Les Sept cordes de la lyre - George Sand - E-Book

Les Sept cordes de la lyre E-Book

George Sand

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Extrait : "MAITRE ALBERTUS, sans tourner la tête. Qui est là ? Est-ce vous, Hélène? – WILHELM, à part. Hélène ! Est-ce qu'elle entre quelquefois dans la chambre du philosophe à minuit ? (Haut.) Maître, c'est mio, Wilhelm. – ALBERTUS Je te croyais à la fête."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 222

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335096699

©Ligaran 2015

« Eugène, souvenez-vous de ce jour de soleil où nous écoutions le fils de la Lyre, et où nous avons surpris les sept Esprits de la Lumière s’enlaçant dans une danse sacrée, au chant des sept Esprits de l’Harmonie. Comme ils semblaient heureux ! »

(Les Cœurs résignés, chant slave, traduction de Grzymala.)

Personnages

MAITRE ALBERTUS.

HANZ, SON ÉLÈVE.

CARL, SON ÉLÈVE.

WILHELM, SON ÉLÈVE.

HÉLÈNE.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

UN POÈTE.

UN PEINTRE.

UN MAITRE DE CHAPELLE.

UN CRITIQUE.

L’ESPRIT DE LA LYRE.

LES ESPRITS CÉLESTES.

THÉRÈSE, gouvernante d’Hélène.

ACTE PREMIERLa Lyre
Scène première

Dans la chambre de maître Albertus. Il écrit. Wilhelm entre sur la pointe du pied. Il fait nuit. On entend dans le lointain le bruit d’une fête.

Maître Albertus, Wilhelm.

MAITRE ALBERTUS,sans tourner la tête.

Qui est là ? Est-ce vous, Hélène ?

WILHELM,à part.

Hélène ! Est-ce qu’elle entre quelquefois dans la chambre du philosophe à minuit ?

Haut.

Maître, c’est moi, Wilhelm.

ALBERTUS

Je te croyais à la fête.

WILHELM

J’en viens. J’ai vainement essayé de me divertir. Autrefois, il ne m’eût fallu que respirer l’air d’une fête pour sentir mon cœur tressaillir de jeunesse et de bonheur ; aujourd’hui, c’est différent !

ALBERTUS

Ne dirait-on pas que l’âge a glacé ton sang ! C’est la mode, au reste ! Tous les jeunes gens se disent blasés. Encore, s’ils quittaient les plaisirs pour l’étude ! mais il n’en est rien. Leur amusement consiste à se faire tristes et à se croire malheureux. Ah ! la mode est vraiment une chose bizarre !

WILHELM

Maître, je vous admire, vous qui n’êtes jamais ni triste ni gai ; vous qui êtes toujours seul, et toujours calme ! L’allégresse publique ne vous entraîne pas dans son tourbillon ; elle ne vous fait pas sentir non plus l’ennui de votre isolement. Vous entendez passer les sérénades, vous voyez les façades s’illuminer, vous apercevez même d’ici le bal champêtre avec ses arcs en verres de couleur et ses légères fusées qui retombent en pluie d’or sur le dôme verdoyant des grands marronniers ; et vous voilà devisant philosophiquement peut-être sur le rapport qui peut exister entre votre paisible subjectivité et l’objectivité délirante de tous ces petits pieds qui dansent là-bas sur l’herbe ! Comment ! ces robes blanches qui passent et repassent comme des ombres à travers les bosquets ne vous font pas tressaillir, et votre plume court sur le papier comme si c’était une ronde de watchmen qui interrompt le silence de la nuit ?

ALBERTUS

Ce que j’éprouve à l’aspect d’une fête ne peut t’intéresser que médiocrement. Mais toi-même, qui me reproches mon indifférence, comment se fait-il que tu rentres de si bonne heure ?

WILHELM

Cher maître, je vous dirai la vérité ; je m’ennuie là où je suis sûr de ne pas rencontrer Hélène.

ALBERTUS,tressaillant.

Tu l’aimes donc toujours autant ?

