Les solitaires de Myols - Delly - E-Book

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Delly

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Beschreibung

C’était un jardin de couvent, aux portes de Paris. Quelques échos des bruits de la grande ville franchissaient les vieux murs roux, fleuris de ravenelles, mais sans parvenir à troubler la douce quiétude de l’enclos ombragé et frais, où les oiseaux s’en donnaient à cœur joie, certains qu’ils étaient d’être peu troublés en ce second jour de vacances qui voyait s’éloigner les dernières élèves des Dames Dominicaines.
Cependant, deux jeunes filles arpentaient encore lentement une allée ombreuse. À travers le feuillage touffu des marronniers, le soleil réussissait à glisser des flèches d’or qui venaient frapper les cheveux blonds très vaporeux de l’une, les cheveux bruns, un peu rebelles de l’autre. Cette dernière avait une physionomie animée et joyeuse et causait avec une extrême vivacité. Sa compagne lui répondait doucement, un peu mélancoliquement, et sur son charmant visage au teint délicat se lisait une tristesse ou une anxiété.

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Delly

Les solitaires de Myols

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383833659

I

C’était un jardin de couvent, aux portes de Paris. Quelques échos des bruits de la grande ville franchissaient les vieux murs roux, fleuris de ravenelles, mais sans parvenir à troubler la douce quiétude de l’enclos ombragé et frais, où les oiseaux s’en donnaient à cœur joie, certains qu’ils étaient d’être peu troublés en ce second jour de vacances qui voyait s’éloigner les dernières élèves des Dames Dominicaines.

Cependant, deux jeunes filles arpentaient encore lentement une allée ombreuse. À travers le feuillage touffu des marronniers, le soleil réussissait à glisser des flèches d’or qui venaient frapper les cheveux blonds très vaporeux de l’une, les cheveux bruns, un peu rebelles de l’autre. Cette dernière avait une physionomie animée et joyeuse et causait avec une extrême vivacité. Sa compagne lui répondait doucement, un peu mélancoliquement, et sur son charmant visage au teint délicat se lisait une tristesse ou une anxiété.

– J’aime certainement beaucoup le couvent et toutes nos bonnes Mères, disait la brune, mais, enfin, il est bien naturel que je sois très, très heureuse de vivre désormais près de ma chère maman et de mon bon frère Armand, de connaître un peu le monde, d’y faire mon entrée l’hiver prochain. Et vous aussi, sans doute, Huguette chérie ! N’est-ce pas une chose charmante que mon frère vienne précisément d’être nommé substitut à Vousset ? Le château de Myols est tout proche, et nous nous verrons très souvent, n’est-ce pas, amie ?

– J’espère que mon tuteur le permettra, dit Huguette d’un ton pensif.

Sa compagne s’arrêta et la regarda avec surprise.

– En douteriez-vous, Huguette ? Ne m’aviez-vous pas dit que M. d’Armilly vous paraissait très bon ?

– Certes, je le crois bon, loyal et parfait homme d’honneur, j’ajouterai même que j’ai toujours ressenti à son égard une entière et très instinctive confiance, mais, au fond, je le connais fort peu, Laurianne. Songez que depuis huit ans je ne le vois que deux fois par an, au parloir, pendant une demi-heure. Jamais il ne m’a invitée à me rendre à Myols, et toutes mes vacances se sont passées ici ou dans quelques familles amies. J’ai trouvé le procédé un peu singulier, et j’avoue avoir une certaine appréhension de l’existence qui va commencer tout à l’heure. J’ai pensé souvent que c’étaient sa mère et ses sœurs qui avaient empêché M. d’Armilly de me recevoir, craignant peut-être que je ne leur sois une gêne. Dès lors, comment m’accueilleront-elles aujourd’hui, si réellement ma présence leur est imposée par mon tuteur ? Avouez, Laurianne, que tout ceci est un peu inquiétant.

Laurianne ne répondit pas. Elle se sentait quelque peu honteuse d’être si satisfaite, d’avoir, toute prête, une existence ouatée de bonheur, alors que cette charmante Huguette, si frêle et délicate, allait se trouver jetée dans l’inconnu.

Les deux jeunes filles marchèrent quelques instants en silence. Laurianne était devenu songeuse et regardait à la dérobée son amie dont les beaux yeux s’étaient voilés d’un peu de tristesse. Ces yeux, d’un bleu violet, veloutés et profonds, révélaient toute l’âme d’Huguette d’Armilly, sérieuse, tendre et forte.

Ce fut Laurianne qui reprit la parole en posant une main affectueuse sur l’épaule de sa compagne.

– Voyons, Huguette, il ne faut pas vous tourmenter d’avance. Ces parents peuvent être des originaux, mais néanmoins très bons. D’ailleurs, vous connaissez déjà votre tuteur, c’est beaucoup... Quelles personnes habitent encore ce château de Myols ?

– Mme d’Armilly, la mère de mon tuteur ; puis les quatre sœurs de celui-ci, dont je ne connais guère que les noms : Bertrade, Angèle, Clotilde et Sylvaine. Je sais seulement que Clotilde est aveugle. Il y a encore la veuve du frère aîné de mon tuteur, Mme Auguste d’Armilly, avec son fils, un enfant d’une dizaine d’années, je crois.

– Oh ! mais c’est là une très nombreuse famille ! L’existence doit être très gaie à Myols, Huguette ?

