Les seigneurs loups - Delly - E-Book

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Delly

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Beschreibung

En serrant autour d’elle la grande cape noire dont le capuchon couvrait sa tête, Oriane passait comme un léger fantôme sombre dans la somptueuse blancheur de la forêt encore parée de ses neiges. Elle marchait aussi vite que le lui permettaient les sentiers glissants, car la nuit était proche maintenant. Sa grand-tante allait s’inquiéter, et aussi Claude, le vieux serviteur fidèle. Mais son goût pour la solitude majestueuse de la forêt l’avait dominée, une fois de plus. Elle y avait cherché, pour quelques instants, l’oubli du passé douloureux et celui de l’inquiétant présent. Car l’année 1793 allait finir, et elle avait été marquée à son début, pour les Cormessan, par l’expulsion hors de leur château de Pierre-Vive, vendu comme bien national à un marchand de chevaux du pays, Paulin Plagel. Ils s’étaient réfugiés dans une maison de garde que leur louait ledit Plagel, satisfait de les avoir délogés pour se mettre à leur place. Auparavant, ils n’étaient pas très riches. Maintenant, c’était la pauvreté, le continuel souci du lendemain. Et d’autres angoisses encore, d’autres douleurs pesaient sur l’âme d’Oriane, sur celle de Mlle Élisabeth, sa tante, mortellement atteinte dans sa santé

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Delly

Les seigneurs loups

Roman

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385741600

Première partie

I

En serrant autour d’elle la grande cape noire dont le capuchon couvrait sa tête, Oriane passait comme un léger fantôme sombre dans la somptueuse blancheur de la forêt encore parée de ses neiges. Elle marchait aussi vite que le lui permettaient les sentiers glissants, car la nuit était proche maintenant. Sa grand-tante allait s’inquiéter, et aussi Claude, le vieux serviteur fidèle. Mais son goût pour la solitude majestueuse de la forêt l’avait dominée, une fois de plus. Elle y avait cherché, pour quelques instants, l’oubli du passé douloureux et celui de l’inquiétant présent. Car l’année 1793 allait finir, et elle avait été marquée à son début, pour les Cormessan, par l’expulsion hors de leur château de Pierre-Vive, vendu comme bien national à un marchand de chevaux du pays, Paulin Plagel. Ils s’étaient réfugiés dans une maison de garde que leur louait ledit Plagel, satisfait de les avoir délogés pour se mettre à leur place. Auparavant, ils n’étaient pas très riches. Maintenant, c’était la pauvreté, le continuel souci du lendemain. Et d’autres angoisses encore, d’autres douleurs pesaient sur l’âme d’Oriane, sur celle de Mlle Élisabeth, sa tante, mortellement atteinte dans sa santé.

À travers le grand silence de la forêt neigeuse, l’appel d’une voix masculine retentit tout à coup :

– Mademoiselle Oriane !

– Me voilà, Claude !

Quelques instants plus tard, la jeune fille et le vieillard se rencontraient. Claude dit sur un ton grondeur :

– Vous serez donc toujours la même, Mademoiselle ? Si la pauvre demoiselle ne s’était pas endormie, elle aurait encore été bien inquiète. Pensez donc, avec tous ces vilaines gens d’aujourd’hui !

– Je ne rencontre jamais de ceux-là dans la forêt, mon bon Claude. Nos bûcherons, nos forestiers restent fidèles à leurs maîtres, au fond...

– Il ne faut pas trop se fier à certains d’entre eux, je le crains. Plagel est adroit pour propager ses idées révolutionnaires, et surtout son neveu, Victorien...

– L’ami de mon oncle.

Un douloureux mépris s’élevait dans la voix jeune, au timbre pur et harmonieux.

– Hélas ! murmura le vieillard, dont la face ridée se contracta pendant quelques secondes.

Ils avançaient tous deux dans le sentier, en se hâtant. Claude reprit, après un instant de silence :

– Je me demande s’il faudra prévenir M. Charles que Mademoiselle est plus mal ?

– Non, certes, non !

La réponse fut jetée avec indignation.

– ... Il n’est plus rien pour nous, puisqu’il a tout renié : son roi, sa religion, les traditions de sa famille, pour s’affilier à la Révolution qui a tué Louis XVI, la reine et tant, tant des nôtres !

– Oui... mais il faut, malgré tout, garder quelques ménagements, Mademoiselle ! Songez qu’étant l’ami de ces Plagel, il peut faire beaucoup de mal, à vous dont il connaît les sentiments contre lui, au cher petit M. Aimery.

