Les Ombres Traîtres - Ambroise Ballet - E-Book

Les Ombres Traîtres E-Book

Ambroise Ballet

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Beschreibung

75ème année de l'Ere de la Rédemption. Depuis le terrible coup d'état des Evêques, rien n'est plus pareil à Sanctity, petite ville des Etats-Unis. Meurtres, tortures, pauvreté et maladies sont devenues le lot quotidien de la majorité des habitants - et j'entends par là ceux qui n'ont pas l'immense honneur de faire partie du gouvernement. Mais dans l'ombre, un groupe de traîtres activement recherché par les Bourreaux essaie tant bien que mal de changer les choses. A leur tête, Allistair Bannerman, un jeune homme qui en a plus que marre de passer ses journées à distribuer des tracts. Alors, lorsqu'un de ses contacts lui avoue qu'un sous-sol rempli d'objets interdits a été découvert, le jeune traître y voit l'occasion parfaite de montrer aux Evêques qui sont les véritables maîtres de cette ville. Malheureusement, sa mission ne va pas franchement se passer comme prévu. Trigger Warning : mort, crise d'angoisse, torture, sang

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Pour Héloïse et tous ceux et celles qui m’ont toujours encouragé à écrire.

NOTE DE L’AUTEUR

Collecter les témoignages, les trier, les mettre en forme, n’a pas été chose facile. Durant la période des soumissions, j’ai reçu de nombreux courriers, écouter de nombreuses histoires … et je sais ô combien il était important pour certaines personnes de se voir citées au sein de cette œuvre. Malheureusement, en tant que Principale Historienne et Responsable des Hautes Archives, j’ai dû faire des choix, écarter certaines histoires qui relevaient davantage du personnel que du collectif, et ce, afin d’être la plus objective possible : cet ouvrage a pour but de retracer la fin de l’Ère de la Rédemption et de mettre en valeur les principaux éléments qui y ont participé. Évoquer l’histoire de chacun de nos concitoyens risquait donc de mettre à mal cet objectif et de faire de ce récit une suite de longues digressions sans queue ni tête qui, au lieu de marquer le lecteur, l’ennuierait à mourir.

Ainsi, j’ai sélectionné les témoignages qui se révélaient être les plus indispensables. Ceux qui permettraient de faire prendre conscience à la population des nombreux sacrifices et des différents épreuves que les Ombres ont du supporter pour mettre fin à la terrible dictature des Évêques. Parce que ce livre a un seul et unique objectif : celui de rendre hommage aux hommes et aux femmes qui ont permis notre liberté.

J’espère que nos citoyens comprendront ce choix et participeront à la célébration de ces héros et héroïnes dont certains sont désormais disparus.

À toutes les Ombres Traîtres, que votre destin vous soit désormais favorable. Vive l’Ère de la Consolation,

Vive le Roi, vive la Reine.

A. Linberg,

Ombre un jour, Ombre toujours.

Sommaire

PROLOGUE

CHAPITRE UN

CHAPITRE DEUX

CHAPITRE TROIS

CHAPITRE QUATRE

CHAPITRE CINQ

CHAPITRE SIX

CHAPITRE SEPT

CHAPITRE HUIT

CHAPITRE NEUF

CHAPITRE DIX

CHAPITRE ONZE

CHAPITRE DOUZE

CHAPITRE TREIZE

CHAPITRE QUATORZE

CHAPITRE QUINZE

CHAPITRE SEIZE

CHAPITRE DIX–SEPT

CHAPITRE DIX–HUIT

CHAPITRE DIX–NEUF

CHAPITRE VINGT

CHAPITRE VINGT–ET–UN

CHAPITREVINGT–DEUX

CHAPITRE VINGT–TROIS

CHAPITRE VINGT–QUATRE

CHAPITRE VINGT–CINQ

CHAPITRE VINGT–SIX

CHAPITRE VINGT-SEPT

CHAPITRE VINGT–HUIT

CHAPITRE VINGT–NEUF

CHAPITRE TRENTE

CHAPITRE TRENTE–ET–UN

CHAPITRE TRENTE–DEUX

CHAPITRE TRENTE–TROIS

CHAPITRE TRENTE–QUATRE

CHAPITRE TRENTE–CINQ

CHAPITRE TRENTE–SIX

CHAPITRE TRENTE–SEPT

CHAPITRE TRENTE–HUIT

CHAPITRE TRENTE–NEUF

CHAPITRE QUARANTE

CHAPITRE QUARANTE–ET–UN

CHAPITRE QUARANTE–DEUX

CHAPITRE QUARANTE–TROIS

CHAPITRE QUARANTE–QUATRE

CHAPITRE QUARANTE–CINQ

CHAPITRE QUARANTE–SIX

CHAPITRE QUARANTE–SEPT

CHAPITRE QUARANTE–HUIT

CHAPITRE QUARANTE–NEUF

CHAPITRE CINQUANTE

CHAPITRE CINQUANTE–ET–UN

EPILOGUE

PROLOGUE

– shh … shh … Ici … ici Henri Coal … Je suis en com … en compagnie d' Allistair Bannermann. Ava Linberg et Danielle Goldsmith ont disparu. Je répète, Ava Linberg et Danielle Goldsmith ont disparu. Elles étaient encore dans le bâtiment lorsque celui-ci a explosé et … shhh … nous … nous ne savons si elles sont encore … Allistair ? Al' ? … Mais qu'est-ce que tu … Oh mon Dieu … AL ! ARRÊTE ! STOP ! STOP !… shh … shh ….

