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Dans la nuit du 3 au 4 août 2012, une jeune femme disparaît à la sortie d'une boîte de nuit dans les Landes.
Bientôt d'autres nuits vont suivre, et d'autres disparitions.
Et bientôt plus aucun doute possible : la pire des créatures, celle que tout le monde pensait appartenir à un sanglant passé, est de retour.
Mais ses adversaires les plus redoutables aussi...
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Seitenzahl: 399
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Publishroom Factorywww.publishroom.com
ISBN : 978-2-38625-993-7
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Arnaud FORNIELES
Les vampires et ceux qui les traquent
Les Landes, dans la nuit du 3 au 4 août 2012
Les enceintes vomissaient leurs décibels à travers les trois étages noirs de fêtards.
Boîte « de nuit », L’Éclipse ouvrait en fait ses portes bien avant que les derniers rayons du soleil ne se retirent. Et le jour, la nuit, les heures n’y étaient que des mots, n’ayant plus de prise sur les lieux et leurs occupants.
On y venait pour faire la fête, peu importe quand.
Et qu’importe jusqu’à quand.
Plus de repères temporels, plus de distinction entre le crépuscule et les matins rouge sang.
Mais avant de pouvoir pénétrer dans l’antre, un grand classique : les videurs.
Il fallait être dans leurs petits papiers, dans la mesure où ils jouaient leur rôle aux limites de la caricature.
Ça, c’était l’étape une. Étape deux : tatouage.
Chaque client était marqué à l’effigie de l’enseigne, plus ou moins classe selon les goûts de l’établissement. Visible sous une lampe spéciale. Disparaissant au bout de trois jours des poignets.
Et avec son flot continu d’invisibles tatoués, L’Éclipse faisait constamment salle comble.
Peu dispendieuse d’accès en comparaison d’autres boîtes, s’y mélangeaient diverses populations d’horizons multiples, réunies sous la seule et même obédience de l’éclate totale. Parfois, radicalement opposés les horizons…
On pouvait ainsi y croiser des fils de bonne famille venus dépenser leur argent de poche. Ils étaient accompagnés de leurs copines de l’instant, qui allaient généralement par paire.
À charge pour les observateurs de distinguer laquelle faisait tapisserie de celle partageant le lit du fils à papa.
Chemise d’un blanc éclatant, montre grosse comme une balle de base-ball, ils claquaient à eux seuls en une soirée la moitié des consommations de cinquante autres clients.
Réglés comme des horloges, ils sortaient à intervalles réguliers éponger leur budget cigarette, au grand air chaud de l’une des sorties de secours de l’établissement qui n’était en principe pas prévu pour cela, ce dont ils n’avaient royalement que faire.
Leurs copines, dont la fonction d’apparat ne les empêchait pas d’être généralement plus diplômées, plus bosseuses et plus autonomes qu’eux, les suivaient ou décidaient de rester à l’intérieur. Essayant de profiter des volutes de la climatisation quand elles parvenaient à se frayer un chemin parmi la forêt humaine.
Autre catégorie de pensionnaires plus ou moins réguliers : des post-bacs en bermudas décatis et t-shirts qui ne survivraient pas à l’été, jetés à la va-vite dans le premier sac de voyage venu.
Leur sport favori : se pinter le plus rapidement possible avant d’aller affronter les pistes de danse, puis de se faire éjecter par les gorilles de l’entrée et embarquer par la municipale, en patrouille quotidienne au volant de vieilles Citroën Visa brinquebalantes, qui sentaient la sueur et la lassitude.
Divers microcosmes s’entrechoquaient ainsi au sein d’un seul et même univers, qui chaque soir, chaque nuit, se déformait et reformait, sans discontinuer durant toute la saison.
L’Éclipse se composait de ce que l’on pourrait appeler un rez-de-chaussée, et de deux parties supérieures accessibles par d’étroits escaliers. Ils se découpaient dans les ténèbres via leurs marqueurs violets.
Rare couleur invariable, en comparaison des nombreux jeux de lumière que des projecteurs opéraient au gré et au rythme de la musique.
Lorsque la boîte avait ouvert pour la première fois en 1982, son fond sonore était largement dominé par la new wave de l’époque, inondant la masse des occupants, plus compacte au dernier étage, et plus mouvante, car en transition permanente à l’étage du dessous. Quatre décennies après, elle avait cédé sa place à un électro standard, industrialisé, informe et passe-partout.