WILHELM

Toujours davantage. Depuis qu’elle a recouvré la raison, grâce à vos soins, elle est plus séduisante que jamais. Ses souffrances passées ont laissé une empreinte de langueur ineffable sur son front ; et sa mélancolie, qui décourage Carl et qui déconcerte Hanz lui-même, est pour moi un attrait de plus. Oh ! elle est charmante ! Vous ne vous apercevez pas de cela, vous, maître Albertus ! Vous la voyez grandir et embellir sous vos yeux, vous ne savez pas encore que c’est une jeune fille. Vous voyez toujours en elle un enfant ; vous ne savez pas seulement si elle est brune ou blonde, grande ou petite.

ALBERTUS

En vérité, je crois qu’elle n’est ni petite ni grande, ni blonde ni brune.

WILHELM

Vous l’avez donc bien regardée ?

ALBERTUS

Je l’ai vue souvent sans songer à la regarder.

WILHELM

Eh bien ! que vous semble-t-elle ?

ALBERTUS

Belle comme une harmonie pure et parfaite. Si la couleur de ses yeux ne m’a pas frappé, si je n’ai pas remarqué sa stature, ce n’est pas que je sois incapable de voir et de comprendre la beauté ; c’est que sa beauté est si harmonieuse, c’est qu’il y a tant d’accord entré son caractère et sa figure, tant d’ensemble dans tout son être, que j’éprouve le charme de sa présence, sans analyser les qualités de sa personne.

WILHELM,un peu troublé.

Voilà qui est admirablement bien dit pour un philosophe ! et je ne vous aurais, jamais cru susceptible…

ALBERTUS

Raille, raille-moi bien, mon bon Wilhelm ! C’est un animal si déplaisant et si disgracieux qu’un philosophe !

WILHELM

Oh ! mon cher maître, ne parlez pas ainsi. Moi, vous railler ! oh ! mon Dieu ! vous le meilleur et le plus grand parmi les plus grands et les meilleurs des hommes !… Mais si vous saviez combien je suis heureux que vous n’aimiez pas les femmes !… Si, par hasard, vous alliez vous trop apercevoir des grâces d’Hélène, que deviendrais-je, moi, pauvre écolier sans barbe et sans cervelle, en concurrence avec un homme de votre mérite ?

ALBERTUS

Cher enfant, je ne ferai jamais concurrence ni à toi ni à personne, je sais trop me rendre justice ; j’ai passé l’âge de plaire et celui d’aimer.

WILHELM

Que dites-vous là, mon maître ! Vous avez à peine atteint la moitié de la durée moyenne de la vie ! Votre front, un peu dévasté par les veilles et l’étude, n’a pourtant pas une seule ride ; et, quand le feu d’un noble enthousiasme vient animer vos yeux, nous baissons les nôtres, jeunes gens que nous sommes, comme à l’aspect d’un être supérieur à nous, comme à l’éclat d’un rayon céleste !

ALBERTUS

Ne dis pas cela, Wilhelm ; c’est m’affliger en vain. La grâce et le charme sont le partage exclusif de la jeunesse ; la beauté de l’âge mûr est un fruit d’automne qu’on laisse gâter sur la branche, parce que les fruits de l’été ont apaisé la soif.

Une pause.

À vrai dire, Wilhelm, je n’ai point eu de jeunesse, et le fruit desséché tombera sans avoir attiré l’œil ou la main des passants.

WILHELM

On me l’avait dit, maître, et je ne pouvais le croire. Serait-il vrai, en effet, que vous n’eussiez jamais aimé ?

ALBERTUS

Il est trop vrai, mon ami. Mais tout regret serait vain et inutile aujourd’hui.

WILHELM

Jamais aimé ! Pauvre maître !… Mais vous avez eu tant d’autres joies sublimes dont nous n’avons pas d’idée.

ALBERTUS,brusquement.

Eh oui ! sans doute, sans doute. – Wilhelm ! tu veux donc épouser Hélène ?

WILHELM

Cher maître, vous savez bien que, depuis deux ans, c’est mon unique vœu.