– Je ne sais trop, mais en tout cas mon cousin ne le paraît guère. Il est d’ailleurs très froid, très peu communicatif. Peut-être a-t-il un chagrin secret... Enfin, Dieu veille sur moi, et je me confie en Lui seul, car autrement, Laurianne, je vous avoue que je serais bien anxieuse en quittant cette chère maison, nos Mères si bonnes, les amies dont vous êtes la plus aimée.

Laurianne lui sauta au cou avec sa vivacité accoutumée.

– Et moi, je vous aime tant aussi ! Nous serons proches voisines, Huguette, et vous viendrez me conter vos ennuis, si vous en avez. Et puis, vous vous marierez bientôt...

L’apparition d’une tourière au bout de l’allée interrompit la jeune fille.

– On demande Mlle Delbeaume au parloir, dit la Sœur d’une voix essoufflée.

– Merci, ma bonne Sœur Rose. C’est la dernière fois que je vous fais courir... Au revoir, Huguette chérie... Oui, au revoir à Vousset, et à bientôt, n’est-ce pas ?

– Ah ! j’oubliais ! On demande aussi Mlle d’Armilly, dit Sœur Rose en se frappant le front.

– Quelle chance ! Huguette, je vais vous présenter mon frère ! s’écria Laurianne radieuse. Et puis, je verrai votre tuteur, je vous dirai mon opinion sur lui...

Huguette souriant de la joyeuse vivacité de son amie, se laissa entraîner vers le parloir. Elles y entrèrent ensemble, et ceux qui les attendaient eurent un mouvement de surprise charmée en voyant apparaître ces deux jeunes filles également gracieuses, bien qu’absolument dissemblables : Laurianne Delbeaume, grande, svelte, très brune, les yeux noirs et vifs ; Huguette, petite, un peu frêle, blonde et finement jolie, d’une exquise distinction dans le moindre de ses mouvements.

Laurianne s’élança vers un grand jeune homme brun comme elle, et auquel elle ressemblait d’ailleurs extrêmement. Huguette marcha vers le fond du parloir, où se tenaient assis M. d’Armilly, son tuteur, et une jeune personne complètement inconnue d’elle.

Tous deux se levèrent, et M. d’Armilly tendit la main à sa pupille.

– Comment allez-vous, Huguette, depuis ma dernière visite ? demanda-t-il d’une belle voix grave, qui s’alliait fort bien avec sa haute taille et son apparence sévère et imposante.

– Très bien, je vous remercie, mon cousin, répondit Huguette avec la timidité qui la saisissait toujours en présence de son tuteur.

– Je vous présente Angèle, ma seconde sœur, dit M. d’Armilly.

Huguette leva les yeux vers sa cousine. Elle vit un beau visage pâle et fatigué, des bandeaux de cheveux fauves, des yeux très bleus, à l’expression fière, un peu lasse. Angèle, grande et mince, portait avec une extrême distinction un costume foncé excessivement simple.

– Je suis très heureuse de vous connaître, ma cousine Huguette, dit-elle en lui tendant la main.

Son accent était doux, assez cordial, et une ombre de sourire flottait sur ses lèvres pâles. Elle attira Huguette à elle et lui mit sur le front un baiser léger.

– Elle paraît plus jeune que son âge, Renaud, ajouta-t-elle en se tournant vers son frère.

– Oui, un peu... Ainsi, Huguette, nous vous emmenons à Myols ?

Il sembla à Huguette qu’un regret vibrait dans l’accent de Renaud d’Armilly.

– Si vous le voulez bien, mon cousin, dit-elle timidement. Cependant, si je devais vous gêner en quoi que ce soit, laissez-moi encore ici, je n’y serai pas malheureuse, je vous assure.

Les yeux noirs de M. d’Armilly, très pénétrants, se posèrent sur le doux visage de sa pupille.

– Certainement, vous pourriez y demeurer encore un an ou deux, mais il faudrait toujours en venir au départ... et à la connaissance de Myols.

Ces mots semblèrent passer plus difficilement entre ses lèvres.

– Ainsi donc, nous avons résolu de vous appeler parmi nous, Huguette, conclut-il résolument. Nous ferons notre possible afin que vous y trouviez un peu de bonheur... n’est-il pas vrai, Angèle ?

– Oui, nous accomplirons tout ce qui sera en notre pouvoir, dit gravement Angèle, qui n’avait pas quitté la main de sa cousine. Êtes-vous prête, Huguette ?

– Toute prête, ma cousine. Je vais seulement dire un dernier adieu à nos bonnes Mères, si vous le permettez.

– Faites, nous avons tout notre temps, dit Renaud. Nos quelques courses à travers Paris sont terminées et le train part dans une heure seulement.

Huguette se dirigea vers la porte. Ce que voyant, Laurianne, après un bref mot d’explication à son frère, s’élança à la suite de son amie.

– Vous allez dire adieu aux Mères, chérie ? Moi aussi. Armand va m’emmener tout de suite. Nous allons passer deux jours chez une cousine, à Saint-Germain, et nous partirons après seulement pour la Savoie, où nous attend maman... Dites donc, Huguette, M. d’Armilly me paraît très bien... Un peu froid et hautain, mais très bien, je le répète. Seulement, je me le figurais un peu plus jeune.

– Il me semble qu’il doit avoir environ trente-cinq ans, mais il paraît certainement davantage. Il a peut-être souffert.