Andrew Lippmann éteignit le poste de radio puis se tourna vers ses camarades, le visage grave. Dans l'immense sous-sol où toutes les Ombres Traîtres s'étaient réunies, tout n'était que silence et immobilité. Personne n'osait prononcer un mot ni esquisser le moindre mouvement. L'heure était grave, ils le savaient. Ils l'avaient su dès l'instant où l'Aîné était arrivé en trombe dans leurs différents dortoirs, les tirant du lit et leur intimant avec plus ou moins de menaces, de se rendre illico presto dans la salle d'audiovisuel, l'air plus désespéré que jamais. C'est ainsi que tous, nouvelles recrues comme anciens membres, s'étaient réunis, moitié endormis, moitié effrayés, vêtus de leurs pyjamas, et s'étaient installés sur les différents fauteuils rouges présents dans l'immense salle, attendant avec une certaine anxiété la nouvelle qu'Andrew allait leur annoncer.

Et ce que ce dernier venait de leur faire écouter ne faisait qu'accentuer le sentiment de terreur qui leur serrait la gorge et leur tordait l’estomac : quatre des meilleurs éléments venaient de mourir dans des circonstances troublantes et floues. On ne savait ce qu'il s'était passé et personne ne pourrait jamais délivrer la vérité. Leurs morts resteraient à jamais un mystère.

Car oui, ils étaient morts, c'était une évidence. Aucun humain normalement constitué ne pouvait survivre à une explosion. Et Ava et Danielle faisaient malheureusement partie de cette catégorie. Quant à Henri et Allistair … Les Ombres Traîtres ne pouvaient que supposer leur mort. Ou, tout du moins, celle d’Henri : l'enregistrement leur prouvait à tous qu’il avait été victime d'une attaque et lorsque le Bureau de Surveillance avait tenté de le recontacter, le jeune homme n'avait pas répondu. Un comportement qui ne lui correspondait pas, Henri étant connu pour être très à cheval sur le règlement.

Seul Allistair pouvait être encore en vie. Mais tout au fond de lui, Andrew Lippmann avait la terrible impression que le jeune homme avait basculé : il semblait être à l'origine de la mort d’Henri, l'enregistrement en témoignait. Ce qui signifiait que l'Organisation allait devoir l'abattre. Une idée qui révulsait Andrew au plus haut point … Comment un garçon aussi charmant que Allistair avait-il pu mal tourner ?

Un gémissement se fit soudain entendre dans la pièce et, d'un seul mouvement, les Ombres Traîtres se retournèrent vers l'origine de ce bruit. Un jeune garçon d'une douzaine d'années, aux cheveux blonds coupés courts et aux étranges yeux gris, pleurait à chaudes larmes, la respiration saccadée. Vêtu d'un pyjama bleu nuit, il serrait contre lui un ours en peluche usé et tenait dans sa main droite la photographie d'une jeune fille brune aux yeux verts et au sourire radieux.

Ava Linberg.

– Un peu de retenue, Michaël !, s'écria Andrew avec colère. Ta sœur est morte pour la bonne cause. Si elle ne s'était pas portée volontaire pour cette mission, le Manoir des Évêques ne serait pas détruit àl'heure qu'il est. Nous devons nous réjouir de cette réussite. Nous savons tous ce que cela signifie.

– La fin de la dictature ! , s'exclama un jeune homme à la peau mate d'une quinzaine d'années, ce qui provoqua des murmures d'excitation parmi ses camarades.

Andrew Lippmann eut un léger sourire, mais secoua doucement la tête de gauche à droite, pour essayer de temporiser la vague d’émerveillement qui commençait à se propager dans les rangs.

– Ne te réjouis pas trop vite, Ethan, dit-il, d’une voix ferme. Nous avons peut-être détruit leur principal quartier général mais nul doute que nos ennemis seront réagir rapidement. Leur organisation n'existe plus aujourd'hui mais elle renaîtra un jour ou l'autre : une minorité d'entre eux court toujours. Il ne faut donc pas nous reposer sur nos lauriers. Nous devons rester sur nos gardes et être réceptifs à la moindre menace.

Des hochements de tête ainsi que des murmures approbateurs suivirent cette déclaration. Les Évêques étaient des personnes puissantes. Si les Ombres Traîtres baissaient leur garde et arrêtaient leurs missions de surveillance, leur ennemi en profiterait pour reprendre du pouvoir, cela ne faisait aucun doute.

– Andrew ?

Une jeune fille blonde de taille moyenne venait de se lever. Vêtue d'une robe de nuit de couleur rose, ses cheveux blonds et légèrement ondulés étaient attachés en une queue de cheval, révélant un visage poupin au teint pâle. Ses yeux de couleur noisette brillaient : elle semblait au bord des larmes et lorsqu'elle reprit la parole, sa voix tremblait légèrement.

