Europe, les grands Dolichocéphales s’étendaient de la Baltique à la Méditerranée, de l’Occident à l’Orient. Habitants des cavernes, plus intimes que leurs ancêtres de l’âge du Solutré, mais toujours nomades, leur industrie déjà fut haute et leur art attendrissant. Esquisses tracées au frêle burin, timides mais fidèles, c’est la lutte du cerveau vers le rêve, contre la brutalité des appétits. Plus tard, lorsque viendra l’invasion asiatique, l’art décroîtra et tel charmant type d’industrie ne se retrouvera qu’après de longues périodes.

Or, c’était à l’Orient méridional, dans la saison du renouveau, vers les deux tiers de la nuit. Dans la lueur cendreuse d’une grande vallée retentissaient les voix des bêtes carnivores. Un fleuve, dans les intervalles de silence, chantait la vie des fluides, l’euphonie des ondes ; les aulnes et les peupliers répondaient en chuchotis, en harmonies intermittentes. L’étoile Vénus s’enchâssait dans le Levant. La théorie des constellations immortelles apparaissait entre les nues vagabondes, Altaïr, Wéga, les Chariots contournant avec lenteur la Polaire du Cygne.

Tandis que la vie palpitait dans les Ténèbres, féroce ou peureuse, ruée aux fêtes et aux batailles de l’Amour ou de la nourriture, une pensée vint s’y joindre. À la rive du fleuve, au rebord d’un roc solitaire, une silhouette sortit de la Caverne des Hommes. Elle se tint immobile, taciturne, attentive aussi, les yeux parfois levés vers l’Étoile du Levant. Quelque rêve vague, quelque ébauche d’esthétique astrale préoccupait le veilleur, moins rare chez ces ancêtres de l’Art qu’en maintes populations historiques. Une santé heureuse palpitait dans ses veines, l’haleine nocturne charmait son visage, il jouissait sans crainte des rumeurs et des calmes de la nature vierge, dans la pleine conscience de sa force.

Cependant, sous l’étoile Vénus, il transparut une lueur fine. Le boomerang de la Lune s’esquissa, des rais allèrent sur le fleuve et les arbres, parsemés d’ombres très longues. L’homme alors découpa sa forme de haut chasseur, les épaules couvertes du manteau d’Urus. Sa face pâle, peinte de lignes de minium, était large sous le crâne long et combatif. Sa sagaie à pointe de corne appendait de guingois à sa taille, il tenait à la main droite l’énorme massue de bois de chêne.

Au frôlement des rayons, le paysage entra dans une existence moins farouche. Dans les peupliers, des vibrations d’élytres blanches ; des coins de paradis entrouverts sur la plaine ; une palpitation visible des choses, une timide protestation contre les férocités de l’ombre. Les voix même décrurent, la bataille moins ardente aux profondeurs de la forêt voisine, les grands fauves repus d’amour et de sang.

L’homme, las d’immobilité, marcha le long du fleuve du pas élastique d’un poursuiveur de proie. À quinze cents coudées, il s’arrêta, au guet, la sagaie prête à hauteur du front. Il vint, sur le bord d’un bosquet d’érables, une silhouette agile, un grand cerf élaphe à dix cors.

Le chasseur hésita, mais la tribu devait être pourvue de chair en abondance, car, dédaignant la poursuite, il regarda s’éloigner la bête, ses pattes grêles, sa tête projetée en arrière, tout le bel organisme de course lancé dans les lueurs rougeâtres :

– Llô ! Llô ! fit-il, non sans sympathie.

Son instinct lui prédisait une approche d’ennemi fauve, quelque puissant félin en chasse. Effectivement, une demi-minute après, un léopard surgit d’arrière le roc des Troglodytes, lancé en foudre, en bonds immenses. L’homme alors apprêta la sagaie et la massue, attentif, les narines au vent, les nerfs en tumulte. Le léopard passa comme une écume sur le fleuve, effacé bientôt dans les perspectives. L’oreille délicate du chasseur perçut plusieurs minutes encore sa course sur la terre molle.

– Llô ! Llô ! répéta-t-il, légèrement ému, dans une pose de défi grandiose.