– On le dirait... Et la jeune dame est de vos cousines ?

– Oui, Angèle, la cadette. Elle semble bonne et aimable, mais bien triste.

– C’est vrai, je l’ai remarqué aussi. Elle a probablement une mauvaise santé. Enfin, ils ne paraissent pas des ogres, amie Huguette, et j’espère que vous serez heureuse auprès d’eux.

Un quart d’heure plus tard, les deux jeunes filles rentraient dans le parloir. Huguette, surmontant sa timidité, s’avança vers ses cousins en tenant la main de Laurianne.

– Voulez-vous me permettre de vous présenter ma meilleure amie, Laurianne Delbeaume ? Elle va vivre tout près de Myols, à Vousset...

– Et j’espère que vous permettrez à ma chère Huguette de me voir souvent ? s’écria Laurianne avec sa grâce enjouée, bien qu’elle fût quelque peu gênée par la mine fière du tuteur d’Huguette.

Angèle eut un brusque mouvement et ses lèvres tremblèrent un peu. Une contraction altéra une seconde le visage de Renaud d’Armilly, une expression douloureuse traversa ses yeux sombres. Mais avant qu’il eût pu répondre, la vive Laurianne avait fait signe à son frère, et celui ci s’avança avec empressement.

– Voici mon frère, Armand Delbeaume, tout fraîchement nommé substitut à Vousset.

– Et très heureux de connaître des habitants de ce beau pays, dont je suis déjà enthousiaste, dit le jeune homme d’un ton aimable, en tendant la main à Renaud après avoir salué Angèle et Huguette.

– Oui, notre pays est admirable, répondit froidement M. d’Armilly. Vous aurez occasion de faire de délicieuses promenades, Mademoiselle.

– Oh ! je suis ravie d’avance ! s’écria la jeune fille. Nous organiserons des excursions et nous emmènerons Huguette. Vous ne nous la refuserez pas, Monsieur ?

– Non, je ne vous la refuserai pas, répondit Renaud d’un ton un peu singulier.

– Et cet hiver, nous irons en soirée. On dit que la société de Vousset est charmante ?

Angèle, jusque-là silencieuse, dit d’un ton bref, nuancé d’une indéfinissable amertume.

– Charmante, en effet. Vous y serez très bien accueillie, Mademoiselle.

– Tant mieux ! Et vous me promettez de me donner souvent Huguette ?

– Huguette sera libre, répondit M. d’Armilly d’un ton grave et froid.

Il ajouta, en s’adressant à Armand Delbeaume :

– Connaissez-vous Myols, Monsieur ?

– Non, pas du tout. Je me suis tout juste rendu à Vousset pour trouver un logement, j’y ai installé ma mère et me voici depuis hier à Paris pour emmener ma sœur. Mais je me ferai un plaisir d’aller faire plus ample connaissance avec vous, aussitôt notre installation terminée.

De nouveau, les lèvres d’Angèle tremblèrent. M. d’Armilly dit d’un ton ferme et glacé :

– Myols vous sera ouvert quand vous le voudrez, Monsieur. Allons, Huguette, je crois que cette fois, il ne faut plus nous retarder.

Les deux amies s’embrassèrent en pleurant. Laurianne, en répondant au salut de M. d’Armilly, répéta encore :

– Vous permettrez que nous nous voyions... souvent, très souvent ?

– Tant que vous le voudrez, répondit-il du même accent énigmatique.

Une heure plus tard, le train emportait hors Paris Huguette d’Armilly, son tuteur et Angèle.

La jeune fille était en route pour l’inconnu, car telle était pour elle cette famille d’Armilly, dont elle ne connaissait encore que deux membres.

Et ceux-là même, comment les connaissait-elle ? Elle avait vu Angèle pour la première fois aujourd’hui, elle ne savait rien de cette jeune personne grave et triste, qui semblait en proie, à une mystérieuse souffrance, courbée sous quelque fardeau moral. Sous son attitude cordiale envers sa jeune cousine, celle-ci croyait sentir comme une contrainte, un effort pour soulever une indifférence absolue.

Et Renaud ? Ainsi qu’elle l’avait dit à Laurianne, il avait été depuis huit ans le plus correct des tuteurs. Les rares et très sages désirs d’Huguette avaient toujours trouvé en lui un prompt acquiescement, elle le croyait bon sous son apparence altière et concentrée, en tout cas, il avait les manières et les procédés d’un parfait gentilhomme. Et c’était tout. En réalité, elle ne savait rien du véritable caractère de cet homme dont elle allait dépendre légalement pendant deux ans encore.

Elle dirigea machinalement son regard vers lui. Il était assis en face d’elle, près d’Angèle, la tête un peu tournée vers la portière et regardant vaguement le monotone paysage. Elle fut frappée de l’expression de fermeté douloureuse empreinte sur ce beau visage, sévèrement encadré d’une barbe noire et de cheveux sombres, légèrement bouclés. Des rides précoces, un pli profond qui ne s’effaçait pas du front, témoignaient que Renaud d’Armilly avait souffert.

Mais Huguette ne connaissait rien des mystérieuses épreuves de son tuteur et d’Angèle, elle ignorait tout de leur vie passée et présente, et ce silence pesait d’un poids très lourd sur ce cœur de dix-neuf ans, aimant, droit et ouvert, tout prêt à répandre des trésors d’affection délicate et dévouée, et qui se heurtait, dès le premier instant, à une réserve courtoise et hautaine de la part de Renaud, mélancolique et fière chez Mlle d’Armilly.