– C’est un misérable ! dit sourdement Oriane.

La maison forestière, dernier asile des Cormessan, apparaissait au bord d’une clairière. Claude ouvrit la porte et s’effaça pour laisser entrer sa jeune maîtresse. Dans la petite salle déjà obscure, un frêle garçon aux cheveux blonds bouclés, aux yeux trop grands dans un visage émacié, se leva et vint à Oriane.

– Comme tu rentres tard !

– Oui, j’ai encore oublié l’heure, mon petit Aimery.

Le bras d’Oriane s’étendit pour attirer à elle le jeune garçon dont elle baisa le front.

– Ma tante ne s’est pas réveillée ?

– Je ne l’ai pas entendue, répondit Aimery.

Au même instant, de la pièce voisine, une voix un peu chevrotante appela :

– Oriane !

La jeune fille enleva sa cape et entra dans la chambre étroite qui renfermait un petit lit, une table et deux chaises. Dans le lit se trouvait une vieille femme coiffée d’un bonnet bien blanc, qui faisait ressortir la nuance terreuse du visage où déjà la mort prochaine mettait sa marque. Deux yeux encore vifs et beaux se tournèrent vers Oriane dont le pas léger semblait effleurer, sans bruit, le sol grossièrement carrelé.

– Vous voici réveillée, ma chère tante ? Comment vous sentez-vous ?

– Pas bien, enfant. La fin approche...

– Oh ! ma tante, ne parlez pas ainsi.

Oriane se penchait, posait deux mains frémissantes sur le bras de la vieille dame.

– Il faut voir courageusement la vérité, mon enfant. Je sais d’ailleurs que tu as une âme énergique, un cœur digne de la race dont tu es issue. Aussi ai-je résolu de te dire, ce soir, quelle détermination tu devras prendre, dès que j’aurai quitté ce monde.

Mlle Élisabeth fit une pause, pendant quelques instants. Oriane s’était assise près du lit. Les dernières lueurs du jour arrivaient jusqu’à ces deux femmes dont la ressemblance était indéniable, en dépit des nombreuses années qui les séparaient. La beauté d’Élisabeth de Cormessan avait été célèbre dans tout le comté ; on en avait parlé jusqu’à Versailles, où elle n’aurait point craint de rivales, prétendait-on. Mais Mlle de Cormessan s’était volontairement retirée du monde après la mort de son fiancé, tué à la bataille de Forbach, et bien peu depuis lors, en dehors des gens d’alentour, avaient pu voir cet admirable visage, ces ardents yeux noirs, cette chevelure qui semblait faite d’une soie merveilleuse aux tons chauds, dorés ou cuivrés selon les caprices de leurs reflets.

Oriane était une image vivante de sa grand-tante à vingt ans. Seuls, les yeux différaient. Entre les cils bruns, soyeux, ils apparaissaient d’un bleu profond, et, parfois, semblaient presque noirs, tandis qu’à d’autres moments ils rappelaient une belle eau mystérieuse dorée par la lumière. Mlle Élisabeth n’avait jamais eu cette physionomie d’un charme énigmatique, qu’elle considérait aujourd’hui en songeant avec une sorte d’angoisse : « Je ne connais pas bien l’âme de cette enfant. »

Après un petit temps de silence, la vieille demoiselle reprit la parole, d’une voix oppressée :

– Quand je ne serai plus là, votre oncle voudra vous prendre sous sa tutelle...

– Oh ! jamais, jamais...

Oriane se redressait, dans un élan d’ardente protestation.

– ... Lui, cet indigne, ce renégat !

Ses lèvres frémissaient, une lueur de mépris indigné passait dans son regard qui, tout à coup, révélait l’âme ardente, fière, cabrée devant l’injustice et la méchanceté humaines.

– Oui, hélas ! il est cela, murmura Mlle Élisabeth. Mais il a des droits légaux sur ton frère et sur toi. Or, tel qu’il est, je ne puis supporter la pensée de vous laisser entre ses mains !

– Je n’y resterais pas, ma tante ! Je fuirais, avec Aimery et notre fidèle Claude. N’importe où ! Mais rester sous sa tutelle, jamais !

– Non, pas n’importe où... Il est un lieu où vous pourrez vous réfugier, hors de France, jusqu’au jour où sera relevé le trône de nos rois, et la paix rendue à la France.

Mlle Élisabeth s’interrompit un moment pour reprendre un peu de souffle. Oriane, le front penché, croisait fébrilement sur sa jupe usée deux mains délicates, deux charmantes mains de patricienne.

