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Delly

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Beschreibung

Extrait
| I
La première impression de Madel – celle, du moins, qui fit empreinte dans son tout jeune cerveau et dont elle se souvint toujours, fut celle-ci : une après-midi d’été, elle était assise près de sa bisaïeule, dans le jardin. En face se dressait un coin de mur nu, ensoleillé. Des ombres dentelées s’y jouaient, en un incessant mouvement. Madel étendit ses petites mains pour les saisir. Grand-mère riait. Madel la regarda d’un air qui voulait dire : « Pourquoi ris-tu ? » Alors grand-mère leva le doigt et montra le vieux marronnier. Les folioles aux dentelures aiguës s’agitaient doucement, sans relâche. Le doigt de l’aïeule se dirigea ensuite vers le mur. Madel suivait avec attention ce mouvement. Grand-mère dit :
– C’est l’ombre des feuilles, Madel.
Les yeux bruns de l’enfant continuèrent d’aller de l’arbre au mur. Sa petite tête travaillait. Un peu plus tard, grand-mère l’emmena dans sa quotidienne inspection du jardin. Madel trottinait derrière elle en tenant les yeux fixés sur la forme noire qui avançait sur le sol, en même temps que l’aïeule. Elle se baissa tout à coup, en étendant ses bras, pour la toucher. Ses mains rencontrèrent les cailloux de l’allée, qui blessèrent la chair tendre. Grand-mère se détourna et rit encore doucement en disant :
– Il ne faut pas chercher à prendre les ombres, ma petite fille.
Madel vivait dans la vieille maison avec grand-mère et bonne-maman – bisaïeule et aïeule. Grand-mère était une très petite vieille dame, toute menue, au mince visage couleur d’ivoire ancien, que des boucles de cheveux blancs encadraient joliment. Ses lèvres, qui avaient la nuance des roses fanées, ses yeux d’un bleu un peu pâli souriaient souvent, car grand-mère était gaie et conservait, après toutes les épreuves de sa vie, une charmante sérénité d’âme.
Bonne-maman, pas beaucoup plus grande que sa mère, était par contre douée d’un embonpoint qui l’alourdissait et la rendait casanière. Le visage restait mince, encore joli, très coloré souvent. Des yeux sérieux et tristes y répandaient une ombre de mélancolie. Elle était moins tendre que grand-mère pour sa petite-fille ; mais cependant Madel la chérissait autant, car elle se sentait très aimée d’elle. Quelquefois, les soirs d’hiver, elle venait se blottir dans les bras qui se refermaient sur son petit corps souple, et elle avait si chaud, si chaud, tout près de ce cœur qui battait fort sous le corsage noir à l’ancienne mode !...|

 

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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SOMMMAIRE

I

II

III

LES OMBRES

DELLY

LES OMBRES

roman

Raanan Editeur

Livre 589 | édition 1

I

La première impression de Madel – celle, du moins, qui fit empreinte dans son tout jeune cerveau et dont elle se souvint toujours, fut celle-ci : une après-midi d’été, elle était assise près de sa bisaïeule, dans le jardin. En face se dressait un coin de mur nu, ensoleillé. Des ombres dentelées s’y jouaient, en un incessant mouvement. Madel étendit ses petites mains pour les saisir. Grand-mère riait. Madel la regarda d’un air qui voulait dire : « Pourquoi ris-tu ? » Alors grand-mère leva le doigt et montra le vieux marronnier. Les folioles aux dentelures aiguës s’agitaient doucement, sans relâche. Le doigt de l’aïeule se dirigea ensuite vers le mur. Madel suivait avec attention ce mouvement. Grand-mère dit :

– C’est l’ombre des feuilles, Madel.