Avec un très léger soupir que n’entendirent ni le frère ni la sœur, Huguette se renfonça dans son coin, en songeant qu’au moins elle reverrait là-bas un visage connu et cher, – celui de Laurianne, l’ardente et impétueuse Laurianne, que la loi des contrastes avait unie intimement à celle que les religieuses appelaient quelquefois, entre elles, « notre petit ange Huguette ».

 

II

 

Aux approches de Vousset, Huguette se trouva distraite par l’admirable paysage, la perspective lointaine, superbe, des Alpes savoyardes, la vue des petites villes et des villages pittoresquement nichés dans les vallées. Elle n’avait pas voyagé, si ce n’est pour se rendre à Dieppe ou à Granville, avec une famille amie, elle ne connaissait rien de cette Savoie qui était cependant son pays natal et le berceau de sa famille paternelle. Elle l’avait quittée toute petite, sa mère s’étant installée à Paris, près de son unique sœur, après la mort de son mari, le lieutenant Hugues d’Armilly, tué au Sénégal dans une expédition. Mme d’Armilly, de faible santé, ne pouvait s’occuper elle-même de sa fille, ses ressources restreintes ne lui permettaient pas de la faire instruire près d’elle, et Huguette fut mise au couvent dès l’âge de six ans. Elle avait onze ans lorsque sa mère, qui venait de faire un assez joli héritage et s’apprêtait à la rappeler près d’elle, mourut subitement de la maladie dont elle souffrait depuis tant d’années.

Du côté maternel, Huguette n’avait plus que des parents tout à fait éloignés et fort indifférents. Renaud, fils d’un cousin d’Hugues d’Armilly, et qui avait conservé des relations avec la veuve de celui-ci, demanda la tutelle de l’orpheline qui lui était cependant à peu près inconnue, cette année-là, elle s’en souvenait, il lui promit de l’emmener à Myols aux vacances, et elle reçut une gentille lettre de sa cousine Sylvaine, qui avait alors seize ans. Ce fut la première et la dernière, et Renaud ne parla plus de son projet. Huguette avait longtemps pensé qu’elle ne connaîtrait jamais la vieille demeure où était né et où avait été élevé son père, et ce pays de Savoie, qu’elle aimait d’instinct, le beau et fier pays tout embaumé du souvenir du doux François de Sales.

Et cependant, elle était aujourd’hui sur le chemin de Myols. Renaud voulait accomplir son devoir jusqu’au bout, et, ne pouvant laisser indéfiniment au couvent sa pupille qui n’avait pas la vocation religieuse, il se décidait enfin à l’introduire parmi les siens, peut-être malgré l’opposition de ceux-ci, en tout cas, sans un très vif empressement.

M. d’Armilly, sortant tout à coup de ses graves songeries, vit Huguette intéressée et charmée par le panorama qui défilait sous ses yeux, et il se mit à lui parler de la Savoie qu’il connaissait parfaitement pour l’avoir parcourue en tous sens. On devinait en lui, sous la froideur voulue, une âme éprise des beautés de la nature et profondément attachée au pays natal, une intelligence très pénétrante et extrêmement cultivés. Huguette était capable de comprendre des sentiments qu’elle partageait elle-même, et quelques réflexions faites par elle parurent surprendre M. d’Armilly, par la finesse d’observation et le sens artistique très délicat dont elles témoignaient.

– Mais vous me semblez une petite personne très réfléchie, Huguette, très instruite, aussi, dit-il avec une sorte de sourire.

Elle leva vers lui ses yeux où passait un peu de malice.

– Vous me croyiez encore une enfant, mon cousin ? Détrompez-vous, je suis assez sérieuse, malgré ma petite apparence. Quant à l’instruction, j’ai essayé de profiter le mieux possible des leçons de nos chères Mères, mais je suis bien loin d’être un puits de science, et, si vous le permettez, je continuerai de travailler à Myols.

– Certes, et même je vous y engagerais fortement, si vous n’y étiez disposée. Ce sera le meilleur dérivatif à...

Il s’interrompit une seconde et son visage se contracta un peu.

– À la solitude de Myols. Après tout, mieux vaut que vous ne soyez pas l’enfant que j’avais vue jusqu’ici en vous... Oui, cela est préférable, Angèle.

Mlle d’Armilly eut un léger mouvement d’épaules.

– Je ne sais trop, Renaud. Les enfants souffrent moins profondément, il me semble.

– On ne reste pas toujours enfant, ma pauvre Angèle, et le moment vient quand même des dures révélations de la vie. Huguette en a été préservée jusqu’ici, j’aurais voulu les lui éviter encore, mais elle a dix-neuf ans, son éducation est terminée, il lui faut connaître l’existence telle qu’elle se présente pour elle.

– Quelle existence ! murmura Angèle d’un accent d’indicible amertume.

Huguette les regarda avec un peu d’effroi. Que signifiaient ces physionomies assombries, ces paroles qui semblaient lui promettre quelque mystérieuse souffrance ?

Mais Renaud vit l’anxiété, subitement apparue sur la physionomie de sa pupille. Une lueur de compassion traversa ses yeux noirs, et il dit d’un ton encourageant :

– Allons, ne vous effrayez pas, Huguette, nous ferons notre possible pour que vous ne soyez pas trop malheureuse à Myols.