Norah était assise à l’une des tables faisant immédiatement face au bar, de dos par rapport à la piste de danse principale. Elle discutait avec trois autres filles, discussion animée par leurs éclats de rire qui se noyaient dans le joyeux bazar sonore ambiant.
Loin, bien loin du troisième étage.
C’est pourtant depuis ce dernier qu’il la repéra pour la première fois.
Oui, elle était loin, mais ses yeux ne le trompaient pas. Ils ne le trompaient jamais.
Plusieurs longues minutes après le début de son observation, elle se leva et rejoignit avec l’une de ses amies l’un des hauts tabourets du bar.
Échange de verres vides contre cocktails n°2.
Il quitta sa tour de vigie momentanée et improvisée, et se rapprocha.
La traversée s’avéra plus longue qu’il ne l’avait calculée, mais, à son grand soulagement, elle était toujours sur son siège lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres du bar.
Sauf que l’amie était toujours présente elle aussi, et lui parlait à l’oreille.
Désignant quelqu’un ou quelque chose hors de son champ de vision.
Son soulagement s’était érodé d’un coup.
L’autre accueillit les insaisissables paroles avec un sourire qui ne la rendit que plus belle encore. Devant elles, le bar et ses bouteilles multicolores formaient un tableau aussi vulgaire qu’étrangement hypnotique.
Il n’attendit pas que l’amie reparte d’où elle était venue et arriva à sa hauteur, s’asseyant sur le tabouret voisin du sien.
Il pouvait sentir le regard de l’intruse sur lui, et imaginait sans peine l’air dédaigneux qui se dessinait peu à peu sur son visage.
Elle finit par s’en aller, lui donnant enfin le loisir de se retourner.
Norah aspirait sans précipitation quelques gorgées de son cocktail. Elle le regarda à son tour, d’un air témoignant clairement qu’elle n’était pas dupe de son jeu.
C’était une jolie brune qui ne devait pas avoir encore dépassé les vingt ans. Coiffée d’un chignon serré, presque à la mode asiatique, elle portait un tailleur qui lui donnait l’allure d’une femme d’affaires venue fêter la signature d’un gros contrat avec sa société.
D’un simple signe de tête, il fit non au barman. Un chauve qui ne lui inspirait aucune sympathie, et qui se dirigeait vers lui après s’être acquitté de commandes antérieures.
— Tu ne bois rien ? parvint-elle à lui glisser par-dessus la musique.
— Non.
— Tu es au régime sec ?
— On peut dire ça comme ça.
Surprise, mais sans jugement. Et sans se départir de son charmant sourire.
— Abstinent, peut-être ?
— Disons que les gens comme moi ne peuvent avoir accès à certaines choses.
— Les gens comme toi ?
Pour toute réponse, il se contenta à son tour de sourire. Le sourire d’un charmeur sûr de lui.
Puis après avoir laissé passer quelques secondes, il plongea à nouveau son regard dans le sien.
— Tu m’as subjugué dès l’instant où mes yeux ont croisé les tiens.
— Ah ! Un poète, ça me change.
— De… ?
— De tous les lourdingues que je me coltine toute l’année et qui essaient de draguer tout ce qui bouge sans retenue. Pardon… à m’entendre, on croirait que ça m’arrive tout le temps. Ça a dû sonner prétentieux.
— Mais pas du tout. Tu t’appelles comment ?
Elle hésita, plus que jamais consciente qu’il tentait de la séduire, mais également perturbée par autre chose. Une chose indéfinissable.
— C’est Norah !
— Norah, c’est joli.
— Merci. Et toi, c’est comment ?
Son « comment » faillit ne pas sortir, car elle comprit soudainement ce qu’était cette chose qui la déstabilisait. Si elle devait presque crier pour lui parler, lui s’exprimait normalement, se faisant entendre comme si le chaos sonore les entourant n’existait pas.
— J’ai envie de toi, de Norah.
Le sourire de cette dernière, qui avait déjà commencé à s’effacer, disparut complètement.
— Désolée, je… je te préférais en version poète.
Elle se leva de son tabouret.
— J’ai été sincèrement ravie de papoter, mais c’est non. Non merci, sans façon.
— Et pourtant, Norah, tu vas m’accompagner.
Quelque chose changea à nouveau dans le regard de la jeune femme, parce que quelque chose, à nouveau indicible, qu’elle n’aurait su décrire, passa dans son regard à lui.
