Les passeurs et autres nouvelles - Nicolas Feuz - E-Book

Les passeurs et autres nouvelles E-Book

Nicolas Feuz

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Beschreibung

Ce recueil de nouvelles et novellas du talentueux auteur Nicolas Feuz propose un éventail de courts, écrits dans différents genres littéraires. Il nous emmène sur les sentiers du polar, de la littérature fantastique et du gore dans cette nouvelle collection Oka’poche : Tenebris. Laissez-vous porter dans des univers étranges, parfois à vous glacer le sang. Que cela soit au cours d’une rencontre avec un mystérieux Anglais coiffé d’un chapeau melon, dans une ferme perdue en Oklahoma ou encore dans des bains thermaux singuliers, ces histoires ne vous laisseront pas de marbre.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en 1971, Nicolas Feuz exerce le métier de procureur en Suisse. Parallèlement, il écrit des romans policiers depuis 2010. À ce jour, il a écrit seize polars pour adultes, dont les derniers sont Brume rouge (Le Livre de Poche, 2023) et Les Larmes du lagon (Slatkine, 2022). Il est aussi l’auteur de la série Black Justice (éditions Auzou), des polars pour les enfants de 10 à 12 ans. Enfin, il a participé à trois ouvrages okamaïens, dont Léa, roman-feuilleton destiné aux Young Adults.

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Les Passeurs

NICOLAS FEUZ

LES PASSEURS

ET AUTRES NOUVELLES

DU MÊME AUTEUR

Série Mike Donner

The BookEdition

Emorata – Pour quelques grammes de chair / Eunoto – Les Noces de sang / Ilmoran – L'Avènement du guerrier / Ilayok – Le Berceau de la folie / Ilpayiani – Le Crépuscule massaï

Série du Procureur Jemsen

Slatkine & Cie, Le Livre de Poche

Le Miroir des âmes / L’Ombre du Renard / L’Engrenage du mal / Brume rouge / Les Larmes du lagon (à paraître en poche en 2024)

Diptyque du confinement

Slatkine & Cie

Restez chez vous / Le Calendrier de l’après

One shots

La Septième vigne, TheBookEdition / Les Bouches, TheBook­Edition / Horrora borealis, TheBookEdition ; Le Livre de Poche / Heresix, Slatkine & Cie ; Le Livre de Poche

Le Philatéliste, Rosie&Wolfe (à paraître en 2023)

Gore des Alpes

Le Verdict de la truite, Gore des Alpes

Polars jeunesse

Série Black Justice, Frissons Suisses, Auzou

Préface

C’est un honneur pour moi d’écrire la préface de ce recueil de nouvelles. Nicolas Feuz est non seulement un écrivain suisse talentueux et audacieux mais c’est surtout un ami avec qui je partage la passion du roman policier.

En tant que lecteur avide de polars, c’est à travers ses romans que j’ai eu la chance de découvrir l’univers de Nicolas. Toujours à la recherche de nouvelles histoires qui me surprennent et me transportent, c’est avec une grande curiosité que je me suis plongé dans ce recueil et me suis immergé dans son imaginaire.

Et je n’ai pas été déçu. Dans ces pages, j’ai retrouvé la plume acérée de Nicolas, et sa capacité à mêler intrigue et tension narrative. Il nous invite à nous aventurer dans des récits fascinants, souvent sombres, parfois bien gores, mais toujours diablement captivants.

J’espère que vous aurez autant de plaisir que moi à les lire, et que le talent de Nicolas à narrer des histoires qui n’ont de cesse de nous surprendre vous inspirera.

Bonne lecture !

Marc Voltenauer

Les Passeurs

Novella issue de l’anthologie : Nuits blanches en Oklahoma, éditions OKAMA

Quelque part entre Tulsa et Oklahoma City, la Dodge Charger 1969 filait à vive allure sur le bitume abîmé. À intervalles réguliers, des poteaux électriques se détachaient dans le ciel azur et formaient un véritable chemin de croix dans un paysage oscillant entre verdure et désert. Ce mois d’octobre tutoyait les records de chaleur de l’automne 2016 dans l’État. L’asphalte transpirait de fausses nappes d’huile, sortes de mirages qui s’estompaient au fur et à mesure que la vieille voiture s’en approchait.