ALBERTUS

Et tu quitterais tes études pour prendre un métier ? car enfin il te faut pouvoir élever une famille, et la philosophie n’est pas un état lucratif.

WILHELM

Peu m’importe ce qu’il faudrait faire. Vous savez bien que, lorsqu’il fut question de mon mariage avec Hélène, le vieux luthier Meinbaker, son père, avait exigé que je quittasse les bancs pour l’atelier, l’étude des sciences pour les instruments de travail, les livres d’histoire et de métaphysique pour les livres de commerce. Le bonhomme ne voulait pour gendre qu’un homme capable de manier la lime et le rabot comme le plus humble ouvrier, et de diriger sa fabrique comme lui-même. Eh bien ! j’avais souscrit à tout cela : rien ne m’eût coûté pour obtenir sa fille. Déjà j’étais capable de confectionner la meilleure harpe qui fût sortie de son atelier. Pour les violons, je ne craignais aucun rival. Dieu aidant, avec mon petit talent et le mince capital que je possède, je pourrais encore acheter un fonds d’établissement, et monter un modeste magasin d’instruments de musique.

ALBERTUS

Tu renoncerais donc sans regret, Wilhelm, à cultiver ton intelligence, à élargir le cercle de tes idées, à élever ton âme vers l’idéal ?

WILHELM

Oh ! voyez-vous, maître, j’aime. Cela répond à tout. Si, au temps de sa richesse, Meinbaker, au lieu de sa charmante fille, m’eût offert son immense fortune, et avec cela les honneurs qu’on ne décerne qu’aux souverains, je n’eusse pas hésité à rester fidèle au culte de la science, et j’aurais foulé aux pieds tous ces biens terrestres pour m’élever vers le ciel. Mais Hélène, c’est pour moi l’idéal, c’est le ciel, ou plutôt c’est l’harmonie qui régit les choses célestes. Je n’ai plus besoin d’intelligence ; il me suffit de voir Hélène pour comprendre d’emblée toutes les merveilles que l’étude patiente et les efforts du raisonnement ne m’eussent révélées qu’une à une. Cher maître, vous ne pouvez pas comprendre cela, vous, c’est tout simple. Mais moi, je crois que par l’amour j’arriverai plus vite à la foi, à la vertu, à la Divinité, que vous par l’étude et l’abstinence. D’ailleurs, il en serait autrement que je serais encore résolu à perdre l’intelligence afin de vivre par le cœur…

ALBERTUS

Peut-être te trompes-tu. Peut-être tes sens te gouvernent à ton insu, et te suggèrent ces ingénieux sophismes, que je n’ose combattre, dans la crainte de te paraître infatué de l’orgueil philosophique. Cher enfant, sois heureux selon tes facultés, et cède aux élans de ta jeunesse impétueuse. Un jour viendra certainement où tu regarderas en arrière, effrayé d’avoir laissé ton intelligence s’endormir dans les délices…

WILHELM

De même, maître, qu’après une carrière consacrée aux spéculations scientifiques, il arrive à l’homme austère de regarder dans le passé, effrayé d’avoir laissé ses passions s’éteindre dans l’abstinence.

ALBERTUS

Tu dis trop vrai, Wilhelm ! Tiens, regarde cette lyre. Sais-tu ce que c’est ?

WILHELM

C’est la fameuse lyre d’ivoire inventée et confectionnée par le célèbre luthier Adelsfreit, digne ancêtre d’Hélène Meinbaker. Il la termina, dit-on, le jour même de sa mort, il y a environ cent ans ; et le bon Meinbaker la conservait comme une relique, sans permettre que sa propre fille l’effleurât même de son haleine. C’est un instrument précieux, maître, et dont l’analogue ne se retrouverait nulle part. Les ornements en sont d’un goût si exquis, et les figures d’ivoire qui l’entourent sont d’un travail si admirable, que des amateurs en ont offert des sommes immenses. Mais, quoique ruiné, Meinbaker eût mieux aimé mourir de faim que de laisser cet instrument incomparable sortir de sa maison.