Son amie qui était repartie à leur table, comme les deux autres, n’eut pas le temps de la voir prendre le chemin des toilettes, à la suite de l’inconnu.
Elles se situaient au bout d’un long couloir non continuellement éclairé. De la partie dames sortit un employé de la boîte, tenant une jeune fille du même âge ou pas loin de celui de Norah. Des traces de vomi étaient visibles sur le haut de son chemisier.
Ils franchirent l’issue de secours les bordant, une fois l’employé et la fêtarde éloignés, tandis que s’effaçaient les notes d’un morceau que Norah connaissait, mais sans en connaître le titre : Das Ende der Träume de Die Krupps.
Un vieux pensionnaire des lieux depuis son ouverture.
Pêchu en 1982, expérimental, mais écouté alors par le plus grand nombre.
Disparu comme beaucoup, puis ressuscité comme musique de fond d’une publicité pour voiture.
Là aussi, comme beaucoup d’autres.
L’air chaud les cueillit, comme le calme, proche du silence, en contrepoint presque parfait de la furie de la boîte de nuit.
Pas de fumeurs nocturnes, pas de promeneurs inopportuns, les alentours étaient déserts.
Seconde après seconde, Norah comprenait de moins en moins ce qui lui arrivait. Tout en elle criait de retourner à l’intérieur, de retrouver ses amies qui l’avaient convaincue de l’accompagner. Mais c’était plus fort qu’elle, bien plus fort.
Elle s’adossa au mur, et se passa une main moite sur son visage puis dans ses cheveux. Elle transpirait plus que de raison. Cependant, elle se sentait en même temps glacée. Mais ce n’était pas les seules sensations contradictoires, illogiques qui l’assaillaient.
Elle ressentait un profond malaise en même temps que peu à peu une certaine forme de quiétude inexpliquée, et absurde. Mais surtout, elle éprouvait envers l’autre une violente et irrépressible attraction, mêlée à autre chose. Une chose qui portait un nom, un seul : la terreur.
Dans la semi-pénombre, elle parvenait tant bien que mal à distinguer son visage, pour y lire le même sourire qu’au bar.
— Ne t’inquiète pas, tout va bien, dit-il.
Il passa à son tour et furtivement sa main dans les cheveux de Norah. Puis il arracha son haut, et plaqua sa main sur sa bouche…
Un filet de sang ne tarda pas à couler entre les seins à demi dénudés de la jeune femme.
« Le ciel est bleu, le soleil éclatant, mais il ne faut pas oublier que partout on peut trouver le mal sous le soleil. » (Peter Ustinov, Meurtre au soleil)
30 septembre 2018, le matin
— Je n’ai jamais dit que Norah Vincent était la première.
On s’imagine toujours, en se basant sur des images puisées entre autres dans des films puis remodelées dans nos têtes trop imaginatives, que l’interrogé dans une commission d’enquête se retrouve seul au milieu d’une pièce.
Une pièce à la lumière basse, au centre de laquelle il se contorsionnerait sur une petite chaise inconfortable, se gelant des fesses paradoxalement en train de chauffer sous les regards invisibles et inquisiteurs de ses bourreaux.
Il n’en est rien.
Il n’en est rien parce que personne n’aime s’abîmer les yeux dans une pièce mal éclairée. Parce que, la plupart du temps, ce genre d’entrevue ressemble en réalité à une banale réunion dans une anonyme PME de quartier.
Et parce que, dans le cas présent, il en aurait fallu, et il en fallait tout court, bien plus qu’une chaise, ayant fait son temps, une lumière faiblarde et une pointe de mystère inquiet pour perturber, ne serait-ce que quelques secondes Timothé Scavolino, né le 10 février 1988 à Nantes, profession officielle régulièrement changeante et précautionneusement changée au fil des temps, demeurant et domicilié un peu partout.
Tant ce pour quoi il était plutôt bien payé le conduisait à visiter tous les recoins de l’hexagone. Lequel « pourquoi » ne cesserait jamais d’exister.
Et lequel était justement l’objet de la présente commission, qui s’égrainait à travers un temps semblant infiniment rallongé maintenant.
Une heure et peu ou prou quarante minutes. Cela faisait une fichue heure et quarante interminables minutes qu’il leur faisait poliment face, à répondre poliment à des questions poliment posées, et enfin grand Dieu, enfin on y arrivait.