– Andrew … Qu'en est-il de Hailee Perceval ? Elle était en mission avec eux et … j'aimerais savoir …

– Deux des nôtres ont retrouvé son corps dans la Tamise, tôt ce matin. Apparemment, elle aurait reçu cinq coups de couteau dans la poitrine. Je suis désolé, Ryan, reprit l'Aîné tandis que cette dernière se rasseyait et éclatait en sanglot, livide. Je sais combien elle comptait pour toi.

Le silence regagna la salle. Andrew tourna soudain le dos à ses camarades et se passa une main sur le visage, s'essayant rapidement les yeux et tentant tant bien que mal de ne pas fondre en larmes. Il ne devait montrer aucun signe de faiblesse. Il se devait de rester fort pour tous les autres. C'était la règle : une Ombre Traître n'avait pas le droit de s’apitoyer sur son sort ou de pleurer ses morts. Elle devait se montrer toujours combative et courageuse, prête à servir son pays. Alors même si Andrew venait de perdre sa petite sœur et un de ses protégés, il était dans l'obligation de tourner la page au plus vite et de passer à autre chose.

Après trois longues et profondes expirations, Andrew fit de nouveau face aux adolescents. Tous le fixait avec insistance, attendant la suite des événements.

– Demain matin, j'enverrais cinq d'entre vous, parmi les plus âgés, au Manoir des Évêques. Il faut que nous soyons sûrs de notre réussite et de la mort de nos camarades. Maintenant, allez vous recoucher. Je viendrai vous réveiller vers dix heures.

Pendant un court instant, les adolescents restèrent immobiles, le regard fixé sur celui qu'ils considéraient comme leur chef. Puis, comme s'ils avaient été piqués par une guêpe, ils se levèrent brusquement et sortirent précipitamment de la salle, en discutant bruyamment.

Lippmann attendit quelques instants, debout, seul au milieu de la salle, que les derniers bruits de pas disparaissent. Puis, il marcha rapidement jusqu'à un immense bureau en bois de chêne installé dans un coin de la salle et prit le téléphone portable qui s'y trouvait. Il composa hâtivement un numéro à trois chiffres et patienta.

Au bout de la troisième sonnerie, on décrocha.

–Le Bureau de Surveillance ? Questionna Andrew, la voix entravée par l'anxiété. Ici Andrew Lippmann. Je voudrais lancer un avis de recherche sur … sur la pers … hum, excusez-moi, j'ai la gorge douloureuse. Un avis de recherche concernant Allistair Bannerman. J'ai de bonnes raisons de penser que ce jeune homme est dangereux et qu’il est au service du gouvernement. Il est donc extrêmement important de le capturer au plus vite.

Et tandis que son interlocuteur prenait note de cette information, le regard d'Andrew se posa sur le mur en face de lui. Sur le crépis blanc sali par le temps, était inscrit à la peinture rouge : « Ne jamais se laisser abattre, telle est notre devise. Le désespoir est notre ennemi. ». Andrew lâcha un soupir. Aussi proscrit soit-il, le désespoir était inévitable dans certaines situations. Et en ce moment même, il ressentait la terrible envie de l'accueillir à bras ouvert…

CHAPITRE UN

Les habitants de Sanctity n’avaient plus aperçu une once de ciel bleu depuis plusieurs dizaines d’années. Ou, plus précisément, depuis que le gouvernement des Évêques s’était mis en place, comme-ci la Nature elle-même déprimait face à ce régime de terreur. Il y avait du soleil, bien entendu. Mais celui-ci restait désespérément caché derrière de gros nuages gris, ne laissant jamais la chance à la population de profiter de ses doux rayons, ni même de bénéficier d’une lumière du jour digne de ce nom. Il ne faisait pas bien chaud non plus : les pluies diluviennes et glacées qui s’abattaient régulièrement sur l’ensemble du continent rafraîchissaient indéniablement l’atmosphère ; ainsi, atteindre les dix-neuf degrés en plein mois d’Août relevait du miracle, pour ne pas dire de la canicule.

Cette atmosphère froide et morne ajoutée aux mesures drastiques imposées par le gouvernement, plongeait la population dans un curieux mélange de fatigue, de peur et de désespoir : le manque de lumière impactait grandement le quotidien des habitants qui, privés d’un apport de vitamine D suffisant mais également de récoltes fournies, souffraient de nombreux problèmes de santé.

Outre leur teint de craie, les pécheurs, comme les Évêques aimaient ainsi désigner la classe sociale la plus basse, se plaignaient ainsi régulièrement de courbatures, de vertiges, de nausées, de vomissements ainsi que de fatigue chronique ou de troubles de la vision. Certains d’entre eux, et ce, parfois dès la naissance, avaient développé une sensibilité accrue à la lumière, de telle sorte qu’ils ne pouvaient regarder la flamme d’une bougie ou sortir en plein jour sans ressentir une désagréable et violente sensation de brûlure.

Midas, le fidèle informateur de Allistair Bannerman, était l’un d’entre eux. Âgé d’une soixantaine d’années, cet homme au bandeau noir continuellement posé sur les yeux, avait un statut de conteur au sein de la banlieue Est de Sanctity : bien que ceci fusse strictement interdit par le Premier Évêque et donc passible d’une exécution en place publique, les pécheurs aimaient se réunir dans un des nombreux bâtiments désaffectés qui côtoyaient leurs habitations pour écouter Midas leur parler de l’Ancien Temps, cette époque que beaucoup n’avaient pas connu et que le gouvernement ne cessait de dénigrer et de nommer comme « La Grande Ère de la

Corruption ». Midas ne l’avait pas connue non plus, cette ère, mais sa défunte mère lui en avait longuement parlé durant son enfance : chaque soir, avant que Midas ne s’endorme, elle sortait un vieil album photos, l’ouvrait en s’essayant à côté de son fils et commençait à raconter une histoire en lien avec la photo qu’elle avait sous les yeux. Midas adorait ces moments. Midas adorait entendre les nombreuses anecdotes de sa mère.