Les yeux bruns de l’enfant continuèrent d’aller de l’arbre au mur. Sa petite tête travaillait. Un peu plus tard, grand-mère l’emmena dans sa quotidienne inspection du jardin. Madel trottinait derrière elle en tenant les yeux fixés sur la forme noire qui avançait sur le sol, en même temps que l’aïeule. Elle se baissa tout à coup, en étendant ses bras, pour la toucher. Ses mains rencontrèrent les cailloux de l’allée, qui blessèrent la chair tendre. Grand-mère se détourna et rit encore doucement en disant :

– Il ne faut pas chercher à prendre les ombres, ma petite fille.

Madel vivait dans la vieille maison avec grand-mère et bonne-maman – bisaïeule et aïeule. Grand-mère était une très petite vieille dame, toute menue, au mince visage couleur d’ivoire ancien, que des boucles de cheveux blancs encadraient joliment. Ses lèvres, qui avaient la nuance des roses fanées, ses yeux d’un bleu un peu pâli souriaient souvent, car grand-mère était gaie et conservait, après toutes les épreuves de sa vie, une charmante sérénité d’âme.

Bonne-maman, pas beaucoup plus grande que sa mère, était par contre douée d’un embonpoint qui l’alourdissait et la rendait casanière. Le visage restait mince, encore joli, très coloré souvent. Des yeux sérieux et tristes y répandaient une ombre de mélancolie. Elle était moins tendre que grand-mère pour sa petite-fille ; mais cependant Madel la chérissait autant, car elle se sentait très aimée d’elle. Quelquefois, les soirs d’hiver, elle venait se blottir dans les bras qui se refermaient sur son petit corps souple, et elle avait si chaud, si chaud, tout près de ce cœur qui battait fort sous le corsage noir à l’ancienne mode !

Il y avait encore Mélanie, la servante, une grande rousse aux traits durs, boiteuse, revêche, qui n’aimait pas les enfants. Jamais elle ne s’occupait de Madel, au grand contentement de celle-ci.

Puis les trois chats, le chien Miquet, les poules, vivaient encore dans la vieille maison. Ceux-là étaient les grands amis de Madel. Elle n’en avait pas d’autres. Grand-mère disait quelquefois : « Il faudrait lui trouver une petite compagne. » Bonne-maman répondait : « Attendons encore un peu. Elle est heureuse près de nous. »

Madel ne s’ennuyait jamais. Elle courait dans le grand jardin, avec Miquet, et promenait gravement ses poupées, en les tenant serrées bien fort entre ses bras. Quelquefois, bonne-maman l’emmenait à l’église, qui était juste en face de la maison, de l’autre côté de la place. On y entrait par un porche tout noir. Il faisait très sombre dedans. Mais les jours de soleil, toutes sortes de jolies couleurs traînaient le long des dalles, sur les piliers, sur les chaises, sur les figures des gens qui étaient là. Madel admirait aussi les vêtements dorés de M. le curé, les robes rouges des enfants de chœur. Mais quand l’orgue se faisait entendre, elle oubliait de regarder pour écouter. Alors elle ne bougeait plus. Ses traits menus se tendaient, sa bouche s’entrouvrait. Madel semblait en extase.

Un jour, en sortant de l’église, bonne-maman lui montra un vieux monsieur, très gros, très rouge, qui passait près d’elles.

– Regarde, Madel, c’est ce monsieur qui fait de la musique là-haut.

Madel, plusieurs fois, l’avait aperçu, et le trouvait très laid. À partir de ce jour, elle le regarda avec beaucoup de respect, et quand elle entendait la musique, elle cherchait à se figurer comment le vieux monsieur pouvait faire tant de bruit à lui tout seul, dans ces mystérieuses hauteurs de la tribune d’orgue qui inspiraient à Madel un peu d’effroi, mêlé de vive curiosité.

Quand Madel eut six ans, elle fit sa première visite. Bonne-maman lui mit sa jolie robe bleue, avec une grande ceinture blanche, et la conduisit chez Mme Nisse, dont la petite-fille avait son âge. Mme Nisse, femme du principal médecin de Bargenac, habitait une grande maison blanche qui semblait toute dépaysée entre ses voisines, d’aspect vénérable sous leur patine grise. Le salon était très élégant, tout neuf, pas de très bon goût. Ceci échappa naturellement à Madel qui ne vit que la soie brillante et l’or des meubles, les fleurs bleues du tapis, et les bibelots épars ici et là.