— Excusez-moi, monsieur Scavolino, mais il me semble bien que vous nous ayez dit l’inverse il y a, à peine, quelques minutes.
Il aurait dû se sentir énervé de cet emploi du « Monsieur », mais en même temps, il ne pouvait pas lui en vouloir. Quand on appartenait au monde auquel il appartenait, difficile de donner dans le grade ou la dénomination clinquante. D’autant que ce monde n’existait pas, ne pouvait pas exister.
Tellement pas, qu’en plusieurs siècles d’existence, personne n’avait pensé ni même cherché, à lui conférer un nom officiel.
Pas d’acronyme pompeux, pas de dénomination ronflante, juste un vague nom, même pas un surnom : la « Section ».
Scavolino était un agent depuis longtemps, depuis trop longtemps peut-être, de la « Section ».
Aux yeux de la majorité des acteurs de la sécurité en France, elle n’avait aucune existence réelle, tout simplement parce que son existence n’était connue que par la plus infime des minorités.
Et ceux, la connaissant, se contentaient de la regarder de loin, sans vouloir en savoir plus. Personne ne savait qui la peuplait, combien la peuplaient, et peu de gens connaissaient quelqu’un, connaissant quelqu’un y travaillant.
Un secret d’alcôve, à l’épaisseur sans fond, qui se transmettait avec une infinité de précautions. Il y avait le secret des codes nucléaires, il y avait celui de la Section.
Personne ne savait davantage où étaient ses bureaux, s’il y avait des bureaux. Policiers, espions, simples militaires ou autre chose, ses agents échappaient à toute définition précise.
On ne les désignait pas, on évitait de parler d’eux, c’est tout. Ils étaient au-delà de considérations classiques. On ne pouvait se contenter de parler de méfiance, et elle était trop obscure pour générer du respect.
Timothé Scavolino était un acteur de ce monde. Certainement pas l’un des plus vieux, au regard de son jeune âge, mais assurément l’un des plus respectés par ses pairs. Le plus trouble aussi.
Oui, quand on appartenait au monde auquel il appartenait, quand on avait fait ce qu’il avait fait et par-dessus tout vu ce qu’il avait vu, il en fallait beaucoup, beaucoup et bien plus encore pour le malmener.
Ceux lui faisant face ce jour en avaient totalement conscience, et l’intelligence de ne pas l’oublier. Du moins, l’avaient-ils eue jusqu’à présent.
Mais Scavolino savait pertinemment que de ses réponses dépendrait son avenir au sein de La Section, et, peut-être, celui de La Section tout court, quoique personne d’assez sensé n’avait d’intérêt à la voir disparaître.
Comme il savait, sans se l’expliquer, c’était instinctif, une sensation immuable, que cette entrevue pour l’heure polie pour ne pas dire gentiment policée n’allait pas perdurer ainsi.
Les choses allaient bientôt déraper, il en était certain, maintenant que ses interrogateurs semblaient enfin décidés à remonter le fil noueux l’ayant conduit ici.
— Je vous prie de bien vouloir m’excuser si j’ai dit quelque chose qui le sous-entendait. Non, Norah, Vincent n’était pas sa première victime. C’était notre victime zéro, celle au centre de la fresque.
— Au centre de la fresque ?
— La victime qui nous a permis de faire le lien entre tous les événements passés, entre toutes les victimes passées. Et celle qui a nous a fait comprendre que le nombre de celles qui ont suivi dépassait tout ce que l’on aurait pu imaginer.
Oui, il en fallait plus pour déstabiliser Scavolino. Mais pas davantage aux membres de la commission pour enfin commencer.
À se sentir mal.
« Vous n’avez pas idée de quel être diabolique il s’agit, ou des choses terribles qu’il commet. »(Valerie Gaunt, Le cauchemar de Dracula)
2023
— Je m’appelle Lana. Lana Fulci.
— Oui, je sais qui vous êtes.
Benjamin avait répondu d’un ton gêné.
Le même qu’un fan d’une superstar s’il croisait son idole sans s’y attendre.
Lana n’en était pas une et il n’avait pas du tout ce rapport-là vis-à-vis d’elle, mais un ancien timide maladif, même repenti, le reste toujours un petit peu.
Il ne l’avait pas vue arriver, à travers les larges fenêtres de la cuisine, car il se trouvait à l’opposé quand elle avait frappé ses trois coups discrets contre la porte.