Des minutes coulèrent, les cornes du Croissant déjà plus nettes ; des bestioles frôlaient les buissons de la rive ; de grands batraciens chantaient sur les plantes fluviatiles. L’homme savoura la simple volupté de vivre devant le luxe des grandes eaux, les pleuvotements des ombres et des clairs, puis il s’éloigna de nouveau, aux écoutes, son œil accoutumé aux pénombres épiant les embûches de la nuit !

– Hoï ? murmura-t-il d’une voix interrogative et en se réfugiant dans l’ombre d’un buisson.

Un bruit de galop, vague d’abord, se rapprochait, se précisait. Le cerf élaphe reparut, aussi rapide mais moins précis dans sa fuite droite, en sueur, le souffle bref et trop sonore. À cinquante pas, le léopard, sans lassitude, plein de grâce, déjà victorieux.

L’homme s’étonnait, ennuyé de la prompte victoire du carnassier, avec une envie croissante d’intervenir, lorsque survint une péripétie redoutable. C’était, là-bas, à l’orée des érables, en plein dans la lueur lunaire, une silhouette massive, en qui, au profond rugissement, au bond de vingt coudées, à la lourde crinière, l’homme reconnut la bête presque souveraine : le Lion. Le pauvre cerf élaphe, fou d’épouvante, fit un crochet brusque et gauche, se replia, soudain se trouva sous les griffes tranchantes du léopard.

Une lutte brève, farouche, le sanglot du cerf agonisant et le léopard se tenait immobile, effaré : le lion approchait à pas tranquilles. À trente pas, il fit halte, avec un rauquement, sans se raser encore. Le léopard quaternaire, de taille haute, hésita, furieux de l’effort fait en vain, songeant à risquer la bataille. Mais la voix du dominateur, plus haute, trembla sur la vallée, sonnant l’attaque, et le léopard céda, s’en fut sans hâte, avec un miaulement de rage et d’humiliation, la tête fléchie vers le tyran. Déjà l’autre déchirait l’élaphe, dévorait par larges pièces cette proie volée, sans souci du vaincu qui continuait la retraite en explorant les pénombres de ses yeux d’or-émeraude. L’homme, rendu prudent par le voisinage du lion, s’abritait scrupuleusement dans sa retraite feuillue, mais sans terreur, prêt à toute aventure.

Après quelques instants de dévoration furieuse, le fauve s’interrompit : du trouble, du doute parurent dans toute son attitude, dans le frisson de la crinière, sa scrutation angoisseuse. Soudain, comme convaincu, il saisit l’élaphe vivement, le jeta sur son épaule et se mit en course. Il avait franchi quatre cents coudées, lorsque émergea, presque à l’orée où naguère lui-même était apparu, une bête monstrueuse. Intermédiaire d’allure et de forme entre le tigre et le lion, mais plus colossale, souveraine des forêts et des savanes, elle symbolisa la Force, là debout sous les lueurs vaporeuses. L’homme trembla, ému au plus profond de ses entrailles.

Après une pause sous les frênes, l’animal prit la chasse. Il alla comme le cyclone, franchissant les espaces sans effort, poursuivant le lion en fuite vers l’Ouest, tandis que le léopard, arrêté, regardait la scène. Les deux silhouettes décrurent, s’évaporèrent ; l’homme songea de nouveau à quitter sa retraite, car le léopard l’inquiétait peu, lorsque la scène se compliqua : le lion revenait en oblique, ramené par quelque obstacle, mare ou crevasse.

L’homme ricana, raillant la bête de n’avoir pas mieux calculé sa fuite, se rencoigna, car les colossaux antagonistes arrivaient presque droit sur lui. Seulement, retardé par le détour et le poids de l’élaphe, le fuyard perdait du terrain. Que faire ? Le chasseur inspecta l’alentour : pour atteindre quelque peuplier il fallait bondir à deux cents coudées, et, du reste, le Felis Spelaea gravissait les arbres. Quant au roc des Troglodytes, c’était dix fois cette distance : il préféra braver l’aventure.

Son hésitation fut brève. En deux minutes, les fauves atteignaient les abords de sa retraite. Là, voyant la fuite vaine, le lion laissa couler l’élaphe et attendit. Ce fut une trêve, un arrêt similaire à celui de tantôt, alors que le léopard tenait la proie. Tout autour, le silence, l’heure annonciatrice, l’heure où les nocturnes vont s’endormir et les diurnes revivre à la lumière. Une lueur de songe, des cimes d’arbres noyées dans des laines pâles, des bandes de gramens tremblotants de toutes leurs lancettes à l’haleine hésitante du Couchant, et, sur tout le pourtour, le vague, le confus, l’embuscade de la nature faite de frontières arborescentes, de détroits, de bandes soyeuses de ciel.