– ... Notre cousine la chanoinesse ne refusera certainement pas de vous donner asile, en de telles conjectures. Dès que je ne serai plus, il faudra gagner l’Autriche. Claude, à qui j’en ai parlé, a déjà préparé son plan. Vous partirez de nuit, en passant la frontière, avec l’aide de Philon, le contrebandier, qui nous est tout dévoué. Mais il vous faudra de l’argent. Dans la première ville suisse que vous atteindrez, Claude vendra les quelques bijoux que j’ai conservés comme suprême ressource. Vous aurez ainsi de quoi aller jusqu’à Rupesheim, où réside le chapitre dont fait partie Mme de Fonteilleux.

– Nous ferons ainsi, ma tante, dit fermement Oriane.

Puis ses paupières s’abaissèrent et le long de la joue blanche, nacrée comme le pétale d’une rose délicate, une larme glissa, lentement.

Mlle Élisabeth la vit. Sa main ridée s’étendit pour prendre l’une des mains de sa petite-nièce.

– Dieu t’aidera, mon enfant. Sois pieuse, droite et pure, toujours, fais ton devoir, quoi qu’il doive t’en coûter...

Elle s’interrompit, considéra un moment Oriane avec une sorte de curiosité mêlée d’angoisse. Les paupières se relevaient, les yeux apparaissaient dans toute leur mystérieuse beauté, sous un voile de larmes. Mlle Élisabeth soupira, en pressant la main de la jeune fille.

– Je ne t’ai pas bien connue, Oriane. Je n’ai pas su attirer ta confiance. Toujours, j’ai eu l’âme un peu fermée, j’ai vécu dans une tour d’ivoire. Ta nature, je le vois bien, a sur ce point quelque ressemblance avec la mienne.

Oriane inclina affirmativement la tête.

– Ce peut être parfois une faute, reprit Mlle Élisabeth. C’en fut une, du moins pour moi, je le reconnais maintenant. Quelque chose en toi, ma fille, m’est resté inconnu. Et cet inconnu, cette énigme que je vois dans tes yeux, voilà ce qui me tourmente, Oriane... ce qui me pèse comme un remords.

– Ma tante !

Oriane se penchait vers la vieille demoiselle et son jeune visage se trouva tout près de la figure terreuse, parsemée de rides. Un sourire entrouvrit ses lèvres pendant quelques secondes, tandis qu’elle disait tout bas :

– Oh ! chère, chère tante, n’ayez pas de remords ! Sans paroles, vous avez été pour moi l’exemple de toutes les vertus. Et il n’y a rien en moi de bien mystérieux, je pense.

Quel jeune, pur, délicat sourire ! Mais toujours, dans les yeux, subsistait ce mystère qui laissait une perplexité dans l’esprit de la mourante.

– Tu clos un peu trop ton âme, Oriane. Je n’ai pas su pénétrer jusqu’à elle. Quelqu’un aura-t-il ce pouvoir, un jour ? Peut-être... mais souviens-toi, enfant, que si l’amour vient te visiter, tu ne dois pas lui laisser prendre le pas sur le devoir. Les femmes de notre race ont la réputation de s’attacher, passionnément, et pour jamais, à qui elles donnent leur cœur. Garde donc le tien avec vigilance, pour ne pas le livrer à un indigne. Meurs plutôt que de déchoir, reste digne de tes aïeules qui, presque toutes, furent de nobles et vertueuses dames.

Toujours penchée vers sa grand-tante, Oriane l’avait écoutée avec une déférence recueillie. Au bord des paupières, les cils palpitaient à peine, et les joues gardaient leur pure blancheur de nacre. Quand Mlle Élisabeth se tut, la bouche délicatement modelée eut un petit pli de dédain, avant de murmurer avec indifférence :

– Je ne tiens pas à connaître l’amour, et je crois qu’il me sera très difficile de donner mon cœur.

Mlle Élisabeth pensa : « J’étais ainsi avant de connaître celui qui devint mon destin. Aura-t-elle mon âme passionnée, fidèle jusqu’à la mort ? »

La main de la vieille demoiselle se posa sur la tête inclinée, en un geste de bénédiction.

– Que le Seigneur te garde, ma petite fille, et guide tes pas en ce monde !

Oriane se laissa glisser à genoux et, prenant cette main déformée par les rhumatismes, autrefois renommée pour sa fine beauté, elle la baisa pieusement.

– Vous me protégerez quand vous serez près de Lui, ma tante. Vous m’aiderez à faire d’Aimery un Cormessan digne de ce nom, que déshonore en ce moment...