Il était tout simplement enfoncé dans son canapé, s’offrant un moment de lecture, et à dire vrai, un début de pointage de piquage de nez.
— Mais entrez, je vous prie.
Il aurait beau se poser la question un peu plus tard dans la matinée, impossible de se souvenir si, au moment de la laisser pénétrer, il avait eu un doute.
Si derrière la courtoisie il y avait eu le minimum syndical de méfiance.
Il vit d’emblée, à son regard, que la maison lui avait tapé dans l’œil. Il n’en était pas peu fier. C’était un vieux bout de ferme qu’il avait entièrement retapé de fond en comble.
Les briques rouges des façades extérieures, région toulousaine oblige, certains éléments à l’intérieur comme une vieille cheminée, face à son canapé préféré, tous ces petits détails faisaient office de vestiges du tas de débris qu’avaient été les lieux avant qu’il n’en fasse l’acquisition et ne leur redonne vie.
Lui de son côté s’attardait sur son invitée surprise.
Elle était belle, vraiment belle.
Rousse, vraiment rousse, elle devait faire vingt bons centimètres de moins que lui.
Très sportive, du genre à avoir tâté un sport de combat un peu plus jeune. Ou ancienne militaire, du genre à boulotter du parcours du combattant les yeux fermés.
Il s’attendait à ce qu’elle sorte une phrase bateau, bidon du style « désolée, de débarquer à l’improviste un dimanche matin, je visite le coin », car en réalité, il se doutait déjà de la – vraie – raison de sa venue.
Sans se connaître, ils avaient un passé commun.
Il espérait juste qu’elle n’était pas venue jouer les groupies.
Alors, il posa mécaniquement la question, car rien d’autre ne lui vint sur l’instant : « Je peux vous offrir quelque chose ? Un café ? »
— Un café. Oui, merci. Je suis désolée de m’imposer ainsi.
— Pas de soucis.
Ô dialogues passe-partout et idiots comme la lune un soir d’hiver, suspendez votre vol par pitié !
Elle lui avait répondu tandis qu’il se dirigeait vers la cuisine, tout droit sortie du magasin d’ameublement et d’électroménager le plus onéreux de la place.
Et alors qu’il s’était retourné vers elle et s’apprêtait à remettre des pièces dans la machine à phrases toutes faites, du style « aucun problème, j’aime qu’on débarque chez moi sans prévenir et qu’on m’empêche de continuer mon super bouquin », elle le sécha direct.
— Écoutez, je ne voudrais pas paraître discourtoise, mais je dois vous avouer que je ne suis pas venue sans raison. Enfin, je veux dire…
— Que vous n’êtes pas là uniquement pour mon charme incomparable.
Un bout de sourire se dessina sur le coin inférieur droit de la bouche de la visiteuse.
Ancien timide maladif, oui, mais il avait quand même fait du chemin.
Elle n’avait pas l’air méchante, mais coincée comme un tiroir de commode oubliée dans une cave en Sibérie.
— Est-ce que vous avez entendu parler d’une dénommée Norah Vincent ?
Sa cafetière commença son barnum quand il lui répondit qu’effectivement ça lui disait quelque chose.
Elle éluda, quand il lui demanda, chacun son tour, si elle reprenait l’enquête.
Puis le gratifia d’un sourire, un chouïa plus étendu que le précédent et tout mignon lorsqu’il lui tendit la tasse.
Et enfin, se décida à poser la question à laquelle il s’attendait : « Votre frère vous en a parlé ? »
Eh oui, c’était bien cela. Forcément cela. Non, elle n’était pas venue pour ses beaux yeux, pour la ferme, pour cet insupportable vent d’autan qui pour l’heure était en pause, mais pour ses gènes.
Remarque, il ne pouvait pas lui en vouloir. Elle était là parce qu’il était frère de, mais après tout, elle était elle-même fille de.
Ils parlaient donc la même langue.
Alors, autant jouer le jeu, après tout que risquait-il ?
— Je ne sais pas grand-chose. C’est une histoire qui commence à remonter, mine de rien. Je sais que cette jeune fille a été vampirisée.
— Mais cette histoire n’a pas débuté en 2012, vous le savez ?
— Oui, je le sais.