Les cuisses dénudées collant au cuir de la banquette arrière, accoudée entre les deux sièges avant occupés par ses parents, Malika fixait la ligne centrale. Le long ruban jaune se déroulait à perte de vue. À intervalles réguliers,le sigle blanc « Route 66 » imprimé sur le goudron rappelaità la jeune fille qu’elle vivait un rêve éveillé, celui de visiter les États-Unis. Malika ignorait qu’on surnommait « Bloody 66 » l’axe mythique reliant Chicago à Santa Monica. Cette route n’avait pas toujours été le symbole romantique du rêve américain. Terriblement meurtrière en raison de l’augmentation du trafic, elle avait aussi coûté la vie à de nombreux automobilistes, bikers et piétons.

Son père la tira de ses rêveries.

— Tu éviteras de porter ce maillot demain soir.

Elle baissa les yeux sur sa tenue. Le jaune du numéro 24 se détachait du violet de l’équipement.

— C’est le maillot de Kobe, se défendit-elle. Et on va voir les Lakers.

Son équipe favorite. La jeune basketteuse se réjouissait de voir les stars LeBron James et Anthony Davis en action. Elle considérait ce match comme le point culminant de ses vacances et bassinait ses parents depuis de nombreuses semaines à ce sujet. Mais le joueur qui l’avait le plus marquée restait Kobe Bryant, disparu tragiquement quelques mois auparavant dans un accident d’hélicoptère avec sa fille Gianna, âgée de treize ans. L’âge de Malika.

— Peut-être, répondit Daniel Jouval. Mais le match a lieu à la Chesapeake Energy Arena, dans l’antre du Thunder d’Oklahoma City. C’est un peu comme si tu portais un maillot de l’OM au Parc des Princes. Mieux vaut éviter.

Sa fille soupira. À ses yeux, son père ne comprenait rien.

— Mais papa, la NBA n’a rien à voir avec le foot. Dans le basket, il n’y a pas de hooligans ni de bagarres entre supporteurs.

Le conducteur ne répliqua pas. Assise sur le siège passager, Florence Jouval se retourna et sourit à Malika.

— Ce sera l’occasion de t’acheter un nouveau maillot, lui dit-elle.

— Du Thunder ? s’insurgea sa fille.

— Par exemple.

— Pfff... C’est nase !

Malika connaissait le meneur Chris Paul et le pivot Steven Adams. Mais, à ses yeux, ils n’avaient pas le charisme des joueurs des Lakers. Et surtout pas celui de Kobe.

De retour en Suisse, ses coéquipières se moqueraient d’elle.

Constatant la moue de sa fille, Florence décida de changer de sujet.

— Et si nous chantions ? lança-t-elle enjouée.

Nouveau soupir de Malika.

— Des chansons de vieux ?

— Des chansons actuelles.

Sa mère chargea d’abord un titre d’Eddy Mitchell,Sur la route 66. Réaction mitigée de la famille. Trop mou. Puis le même titre par Chuck Berry. Hésitation de Malika, sourire de Daniel qui se mit à secouer la tête au rythme du rock’n’roll. Amusée, l’adolescente se prit au jeu et imita son père. Ses épaules commencèrent à balancer de gauche à droite, ses bras se levèrent, ses poings cognèrent le toit de la voiture. Florence éclata de rire, suivit le mouvement. Ses longs cheveux bruns volèrent d’avant en arrière. Malika renchérit et transforma le siège arrière en piste de danse. Les mains de Daniel quittèrent le volant pour se joindre à la fiesta.

Petit à petit, la Dodge dévia de sa trajectoire, mordit la ligne centrale, gagna la voie opposée. Sur le déclin, le soleil rasait la route et empêchait de voir ce qui arrivait en face. Les Jouval furent extraits de leur délire passager par une puissante sirène. Ils hurlèrent tous les trois en même temps en comprenant le danger. Le nez chromé d’un gigantesque truck leur fonçait dessus et grossissait beaucoup trop vite, menaçant de les broyer comme une presse hydraulique en acier le ferait d’une pastèque.

***

Daniel abattit ses mains crispées sur le volant en bois d’acajou et braqua à droite de toutes ses forces. Les suspensions de la Dodge se contractèrent sur le flanc gauche. Les garde-boue touchèrent les pneus, qui se mirent à siffler et à fumer. Les jantes creusèrent l’asphalte en provoquant des gerbes d’étincelles. Un enjoliveur se détacha et vola comme un frisbee en direction du camion, dont la sirène continuait de hurler.