Elle n’acheva pas. Mais le nom qui avait peiné à passer entre ses lèvres était aussi dans la pensée de Mlle Élisabeth. Celle-ci soupira, et murmura douloureusement :

– Le malheureux !

II

Les Cormessan avaient dans le comté des racines fort anciennes, Le domaine de Pierre-Vive se trouvait dans la famille depuis un temps immémorial et le château encore existant, bâti à la fin du XIIIe siècle, avait été précédé d’une maison forte où déjà s’étaient succédé plusieurs générations de Cormessan.

Cette vieille race noble, fortement attachée au sol natal, avait peu paru dans les cours. Les hommes étaient de grands chasseurs et, volontiers, donnaient aide au duc de Bourgogne contre ses adversaires, ou, plus tard, quand le comté fut réuni à la France, commandaient un régiment au service du roi. Les femmes, souvent, se plaisaient aux travaux de l’esprit, aimaient les belles-lettres et la musique. Elles avaient aussi renom d’incomparables ménagères, d’épouses fidèles et d’âmes énergiques, un peu altières. La légende racontait que la race des Cormessan était issue d’une « vouivre », une de ces fées maléfiques du comté, devenue l’épouse d’un simple mortel et convertie par lui. Les seigneurs de Pierre-Vive tenaient – ou feignaient de tenir cela pour une tradition et faisaient figurer la Vouivre dans leurs armoiries. Presque tous avaient choisi des épouses dans le comté ou dans les provinces avoisinantes. Cependant, à l’époque où le pays appartenait à la maison d’Autriche, l’un d’eux s’était uni à la fille d’un noble Castillan, et, par la suite, avait donné en mariage une de ses filles à un seigneur autrichien, le comte de Faldensten.

Ces Cormessan n’avaient jamais été gens avides des biens de ce monde. Ils menaient, en général, une existence large et simple, dépourvue de faste. Au cours des siècles, leur fortune avait subi quelque amoindrissement. Mais Luc-Henri, le frère de Mlle Élisabeth, avait néanmoins légué à son fils aîné Marc des biens suffisants pour qu’il vécût en une assez belle aisance. Pour Charles, le cadet, il avait acheté un brevet de cornette dans un régiment royal. Au bout de quelques mois, ce jeune homme affligé de presque tous les vices et d’une nature sournoise, lâche, cynique, désertait et se réfugiait dans le canton de Genève.

On n’en eut plus de nouvelles pendant plusieurs années. Marc mourut de la petite vérole et, peu après lui, sa femme qui venait de mettre au monde un fils. Mlle Élisabeth se trouva seule à Pierre-Vive avec cet enfant et la petite Oriane, alors âgée de cinq ans.

Quand la Révolution commença de triompher, Charles reparut en France et, pendant quelque temps, habita Paris ; devenu le citoyen Cormessan, il fut un membre assidu et zélé du club des Jacobins. Puis, il se fit envoyer en mission, par Robespierre, dans le pays où vivait sa famille. Il se présenta à Pierre-Vive, sans vergogne, fit sonner très haut le pouvoir qu’il détenait et s’installa au château, que la commune de Ferchaux venait de mettre en vente comme bien de la Nation. Quand Plagel, le marchand de chevaux, en fut acquéreur, le citoyen représentant Charles Cormessan, avec lequel il se trouvait dans les meilleurs termes, reçut l’invitation d’y demeurer tant qu’il séjournerait dans le pays. Mais Mlle Élisabeth et ses petits-neveux durent quitter la demeure dont on les dépossédait. La vieille demoiselle, déjà très malade, était à peine transportable. Plagel, magnanimement, offrit de lui louer cette maison de garde – ce qu’elle dut accepter bien à contrecœur.

Claude avait suivi ses maîtres dans leur pauvre retraite. Il s’ingéniait par tous les moyens à tirer le meilleur parti possible des ressources très minces dont ils disposaient. Mais celles-ci arrivaient à leur fin maintenant et le brave homme se demandait comment, si Mlle Élisabeth vivait encore quelque temps, il subviendrait aux besoins de ces êtres si chers sans toucher aux bijoux que la vieille demoiselle réservait pour la fuite hors de France.