Mme Nisse, une grande femme brune sans beauté, sans charme, recevait avec une amabilité banale, en ayant toujours l’air de penser à autre chose. Un tic plissait souvent le coin de ses yeux et y laissait une petite ride qui ne s’effaçait plus. Les lèvres épaisses découvraient de larges dents blanches qui impressionnèrent un peu Madel. Jamais elle n’avait vu de dents si remarquables par leurs dimensions.

On présenta l’une à l’autre les petites filles. Constance Nisse emmena Madel dans le jardin. Les deux enfants, debout au milieu d’une allée, commencèrent par se regarder. Madel considérait le mince visage très blanc, couvert de taches de rousseur, les cheveux châtain clair qui tombaient en courtes mèches éplorées sur le cou de Constance, le coquet tablier rose tout brodé qui recouvrait la robe de la petite Nisse. De son côté, Constance, sous ses paupières à demi baissées, détaillait sa nouvelle compagne.

Elle demanda enfin :

– Vous voulez jouer ?

Madel répondit sans élan :

– Je veux bien.

Quand grand-mère et Mme Nisse vinrent chercher les petites filles, elles les trouvèrent occupées autour des poupées de Constance. Grand-mère emmena Madel. Dehors, elle lui demanda :

– Tu t’es bien amusée avec Constance ?

– Oui, grand-mère.

– Elle est gentille ?

– Quand elle veut, grand-mère.

– Comment, quand elle veut ?

– Oui, quelquefois elle est bien aimable, puis un peu après elle prend un air... tu sais, grand-mère, un air « pincette », comme tu dis.

Grand-mère se mit à rire, en tirant un peu une des boucles brunes de Madel.

– Drôle de petite bonne femme ! Alors, elle ne te plairait pas comme amie ?

Madel réfléchit un peu, en regardant la rue qui s’étendait devant elle, toute claire sous le soleil de juin. Elle dit enfin :

– Je ne sais pas encore.

Ce même jour, grand-mère la conduisit chez M. Charminat, l’organiste. M. Charminat était le professeur de musique le mieux côté de la petite ville. Or, les deux aïeules, ayant décidé de faire apprendre le piano à Madel, jetaient sur lui leur dévolu.

Il habitait un petit appartement au troisième étage d’une vieille maison très noire. Ce fut lui qui vint ouvrir. Dans sa main droite, il tenait un violon, de la gauche il enleva sa calotte de soie noire, tout en s’inclinant autant que le lui permettait sa corpulence.

– Mesdames !... Excusez !... Prenez la peine d’entrer !

Son salon était une grande pièce sombre, que meublaient succinctement un piano, une armoire et quelques sièges dépareillés. L’aïeule et Madel s’assirent sur un canapé de reps vert passé, tandis que M. Charminat prenait place en face d’elles, sur un tabouret haut quelque peu vermoulu et bancal, de telle sorte qu’il boitait, en craquant, à chaque mouvement du professeur.

Mme Vigier exposa le motif de sa visite. M. Charminat hochait la tête, en plissant ses grosses joues. Il regardait avec bienveillance Madel, très intimidée, mais qui ne baissait pas son clair regard d’enfant.

– Alors, la petite demoiselle veut apprendre le piano ? Eh ! eh ! c’est facile, ma mignonne.

Le regard de Madel se dirigea vers le violon, que M. Charminat avait posé sur un siège près de lui. Le professeur s’en aperçut et demanda :

– Vous aimeriez peut-être mieux ceci ?

– Je crois que oui.

– Eh ! eh ! l’un ou l’autre... N’est-ce pas, madame Vigier, cela vous importe peu ?

Grand-mère répondit qu’elle préférait le piano, mais enfin, qu’elle n’y tenait pas absolument. Il fut donc décidé que Madel apprendrait le violon.