– Oh ! non, elle ne sera pas malheureuse... Elle sera comme nous, murmura Angèle d’un ton de sarcasme douloureux.

Et Huguette se demanda avec un peu d’angoisse si vraiment elle serait la proie du désenchantement de toutes choses et de la tranquille amertume qui caractérisaient Angèle d’Armilly.

À trois heures de l’après-midi, le train arriva en gare de Vousset. Sur le quai attendait une jeune fille, un peu moins grande qu’Angèle, mais d’une extrême sveltesse. Elle avait aussi des cheveux fauves, des traits fins et réguliers, une remarquable distinction de manières, mais son visage, bien qu’un peu pâli, avait beaucoup plus de jeunesse et de fraîcheur que celui d’Angèle, et ses yeux étaient noirs, très beaux et un peu fiers.

– Sylvaine, ma dernière sœur, dit Renaud à Huguette.

Sylvaine embrassa posément sa cousine, sans aucun élan, sans froideur cependant.

– Bonjour, Huguette, je suis contente de vous connaître. Vous allez être comme une petite sœur pour nous, car vous serez la plus jeune. Moi, j’ai vingt-quatre ans...

Les paroles étaient aimables, mais prononcées gravement, et même avec une sorte de mélancolie. Tout en répondant à sa cousine un de ces petits mots gracieux venus du cœur qu’elle savait si bien dire lorsqu’elle ne se trouvait pas trop intimidée, Huguette constata que la jolie Sylvaine ne paraissait pas plus gaie que son frère et sa sœur.

Ils sortirent tous de la gare et montèrent dans la voiture qui les attendait, une calèche de forme ancienne que conduisait un vieux cocher en livrée sombre. Huguette se demanda pourquoi on les regardait beaucoup, et d’un air qui n’exprimait pas précisément la bienveillance et la considération. En reportant les yeux vers ses cousines, elle vit qu’Angèle, plus pâle encore, regardait droit devant elle, en serrant un peu les lèvres, que Sylvaine, la tête redressée, ne détournait pas ses yeux pleins d’un défi hautain. Quant à Renaud, rien ne bougeait sur sa physionomie, mais il parut à Huguette que ce beau visage froid s’était raidi encore davantage.

Bien que le cocher menât bon train ses deux vieux chevaux, la jeune fille put saisir, au passage des rues, quelques coups d’œil hostiles, deux ou trois exclamations étouffées par le bruit de la voiture sur les pavés. Les deux sœurs conservaient leur même attitude, Renaud ne semblait rien voir ni rien entendre. Il dit seulement à Sylvaine :

– Nous aurions dû faire fermer la voiture, aujourd’hui.

– Un peu plus tôt, un peu plus tard... murmura-t-elle.

M. d’Armilly fronça les sourcils.

– Je ne suis pas de ton avis, dit-il un peu sèchement. Je voudrais reculer le plus possible...

– Je le comprends, mais tu sais comme moi que c’est chose inutile. Mieux vaut entrer courageusement dans la réalité.

Sylvaine avait un petit ton positif et des manières décidées qui contrastaient avec l’attitude lasse et le calme découragement de sa sœur. Elle aussi avait souffert – souffrait encore peut être, – on le voyait à son sérieux précoce que ne venait éclairer aucun sourire, à l’éclat douloureux qui traversait parfois ses prunelles noires, mais elle paraissait supporter cette souffrance avec un stoïcisme hautain, analogue à celui de Renaud.

La voiture avait quitté la ville, elle s’était engagée sur une grand-route d’où le regard s’étendait sur la vallée inondée de soleil, traversée d’une rivière torrentueuse dont les ondes bouillonnantes étincelaient de feux incomparables. Là-bas, au-dessus des bois sombres, se dressaient les montagnes toutes blondes dans ce lointain rayonnant de lumière. Et Renaud dit tout à coup :

– Voici Myols, Huguette.

La voiture s’engageait dans un chemin large et montueux, bordé de grandes haies fleuries. À un tournant apparut une construction massive, posée au sommet d’une petite colline. Un second tournant la déroba aux regards jusqu’à l’instant où la voiture, après une montée plus raide, déboucha devant une large grille de fer rouillé derrière laquelle s’étendait la cour pavée qui précédait le château de Myols.

Cette antique construction avait fort grand air avec ses épaisses murailles brunies par les siècles et ses deux tours carrées, veuves de leurs mâchicoulis et de leurs créneaux. C’était là une des plus vieilles demeures de la Savoie, une ancienne place forte qui avait connu des jours glorieux. Aujourd’hui, les fossés remplis d’eau subsistaient encore, mais le pont-levis avait disparu, et ce fut sur un large pont de pierre grise que passa Huguette pour entrer dans le logis patrimonial de sa famille.

Le vestibule très large, très haut, très austère avec ses murs faits de larges pierres noircies, lui parut d’une délicieuse fraîcheur au sortir de l’atmosphère embrasée du dehors. En passant, elle jeta un coup d’œil curieux sur la décoration cynégétique des murailles, sur les vieux bancs de chêne sculpté et l’immense lanterne de fer forgé qui était bien le mode d’éclairage approprié à cette entrée imposante. Mais Renaud et ses sœurs ne lui laissèrent pas le loisir de jouir des beautés antiques du vestibule de Myols. Sylvaine ouvrit une porte et dit :

– Entrez, Huguette. Je vais prévenir ma mère de votre arrivée.