ALBERTUS

Pourtant cet instrument incomparable est muet. C’est une œuvre de patience et un objet d’art qui ne sert à rien, et dont il est impossible aujourd’hui de tirer aucun son. Ses cordes sont détendues ou rouillées, et le plus grand artiste ne pourrait les faire résonner…

WILHELM

Où voulez-vous en venir, maître ?

ALBERTUS

À ceci : que l’âme est une lyre dont il faut faire vibrer toutes les cordes, tantôt ensemble, tantôt une à une, suivant les règles de l’harmonie et de la mélodie ; mais que, si on laisse rouiller ou détendre ces cordes à la fois délicates et puissantes, en vain l’on conservera avec soin la beauté extérieure de l’instrument, en vain l’or et l’ivoire de la lyre resteront purs et brillants ; la voix du ciel ne l’habite plus, et ce corps sans âme n’est plus qu’un meuble inutile.

WILHELM

Ceci peut s’appliquer à vous et à moi, mon cher maître. Vous avez trop joué sur les cordes d’or de la lyre ; et, pendant que vous vous enfermiez dans votre thème favori, les cordes d’airain se sont brisées. Pour moi, ce sera le contraire. Je brise volontairement les cordes célestes que vous avez touchées, afin de jouer avec une ivresse impétueuse sur les cordes passionnées que vous méprisez trop.

ALBERTUS

Et tous deux nous sommes inhabiles, incomplets, aveugles. Il faudrait savoir jouer des deux mains et sur tous les modes…

WILHELM,sans l’écouter.

Maître Albertus, vous avez tant d’empire sur l’esprit d’Hélène ! Voulez-vous vous charger de lui renouveler mes instances, afin qu’elle m’accepte pour mari ?

ALBERTUS

Mon enfant, je m’y emploierai de tout mon cœur et de tout mon pouvoir, car je suis persuadé qu’elle ne pourrait faire un meilleur choix.

WILHELM

Soyez béni, et que le ciel couronne vos efforts ! Bonsoir, mon bon maître. Pardonnez-moi d’être si peu philosophe. Oubliez le disciple ingrat qui vous abandonne, mais souvenez-vous de l’ami dévoué qui vous reste à jamais fidèle.

Scène II
ALBERTUS, seul

Ô sublime philosophie ! c’est ainsi qu’on déserte tes autels ! Avec quelle facilité on te délaisse pour la première passion qui s’empare des sens ! Ton empire est donc bien nul, et ton ascendant bien dérisoire ? – Hélas ! quelle est donc la faiblesse des liens dont tu nous enchaînes, puisque, après des années d’immolation, après la moitié d’une vie consacrée à l’héroïque persévérance, nous ressentons encore avec tant d’amertume l’horreur de la solitude et les angoisses de l’ennui !…

Souverain esprit, source de toute lumière et de toute perfection, toi que j’ai voulu connaître, sentir et voir de plus près que ne font les autres hommes, toi qui sais que j’ai tout immolé, et moi-même plus que tout le reste, pour me rapprocher de toi en me purifiant ! puisque toi seul connais la grandeur de mes sacrifices et l’immensité de ma souffrance, d’où vient que tu ne m’assistes pas plus efficacement dans mes heures de détresse ? D’où vient qu’en proie à une lente agonie je me consume au dedans comme une lampe dont la clarté jette un plus vif éclat au moment où l’huile va manquer ? D’où vient qu’au lieu d’être ce sage, ce stoïque dont chacun admire et envie la sérénité, je suis le plus incertain, le plus dévoré, le plus misérable des hommes ?

S’approchant du balcon.