– Je vais vous jouer un petit air, dit M. Charminat.

Il choisit un air très facile et chantant. Sous ses gros doigts aux extrémités presque carrées, les cordes vibraient en notes douces, elles parlaient, elles frémissaient. Madel écoutait religieusement. Quand M. Charminat reposa le violon près de lui, elle dit avec son charmant petit sourire :

– Merci, Monsieur.

Personne ne vit les larmes qui donnaient plus d’éclat au brun doré de ses grands yeux.

Chaque semaine, Madel se rendit à la maison Nisse, ou bien Constance vint chez grand-mère. Les deux enfants passaient l’après-midi ensemble. Constance n’était pas une compagne désagréable. Elle se prêtait complaisamment aux idées de jeux nouveaux sorties de la fertile imagination de Madel, à condition d’y occuper toujours la première place. Madel ne la lui disputait pas. La vanité était inconnue de sa jolie petite âme très simple, très pieuse. Elle s’étonnait beaucoup des susceptibilités de Constance, mais ne s’en froissait pas. Elle disait seulement quelquefois à ses aïeules :

– Pauvre Constance, c’est bien malheureux d’être comme cela !

Peu à peu, l’amitié naquit entre les deux enfants.

Constance avait une certaine affectuosité un peu sèche, mais durable, qui ne résista pas à la grâce tendre de Madel. Elles s’aimèrent sans élan, presque sans caresses. Au bout de quelques mois, elles se virent deux fois dans la semaine. Mme Nisse disait :

– Ma sauvage Constance s’apprivoise avec cette petite Madel.

Grand-mère promenait les petites filles, les faisait causer, redressait leurs erreurs de jugement. La vive intelligence de Madel comprenait tout rapidement. Celle de Constance, plus lente, restait en arrière.

– Je crains qu’elle n’ait pas plus d’esprit que sa mère, disait grand-mère à bonne-maman.

Aux vacances, Madel, voyait, à la maison Nisse, Vital, le fils aîné d’un premier mariage du docteur. Vital Nisse vivait à Paris, où il étudiait la médecine. C’était un garçon très brun, comme son père, avec des traits assez beaux et une grande vivacité de manières. Madel lui plaisait beaucoup, il s’amusait avec elle comme un grand frère, et riait de ses gentilles réparties.

Un jour, tandis que les petites filles jouaient dans un coin du salon de la vieille maison, car il pleuvait en ce moment, grand-mère et Mme Nisse parlaient de Vital. Grand-mère disait, de sa douce petite voix flûtée :

– Il ressemble beaucoup à son père. C’est un beau garçon, et intelligent. Il fera son chemin.

Mme Nisse soupira :

– À moins qu’il ne fasse des sottises !

– Mais non, il doit être sérieux et il a du cœur.

Mme Nisse eut un petit rire amer en murmurant :

– C’est si peu de chose, le cœur d’un homme !

Madel n’alla jamais en classe. Ce fut bonne-maman qui fit son instruction. Le professeur était patient et habile, l’élève apprenait avec facilité. En hiver, les leçons se donnaient dans la grande salle aux boiseries de chêne, où brillaient le bois bien ciré des vieux meubles et le cuivre de la suspension. L’été, aïeule et petite-fille se transportaient dans le jardin sous le long berceau auquel s’attachait le cep d’une vigne énorme. En regardant les abeilles bourdonner autour des fleurs, en écoutant le frémissement de la brise à travers les arbustes, Madel apprenait les sciences humaines. Puis grand-mère la conduisait au catéchisme. Dans la nef assombrie par les vitraux anciens, Madel prenait place près de Constance, au milieu d’autres petites filles. Le curé s’asseyait en face d’elles, à la balustrade du chœur. Ce qui pénétrait de jour dans l’église se concentrait autour de son visage maigre, aux yeux vifs d’homme d’action. Il parlait d’une voix nette, qui avait conservé un léger accent périgourdin. Et ce qu’il disait faisait empreinte dans l’âme pure et profonde de Madel.