Le lendemain du jour où Oriane avait eu cet entretien avec sa tante, la jeune fille, après le déjeuner, sortit en compagnie d’Aimery pour profiter du soleil si vite abaissé en cette époque hivernale. L’héritier de Cormessan était d’une santé délicate qui obligeait à des précautions. En outre, un peu gâté par Mlle Élisabeth et par sa sœur, il se montrait capricieux et d’une affection exigeante. Le départ de Pierre-Vive avait amené chez lui de véritables crises de désespoir et de fureur dont il avait été malade pendant plusieurs jours. Et aujourd’hui encore, il se prit à trembler, à blêmir, quand au détour d’un chemin le château apparut, dressé au bord d’une falaise rocheuse, imposant et sombre dans le cadre neigeux de la forêt.

– Ne le regarde pas, mon pauvre petit, dit tendrement Oriane.

Et elle l’entraîna vite. Mais son regard, à elle aussi, conservait la vision des tours brunes coiffées de neige, caressées par le pâle soleil hivernal.

Comme le frère et la sœur atteignaient le logis, la porte en fut ouverte, un homme sortit. Aimery devint plus pâle encore et Oriane dit sourdement :

– Lui !

Charles de Cormessan vint à eux en les dévisageant avec une sorte d’insolence narquoise. Son visage blême portait la trace de toutes les passions mauvaises qui ravageaient son âme, depuis des années. Dans sa tenue, il affectait depuis quelque temps la correction habituelle à Robespierre, son protecteur, après avoir passé par la phase débraillée pour mieux affirmer le bon teint de son civisme révolutionnaire.

– Eh bien, mes neveux, vous ne paraissez pas enchantés de me voir ?

– Vous devez bien le supposer ! riposta Oriane, de sa voix frémissante.

Il eut un ricanement qui la fit un peu frissonner.

– Toi, ma belle, il te faudra chanter moins haut ! On ne plaisante pas avec le citoyen Cormessan, tu le comprendras dans quelques jours.

Sur ces mots, il s’éloigna, toujours ricanant, la main serrée autour d’un gourdin noueux.

– Qu’a-t-il voulu dire ? murmura Aimery en levant sur sa sœur un regard effrayé.

– Je ne sais... Et que venait-il faire ici ? Qu’a-t-il dit à notre pauvre tante ?

D’un élan, Oriane fut à la porte, qu’elle franchit. Claude parut sur le seuil de la pièce voisine. Il était blême, agité, et leva les mains en un geste de désespoir à la vue d’Oriane.

– Ma tante ?

– Il l’a tuée, je crois ! Elle ne bouge plus.

Oriane se précipita dans la chambre. Mlle Élisabeth semblait morte, en effet. Mais au moment où Oriane se penchait sur elle, ses paupières se soulevèrent, sa bouche remua.

– Ma tante !... ma tante, que vous a-t-il fait ?

– Claude... te racontera. Il faut partir vite... Pas attendre... que je sois enterrée...

Une brève convulsion agita le corps de la mourante, et ce fut ensuite le dernier soupir.

– Claude... est-ce... est-ce fini ? balbutia Oriane.

– Hélas ! oui, Mademoiselle, dit-il dans un sanglot.

Oriane mit un long baiser sur le front de la morte, puis elle se redressa, en regardant le vieux serviteur qui s’agenouillait près du lit.

– Vous m’avez dit qu’il l’avait tuée !

– Oui, parce qu’il venait lui apprendre...

– Quoi donc ?

– Qu’il a épousé hier la fille de Plagel, et que, dans trois jours, vous deviendriez la femme de Victorien.

Oriane recula dans un mouvement d’horreur, comme si la face brutale et sournoise de Victorien Plagel se fût tout à coup montrée devant elle. La parole lui manqua, pendant un moment. Le vieux Claude reprit d’une voix devenue rauque :

– Oui, il a osé !... il a osé lui déclarer que, de gré ou de force, vous seriez la femme de ce misérable ! C’est alors qu’elle a perdu connaissance... Et il est parti en disant. « Dans trois jours, Claude ! Prépare ma nièce à ce mariage, très avantageux pour elle, puisque Victorien est héritier pour moitié de la fortune paternelle et du domaine de Pierre-Vive. »

– L’infâme ! murmura Oriane.

Puis elle se redressa, les joues empourprées, le regard étincelant.

– Il faut fuir !... Oui, il faut fuir au plus tôt !

– Je vais aller trouver Philon. Demain soir, nous devrons passer la frontière... ou bien, il sera trop tard, car dès que M. Charles apprendra la mort de sa tante, il viendra, et il est capable de vous emmener tout de suite chez lui.

– Mais alors... elle ?

Oriane étendait vers la porte une main frémissante.

Le vieux serviteur eut un sanglot.