L’énorme pare-chocs d’acier était tout proche. L’impact semblait inévitable. La frêle voiture s’était mise à déraper, projetant ses occupants vers une mort certaine. Daniel tenta un contre-braquage désespéré. La direction répondit. La Dodge se cabra. Malika fut projetée d’un bord à l’autre et heurta violemment la vitre du côté droit. Florence fut elle aussi ballotée de gauche à droite, tentant désespérément de se raccrocher à n’importe quoi.

La voiture frôla le truck et n’évita le choc que de quelques centimètres. Le bruit et le déplacement d’air provoqués par le camion donnèrent l’impression aux Jouval de se retrouver dans une tornade. La sensation fut accentuée par la rotation de la Dodge, qui partit en tête-à-queue dans le décor.

Le manège infernal s’arrêta dans un nuage de poussière. Une odeur de brûlé envahit aussitôt l’habitable. À peine remis de ses émotions, Daniel comprit. Il cria :

— Dehors, vite ! Sortez !

Florence et Malika s’exécutèrent sans poser de questions. Tous les trois s’éloignèrent du véhicule en titubant, toussant à cause de la fumée et des particules de sable en suspension. Quand ils parvinrent en bordure de route et se retournèrent, ils comprirent que jamais la Dodge ne redémarrerait. Ils cherchèrent le truck des yeux. Ses feux arrière s’éloignaient déjà à l’horizon.

— Enfoiré ! jura Daniel en adressant un bras d’honneur au chauffeur du camion.

— Il n’y peut rien, murmura Florence encore sous le choc, en retenant le bras de son mari.

— Je sais, répondit celui-ci en se calmant. Mais il aurait quand même pu s’arrêter.

— Peut-être, mais tu n’aurais pas dû faire ce geste. On ne sait jamais à qui on a affaire. Surtout dans ce pays où ils sont tous armés.

L’inquiétude de son épouse l’étonna d’abord, puis les images du filmDuel, de Steven Spielberg, lui revinrent en mémoire… Ce chauffeur de camion-citerne, dont on ne voyait jamais le visage. Daniel n’avait pas envie de se retrouver dans le rôle du paisible représentant de commerce David Mann, pris en chasse par un psychopathe à travers le désert américain.

— Qu’il aille au diable, conclut-il en baissant le bras, au moment où le truck disparaissait derrière une colline.

— Papa… Maman...

La voix était faible. Les parents Jouval se retournèrent et constatèrent que du sang coulait sur le visage de leur fille. Son maillot des Lakers était souillé.

— Mon Dieu, Malika ! s’exclama sa mère. Tu es blessée ?

Son père s’approcha d’elle et regarda la plaie. L’arcade sourcilière était ouverte sur deux centimètres au-dessusde l’œil droit.

— Les blessures à la tête saignent toujours beaucoup. Ça n’a pas l’air très grave, mais il faut soigner ça.

Daniel regarda les deux extrémités de la route. Aucun véhicule à l’horizon. Et le jour commençait à décliner.

— Pas de réseau, murmura Florence en regardant l’écran de son téléphone portable.

Son mari consulta le sien. Même résultat.

— Le mien est cassé, gémit Malika en leur montrant la vitre brisée de son smartphone.

— Qui disait que les États-Unis avaient la meilleure couverture réseau ? grommela Daniel.

Ils se retrouvaient coincés au beau milieu de nulle part, dans l’Oklahoma, la veille d’Halloween. Florence avait horreur de cette fête païenne célébrée un jour avant la Toussaint, que le folklore américain avait transformée en véritable concept marketing et commercial sur le dos des morts.

Le crépuscule gagnait rapidement du terrain. Malika désigna un petit point lumineux, dans une zone déserte éloignée de l’axe de la route.

— On dirait qu’il y a une habitation, là-bas.

Ses parents l’aperçurent aussi. Ils se regardèrent, à moitié soulagés, à moitié inquiets.

— Avons-nous le choix ? conclut Daniel, peu rassuré.

Il ne pouvait s’empêcher de penser aux multiples légendes urbaines que son père lui avait racontées sur les États-Unis et sur leurs habitants, quand il était enfant. Il se souvenait en particulier des récits sur les atrocités ­commises par Ted Bundy. L’expression« serial killer »était née d’un rapport du FBI dans les années 1970.

Non loin du lieu de l’accident, un petit chemin quittait la route 66. Il serpentait sur un peu plus d’un kilomètre, entre sol aride, prairie basse, buissons et arbrisseaux.