L’enfant commençait à réfléchir beaucoup. Tout en demeurant habituellement gaie et vive, elle devenait pensive à certains instants.

Grand-mère demandait :

– À quoi songes-tu, fillette ?

Madel répondait franchement :

– Je pense à papa.

Grand-mère prenait un air tout drôle et bonne-maman devenait un peu pâle. L’une ou l’autre disait avec une voix qui tremblait :

– Prie pour lui, Madel.

L’enfant se souvenait très bien qu’une émotion semblable s’exprimait chez ses deux aïeules chaque fois qu’elle avait parlé de son père, depuis le jour où, en faisant cette prière quotidienne : « Mon Dieu, rendez bien heureuse ma maman qui est au Ciel, et sauvez papa », elle avait demandé :

– Il n’est donc pas au Ciel, papa ?

Grand-mère répondit avec un très gros soupir :

– Oh ! non, ma petite fille !

– Où est-il, alors ?

Grand-mère répondit :

– À Paris.

Depuis, Madel parla encore quelquefois de son père. Mais à mesure qu’elle grandissait, son tact précoce lui fit comprendre que ce sujet était pénible à ses aïeules. Elle évita donc de l’aborder. Cependant, son esprit n’en travailla que davantage. Qui était ce père inconnu ? Que faisait-il loin de sa fille, sans jamais écrire, sans donner de ses nouvelles ? Pourquoi les aïeules semblaient-elles si émues quand Madel avait voulu parler de lui ?

Un jour, elle demanda :

– Est-ce que je ressemble à maman ?

Bonne-maman soupira en répondant :

– Non, pas du tout de figure.

– À vous non plus, bonne-maman, ni à grand-mère ?

– À nous non plus.

Madel ne poussa pas plus loin ses questions. Mais Constance, qui était là, l’entraîna peu après dehors et chuchota :

– Je sais, moi, à qui tu ressembles. L’autre jour, j’ai entendu maman qui parlait de toi à M. le curé, et elle disait : « Ce sera tout le portrait physique de la sœur de son père, cette pas grand-chose. » Alors, M. le curé a dit avec son air si bon : « Oh ! elle ne lui ressemblera pas autrement, je l’espère ! C’est une âme charmante. »

Madel demanda :

– Une pas grand-chose, qu’est-ce que c’est ?

Constance réfléchit et déclara doctoralement :

– C’est comme la vieille Gariotte, tu sais bien, qui vient mendier le vendredi. Maman dit toujours : « Ne lui donnez que du pain : c’est une ivrognesse, une pas grand-chose. »

Madel eut un geste de dégoût.

– La sœur de papa serait comme ça ?

– C’est probable, déclara Constance.

Madel s’écria avec véhémence :

– Oh ! non, bien sûr que je ne veux pas luiressembler.

Tous les jeudis, Madel allait prendre sa leçon chez M. Charminat. Le vieux salon était toujours sombre aux plus beaux jours d’été. L’hiver, les angles restaient obscurs, car la lumière de l’unique lampe n’y atteignait pas. L’armoire, le piano demeuraient dans une pénombre légèrement effleurée par un reflet de cette clarté qu’un vieil abat-jour de carton vert rabattait sur les deux sièges où s’asseyaient le professeur et l’élève.

M. Charminat se montrait fier des remarquables dispositions musicales de Madel. Il prolongeait le temps de la leçon sans y prendre garde. Madel ne réclamait pas. Les moments consacrés à la musique lui semblaient toujours trop courts.

Quelquefois, dans la grande pièce austère, une mince et brune jeune fille entrait. C’était Cécile, la fille unique de M. Charminat. Des yeux bleus, très beaux, d’une douceur pensive, éclairaient la fine blancheur de son délicat visage. Cécile avait toujours de jolies robes claires, qu’elle faisait elle-même, et elle coiffait en bandeaux ondulés, cachant les oreilles, ses épais cheveux bruns. Madel aimait beaucoup son sourire et le son charmant de sa voix. Cécile l’embrassait, lui parlait avec bonté, tandis que M. Charminat contemplait sa fille avec une dévotieuse admiration.