Angèle s’éloigna à la suite de sa sœur, et Huguette entra avec M. d’Armilly dans une salle à manger immense, tendue de tapisseries fanées, ornée d’une monumentale cheminée de pierre et de vieux meubles massifs, noircis par le temps. Sous les rayons du soleil, les vitraux des hautes fenêtres flamboyaient, répandant dans la salle des nappes de pourpre, d’azur et de jaune d’or. Ces nuances variées et décroissantes coloraient de reflets étranges les verres et les carafes disposés sur la table, les assiettes de fine porcelaine, les pêches veloutées et les prunes violettes qui garnissaient les coupes de vieille faïence. Car un petit couvert était dressé sur un coin de la table carrée, dans la grande salle déserte au seuil de laquelle s’arrêta tout d’abord Huguette, un peu intimidée par ses proportions imposantes.

Au même moment, d’une pièce voisine dont la porte était ouverte, sortaient deux personnes si absolument dissemblables que l’on n’eût pu les croire de la même famille. Cependant Renaud dit :

– Voici Bertrade et Clotilde.

Et Huguette sut ainsi que c’étaient là les deux sœurs, l’aînée et la troisième des demoiselles d’Armilly.

Bertrade conduisait sa sœur aveugle. Bien que Clotilde fût d’une taille au-dessus de la moyenne, elle semblait presque petite près de cette imposante personne, plus grande que Renaud, bien faite et un peu forte. Bertrade d’Armilly avait une tête puissante, des traits irréguliers et très accentués, un teint brouillé et une expression peu avenante, mélange de tristesse morose et de fierté sombre, mais elle possédait une magnifique chevelure noire à reflets bleutés, et elle avait au plus haut degré cette noblesse d’attitude, cette aristocratique distinction qui étaient l’apanage des d’Armilly.

Elle ne manquait pas non plus de ces qualités, la jeune aveugle qui s’avançait aux côtés de Bertrade, mais, tout au contraire de son aînée, il n’y avait en elle que charme et grâce. Les beaux traits d’Angèle et de Sylvaine semblaient chez elle encore plus affinés, son teint ressortait d’une blancheur neigeuse près des cheveux noirs, relevés avec une simplicité qui seyait à ce doux visage, digne d’une Madone de Raphaël si les yeux l’eussent animé de leur lumière. Mais, tel qu’il était, il possédait un charme de douceur aimable, un peu mélancolique, qui attira aussitôt le cœur d’Huguette.

– Bertrade, voici Huguette d’Armilly, dit Renaud en prenant la main de sa pupille.

Les yeux noirs de Bertrade, – des yeux très enfoncés dans l’orbite, un peu durs et froids, – dévisagèrent une seconde la jeune fille. Elle tendit la main à sa cousine en lui adressant d’un ton indifférent une banale phrase de bienvenue. Mais Clotilde, quittant le bras de sa sœur, étendit les deux mains vers Huguette.

– Embrassez-moi, cousine Huguette, je suis bien contente de vous connaître, dit-elle avec grâce.

– Et moi aussi, je vous assure, dit sincèrement Huguette, dont le cœur aimant et plein de compassion était déjà séduit par la vue de cette jolie créature frappée d’une telle épreuve.

Mais, tandis qu’elle baisait le front de Clotilde, elle entendit Bertrade qui se murmurait à elle-même :

– Il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir en voyant commencer le martyre de quelqu’un.

– Bertrade ! dit un peu brusquement M. d’Armilly.

Elle secoua légèrement les épaules.

– Tu auras beau faire, Renaud, il faudra toujours en arriver là... Huguette, voulez-vous prendre quelque chose ? Sylvaine avait tout préparé avant de partir pour la gare, car, pour moi, il ne faut pas me demander de plonger dans les détails de ménage. Angèle et Sylvaine ont accepté ce fardeau vulgaire, mais il m’a été impossible de les imiter... absolument impossible ! répéta-t-elle avec force.

Il parut à Huguette qu’un peu d’irritation passait dans les yeux de M. d’Armilly. Mais sa voix avait son accent habituel, lorsqu’il invita sa pupille à prendre place à table.

Lui-même s’assit près d’elle, ainsi qu’Angèle, qui arriva peu après en annonçant que Sylvaine avait été à la recherche de sa mère dans le jardin. Aucun des voyageurs ne fit beaucoup honneur au lunch préparé pour eux. Huguette se sentait émue de son subit changement d’existence, un peu gênée par la froideur polie et la fierté triste de ceux qui l’entouraient.

Lorsqu’ils eurent terminé ce léger repas, M. d’Armilly se leva.

– Si vous le voulez, Huguette, nous pouvons aller au-devant de ma mère, proposa-t-il.

Ils entrèrent tous dans la pièce voisine, une grande salle ornée de portraits d’ancêtres et de vieux meubles en noyer d’apparence plus robuste qu’élégante. Là devait être le lieu de réunion habituel de la famille, car l’on y voyait des corbeilles à ouvrage, un bureau sur lequel étaient rangés des livres de compte, une table à jeu et même un corsage en voie d’exécution jeté sur le dos d’un fauteuil. Mais, dans cette pièce familiale même, régnait la simplicité sévère et absolue, un peu austère, qu’Huguette avait déjà pu remarquer sur la physionomie et dans le costume de ses cousines, comme aussi dans la décoration du vestibule et de l’imposante salle à manger, comme dans l’aspect extérieur du vieux château lui-même.