Au bout de celui-ci, les Jouval trouvèrent une ferme délabrée de typered barn. Des boiseries rouges aux bordures blanches de la maison et de la grange sur la droite, il ne restait que quelques vagues lambeaux de peinture.

Les toits en tôle grise étaient tordus en plusieurs endroits, réminiscence des dernières saisons des tornades. Les vents d’avril n’avaient pas non plus épargné un silo à grain et une éolienne, dont les restes rouillaient au sol, sous une végétation sauvage qui tentait de les camoufler.

Les carreaux aux fenêtres du premier étage étaient brisés. De la lumière émanait d’une seule fenêtre intacte au rez-de-chaussée, à côté de la porte d’entrée.

La maison et la grange étaient encerclées d’un jardin potager en friche.

Craintive, Florence balbutia :

— Daniel, tu es sûr que... ?

Celui-ci regarda sa femme, puis sa fille. Le saignement s’était calmé, mais Malika avait besoin de soins.

— Non, je ne suis sûr de rien. Mais tu as une autre solution ?

Sans attendre sa réponse, il frappa à la porte.

***

La porte grinça. Un visage apparut, ovale, les oreilles décollées, les cheveux rasés, les yeux sans expression. Le jeune homme portait une chemise militaire et devait avoir une trentaine d’années.

— Vous êtes perdu ? demanda-t-il suspicieux par la porte entrebâillée.

— C’est qui, Tim ? renchérit une voix grave venant de l’intérieur.

— Des étrangers qui se sont égarés, répondit le jeune homme.

— Eh bien, qu’attends-tu pour les faire entrer ?Plus on est de fous...

Le dénommé Tim hésita, fronça les sourcils.

— Nous avons eu un accident, annonça Daniel dans un anglais moyen. Ma fille a besoin d’aide, elle est blessée.

Le militaire scruta Malika des pieds à la tête, comme l’aurait fait un officier passant en revue l’uniforme d’un soldat. Ses yeux s’arrêtèrent sur la plaie ouverte au front.

— Ça a l’air moche, lâcha-t-il sans émotion. Son regard redescendit sur le maillot des Lakers. En plus, cette petite porte les vêtements d’un mort.

La remarque provoqua un malaise chez l’adolescente. Sa mère le constata et s’avança.

— Je vous en supplie, dit-elle dans un anglais meilleur que celui de son mari. Nous comprendrions que vous ne vouliez pas nous laisser entrer. Mais pourriez-vous au moins appeler une ambulance ?

—Ça va être compliqué, répondit froidement le jeune homme.

— Pourquoi ?

— Nous n’avons pas le téléphone.

— Pas même un portable ?

— Non, madame, répondit-il, insistant de manière irrévérencieuse sur le dernier mot.

— Tim ! gronda l’homme à la voix grave qui se trouvait dans la maison. Cesse de jouer avec nos invités et laisse-les entrer.

Sans un mot, le regard vide, le jeune militaire ouvrit la porte sur une grande pièce qui servait à la fois de salon et de cuisine. Deux hommes plus âgés que lui regardèrent les nouveaux arrivants avec curiosité.

— Soyez les bienvenus, annonça un géant de type amérindien avec un large sourire.

Il ponctua sa phrase d’un violent coup de hachoir dans une courge de belle taille. Le légume se fendit en deux.

Un peu plus loin, un délicieux fumet s’échappait d’un chaudron en cuivre qui pendait dans la cheminée.

— Mon nom est Black Hawk, reprit le géant. Je suis un descendant des Cheyennes.

— Descendant de mon cul, maugréa Tim en laissant entrer la famille Jouval.

— N’écoutez pas le gamin, répliqua l’Amérindien aux muscles saillants, en tenue d’apparat. Il dit n’importe quoi quand il est contrarié. Faut pas lui en vouloir. La guerre lui a laminé le cerveau.

— Peut-être, mais lui au moins, il a eu un jour un cerveau, Cochise.

La remarque, pleine de cynisme, provenait d’un endroit près de la cheminée où un troisième homme, en longue robe blanche, était assis dans un fauteuil. De prime abord, on aurait dit un prêtre. Sa toge arborait une croix blanche au milieu d’un cercle rouge au niveau du cœur. Entre une moustache parfaitement taillée et une coiffure des années 1920, l’homme portait un cache-œil en cuir noir.