– Elle... nous devrons la laisser ici. Elle l’a dit elle-même tout à l’heure : il est impossible d’attendre qu’elle repose dans sa tombe. Ce serait risquer de ne pouvoir échapper à nos ennemis. Jusqu’à notre départ, nous cacherons sa mort. Je donnerai un mot à Paulet, le bûcheron, pour qu’il le porte après-demain à M. Charles. Celui-ci viendra et s’occupera de faire porter la pauvre demoiselle au cimetière... Oui, nous ne pouvons faire autrement... nous ne pouvons pas, Mademoiselle Oriane.

Ces derniers mots furent presque un gémissement, échappé à la douleur du serviteur fidèle.

Oriane répéta, la voix brisée :

– Nous ne pouvons pas faire autrement !

Elle se laissa glisser à genoux, les mains jointes.

Derrière elle, Aimery, au seuil de la porte s’agenouilla aussi. Il attachait sur l’immobile visage ses yeux bleus pleins d’angoisse et sa voix s’entendait à peine quand, avec Claude, il répondit à la prière des morts récitée par Oriane au milieu de sanglots étouffés.

 

III

 

Rupelsheim, ancienne petite ville fortifiée appartenant aux comtes souverains de Faldensten, était, depuis cinq siècles, le siège d’un chapitre noble fondé par une des filles de cette puissante famille, l’une des plus opulentes de l’Empire. Faire partie de ce chapitre constituait un privilège envié, car il n’en existait aucun, dans toute l’Europe, qui exigeât des preuves d’aussi antique noblesse. Il était fort riche, bénéficiant des libéralités de la maison de Faldensten, à laquelle l’abbesse appartenait toujours. Celle-ci et sa coadjutrice, seulement, faisaient vœu de célibat. Les autres chanoinesses restaient libres de quitter le chapitre et de se marier. Elles vivaient seules ou deux par deux, selon leurs ressources personnelles, avec obligation de résider à Rupelsheim dix mois dans l’année. Celles qui possédaient de la fortune en disposaient librement et toutes recevaient du chapitre une large rente. La plupart menaient une vie plus mondaine que monastique, recevant leurs parents et leurs amis, donnant des soirées de musique et de jeu, de grands dîners, de fines collations. La règle exigeait qu’elles fussent toujours vêtues de noir, mais permettait les plus riches étoffes, les dentelles précieuses et les bijoux de famille. Le nombre des chanoinesses ne devait jamais dépasser quarante et rarement il atteignait ce chiffre, tant était grande la difficulté de s’y faire admettre.

Tel était ce chapitre de Rupelsheim dont faisait partie depuis trente-cinq ans Athénaïs de Fonteilleux, cousine germaine de Luc-Henri et d’Élisabeth de Cormessan, et, par sa mère, alliée à plusieurs nobles familles autrichiennes.

Elle habitait avec une autre Française, Mme de Corlys, sans fortune comme elle, mais toutes deux fort à l’aise grâce à la rente canonicale. Leur logis se trouvait à cinquante mètres de l’église où, chaque matin, elles allaient entendre la messe et dans l’après-midi réciter l’office au chœur sous la présidence de l’abbesse.

Un jour de janvier, comme elles revenaient dudit office, le valet qui lui ouvrit la porte annonça, en s’adressant à Mme de Fonteilleux :

– Des personnes sont arrivées tout à l’heure, demandant à parler à Votre Seigneurie.

– Des personnes ?... Quelles personnes, Hans ?

– Une jeune dame avec son frère et un vieux serviteur. Ils disent être les parents de Votre Seigneurie, arriver de France et s’appeler Mlle Oriane et M. le comte de Cormessan.

– Cormessan ? Cormessan ?

Mme de Fonteilleux jetait cette exclamation de surprise. Puis, tout aussitôt, son mince visage ridé prit une expression de vive contrariété.

– Quoi ! Ils arriveraient ainsi, sans me prévenir ? C’est inconcevable !

Elle se tournait à demi vers Mme de Corlys dont la haute taille et l’embonpoint formaient, avec sa petite personne menue et sèche, un contraste dont s’amusaient secrètement ces dames du chapitre.

– ... Inconcevable ! qu’en dites-vous, Louise ?

– Peut-être en ont-ils été empêchés, ma chère Athénaïs. Il faudrait savoir auparavant...

– Où les avez-vous fait entrer, Hans ?

– Dans la petite salle, madame la comtesse. Je n’étais pas sûr... Ils sont... si pauvrement mis...