Cette impression de grave et presque majestueuse tristesse était encore accentuée dans cette pièce par la demi-obscurité que procuraient les persiennes closes. Renaud alla ouvrir l’une des portes-fenêtres et le soleil entra en flots d’or, éclairant soudain les murs où se dressaient, dans leurs cadres ternis, des magistrats en robe rouge garnie d’hermine, des seigneurs en justaucorps de buffle ou de velours, des dames très raides et somptueusement parées.

– Voici ma mère, dit M. d’Armilly.

Huguette se rapprocha de la fenêtre. Dans une allée, avançaient rapidement Sylvaine et une personne très grande, d’une maigreur que rendait plus frappante sa longue robe noire dépourvue du moindre ornement. À mesure qu’elle approchait, Huguette distinguait des traits flétris, des yeux creusés, une chevelure blanche coiffée en couronne. Une expression de tristesse indicible, de lassitude résignée, se voyait sur cette physionomie altérée, vieillie par les chagrins, dans les yeux bleus très doux, semblables à ceux d’Angèle, qui s’arrêtèrent sur Huguette.

– Voici donc notre petite cousine ! Soyez la bienvenue à Myols, mon enfant, dit-elle, avec tranquille bienveillance.

Elle l’attira à elle et l’embrassa. Puis, gardant la main de la jeune fille entre les siennes, elle l’examina d’un rapide regard.

– Elle n’a rien des d’Armilly, il me semble... Vous ressemblez beaucoup à votre mère, Huguette.

– Mais elle a les yeux de Victoria, dit la voix brève de Bertrade.

Huguette, qui regardait par hasard son tuteur, le vit tressaillir, tandis qu’une ombre descendait dans son regard.

– Quant à la nuance, peut-être, mais non pour l’expression, répondit-il d’un ton calme et froid.

– Heureusement pour elle... et pour nous, murmura Mme d’Armilly d’une voix un peu altérée. Angèle, tu vas conduire ta cousine à sa chambre... Nous dînons à sept heures, mon enfant.

– Rosemonde n’a-t-elle pas été prévenue de l’arrivée d’Huguette ? demanda M. d’Armilly..

– Elle a sa migraine et n’a pas paru aujourd’hui, Gérardine est près d’elle.

– Et Loys aussi, probablement ? Malgré tout ce que je puis lui dire, elle persiste à garder l’enfant dans cette chambre saturée d’éther ! dit Renaud avec irritation. Je n’ai jamais connu d’obstination semblable à la sienne... Huguette, il vous faudra attendre à demain pour faire la connaissance de la veuve de mon frère Augustin et de Loys, mon neveu, un pauvre enfant bien chétif, ajouta-t-il avec un hochement de tête soucieux.

– Et que sa mère aime d’une affection désordonnée, au point qu’elle a une peine infinie à se séparer de lui pendant une heure, dit Bertrade. J’ai pensé parfois que cette petite femme frivole et déraisonnable deviendrait capable de tout – grand bien ou grand mal – pour donner un peu plus de bonheur à son fils.

Aucune protestation ne s’éleva. Probablement l’opinion de Bertrade était celle de tous. M. d’Armilly s’était un peu brusquement détourné pour relever un rideau qui lui tombait sur l’épaule. Lorsque son visage reparut dans la pleine lumière, Huguette constata qu’il était extrêmement pâle.

– Allons, à tout à l’heure, Huguette, dit-il d’une voix fort calme. Demain, vous ferez plus ample connaissance avec Myols, votre demeure désormais.

Bertrade hocha la tête en murmurant une phrase où Huguette crut discerner le mot de « prison ».

Angèle, du geste, invita sa cousine à la suivre, et toutes deux, ayant de nouveau traversé la salle à manger, gravirent le large escalier de pierre grise. Après avoir suivi un long corridor du premier étage, Angèle ouvrit une porte et dit :

– Vous voici chez vous, Huguette.

Huguette entra dans une grande chambre tendue de drap brun un peu fané, ornée de beaux meubles Louis XV garnis de ciselures dorées. Par les deux grandes fenêtres largement ouvertes, le soleil couchant entrait tout à l’aise, inondant de lumière rose la chambre confortable et sévère, dont les seuls ornements étaient un portrait masculin, une monumentale pendule Louis XV et de majestueux candélabres en bronze doré.

– C’était l’appartement de votre père, c’est là aussi que vous êtes née, dit Angèle, tout en remettant à sa place une chaise égarée au milieu de la pièce. Vous l’arrangerez à votre gré. Là-haut, nous avons les quelques meubles et souvenirs de famille que Renaud a fait apporter après la mort de votre mère. Vous les placerez ici comme il vous plaira ; nous avons préféré vous laisser agir à votre guise, ne connaissant pas vos goûts.

– Cette chambre est déjà très bien ainsi, dit sincèrement Huguette. Je vous remercie de me l’avoir donnée. Si peu que j’aie connu mon père, j’ai conservé de lui un souvenir très profond et très doux.

– Le voici, dit Angèle en désignant le portrait.