Principe éternel, âme de l’univers, ô grand esprit, ô Dieu ! toi qui resplendis dans ce firmament sublime et qui vis dans l’infini de ces soleils et de ces mondes étincelants, tu sais que ce n’est point l’amour d’une vaine gloire ni l’orgueil d’un savoir futile qui m’ont conduit dans cette voie de renoncement aux choses terrestres. Tu sais que, si j’ai voulu m’élever au-dessus des autres hommes par la vertu, ce n’est pas pour m’estimer plus qu’eux, mais pour me rapprocher davantage de toi, source de toute lumière et de toute perfection. J’ai préféré les délices de l’âme aux jouissances de la matière périssable ; et tu sais, ô toi qui lis dans les cœurs, combien le mien était pur et sincère ! Pourquoi donc ces défaillances mortelles qui me saisissent ? Pourquoi ces doutes cruels qui me déchirent ? Le chemin de la sagesse est-il donc si rude que, plus on y avance, plus on rencontre d’obstacles et de périls ? Pourquoi, lorsque j’ai déjà fourni la moitié de la carrière, et lorsque j’ai passé victorieux les années les plus orageuses de la jeunesse, suis-je, dans mon âge mûr, exposé à des épreuves de plus en plus terribles ? Regretterais-je donc, à présent qu’il est trop tard, ce que j’ai méprisé alors qu’il était temps encore de le posséder ? Le cœur de l’homme est-il ainsi fait que l’orgueil seul le soutienne dans sa force, et ne saurait-il accepter la douleur si elle ne lui vient de sa propre volonté ? – On dit toujours aux philosophes qu’ils sont orgueilleux !… S’il était vrai ! Si j’avais regardé comme une offrande agréable à la Divinité des privations qu’elle repousse ou qu’elle voit avec pitié comme les témoignages de notre faiblesse et de notre aveuglement ! si j’avais vécu sans fruit et sans mérite ! si j’avais souffert en vain ! – Mon Dieu ! des souffrances si obstinées, des luttes si poignantes, des nuits si désolées, des journées si longues et si lourdes à porter jusqu’au soir ! – Non, c’est impossible ; Dieu ne serait pas bon, Dieu ne serait pas juste s’il ne me tenait pas compte d’un si grand labeur ! Si je me suis trompé, si j’ai fait un mauvais usage de ma force, la faute en est à l’imperfection de ma nature, a la faiblesse de mon intelligence, et la noblesse de mes intentions doit m’absoudre !… M’absoudre ? Quoi ! rien de plus ? Le même pardon que, dans sa longanimité dédaigneuse, le juge accorderait aux voluptueux et aux égoïstes !… M’absoudre ? Suis-je donc un dévot, suis-je un mystique pour croire que la Divinité n’accueille dans son sein que les ignorants et les pauvres d’esprit ? Suis-je un moine pour placer ma foi dans un maître aveugle, ami de la paresse et de l’abrutissement ? – Non ! la Divinité que je sers est celle de Pythagore et de Platon, aussi bien que celle de Jésus ! Il ne suffit pas d’être humble et charitable pour se la rendre propice, il faut encore être grand ; il faut cultiver les hautes facultés de l’intelligence aussi bien que les doux instincts du cœur pour entrer en commerce avec cette puissance infinie, qui est la perfection même, qui conserve par la bonté, mais qui règne par la justice… C’est à ton exemple, ô perfection sans bornes, que l’homme doit se faire juste, et il n’est point de justice sans la connaissance. – Si tu n’as pas cette connaissance, ô mon âme misérable, si tes travaux et tes efforts ne t’ont conduite qu’à l’erreur, si tu n’es pas dans la voie qui doit servir de route aux autres âmes, tu es maudite, et tu n’as qu’à te réfugier dans la patience de Dieu, qui pardonne aux criminels et relève les abjects… Abject ! criminel ! moi dont la vertu épouvante les cœurs tendres et désespère les esprits envieux… Orgueilleux ! orgueilleux ! Il me semble que, du haut de ces étoiles, une voix éclatante me crie : « Tu n’es qu’un orgueilleux ! »