Mme de Fonteilleux fronça les épais sourcils grisonnants, qui accentuaient la dureté de son maigre visage, de ses froids petits yeux clairs. Sans un mot, elle traversa le vestibule dallé, entra dans la pièce garnie de sièges en paille où elle recevait les pauvres que, selon la coutume, chaque chanoinesse aidait de ses deniers.

Sur une chaise était assis un jeune garçon qui semblait à demi pâmé. Près de lui, le soutenant, se tenait une jeune fille enveloppée dans une mante noire usée. Un peu à l’écart, un vieillard de mise plus que modeste regardait ce groupe avec désolation.

À l’apparition de la chanoinesse, tous sursautèrent. Pendant quelques secondes, Mme de Fonteilleux les dévisagea ; puis, elle demanda, d’une voix aussi sèche que sa personne :

– Qui êtes-vous ?

– Les enfants du comte Marc de Cormessan, répondit Oriane, redressant instinctivement la tête devant la hauteur de la noble dame. Ma tante Élisabeth est morte et nous avons dû fuir devant la Révolution. Celle-ci a pris tous nos biens et nous avons pu à grand-peine subvenir aux frais du voyage en vendant les quelques bijoux conservés par ma pauvre tante. Elle m’avait dit, avant de mourir : « Va demander asile et protection à notre cousine de Fonteilleux. » Et c’est ce que je viens faire aujourd’hui, madame, avec mon frère épuisé par ce voyage et notre fidèle serviteur Claude.

La fière dignité de la jeune fille, la grâce, l’aristocratique beauté qui s’affirmaient en dépit de la pauvreté des vêtements, parurent, sinon adoucir – rien ni personne n’aurait pu y parvenir – du moins atténuer l’humeur altière de la chanoinesse.

– Je pourrais vous demander des preuves de ce que vous me dites là, répliqua-t-elle après un court silence pendant lequel son regard investigateur examinait tour à tour le frère et la sœur. Mais, en fait, je n’en ai pas besoin, car vous ressemblez à ma cousine Élisabeth et votre frère a les traits des Cormessan. Donc, je vais vous donner asile. Pendant qu’on vous préparera des chambres, vous me conterez votre histoire. Dans quelque temps, nous aviserons au sujet de votre situation – car je dois vous prévenir dès l’abord que, s’il m’est possible de vous donner un secours momentané, mes moyens pécuniaires ne me permettraient point de le continuer longtemps. Oriane rougit et riposta vivement :

– Croyez, madame, que s’il s’agissait de moi seulement, je ne vous importunerais pas davantage.

Mme de Fonteilleux pinça de minces lèvres pâles, en jetant sur la jeune fille un coup d’œil malveillant.

– Puisque Élisabeth vous a confiés à moi, je considère comme un devoir de veiller sur vous désormais. Cela n’a rien d’incompatible avec l’obligation où je me trouve de vous avertir que mon revenu est limité et de chercher pour vous et votre frère les moyens de vivre selon votre rang.

Tel fut l’accueil de la chanoinesse de Fonteilleux à ses jeunes cousins fugitifs et sans ressources.

Elle les logea dans deux petites chambres assez convenables, et Claude fut chargé de leur service. Mme de Fonteilleux fit acheter des vêtements pour Aimery et de l’étoffe avec laquelle sa femme de chambre Clarisse, une comtoise, confectionna deux robes pour Oriane. Celle-ci et Aimery quand sa santé fut un peu remise des émotions et des fatigues du voyage, prenaient leurs repas avec les deux chanoinesses. La chère était assez délicate, Mme de Fonteilleux faisant trêve à son avarice quand il s’agissait de la table. Car elle était avare, ses nouveaux commensaux eurent tôt fait de s’en apercevoir. D’ailleurs, Clarisse ne le cacha pas à Claude avec lequel, tout aussitôt, elle prit plaisir à bavarder dans leur langue comtoise. Quoique dévouée à sa maîtresse qu’elle servait depuis son entrée dans le chapitre, elle ne se gênait pas pour s’entretenir de ses défauts et pour dire à son compatriote que Mlle de Cormessan et son frère étaient bien mal tombés, avec une parente comme celle-là.

– Mme la comtesse, outre son amour pour l’argent, est la pire orgueilleuse qui soit, et un cœur sec autant qu’on peut l’imaginer. Moi, je suis habituée à elle et surtout je la sers en souvenir de sa mère, qui a été si bonne pour ma famille. Mais votre pauvre jolie demoiselle – qu’elle est jolie, Seigneur ! – n’a pas à attendre grand-chose de bon de cette nature-là.