Il but une gorgée de son café même s’il n’avait aucune envie de café à cet instant précis. Elle l’imita. Il se dit qu’ils devaient tous deux avoir le même âge ou pas loin. Elle comme lui avait coché la trentaine, il n’y avait pas si longtemps, mais paraissait un poil en dessous.
Faire plus jeune que son âge, pas sûr que ça soit un avantage dans la branche professionnelle qu’elle s’était choisie.
— Ça a commencé dans les années quatre-vingt-dix, je crois.
*
1998, une nuit d’été
On l’appelait le lac de cristal.
Son chemin d’accès était à l’époque escarpé.
Si à la lumière du jour, il offrait un cadre paisible aux promeneurs et pêcheurs, à la nuit tombée la musique changeait.
Majestueux et réconfortants le jour, annonçant pour certains, Noël avant l’heure à tout moment de l’année, les nombreux sapins qui le bordaient se muaient en créatures angoissantes la nuit, bercés par le vent qui les faisaient se pencher vers les visiteurs, comme pour les dévorer tout cru.
C’était, en ces temps-là, un lieu de promenade, le départ d’un sentier de randonnée, un spot de pêche donc, parfois un coin des amoureux, aussi.
Personne n’a jamais vraiment su ce qu’il était venu y faire en cette nuit de juillet 98.
La Section avait consciencieusement creusé la question, bien que les témoins de l’époque se soient éparpillés.
Sauf, que pas grand-chose n’en était ressorti. Rien qu’une certitude : le lac de cristal avait vu naître la chose qui s’en prendrait des années plus tard à Norah Vincent au sortir d’une boîte de nuit, un autre soir d’été.
*
— Ça sent bon.
— Merci.
Il remit en place le couvercle de la vieille cocotte en fonte.
Cadeau de sa mère datant de plusieurs années auparavant.
Ça mijotait calmement. Tout l’inverse de l’impatience qu’il sentait monter en lui. Il aimait cuisiner, mais pas faire partie du repas. Et il n’aimait pas jouer les historiens.
Lana semblait le prendre pour une sorte de Père Castor de secours, là pour combler les blancs, les trous et les vides.
Alors, il décida de s’y mettre à son tour, après tout…
— Quand est-ce que vous êtes entrée à la Section exactement ?
Ça ne loupa pas, il se prit un mur, puisqu’elle répondit à sa question par une autre question. Classique…
— Qu’est-ce que vous savez de la Section au juste ?
Bingo. Père Castor devait en remettre une couche.
— Rien de plus que le strict minimum, je dirai.
Il termina son café refroidi, elle lui refit son discret sourire de coin de bouche.
— Je ne sais pas quoi vous dire de plus. Mon frère ne s’est jamais vraiment penché sur la question. Je sais qu’à l’époque où le vampire de Norah s’est fait ses premières dents la Section, il était déjà trois ou quatre fois centenaire.
En réalité, il en savait tout de même un peu plus.
Parce que son frère s’appelait Timothé Scavolino, parce qu’il faisait partie de ce monde. La mère de Lana aussi. Et Lana désormais.
Et il savait que la chose du lac de cristal était née après avoir été mordue par ce qui l’avait guettée entre les sapins.
La chose, avant de le devenir, s’appelait Christian. Quatorze ans plus tard, au moment de son attaque, il aurait la même apparence que celle qui était la sienne lors de sa transformation.
Cette même jeunesse qui lui avait permis d’approcher Norah sans éveiller le moindre soupçon, parce que donnant l’impression d’avoir à peu près le même âge qu’elle.
Norah avait presque vingt ans et était sortie il n’y avait pas si longtemps que cela, finalement, du lycée.
Au moment de se faire vampiriser, lui s’y trouvait encore.
« Loin de notre monde à toi et moi, où les océans saignent dans le ciel. » (Linkin Park, The Catalyst)
Les Landes, 5 août 2012
Scavolino comprit au son de la voix de son supérieur qu’il ne l’appelait pas pour débriefer de sa dernière mission. Il l’appelait pour autre chose. Cette voix, étrange, ne trahissait aucune colère, d’autant que la mission s’était déroulée sans la moindre anicroche. C’était du stress.
— Je veux que tu te rendes au musée des arts d’Hossegor, immédiatement si possible.
— Depuis quand il y a un musée des arts à Hossegor ?
— C’est plus une galerie, mais on s’en fout. On a un possible 137.