— Et le tien a manifestement fondu, rétorqua l’Amérindien. Cochise n’était pas un Cheyenne, mais un Apache des Chiricahuas, espèce d’ignare.

— Qu’importe, c’était un sale Redskin, tout comme toi. Les Peaux-Rouges ne valent pas mieux que les négros.

Tim pouffa dans son coin en entendant les propos racistes du faux prêtre et lui dit :

— Mieux vaut que tu ne voies pas le maillot de la gamine, Bill.

L’homme à la toge se pencha et observa Malika de son œil valide. Il finit par hausser les épaules.

— Lakers ? Je ne connais personne qui porte ce nom. C’est qui ?

L’ignare.

— Laisse tomber.

Le raciste s’énerva.

— Parce que tu crois que je n’ai pas compris, bleusaille ?

— Qu’est-ce que tu crois avoir compris, Bill ?

— Que Lakers est le nom d’un négro et qu’il est mort. De toute façon, les seuls bons négros que j’ai vus étaient des négros morts.

— Ça, c’est une phrase détournée du général Custer au sujet des Indiens, provoqua le militaire.

— En réalité, corrigea Black Hawk en découpant la courge en morceaux grossiers, c’est le supérieur de Custer, le général Sheridan, qui en 1868 s’est fait l’auteur de cette pensée profonde.

Daniel Jouval s’impatienta.

— Bon, est-ce qu’on pourrait s’occuper de ma fille ? Elle est blessée et...

Le hachoir s’abattit d’un coup sec sur le plan de travail en bois de la vieille cuisine. Le bruit résonna dans la pièce. Le géant à la peau bistrée fixa le père de Malika dans les yeux, afficha un sourire inquiétant dévoilant deux rangées de dents désordonnées et répondit :

— Ne vous en faites pas. On va s’occuper de vous.

***

Les Jouval furent installés pour la nuit dans une petite chambre du rez-de-chaussée. Trois lits de fortune, autant de tables de chevet, rien de plus. Les parents purent se rafraîchir dans une salle de bains attenante, tandis que dans le séjour Black Hawk appliquait un onguent à base de plantes sur la plaie de Malika.

— J’aurais besoin de points de suture, non ? demanda l’adolescente dans un anglais presque parfait.

L’Amérindien se contenta de lui sourire.

— Miroir aux alouettes, grogna Tim. De toute façon, tu es défigurée.

Le géant se voulut rassurant.

— N’écoute pas le gamin. Il est provocateur, c’est danssa nature.

— À propos de miroir, rebondit Malika, il n’y en a ni dans la chambre ni dans la salle de bains. C’est normal ?

— Tu n’en as pas besoin, répondit le Cheyenne. Les miroirs ne renvoient que l’image que l’on se fait de soi. Ils sont juste bons à flatter notre vanité.

— Mais j’aimerais voir ma blessure...

— À quoi cela te servirait ?

L’adolescente voulut protester, mais ses parents interrompirent la discussion en rejoignant le séjour. Six couverts étaient disposés sur une table en bois vermoulu. Les Jouval furent invités à s’asseoir, et la soupe fut servie.

À quel conflit avez-vous participé ? demanda Daniel à Tim. Florence adressa un regard empli de reproches à son mari, mais le jeune militaire ne sembla pas choqué par la question.

— Première guerre du Golfe.

La réponse surprit Daniel.

— C’était en 1991, ça. Vous n’étiez pas un peu jeune ?

Tim ne répondit pas.

— Il fait beaucoup plus jeune qu’il ne l’est en réalité, répondit le prêtre borgne. Mais c’est celui de nous trois qui a tué le plus d’ennemis. Un vrai héros.

Le militaire fusilla Bill du regard.

— Qu’est-ce que tu sais de la guerre, toi ?

— Moi aussi, j’ai protégé mon pays de la vermine, rétorqua le prêtre.

— Tout dépend de qui est l’ennemi, sourit BlackHawk.L’envahisseur ou l’autochtone ?Qui étaient les bons et qui étaient les méchants lors de la conquête de l’Ouest ? Les visages pâles ou les Peaux-Rouges ?

— Ce qui est sûr, répondit Tim, c’est que, selon le camp dans lequel tu te trouves, tu peux tuer autant de gens que tu veux en toute impunité en temps de guerre et devenir un héros. Mais, dès que tu es considéré comme terroriste, tu deviens un vulgaire assassin aux yeux du gouvernement et tu finis dans le couloir de la mort.