– Si vous vouliez bien me chanter quelque chose, Mademoiselle ? demandait Madel d’un ton suppliant, en appuyant sa joue contre une des fines mains blanches légèrement parfumées, dont elle trouvait le contact si doux.

Cécile acquiesçait aussitôt. M. Charminat se mettait au piano, Madel s’installait de manière a avoir en face d’elle le fin profil de la jeune fille. Dans la grande pièce, la voix de Cécile s’élevait. Le timbre merveilleusement pur, de don de l’expression, la douceur et la force, l’éducation musicale la plus complète, Cécile avait tout cela. Madel, les mains jointes, écoutait. Elle ne savait plus trop où elle était – sur la terre ou au Ciel.

Quand le chant se taisait, l’enfant demeurait encore un moment immobile. Puis elle allait vers Cécile et la remerciait par un mot charmant. Mais c’était dans les yeux brillants de Madel que la jeune fille lisait surtout l’émotion intense produite par sa voix, sur cette petite âme vibrante. Alors elle se penchait, baisait le front de l’enfant en disant avec une douceur attendrie :

– C’est moi qui vous remercie, Madel.

Quand elle venait de chanter ainsi, ses yeux avaient plus d’éclat, et il semblait que s’avivaient aussi la teinte pourpre de ses lèvres, le rose léger de son teint.

Aux jours de grandes fêtes, Cécile chantait à l’église. On voyait alors, sous les vieilles voûtes, des gens qu’on n’y apercevait jamais à l’ordinaire. Madel avait des petits frissons d’émoi par tout le corps, tant que se faisait entendre la voix de Mme Charminat. C’était plus beau encore que dans le vieux salon de son père – ou autrement beau. Madel ne savait pas expliquer cela, mais elle préférait entendre Cécile à l’église.

Elle aimait surtout quand elle chantait le Pater sur un air grave et très beau, composé par M. Charminat. La voix pure et profonde, l’émotion vibrante de l’artiste donnaient ici toute leur mesure. Bonne-maman reconnaissait que, dit ainsi par Cécile, le Pater conservait tout son caractère de prière – de la prière par excellence.

Et cependant, elle avait une petite prévention contre Cécile, bonne-maman. Quand elle voyait sa petite-fille trop enthousiaste, elle disait avec un peu de mécontentement :

– Allons ! allons ! ne t’exalte pas, fillette ! Les admirations trop fortes risquent d’amener de dures désillusions, quand elles s’adressent à la pauvre nature humaine. Il y a des ombres à tout, en ce monde, hélas !

Mme Nisse non plus n’aimait pas Cécile. Elle dit un jour à grand-mère, en sortant de l’église où la jeune fille avait chanté :

– Cette petite Charminat devient bien coquette ! Le père devrait être plus sévère pour elle.

Grand-mère répondit avec sa douce indulgence accoutumée :

– Le pauvre homme n’a plus qu’elle. Il l’a gâtée un peu, c’est vrai. Mais je crois qu’elle a une bonne nature, franche et honnête.

– Hem ! Enfin, qui vivra verra ! Mais elle ne me plaît pas, et je vois d’un mauvais œil les visites que Vital ne manque jamais de faire à Charminat, sous prétexte que celui-ci est son ancien professeur. Je crains qu’il ne se laisse tourner la tête par cette petite Cécile.

– Mais non, mais non. Et puis, après tout, si cela arrivait ?... Les Charminat sont de bonne famille...

Mme Nisse eut une exclamation qui arrêta net grand-mère et fit se détourner toute la famille du notaire qui passait.

– Vital, épouser Mlle Charminat ? Vous plaisantez ! Une petite sans le sou !

Grand-mère objecta :

– Il a de la fortune...

– De la fortune ! Une large aisance, voulez-vous dire ?

– Mais sa profession...