Midas aurait souhaité vivre durant « La Grande Ère de la Corruption ». Il l’aurait tellement souhaité qu’il prenait un vrai plaisir à conter les mêmes anecdotes à la jeune génération, «juste pour insuffler un peu de rêve dans leur sombre et difficile existence ».

« Je me demande s’il y aura une séance ce soir, s’interrogea Allistair, nostalgique. Si je me dépêche, j’aurais peut-être le temps d’y assister … »

– Allistair, arrête de rêvasser, s’exclama soudainement une voix agacée à son oreille, le tirant brutalement de ses pensées, à tel point qu’il trébucha et faillit s’écraser la tête la première contre l’asphalte. Une fois que tu entreras dans la partie Est, tu seras seul. Personne ne pourra t’aider si les choses tournent mal. Alors sois prudent, accélère la cadence et prend bien garde à ne pas te faire remarquer. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose.

Levant les yeux au ciel, Allistair adressa une légère grimace à la minuscule caméra située non loin de lui, réajusta sa capuche et remonta son écharpe jusque sous son nez.

Andrew Lippmann n’avait pas besoin de lui ordonner d’accélérer le pas : à peine avait-il tourné le coin de la rue que son cœur s’emballa, entraînant ses pieds dans un rythme effréné. Devant lui, à quelques mètres, s’étendait l’immense mur de barbelés marquant l’entrée du Quartier Est de Sanctity. Un mur qui avait le don de provoquer des sueurs froides chez chaque individu qui s’en approchait …

– Bonne chance, Allistair. murmura Andrew Lippmann dans l’oreillette.

Allistair ne répondit pas, à la fois agacé que Lippmann puisse penser qu’il ait la frousse et fasciné par le mouvement des centaines de corps, pratiquement collés les uns aux autres, qui évoluaient de l’autre côté du mur.

Avec un dernier frémissement et un imperceptible arrêt, le jeune homme prit une grande inspiration et rejoignit la foule qui s’apprêtait à entrer dans le quartier le plus surveillé et le plus dangereux de Sanctity. Là où un simple regard aux forces de l’ordre pouvait vous valoir la seule et unique sanction dispensée dans le pays, une condamnation à mort.

CHAPITRE DEUX

– Il est bon le pain, il est bon ! Approchez, approchez ! Les stocks sont limités… Dix dollars les quatre tranches, une bonne affaire ! Approchez, approchez ! Faites-vous plaisir !

- Une bonne affaire, tu parles …, souffla Allistair, une belle arnaque, plutôt !

Avec le climat devenu subitement très pluvieux depuis la prise de pouvoir des Évêques, les récoltes étaient minimes, voire quasi inexistantes selon les années. Le secteur céréalier était l’un des plus touchés, aussi, était-il rare que des produits à base de blé soient disponibles sur le marché. Et lorsqu’ils l’étaient, cela restait de la maigre qualité. Allistair se souvenait très bien du moment où il avait goûté ce fameux pain pour la première fois : dure comme de la pierre, cette boule noire devait être trempée dans de l’eau cinq bonnes minutes avant de pouvoir être mâchée, et, une fois en bouche, elle prenait la texture d’une vieille éponge et vous laissait un arrière-goût de moisi sur les papilles. Allistair en avait été malade toute la nuit. D’ailleurs, la majorité des habitants n’arrivaient pas à supporter ce goût immonde. Mais le pain avait cependant de remarquables qualités de coupe-faim : quelques bouchées et vous étiez rassasiés pour la journée. Alors, dans un pays où la plupart avait faim, sa présence au marché suscitait toujours une certaine effervescence, une certaine folie : on était prêt à tout pour en obtenir. Et les vendeurs le savaient bien. C’était pourquoi les prix étaient toujours aussi exorbitants.

– … Venez, venez ! N’hésitez pas !, continuait un des vendeurs, d’un ton enthousiaste en adressant de grands signes d’encouragement aux nombreuses personnes qui se pressaient vers son stand. Le temps de prendre la bonne décision et il sera peut-être trop tard !

Cette dernière phrase provoqua un mouvement de foule énorme, comme-ci les habitants venaient soudainement de s’apercevoir qu’acheter ce pain dégoûtant était d’une importance capitale : alors qu’ils avançaient plutôt tranquillement il y a encore quelques instants, certains se mirent subitement à courir, n’hésitant pas à jouer des coudes et à pousser toute personne qui n’allait pas assez vite à leur goût. Bientôt, une réelle anarchie s’installa : des cris, de protestations, d’impatience mais également de douleur, commencèrent à retentir de toute part. Ceux qui arrivaient à mettre la main sur le pain tant espéré devaient redoubler de vigilance pour ne pas se le faire voler et le stand était pris d’assaut ; les Guetteurs qui avaient pour mission de protéger le vendeur avaient bien du mal à repousser les habitants assez fous pour tenter de s’emparer des tranches de pain sans dépenser les dix dollars exigés.