En haut, les veilleuses stellaires, le psaume de la Vie éternelle.

Sur un tertre, le Felis Spelaea découpé sur les rais lunaires, son haut profil de dominateur, sa crinière retombant sur un pelage tavelé de panthère, son front plane et ses mâchoires proéminentes, jadis roi de l’Europe chelléenne, maintenant au déclin, réduit à des bandes étroites de territoire. Plus bas le lion, le souffle rauque, les flancs en tumulte, sa griffe lourde posée sur l’élaphe, hésitant devant le colosse comme naguère le léopard devant lui, une phosphorescence de crainte et de colère entremêlées dans ses prunelles. Dans la pénombre, déjà harmonisé au drame, l’Homme.

Un rugissement voilé plana, le Spelaea secoua sa crinière et commença de descendre. Le lion, en recul, les dents découvertes, lâcha la proie deux secondes, puis, au désespoir, son orgueil fouetté, il revint avec un rugissement plus éclatant que celui de son adversaire, remit la griffe sur l’élaphe. C’était l’acceptation de la lutte. Malgré sa force prodigieuse le Spelaea ne répondit pas tout de suite. En arrêt, replié, il examinait le lion, jaugeait sa force et son agilité. L’autre, avec la fierté de sa race, se tenait debout, tête au vent. Un second rugissement de l’agresseur, une réplique retentissante du lion, et ils se trouvèrent à un seul bond de distance.

– Llô ! Llô ! chuchota l’homme.

Le Spelaea franchit la distance, sa griffe monstrueuse se leva. Elle rencontra les ongles de l’adversaire. Deux secondes, la patte rousse et la patte ocellée se firent face, dans la trêve finale. Puis l’attaque, un emmêlement de mâchoires et de crinières, des rauquements farouches, tandis que le sang commençait à couler. D’abord le lion plia sous l’assaut formidable. Dégagé bientôt, d’un saut transverse il mena une attaque de flanc, et la bataille devint indécise, l’élan du Spelaea amorti. Alors, la frénésie des organismes, les secousses de muscles géants, l’indécision de forces éperdues en résultantes fausses, le fourmillement de crinières dans les lueurs de la lune, un déferlement de chairs pareil aux palpitations d’un flot maritime, l’écume des gueules et la phosphorescence des fauves prunelles, les rauquements semblables aux sanglots de tempête sur les chênes…

Enfin, d’un coup terrible, le lion fut précipité, alla choir à six encolures, et, en foudre, le Spelaea était sur lui, commençait à lui ouvrir le ventre. Il se débattit, avec des rugissements épouvantables. Il réussit à se dégager encore, les entrailles pendantes, la crinière rouge. Comprenant et l’impossibilité de la retraite et que l’autre ne lui ferait nulle grâce, il refit face sans faiblesse, il réengagea le combat avec une furie si haute que le Spelaea ne put, durant plusieurs minutes, le ressaisir. Mais la finale approchait, une décroissance rapide des forces du vaincu : ressaisi, couché contre terre, arriva le supplice, l’acharnement du plus fort, les viscères du lion arrachés, ses os rompus entre des crocs tout-puissants, sa face broyée et difforme… et les rugissements de l’agonie répercutés à travers l’horizon, toujours plus rauques, plus débiles, éteints bientôt en soupirs, en râles, en tressaillements des vertèbres… Enfin, une convulsion de la gueule, un sanglot lamentable, et la bête souveraine s’éteignit.

D’abord le Spelaea s’acharna sur le cadavre, sur la chair encore vibrante, dans la volupté de la vengeance et la crainte d’un retour de vie. Enfin, rassuré, il rejeta le lion d’une secousse dédaigneuse, il rugit son triomphe et son défi aux pénombres, les épaules, le thorax saignant de larges plaies. Le jour naissait, une filtration de vif argent au bas horizon, l’arc de la lune se dépolissant, se vaporisant. Le Spelaea, après avoir léché ses blessures, sentant la faim revenir, s’en fut vers la carcasse de l’élaphe. Las, trop éloigné du repaire, il chercha une retraite, où il pût se repaître à l’ombre. Le buisson où se cachait le chasseur, proche, attira ses prunelles, il se mit en devoir d’y traîner sa proie.