Ô vous qui passez dans la joie, vous dont la vie est une fête, jeunes gens dont les voix fraîches s’appellent et se répondent du sein de ces bosquets où vous folâtrez autour des lumières, comme de légers papillons de nuit ! belles filles chastes et enjouées qui préludez par d’innocentes voluptés aux joies austères de l’hyménée ! artistes et poètes qui n’avez pour règle et pour but que la recherche et la possession de tout ce qui enivre l’imagination et délecte les sens ! hommes mûrs, pleins de projets et de désirs pour les jouissances positives ! vous tous qui ne formez que des souhaits faciles à réaliser, et ne concevez que des joies naïves ou vulgaires, vous voilà tous contents ! Et moi, seul au milieu de cette ivresse, je suis triste, parce que je n’ai pas mis mon espoir en vous, et que vous ne pouvez rien pour moi ! Vous composez à vous tous une famille dont nul ne peut s’isoler et où chacun peut être utile ou agréable à un autre. Il en est même qui sont aimés ou recherchés de tous. Il n’en est pas un seul qui n’ait dans le cœur quelque affection, quelque espérance, quelque sympathie ! Et moi, je me consume dans un éternel tête-à-tête avec moi-même, avec le spectre de l’homme que j’aurais pu être et que j’ai voulu tuer ! Comme un remords, comme l’ombre d’une victime, il s’acharne à me suivre, et sans cesse il me redemande la vie que je lui ai ôtée. Il raille amèrement l’autre moi, celui que j’ai consacré au culte de la sagesse ; et quand il ne m’accable pas de son ironie, il me déchire de ses reproches ! Et quelquefois il rentre en moi, il se roule dans mon sein comme un serpent, il y souffle une flamme dévorante ; et, quand il me quitte, il y laisse un venin mortel qui empoisonne toutes mes pensées et glace toutes mes aspirations ! Ô enfants de la terre, ô fils des hommes ! à cette heure, aucun de vous ne pense à moi, ne s’intéresse à moi, n’espère en moi, ne souffre pour moi ! et pourtant je souffre, je souffre ce qu’aucun de vous n’a jamais souffert et ne souffrira jamais !

La lyre rend un son plaintif. – Albertus, après quelques instants de silence :

Qu’ai-je donc entendu ? Il m’a semblé qu’une voix répondait par un soupir harmonieux au sanglot exhalé de ma poitrine. Si c’était la voix d’Hélène ! Ma fille adoptive serait-elle touchée des secrètes douleurs de son vieil ami ? La faible clarté de cette lampe… Non ! je suis seul ! Oh, non ! Hélène dort. Peut-être qu’à cette heure elle rêve que, soutenue par le bras de Wilhelm, elle erre avec lui sur la mousse du parc, aux reflets d’azur de la lune, ou bien qu’elle danse là-bas dans le bosquet, belle à la clarté de cent flambeaux, entourée de cent jeunes étudiants qui admirent la légèreté de ses pieds et la souplesse de ses mouvements. Hélène est fière, elle est heureuse, elle est aimée… Peut-être aime-t-elle aussi !… Elle ne saurait penser à moi. Qui pourrait penser à moi ? Je suis oublié de tous, indifférent à tous. Qui sait ? haï, peut-être ! Haï ! ce serait affreux !

La lyre rend un son douloureux.

Pour le coup, je ne me trompe pas ; il y a ici une voix qui chante et qui pleure avec moi… Est-ce le vent du soir qui se joue dans les jasmins de la fenêtre ? est-ce une voix du ciel qui résonne dans les cordes de la lyre ? – Non, cette lyre est muette, et plusieurs générations ont passé sans réveiller le souffle éteint dans ses entrailles. Tel un cœur généreux s’engourdit et se dessèche au milieu des indifférents qui l’oublient ou le méconnaissent. Ô lyre, image de mon âme ! entre les mains d’un grand artiste, tu aurais rendu des sons divins ; vins ; et telle que te voici, abandonnée, détendue, placée sur un socle pour plaire aux yeux, comme un vain ornement, tu n’es plus qu’une machine élégante, une boîte bien travaillée, un cadavre, ouvrage savant du créateur, mais où le cœur ne bat plus, et dont tout ce qui vit s’éloigne avec épouvante… Eh bien ! moi, je te réveillerai de ton sommeil obstiné. Un instrument mort ne peut vibrer que sous la main d’un mort…

Il approche du socle et prend la lyre.