Bousculé de toute part, Allistair faillit perdre l’équilibre à plusieurs reprises, grimaçant à chaque coup, volontaire ou non, qu’il recevait dans les côtes et dans le bas du dos. Se sentant soudainement oppressé, il regarda autour de lui dans l’espoir de trouver une porte de sortie. Même si le Quartier Est n’était composé que d’une seule et large allée principale, si on connaissait bien le coin ou si l’on faisait preuve d’un minimum d’attention, on pouvait rapidement déceler de minuscules ruelles, sombres et étroites, pleines de déchets et rarement fréquentées …

– Il y a une allée sur ta gauche, si tu veux. »

Qu’est-ce que… ?!

Avec un sursaut, Allistair lâcha un juron et porta la main à son oreillette. Absorbé par ses pensées et ses observations, il avait presque oublié que Andrew l’observait toujours.

– C’est bon, j’avais vu. Merci. »

Le ton que Allistair venait d’employer n’avait rien de très agréable et le jeune homme savait pertinemment que Andrew lui ferait une réflexion lors de son retour au quartier général. Mais il s’en fichait. Il s’en fichait parce qu’il avait toujours agi aussi aimablement avec autrui. Il s’en fichait parce qu’en trouvant la ruelle avant lui, Andrew venait de l’agacer au plus haut point. Il était comme ça, Allistair ; il détestait que l’on trouve les choses avant lui. Surtout durant ses missions.

Jouant à son tour des coudes et glissant quelques « pardon » qui n’arrivèrent majoritairement jamais aux oreilles des concernés, le jeune homme atteignit rapidement la ruelle que lui avait indiqué Andrew. Dès lors, une odeur nauséabonde lui piqua le nez et lui provoqua des haut-le-cœur, à tel point qu’il pensa faire demi-tour et continuer son chemin parmi la foule de plus en plus énervée. Mais cette possibilité lui parut bien vite inenvisageable : si le mouvement dégénérait et se transformait en bagarre générale, Allistair risquait d’être pris au piège dans la mêlée et de se voir arrêté par les Guetteurs pour trouble à l’ordre public. Il serait alors humilié en place publique et, le gouvernement lui ayant retiré sa capuche et son écharpe lors de son arrestation, il n’échapperait sans aucun doute à la peine de mort, son visage étant l’un des plus recherchés du pays.

Alors, Allistair prit son courage à deux mains et, prenant bien soin de ne pas prendre de trop grandes inspirations, couvrit son nez à l’aide de son écharpe et avança à pas pressés, faisant cependant bien attention à ne pas glisser sur un détritus ou à marcher malencontreusement sur un des nombreux rats qui couraient à ses côtés.

Mieux valait choisir des ruelles dégoûtantes mais désertes que de se retrouver écartelé ou pendu sur la place du marché. Son envie de changer les choses était tellement grande et sa mission tellement importante à ses yeux, que Allistair n’était pas prêt à prendre des risques inutiles. Pas aujourd’hui.

CHAPITRE TROIS

– Ah ! s’exclama Midas, un grand sourire édenté aux lèvres, lorsqu’il découvrit Allistair sur le pas de sa porte. 113 044 231 ! Ça faisait longtemps ! Entre, tu tombes bien !

J’étais justement en train d’organiser la veillée de ce soir !

Et d’un mouvement aussi enthousiaste que le ton qu’il venait d’employer, le sexagénaire s’écarta rapidement de la porte, invitant ainsi le jeune homme à entrer.

Il fut un temps, pour ne pas désigner de manière explicite l’Ère de la Corruption, où les maisons étaient des sortes de havres de paix assurant aux êtres humains quelque confort leur permettant d’oublier les quelques soucis quotidiens. Elles étaient alors pour la plupart en briques, étaient plutôt bien isolées et offraient l’eau et l’électricité à leurs occupants. Il paraîtrait même qu’il y avait parfois en leur sein quelques objets électroniques qui permettaient de jouer à des jeux de société virtuels ou de regarder des sortes de livres projetés sur un écran noir.

Mais aujourd’hui, les maisons dans lesquelles vivaient les Pécheurs n’offraient rien de tout cela. Elles n’étaient, d’ailleurs, même pas en briques.

Construites avec des morceaux de bois qui avaient depuis longtemps commencé à pourrir, les demeures, si on pouvait ainsi désigner ce que autrefois on aurait perçu comme de vulgaires cabanes abandonnées, contenaient deux fois moins de confort que l’abri de jardin de l’Évêque Principal : pas d’électricité ni d’eau courante, encore moins de chauffage ou de lit digne de ce nom, la température ambiante était la même que celle qui régnait à l’extérieur. Le toit, composé la majorité du temps, de tuiles cassées, laissait aussi bien entrer la pluie que la neige ou toute créature ailée. Il n’était donc pas rare de voir de nombreux seaux encombrer la seule et unique pièce que composait la maison ou de trouver des chauves-souris accrochées à l’une des rares poutres qui tenaient encore debout.