Huguette se rapprocha et considéra avec émotion ce beau visage un peu pâle, ces yeux au regard droit et tendre, cette bouche souriante. Elle fut frappée tout à coup de la ressemblance qui existait entre son père et Renaud. Mais chez le jeune lieutenant, on sentait le calme bonheur de l’homme heureux, dont la vie n’a connu que de légères épreuves, alors que son neveu, à peu près du même âge, semblait porter un pesant fardeau de douleur.

Angèle s’éloigna, et peu après le cocher et une vieille servante apportèrent la malle d’Huguette. La jeune fille procéda à sa toilette et au rangement de ses vêtements, besogne peu compliquée, car sa garde-robe ne se trouvait pas abondamment garnie. Sur la demande de M. d’Armilly, la supérieure du couvent avait fait confectionner à Huguette un trousseau modeste et des robes simples, mais suffisamment rapprochées du goût du jour pour que la jeune fille se trouvât semblable à tout le monde. Ce n’était pas la faute de la bonne Mère Agathe si cette petite pensionnaire portait avec une incomparable élégance et un charme inné, les plus modestes toilettes, et même le disgracieux uniforme du couvent qui horripilait Laurianne, si, dans des robes presque austères, et avec sa coiffure dénuée de toute prétention. Huguette demeurait toujours aussi délicatement jolie.

Une fois habillée et recoiffée, la jeune fille s’approcha de la fenêtre. Elle se rendit compte alors du bruit sourd et ininterrompu qu’elle entendait depuis son entrée dans cette chambre. De ce côté, la façade du château s’élevait sur une falaise à pic, au bas de laquelle grondait un torrent. En face se dressait une seconde falaise, moins élevée, garnie d’une maigre végétation, et au delà de laquelle s’espaçaient de petits monticules rocheux, incultes, puis des châtaigneraies superbes qui s’en allaient rejoindre les premières assises des montagnes aux flancs boisés.

Au premier moment, Huguette se sentit le cœur un peu serré devant ce paysage sévère. Mais le soleil jetait d’étranges reflets sur les roches grisâtres, couvertes d’une sorte de petit lichen rouge, il enveloppait de lumière les sommets lointains et les châtaigneraies silencieuses, il parvenait même à illuminer de ses dernières clartés l’étroit canon où mugissait le torrent.

L’eau grise et bouillonnante semblait faite d’argent en fusion, l’écume paraissait une neige mobile et étincelante... Et Huguette se laissa si bien prendre à la magie de ce spectacle qu’elle sursauta en entendant frapper à sa porte.

Ce fut Sylvaine qui entra, lui annonçant que le dîner allait être servi.

– Vous regardiez le paysage ? dit-elle en étendant la main vers la fenêtre. Peut-être n’en appréciez-vous pas encore la beauté un peu particulière, mais si vous êtes une vraie d’Armilly, vous vous attacherez bientôt à notre austère Myols, comme nous tous, dont cette vieille demeure est l’asile et la consolation.

Les lèvres de Sylvaine frémissaient un peu en prononçant ces mots. Mais, secouant vivement la tête, elle saisit le bras d’Huguette et toutes deux, reprenant le long corridor, descendirent l’imposant escalier aux marches très larges, fortement usées.

Au moment où les jeunes filles atteignaient les derniers degrés, une porte s’ouvrit, livrant passage à une personne vêtue de clair, dont le visage demeurait indistinct dans la demi-obscurité du vestibule. Elle s’arrêta deux secondes, probablement saisie par la vue des silhouettes imprécises de Sylvaine et d’Huguette. Mais elle possédait peut-être une vue analogue à celle des félins, ou bien elle connaissait parfaitement la tournure de la dernière des demoiselles d’Armilly, car elle dit sans hésiter :

– Bonsoir, Sylvaine.

– Bonsoir, Gérardine, répondit froidement Sylvaine.

Et l’ombre claire s’éloigna vers la porte de sortie, par laquelle elle disparut.

– Gérardine Daussy est l’amie, l’indispensable compagne de ma belle-sœur, dit Sylvaine en manière d’explication. Elle a été l’amie d’enfance de Renaud et de Bertrade. C’est la petite-fille d’un ancien régisseur de notre grand-père, mais elle a reçu une éducation très soignée et se trouve douée d’une grande facilité d’assimilation. Moi, je ne l’aime guère, je ne saurais trop expliquer pourquoi. Quand vous la connaîtrez, vous me direz votre avis sur elle, ma cousine.

Pendant le dîner régna la même gravité mélancolique qui semblait envelopper tous les membres de la famille d’Armilly. Renaud, sa mère et ses sœurs montrèrent pour Huguette une sollicitude paisible ; elle se sentait l’objet d’une sympathie sincère, mais singulièrement enveloppée de réserve. D’ailleurs, les rapports des habitants de Myols entre eux étaient exempts de toute chaleur, de tout élan affectueux ; mais on les sentait néanmoins extrêmement unis et se comprenant à demi-mot. Renaud semblait posséder sur ses sœurs, y compris la fière Bertrade, une influence prépondérante, et sa mère elle-même lui témoignait une sorte d’affectueuse déférence. Lui, d’ailleurs, exerçait cette autorité sans affectation, sans raideur, avec la calme assurance qui ne l’abandonnait jamais et l’absolue possession de lui-même qui révélait un équilibre parfait de ses facultés, de telle sorte qu’il paraissait très naturel d’obéir à cet homme grave et fier, en qui l’on devinait, sous la froideur un peu hautaine, un esprit très supérieur.