Cependant, fasciné par la magnificence du combat, l’homme contemplait encore le vainqueur, lorsqu’il le vit se diriger sur lui.

Un souffle d’épouvante charnelle, d’horripilation, passa sur son être, sans qu’il perdît l’instinct de lutte et de calcul. Il songea que, après un tel combat, avide de repos et de nourriture, sans doute le Spelaea n’inquiéterait pas sa retraite. Toutefois, il n’en avait aucune certitude, il réécoutait les légendes des vieillards, disant, aux soirs de veillée, la haine du grand félin contre les hommes. Rare, en déchéance continue, il semblait avoir l’instinct du rôle des primates dans son extinction, il satisfaisait sa rancune confuse chaque fois qu’il rencontrait quelque individu solitaire.

Ces souvenances rôdant dans le cerveau du veilleur, il songeait lequel, en cas d’attaque, de l’abri ou de la rase savane serait préférable ? Si l’un amortissait l’élan de la bête, l’autre rendait plus faciles le jet de la sagaie et les coups de massue. Il n’eut pas à hésiter longuement ; déjà le Spelaea écartait les feuillages. L’homme bondit, son choix soudain décidé, sortit du buisson par la ligne praticable, à angle droit avec la trouée où allait entrer le monstre. Aux froissements des branches, le Spelaea s’inquiéta, tourna autour de la bordure et, voyant surgir la silhouette humaine, il rugit. À cette menace, toute tergiversation éteinte, le chasseur leva la sagaie, les muscles souples et dociles, visa. L’arme vibra, alla droit sa route dans la gorge du félin.

– Ehô ! Ehô ! cria l’homme, la massue haute brandie à deux poings.

Puis il s’immobilisa, solide, beau géant humain, héros des âges de lutte, la prunelle lucide. Le Spelaea avança, se ramassant, calculant son bond. L’homme, d’une aisance merveilleuse, obliqua, laissa passer le monstre, puis, au moment où il revenait de biais, sa massue descendit comme un formidable marteau et des vertèbres craquèrent. Un rugissement arrêté net, la chute, l’immobilité brusque du colosse et l’homme répéta son cri de bataille, victorieux :

– Ehô ! Ehô !

Il continuait toutefois à se tenir sur la défensive, redoutant quelque reprise, contemplant la bête, ses grands yeux jaunes ouverts, ses griffes longues d’une demi-coudée, ses muscles géants, sa gueule béante, pleine du sang du lion et de l’élaphe, tout ce miraculeux organisme de guerre au ventre très pâle sous le pelage jaune ocellé de noir… Mais il était bien mort le Felis Spelaea, il ne devait plus faire trembler les ténèbres. L’homme se sentit dans la poitrine un grand bien-être, le gonflement d’un orgueil très doux, un élargissement de personnalité, de vie, de confiance en soi, qui le tint rêveur et nerveux devant les fleurs lumineuses de l’aube.

Les premières fanfares écarlates s’élevèrent sur l’horizon en même temps que la brise. Les bestioles de la lumière une à une ouvrirent leurs prunelles, les oiseaux pépièrent leur ravissement, tournés vers le levant, leurs petites cornemuses enflées. Sous les brumes fines, le fleuve sembla d’étain d’abord, légèrement dépoli, puis les splendeurs de la nue s’y plongèrent, un monde frissonnant de nuances et de formes. Les cimes des grands peupliers et des petits gramens de la Savane tremblèrent de la même ardeur de vie. Déjà l’astre survenait, plus haut que la forêt lointaine ; ses rais passèrent sur la vallée, entrecoupés d’ombres d’arbres frêles et interminables. L’homme étendait les bras, dans une religiosité confuse, sans culte précis, percevant la force des rayons, l’éternité du soleil, l’éphémère de sa propre personne. Puis, un rire lui vint, le cri de son triomphe :

– Ehô ! Ehô ! Ehô !

Et, sur le bord de la caverne, les hommes apparurent.