Le froid, le manque de confort et l’humidité régnaient donc chez les Pécheurs. La boue, également. Car, oui, le carrelage, l’État ne connaissait pas. Du moins, pas pour la classe sociale la plus basse : celle-ci pataugeait donc dans un mélange de vase et d’excréments de rats toute l’année, (parce que, oui, il y avait également des trous au niveau des murs, ce qui plaisait énormément aux rongeurs), et n’avait que pour seul confort une table, une chaise, une marmite, un vieux lave-mains ébréché crachant de l’eau étrangement marron ainsi que des bottes de foin en guise de couchage.

Un foyer bien charmant, somme toute. Ça ne m’avait pas manqué. Du tout.

« – Évite de m’appeler par ce stupide numéro qu’ils m’ont donné, s’il te plaît., lança Allistair en baissant la tête pour passer l’entrée et en pénétrant dans la maison avec une grimace qui faisait écho à sa dernière pensée. Mon nom c’est Allistair, désormais.

– Allistair, Allistair… Est-ce qu’au moins cela a du sens pour toi ? Est-ce que cela signifie quelque chose ? demanda d’un ton agacé Midas qui s’activait dans ce qu’on pouvait appeler l’espace cuisine. Ta mère serait très déçue, tu sais … elle qui avait pris tant de soin à choisir ton numéro … « un grand nombre pour un grand destin » qu’elle disait.

Allistair ne répondit pas, trop occupé, semblait-il, à sortir une cigarette de la poche de sa veste et à l’allumer. Il n’aimait pas parler de sa mère, cela faisait remonter trop de mauvais souvenirs. Il préférait oublier. Oublier et avancer pour créer le monde que sa mère, à l’image de la majorité de la population, avait toujours rêvé de connaître.

– Tu en veux ?

Ayant visiblement terminé de se presser autour de ce qui semblait avoir été un ancien plan de travail, Midas se tenait maintenant immobile, un sourire satisfait aux lèvres. Un sourire qui témoignait de la fierté qu’il ressentait à l’idée d’avoir « mouché » son interlocuteur mais qui se rattachait également à la magnifique théière bordeaux qu’il tenait entre ses mains. Une magnifique théière bordeaux comme les habitants n’en avaient plus vu depuis plus de soixante-dix ans. Un objet rare, précieux, qui appartenait à « L’Ère de la Corruption » et n’avait donc rien à faire ici, au milieu d’une bâtisse délabrée battue par les vents.

– Qu’est-ce que … ! Comment … Comment … où est-ce que tu t’es procuré ça ?

La surprise d’Allistair était tellement grande que le jeune homme faillit en faire tomber sa cigarette. D’ailleurs, lorsqu’il avait levé les yeux en direction de Midas et aperçut l’objet, il n’avait pu retenir un hoquet de surprise, s’étouffant ainsi à moitié avec le tabac dont il venait de prendre une nouvelle bouffée. À ses yeux, il était tout bonnement impossible que Midas ait réussi à s’emparer d’un tel objet : le thé, comme tout autre liquide buvable qu’on ne pouvait qualifier d’eau, était interdit dans le pays : dès leur arrivée au pouvoir, les Évêques avaient envoyé les Guetteurs et les Bourreaux fouiller minutieusement chaque maison du sol au plafond et leur avaient donné l’ordre d’arracher aux habitants tout ce qui était susceptible de leur procurer un minimum de plaisir.

Ainsi, livres, jeux vidéo, DVD, CD, télévisons, téléphones, ordinateurs, tablettes, chocolat, animaux domestiques, café, tisanes, appareils photos et souvenirs de famille … tout avait été collecté et brûlé sur la place publique, devant les yeux écarquillés de la population. Tout. Tout avait alors disparu à jamais, sauf les biens personnels des Évêques et des Indicateurs. Car, pour citer ces derniers, « seuls les chefs du gouvernement étaient assez intelligents pour ne pas tomber dans l’excès et ne pas laisser leur âme se corrompre. ». Ils étaient les seuls à savoir ce qu’était une utilisation dite « modérée » des choses. Le peuple n’était qu’un troupeau d’animaux sans cervelle qui ne pouvait comprendre ce concept et qui ne le comprendrait jamais, même avec toute la patience dont pourrait faire preuve les autorités. Le peuple était laid, idiot, méprisable et malfaisant par nature ; plus on l’éloignerait de tout ce qui pourrait potentiellement causer sa perte, mieux se serait.

Et ces idiots en toge bordeaux n’ont toujours pas compris que c’est eux, les plus fêlés du bocal.

– Ne t’en fais pas, s’empressa de déclarer Midas en croisant le regard à la fois perplexe et affolé d’Allistair. Je ne suis pas assez fou pour aller voler quoique ce soit chez l’un des Evêques. Avec les autres, on a trouvé des objets appartenant à L’Ère de la Corruption dans le sous-sol où ont désormais lieu nos veillées. On en a subtilisé quelques-uns mais il y en a encore une bonne centaine d’autres, cachés sous des bâches ou dans des coffres en bois. 5440 assure même avoir aperçu une télévision !

Ce dernier point enthousiasmait tellement Midas que l’homme leva les bras au ciel, un immense sourire aux lèvres. Dans sa main droite, la théière oscilla dangereusement et quelques gouttes de thé se répandirent sur le sol, se mélangeant ainsi à la boue et aux excréments déjà présents.