— Il y a la peine de mort en Oklahoma ? demanda Daniel.

Les trois hôtes se regardèrent et éclatèrent de rire simultanément.

—Plutôt deux fois qu’une, répondit Bill. Depuis 1976,l’Oklahoma est l’État qui connaît le plus haut taux d’exécutions capitales.

— Quelle méthode ?

— L’injection létale, répondit Tim. Mais on a conservé l’asphyxie par hydrogène, la chaise électrique et le peloton d’exécution comme méthodes subsidiaires.

— Et, jusqu’en 1911, c’était la pendaison, compléta Black Hawk.

— Mais qu’est-ce que vous êtes morbides ! s’exclama Florence. Ne pourrions-nous pas manger en parlant de choses plus gaies ?

— En parlant de manger, intervint Bill en avalant une cuillérée de soupe, les condamnés à mort ont droit à un crédit de quinze dollars pour acheter leur dernier repas. Vous vous rendez compte ? Il ne leur est même pas offert. Qu’est-ce que vous choisiriez, vous ?

— Moi, ce serait un litre de glace à la menthe et aux pépites de chocolat, répondit Tim.

Le faux prêtre rigola.

— Avant la chaise électrique, ce ne serait pas une bonne idée. Tu chierais liquide devant tous les témoins, au moment où on enverrait le jus dans ton corps.

Malika imagina la scène, poussa une moue dégoûtée et reposa la cuillère pleine de soupe qu’elle était en train de porter à sa bouche.

— Tout de même, s’insurgea sa mère. Il y a une enfant à table.

Florence en voulait à son mari d’avoir lancé la discussion sur la peine de mort.

Elle décida de changer de sujet :

— Demain soir, nous devons assister à un match de basket à Oklahoma City. Pourriez-vous nous y emmener ?

Les trois hommes se regardèrent étrangement.

— C’est que... nous ne sommes pas très fans de basket, répondit Black Hawk.

— Nous serions plutôt « trois contre trois », renchérit Tim en référence au streetball. Mais la plaisanterie d’initiés tomba à plat.

— Nous verrons demain matin si nous vous trouvons une solution, dit le prêtre. Vous devez être éprouvés après ce qui vous est arrivé aujourd'hui. Je vous propose d’aller vous coucher de bonne heure.

— Et vous ? demanda Malika, qui n’avait pas repéré d’autre chambre au rez-de-chaussée. Vous dormez au ­premier étage ?

Elle faisait référence à l’escalier délabré, dont les marches à moitié pourries commençaient à côté de la salle de bains.

— Non, répondit Black Hawk. Il n’y a rien au premier étage. La dernière tornade a fragilisé la structure du bâtiment. C’est strictement interdit d’y monter. Beaucoup trop dangereux.

— Vous nous avez cédé votre unique chambre ? s’étonna Daniel, un peu gêné.

— Ce n’est pas un problème, répondit le géant amérindien. C’est même avec grand plaisir. Tous les trois, nous dormons assez peu, à vrai dire. Au besoin, nous irons dans la grange. Il y a de la paille.

— Mais nous vous rassurons, conclut Tim sur un ton sarcastique, nous avons accueilli plus d’une fois des gens dans votre situation, et aucun d’eux n’est resté ici plus de trois jours.

***

Le lit avait beau être confortable, l’air semblait vicié. Malika essaya de s’endormir sur le dos, mais des images morbides dansaient dans son esprit. Ouverture de la trappe, chute du corps, corde brisant le cou du condamné. L’adolescente se tourna sur le flanc droit et soupira. Condamné attaché à la chaise, électrodes sur son crâne rasé et sur une jambe, éponges imbibées entre les électrodes et la peau, contact. Autre changement énergique de position sur le flanc gauche. Condamné sanglé sur la table matelassée, cathéters dans le bras, injection de la dose létale. Énervée, Malika s’assit au bord du lit. De leur côté, ses parents se livraient à un concours de ronflements.

La jeune fille chercha son téléphone pour lire l’heure. Le petit écran brisé lui rappela la réalité. L’accident, le choc, la blessure. Curieusement, elle ne ressentait aucune douleur. L’onguent de Black Hawk sûrement. Elle aurait voulu gagner la salle de bains pour contrôler la plaie, mais elle se souvint de l’absence de miroir. C’était peine perdue.