Claude se gardait de rapporter ces propos à sa jeune maîtresse. Mais Oriane ne se faisait pas d’illusions sur la chanoinesse de Fonteilleux. Tout aussitôt, elle avait compris que cette femme foncièrement égoïste et sèche, pétrie d’orgueil et dépourvue de délicatesse, ne saurait que froisser, que blesser les infortunés qui venaient chercher asile près d’elle.

Tout autre était Mme de Corlys : bonne femme, compatissante, mais molle, sans caractère, pliant lâchement devant son impérieuse compagne qui la traitait en petite fille, ce dont Oriane se fût bien amusée, en d’autres circonstances, et si elle avait conservé la gaieté malicieuse de la jeune Oriane de Pierre-Vive.

Pendant le temps nécessaire à la confection des robes de Mlle Cormessan, celle-ci dut rester confinée au logis, sans même obtenir la permission de se rendre jusqu’à l’église, sa mise pauvre ne se pouvant tolérer chez une parente de la comtesse de Fonteilleux. Pas davantage ne paraissait-elle quand la chanoinesse recevait quelque visite. Un après-midi enfin, six jours après son arrivée, elle reçut l’autorisation d’assister à l’office canonical. Dans le chœur de la vieille et très sombre église, elle vit les chanoinesses en leurs stalles, couvertes de leur manteau violet. Sur un fauteuil élevé se tenait l’abbesse, dont le manteau était garni d’hermine. Grande et belle femme d’une cinquantaine d’années, elle présidait avec majesté. Sur la soie noire de sa robe, Oriane voyait étinceler sa croix d’or émaillé comme celle des autres chanoinesses, mais garnie de diamants. Oriane regardait ce calme et froid visage, dont l’âge avait à peine altéré la pureté des traits. Puis elle se prit à considérer une jeune chanoinesse assise à quelques pas d’elle, sur un siège plus bas. Celle-là aussi avait une bande d’hermine autour de la soie violette du manteau. Le voile noir d’obligation pendant l’office entourait une charmante figure de brune qui retint longtemps l’attention d’Oriane, peut-être parce qu’elle lui trouvait une expression de rêve mélancolique, de douceur triste qui éveillait sa sympathie.

 

Ce même après-midi, Mme de Corlys envoya demander à Mlle de Cormessan de venir prendre le café chez elle. Oriane y trouva Mme de Fonteilleux, assise devant son métier à tapisserie. Ces dames s’entretenaient des petits cancans du chapitre, occupation que n’interrompit point l’entrée d’Oriane. Celle-ci ne s’y intéressait guère, jusqu’au moment où Mme de Corlys prononça le nom de l’abbesse. Alors elle demanda qui était la jeune chanoinesse assise près d’elle.

– C’est sa nièce et coadjutrice, la comtesse Hélène de Faldensten, fille cadette du « seigneur loup ».

– Le seigneur loup ? répéta Oriane en ouvrant des yeux surpris.

– On nomme ainsi, depuis des temps immémoriaux, les comtes de Faldensten. Ils portent dans leurs armoiries une tête de loup surmontée de la couronne comtale et, tous, font précéder leur prénom habituel de celui de Wolf. Ainsi, le comte régnant actuel s’appelle Wolf-Tankred, et son fils Wolf-Guido. On prétend que la nature sauvage, orgueilleuse, cruellement despotique de certains d’entre eux ne fut pas étrangère non plus à ce surnom. Et si l’on en croit ce qui se murmure, aujourd’hui encore...

– Cette enfant n’a pas à connaître des racontars plus ou moins véridiques, interrompit Mme de Fonteilleux. Vous-même, Louise, devriez n’en parler jamais, car il ne ferait pas bon qu’ils arrivassent à l’oreille de Mme de Faldensten et encore moins à celle des seigneurs comtes...

– Certes ! Certes !... Pour en revenir à la comtesse Hélène, vous avez pu juger, mademoiselle, combien elle est charmante ?

– Oh ! oui ! Sa physionomie m’a frappée aussitôt.

– Elle est aussi aimable et bonne que jolie. Sa sœur aînée, la comtesse Ortilie, est plus belle femme et très blonde. Elle va, dit-on, être fiancée à l’archiduc Ludwig-Karl. Il a trente ans de plus qu’elle, n’est, paraît-il, ni beau ni aimable. Mais il n’y a qu’à s’incliner devant la volonté paternelle et à oublier son inclination pour un jeune seigneur de moindre importance.

– Elle ne fait là que son devoir, dit sèchement Mme de Fonteilleux. Les filles de grande race n’ont pas à consulter leurs préférences, quand il s’agit de mariage.