5440 n’est pas connu pour son honnêteté, pensa, au même moment, Allistair.

Mais il se garda bien de le dire. Car, après tout, Midas avait toujours été un très bon ami pour lui, pour ne pas dire un vrai père de substitution : lorsque la mère du jeune homme avait rejoint un monde meilleur après s’être longuement et vaillamment battu contre un cancer du sein, le sexagénaire n’avait pas hésité avant de prendre Allistair sous son aile. Et malgré des débuts plus que houleux, il s’était noué entre les deux hommes, au fil du temps, et avant que Allistair ne parte rejoindre les Ombres, une profonde et sincère amitié que Allistair ne pouvait renier.

Ainsi, répondre à Midas que son meilleur ami était tout simplement mythomane et lui enlever tout nouvel espoir de grandes découvertes et de miracles potentiels était donc impossible pour le jeune homme qui détestait faire de la peine à son « père ».

– Quel sous-sol ? demanda-t-il alors, d’un ton plein de curiosité

Quitte à ne pas s’attarder sur la télévision, autant embrayer sur un sujet qui l’intriguait : Allistair était une Ombre Traître. Habitué à évoluer sous terre, il connaissait désormais la majeure partie des tunnels, égouts et sous-sols qui existaient sous Sanctity. Il les avait d’ailleurs parcourus de nombreuses fois. Mais jamais, il n’avait exploré de sous-sol contenant des objets de l’Ère de la Corruption. Pas une seule fois en deux ans. Était-il passé à côté ?

Dans son oreille, l’oreillette qui le reliait au QG des Ombres Traîtres grésilla un instant, signe qu’Andrew Lippmann essayait d’améliorer la connexion. Cela ne surprit nullement Allistair ; les sous-sols étaient nécessaires à la survie et à la montée en puissance de leur société secrète. Plus leur territoire serait important, plus ils auraient de possibilités d’agir mais également de se replier en cas d’attaque du gouvernement. Et si ce sous-sol regorgeait d’objets interdits… Allistair frissonna d’excitation : les actions qu’ils essayaient d’entreprendre allaient prendre une toute autre tournure. Rien de mieux que de distribuer des Objets Corrupteurs sur la place publique pour énerver l’Évêque principal et rappeler leur (désagréable) présence.

– … cien lieu de réunion a été détruit le week-end dernier, comme tu le sais., était en train de répondre Midas tout en versant du thé dans deux tasses ébréchées et légèrement jaunies. Mais beaucoup avaient laissé des objets personnels à l’intérieur. Prends la petite 3 457, par exemple. Dans la précipitation, elle avait oublié son écharpe. Tu sais, celle que sa mère avait passé tant de temps à tricoter …

Avec un soupir presque imperceptible, Allistair tira une des chaises présentes et s’assit lourdement, faisant tout de même attention à garder son visage, à l’air faussement attentif, tourné vers Midas. Il était comme cela, le sexagénaire. Il ne pouvait s’empêcher de tourner autour du pot, agissant durant chaque conversation qu’il avait avec autrui comme s’il était en train de raconter une de ses histoires sur L’Ère de la Corruption : il semblait que le statut de conteur ne le quittait jamais. Jamais droit au but, toujours des tonnes de détails, le plus souvent totalement inutiles.

Alors, sachant pertinemment qu’il faudrait attendre quelques minutes pour que Midas en vienne réellement à la position du sous-sol, le conteur était désormais parti dans une grande critique sur les jeunes et leur cruel manque de respect envers les parents, Allistair se permit de plonger quelques instants dans ses propres pensées, suivant le monologue de Midas d’une oreille distraite.

– Tu pourrais essayer de le faire venir au fait, s’exclama la voix quelque peu irritée d’Andrew Lippmann. Je te rappelle que tu dois encore distribuer des tracts. Et être rentré avant la tombée de la nuit.

Allistair ne bougea cependant pas d’un pouce : presser Midas serait prendre le risque de le vexer, ce qui compromettrait fortement la suite des opérations ; le sexagénaire était censé participer à la distribution des tracts. Si Allistair l’interrompait d’une voix ferme et sèche, ou même faible et tremblante, en lui disant d’accélérer quelque peu les choses, Midas tournerait le nez et n’accepterait jamais de prendre le risque que Allistair était censé lui demander de prendre. Il était comme ça, Midas. Il se vexait facilement. Et puis, Allistair devait bien avouer qu’il éprouvait un certain plaisir à laisser Andrew s’impatienter ; le chef des Ombres Traîtres était parfois un peu trop pressé et un peu trop directif au goût du jeune homme… Le laisser ainsi poireauter était une manière pour Allistair de lui rappeler qu’il n’était pas totalement sous sa coupe, et ce, malgré ce que Lippmann pouvait espérer.

– Allistair … !, maugréa de nouveau Andrew quelques minutes plus tard.

Mais ni son ton fortement agacé ni ses soupirs réguliers ne suffirent à déstabiliser le jeune homme qui garda sa posture de garçon attentif. D’ailleurs, cela l’encouragea même à continuer dans cette voie : renforçant ainsi le rôle qu’il se donnait depuis le début du monologue de son père de substitution, Allistair se mit à hocher la tête et à prononcer des « hum-hum » à intervalles réguliers, sourcils froncés, l’air très concentré. A la fois encouragé et enthousiasmé par cette attitude, Midas continua avec ardeur sa grande digression sur le manque de respect des adolescents.