IILa horde

Dans le sourire matinal, alors que l’haleine du fleuve et de la Savane était régénératrice et voluptueuse, les tisons du premier repas s’éteignaient aux bordures de la caverne des hommes. L’Arbre-Sépulcre, jusqu’à cent coudées, haussait ses arceaux pleins de squelettes pâles, de trépassés troglodytes. Aux chocs ralentis de la brise, l’ossuaire aérien élevait des cantiques soupirants, des euphonies syllabiques, et un vieillard, accroupi sur les talons, de ses yeux presbytes discernait tels crânes apparus dans les ombres ramusculaires, reconstruisait telles annales de chasseur glorieux, de compagnon de jeunesse dévoré par le néant.

La horde de Pzânns, éparse, subissait le charme de l’heure. Les enfants bondissaient par la savane jusqu’aux frontières des eaux ; parmi les saules, mystérieuse, quelque jeune femme mi-nue renouvelait sa fraîcheur et ses parures, nouait les vagues fauves de ses cheveux ; les mâles s’attardaient en projets de chasse ou de labeur, presque tous puissants de masse et de muscle, de crânes longs et développés en énergies combatives. Dans les godets de silex, des guerriers broyaient et mêlaient le minium rouge aux moelles d’urus et se peignaient le visage et la poitrine au fin pinceau de fibre ; paraboles gauches, réticules entrecroisés, représentations vagues de formes de nature, maillons, filets rayonnants. Certains aux genoux, au col, au front, aux pieds s’accrochaient la bijouterie barbare, les pendeloques de canines trouées à la naissance (dents de lion, de loup, d’ours, d’aurochs, d’élaphe), les vertèbres de poissons, les fluorines aux feux d’améthyste, les cailloux gravés, et la frêle joaillerie marine : cyprea lurida, littorines, patelles.

La horde figurait une humanité déjà encline à l’idéal, industrieuse et artiste, chasseresse mais non belliqueuse, qui acceptait le mystère des choses sans avoir encore subi de culte, à peine en proie à de très vagues symbolismes. Fils de la grande race dolichocéphale dominatrice de l’Europe quaternaire, vivant en paix de horde en horde, étrangers aux dépressions de l’esclavage, une noblesse âpre, une grandeur et une bonté qui ne se retrouveront plus pendant la néolithique les caractérisait. Leurs terroirs étaient larges, abondants en nourriture, tellement que nul instinct d’appropriation directe, nulle basse ruse, n’avait pu naître. Les conducteurs de tribu, sans pouvoir effectif, librement élus et suivis par leur sagesse et leur expérience, n’avaient point intronisé de despotisme. Les seules querelles d’amour et d’émulation rougissaient la terre, parfois, de sang d’homme versé par l’homme…

Après le repas et les toilettes débuta le labeur des femmes et celui des mâles qui ne devaient point se mêler à la chasse de ce jour. Ah ! depuis les silex de Thenay, depuis l’Anthropopithèque taciturne, alors qu’allait paraître le Chelléen ancestral au sein de la faune, que de frontières franchies dans l’univers cérébral : division du travail, tradition des outillages, souveraineté de la nature, organisation multipliant les forces humaines, ébauches artistiques !…

De la fine aiguille à chas, plusieurs cousaient des fourrures au préalable percées de petits trous à l’aide d’un poinçon de pierre. D’autres, au lissoir et au grattoir, raclaient les peaux fraîches. Quelques-uns, sur des établis en plein air, de pierre ou de bois, martelaient, affilaient les haches, les couteaux, les scies, les burins. La taille, à petits éclats, faite avec une adresse et une patience merveilleuses, laissait lentement apparaître les lames et les pointes, et très rarement l’artisan faillait à découvrir les directions favorables à la percussion, familier avec la matière, doué de la divination acquise à de longues pratiques. Besogne plus délicate encore, certains découpaient les pointes, les hameçons, les harpons d’os et de corne, ceux-là armés d’outils fins et précis, tels que l’humanité ne les pourra dépasser qu’en allant de la pierre au métal.

Entre toutes, l’aiguille exprimait une industrie ingénieuse : esquilles arrondies aux dentelures d’un silex à coches, polissage et épointage au grès fin, chas creusé à la pointe tournante, avec des lenteurs calculées, avec mille périls de brisure.

Tandis que débutaient les travaux, un groupe de chasseurs s’était réuni auprès de la caverne.