Sur la pointe des pieds, elle se leva et gagna le couloir plongé dans l’obscurité. Seule la lune apportait un peu de clarté par la fenêtre du séjour. La prochaine tornade aurait certainement raison du reste de la maison.

Malika progressa en silence dans l’obscurité.

Le séjour était vide, il n’y avait pas de bruit. Les trois hommes devaient dormir dans la grange. L’adolescente avait la gorge sèche. Elle chercha un verre, le remplit au robinet. L’eau avait un goût terreux.

Dehors, la lune était presque ronde. Elle rasait les collines qui séparaient la ferme de la route 66. Son éclat baignait la pièce d’une lueur terne et se reflétait dans une horloge murale, qui affichait 3 h 10. Malika n’avait fait que somnoler depuis que la famille était allée se coucher de bonne heure. 3 h 10. La nuit allait être longue.

L’aiguille glissa sur 11, dans un étrange cliquetis métallique qui résonna dans le séjour. Avec un léger grincement, le cadran de l’horloge s’ouvrit en deux parties, dévoilant un petit pantin désarticulé au corps de squelette et à la têtede citrouille. La marionnette se mit à rire ­mécaniquement,puis scanda à la manière d’un automate :

—You’re dead, you’re dead... and the dead are walking !

Malika frissonna. Le pantin répéta trois fois la même comptine, émit un dernier rire sinistre, puis rentra dans l’horloge comme l’aurait fait un coucou après l’annonce de l’heure.

Le silence revint.

Brièvement.

Des crissements de pas se firent entendre à l’extérieur. Une personne approchait. Peut-être même plusieurs.

Malika prit peur et s’accroupit derrière le fauteuil. Dans la cheminée, le foyer était éteint, mais elle pouvait encore sentir la chaleur des cendres.

La poignée de la porte d’entrée s’abaissa, et la porte s’ouvrit lentement en grinçant. La jeune fille risqua un regard discret depuis sa cachette.

Une silhouette se dessinait dans l’embrasure, en ombre chinoise auréolée par la clarté lunaire. Bientôt cette silhouette fut suivie de deux autres. Tour à tour, les trois personnes entrèrent dans le séjour et passèrent silencieusement devant Malika sans la voir. L’adolescente ne reconnut ni Tim ni Bill ni Black Hawk.

La première était une femme d’un certain âge, cheveux courts et grosses lunettes sur le nez, habillée avec une certaine élégance. Son visage et ses membres étaient secoués par de petits tremblements. Elle était suivie par un homme obèse aux habits et à l’allure démodés, portant une barbe et un monocle, et mordillant un cigare éteint. La troisième personne était un homme arborant une moustache à la Mark Twain et un petit bouc grisonnant. Il portait un large chapeau et un uniforme de cavalerie de la guerre de Sécession.

Pétrifiée, Malika regarda les trois intrus se dirigersans un mot, en file indienne, vers le couloir qui menait à la chambre.

***

Malika aurait voulu rejoindre ses parents, les réveiller, leur dire qu’elle n’aimait pas cet endroit ni ces gens bizarres. Mais les nouveaux arrivants se trouvaient entre elle et la chambre. Elle ignorait quelles étaient leurs intentions, mais leurs visages impassibles ne laissaient rien présager de bon.

Une envie d’uriner l’avait gagnée. La peur sans doute. L’adolescente était déchirée entre l’idée de crier et celle de ne pas bouger de sa cachette, voire de fuir ce taudis et de regagner la route 66. Les secondes s’égrenaient. Du bois grinça. Une première fois. Une seconde fois. Puis une troisième. Malika devait savoir. Elle prit le risque de se relever et osa un coup d’œil dans le couloir.

La seule chose qu’elle vit furent les bottes du soldat nordiste disparaître dans l’escalier qui menait au premier étage.

Qui étaient ces gens ? Qu’allaient-ils faire là-haut, dans la partie interdite de la structure fragilisée par les tornades ?

L’adolescente aurait pu regagner la chambre et ­alerter ses parents, mais sa curiosité était plus forte. Ses pieds nus la guidèrent, un peu malgré elle, au pied de l’escalier vermoulu.

Prenant garde de rester proche du mur pour éviter un effondrement des marches pourries, elle les franchit une à une jusqu’au palier supérieur et se retrouva face à une porte fermée.

Derrière celle-ci, elle entendit des voix.