Dans l’oreillette, les soupirs laissèrent bientôt la place à des grincements de dents de plus en plus audibles : assis confortablement dans un siège en cuir depuis le QG des Ombres Traîtres, Andrew Lippmann devait certainement être en train de s’arracher les cheveux. À cette pensée, Allistair ne put s’empêcher d’esquisser un sourire satisfait.

CHAPITRE QUATRE

D’un geste rapide, l’Orateur replaça sa montre dans la poche intérieure de sa cape avant de presser le pas. Comme tous les matins, et ce depuis que les Évêques étaient arrivés au pouvoir, ce vieil homme d’une quatre-vingtaine d’années aux cheveux inexistants et à la longue barbe blanche, se devait d’être sur la place du marché à onze heures précises, vêtu de noir sous sa cape violette, les lunettes rondes et factices en parfait équilibre sur son nez, et le Livre Sacré ouvert à la prière du jour. Car les prières, c’était sans nul doute ce qui était le plus important au sein de cette société. L’élément essentiel à toute rédemption. Le truc à ne pas oublier si on souhaitait que le monde se lave de tous ses péchés et continue de fonctionner normalement.

Ainsi, le soir de leur arrivée au pouvoir, les Evêques avaient décidé qu’il y aurait quatre prières par jour, à heures fixes. Une au matin, une à la pause-déjeuner, une aux alentours de quinze heures et une dernière vers dix-neuf heures, de sorte que la population n’avait jamais la paix. Et que l’Orateur ne pouvait jamais souffler. Ce qui était assez embêtant vu son âge avancé et le cancer des poumons qui le consumait. Mais ça, c’était une autre histoire.

L’orateur était donc chargé, en plus de transmettre toutes les nouvelles mesures prises par les chefs de gouvernement, d’énoncer ces quatre prières, dont le thème et la longueur étaient tous les jours différents. Parfois, il s’agissait simplement de deux lignes sur la nécessité d’être humble envers les autres. D’autres fois, l’Orateur se retrouvait dans l’obligation de déclamer quatre rouleaux de parchemin qui rappelaient à la population que les Evêques étaient les grands patrons et eux, de simples chiures de moucherons. Mais cela, à son grand soulagement, se produisait uniquement lorsqu’une Sainte Exécution avait eu lieu la veille au soir. Soit une fois par semaine. Ce qui valait toujours mieux que quatre fois par jour.

– Eh, le p’tit vieux ! Avance, tu vas finir par être en retard !, lança d’un ton à la fois moqueur et acerbe le Guetteur qui le suivait à la trace, ayant sans nul doute oublié que l’Orateur était censé être au-dessus de lui dans la hiérarchie. Tu ne voudrais pas finir pendu au clocher de la Cathédrale, comme ton défunt collègue !

Que les Évêques m’en gardent …, pensa l’Orateur.

Mais il ne le prononça pas à voix haute, de peur que son ton ne paraisse un peu trop ironique. Il se contenta simplement d’accélérer un peu plus la cadence, tête baissée, jalousant intérieurement Jérôme pour avoir eu le droit de quitter ce monde de tarés.

CHAPITRE CINQ

– Désolé, M’sieur, mais vous ne pouvez pas aller plus loin., s’exclama un Guetteur alors que l’Orateur s’approchait de lui.

Bien que son visage soit dissimulé sous une cagoule, sa petite taille, sa fine silhouette ainsi que sa voix fluette donnait l’impression qu’il n’avait pas plus de douze ans. Une surprise, quand on savait que l’âge minimum de recrutement était de seize ans. Mais, s’il en fut choqué, l’Orateur n’en laissa rien paraître ; il avait en tête bien d’autres préoccupations.

– Comment ça, je ne peux pas aller plus loin ?

Le menton légèrement tremblant et le teint soudainement blême, l’Orateur regarda alternativement le Guetteur et le bandeau bordeaux « Périmètre de sécurité – Ne pas dépasser » qui encerclait la place du marché et les rues alentours. Que se passait-il donc ? Pourquoi avait-on bouclé le quartier ? Comment allait-il pouvoir déclamer la prière dont il était chargé ? Comment pouvait-on l’empêcher de faire son travail ?

– Le quartier est bouclé, M’sieur. C’est tout ce que je peux vous dire., réitéra la cagoule

… Mais … et ma … et ma prière ? Comment …

Même s’il enviait passablement son collègue pour être passé de l’autre côté, l’Orateur n’avait pas franchement envie de mourir tout de suite, là, maintenant. Pas alors qu’il ne l’avait pas décidé.

– Que se passe-t-il ?

Les jérémiades de l’Orateur furent étouffées par la voix forte et autoritaire du deuxième Guetteur, le plus vieux, celui qui suivait l’Orateur. À l’entente de cette voix, le jeune se raidit et répondit, après avoir fait ce qui ressemblait à un salut militaire :

– Une Ombre, M’sieur. Aperçue en train de distribuer des flyers antigouvernementaux. Une troupe de Guetteurs est à sa poursuite, M’sieur. Ça ne devrait plus être long, M’sieur.

CHAPITRE SIX