Que vais-je faire, et quelle folle préoccupation s’empare de moi ? Quand même cette lyre détendue pourrait rendre quelques sons, ma main inhabile ne saurait la soumettre aux règles de l’harmonie. Dors en paix, vieille relique, chef-d’œuvre d’un art que j’ignore ; je vois en toi quelque chose de plus précieux, le legs d’une amitié à laquelle je n’ai pas manqué et le pacte d’une adoption dont je saurai remplir tous les devoirs.

Il replace la lyre sur le socle.

Essayons de terminer ce travail.

Il se remet devant sa table. – S’interrompant après quelques instants de rêverie :

Comme Wilhelm songe à ma pupille ! Quelle puissance que l’amour ! Ô passion fatale ! celui qui te brave est courageux ; celui qui te nie est insensé… Hélène acceptera-t-elle celui qu’elle a déjà refusé ?… Il me semble qu’elle préfère Hanz !… Hanz a une plus haute intelligence ; mais Wilhelm a le cœur plus tendre, et les femmes ont peut-être plus de plaisir à être beaucoup aimées qu’à être bien dirigées et bien conseillées… Carl aussi est amoureux d’elle… c’est une tête légère… mais c’est un bien beau garçon… Je crois que les femmes sont elles-mêmes légères et vaines, et qu’un joli visage a plus de prix à leurs yeux qu’un grand esprit… Les femmes ! Est-ce que je connais les femmes, moi ?… Quel sera le choix d’Hélène ? Que m’importe ? Je lui conseillerai ce qui me semblera le mieux pour son bonheur, et je la marierai, après tout, selon son goût… – Puisse cette belle et pure créature n’être pas flétrie par le souffle des passions brutales !… Ah ! décidément, je ne travaille pas… Ma lampe pâlit. Il faudra bien que ceci suffise pour la leçon de demain. Essayons de dormir ; car dès le jour mes élèves viendront m’appeler.

Il se couche sur son grabat.

Hélène n’a guère d’intelligence non plus. C’est un esprit juste, une conscience droite ; mais ses perceptions sont bornées, et la moindre subtilité métaphysique l’embarrasse et la fatigue… Wilhelm lui conviendrait mieux que Hanz… Je m’occupe trop de cela. Ce n’est pas le moment… Mon Dieu, réglez selon la raison et la justice les sentiments de mon cœur et les fonctions de mon être. Envoyez-moi le repos !…

Il s’endort.

Scène III

Méphistophélès, sortant de la lampe au moment où elle s’éteint ; Albertus, endormi.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Quel triste et plat emploi que celui de veiller sur un philosophe ! Vraiment me voici plus terne et plus obscurci que la flamme de cette lampe, au travers de laquelle je m’amusais à faire passer sur son papier la silhouette d’Hélène et de ses amoureux. Ces logiciens sont des animaux méfiants. On travaille comme une araignée autour de leur froide cervelle pour les enfermer dans le réseau de la dialectique ; mais il arrive qu’ils regimbent et prennent le diable dans ses propres filets. Oui-dà ! ils se servent de l’ergotage pour résister au maître qui le leur a enseigné ! Celui-ci emploie la raison démonstrative pour arriver à la foi, et ce qui a perdu les autres le sauve de mes griffes. Pédant mystique, tu me donnes plus de peine que maître Faust, ton aïeul. Il faut qu’il y ait dans tes veines quelques gouttes du sang de la tendre Marguerite, car tu te mêles de vouloir comprendre avec le cœur ! Mais vraiment on ne sait plus ce que devient l’humanité ! Voici des philosophes qui veulent à la fois connaître et sentir. Si nous les laissions faire, l’homme nous échapperait bien vite. Holà ! mes maîtres ! croyez et soyez absurdes, nous y consentons ; mais ne vous mêlez pas de croire et d’être sages. Cela ne sera pas, tant que le diable aura à bail cette chétive ferme qu’il vous plaît d’appeler votre monde.