Scavolino avait beau savoir maîtriser ses émotions, du moins le strict minimum requis pour son métier, qu’il lui fallut s’asseoir sur le petit canapé de la chambre d’hôtel.
Sa poitrine lui faisait mal, comme après un coup au plexus que provoque l’annonce soudaine de la disparition d’un proche.
Cette fois, les rôles étaient inversés. C’était lui qui était à deux doigts de demander à son supérieur s’il était certain de ce qu’il avançait.
Mais il ne le fit pas et se contenta d’écouter le souffle rauque de l’autre au bout de la ligne. Pas besoin de dire quoi que ce soit de plus, pas besoin de demander. Oui, il était certain de ce qu’il avait dit. Et si ce qu’il avait dit se vérifiait, alors Scavolino allait devoir attendre très longtemps avant de rejouer les vacanciers n’ayant à se soucier de rien.
À la Section, chaque menace était codifiée, divisée, subdivisée, surdivisée en un nombre sans fin de catégories, que lui et tous ses collègues devaient connaître par cœur, comme un collégien ses tables de multiplication ou un chimiste le tableau périodique.
137.
Un code unique, sans division ni variation.
Le code pour les vampires.
*
— Il me semble que c’était quelque chose comme le 5 ou le 6 août 2012.
— C’est Pierre Aldaran lui-même qui vous a convoqué ?
— Oui, mais ce n’est pas lui que j’ai rencontré directement ce jour-là. Physiquement, j’entends.
— Nous avons eu vent de l’existence d’une liste en lien avec cette affaire, que votre supérieur aurait élaborée et qu’il conserverait précautionneusement. Pouvez-vous nous confirmer ce point et, dans l’affirmative, savez-vous ce qu’il y a exactement dessus ?
La question émanait de la seule femme parmi l’assemblée de ses questionneurs.
— Des noms. Une simple liste de noms. Les malchanceux qui ont précédé Norah, les malheureux qui lui ont succédé.
— Si je vous suis bien, vous dites que Norah Vicent a été, pour vous, pour Pierre Aldaran et pour d’autres, une sorte de clé qui vous a permis d’avoir comme une vision d’ensemble, de tisser des liens. Pourquoi elle ?
— Tout simplement parce que c’est la première victime sur laquelle j’ai été amené à enquêter.
— Comment la Section a-t-elle été envoyée là-bas ?
— En 2012, vous voulez dire ?
— Oui.
— Grâce à un gendarme, qui connaissait notre existence et qui avait flairé d’emblée qu’il y avait quelque chose de pas normal. En tout cas, d’encore plus anormal que d’habitude, anguille sous roche, comme on dit. Le hasard a fait que j’étais dans le coin pour une banale affaire qui n’avait rien à voir. Mais, je n’ai pas été sur place la nuit même. Quoi qu’il en soit, rapidement avec d’autres à la Section on s’est dit que ce n’était pas possible.
— Qu’est-ce qui n’était pas possible ?
— Ce n’était pas possible qu’elle soit sa première victime.
*
Hossegor, 5 août 2012, l’après-midi
Sinistre. C’était précisément ce mot-là qui avait jailli dans son esprit, dès l’instant où il avait posé ses yeux sur l’installation.
L’œuvre « d’art » occupait le centre de l’espace lui étant dédié. Elle évoquait une sorte d’arbre mort, qui aurait été littéralement carbonisé par un feu de forêt. Et toute poésie macabre, à même d’évoquer des souvenirs enfouis de contes, en était exclue. La création dégageait au contraire quelque chose de trop mécanique, de trop artificiel.
Elle était baignée d’une lumière vive qui traversait le plafond de verre la surplombant, et à travers lequel un ciel bleu sans nuages donnait à être contemplé. Et à lui faire se remémorer le bain de chaleur qu’il avait subi avant d’arriver jusque-là, faisant que malgré la climatisation tournant à plein régime sa chemise noyée de sueur collait encore à sa peau.
L’allée dans laquelle il se trouvait n’était guère fréquentée, mais il n’en fut bientôt plus le seul visiteur, lorsqu’un homme vint se poser à ses côtés.
De grosses gouttes perlaient sur son front rougi et dégarni et, pendant quelques secondes, il sembla tout entier concentré à retrouver la pleine possession de son souffle, sans daigner jeter un regard ou une attention à son voisin.
Tous deux formèrent à leur tour une sorte de dispositif, étrangement, mais irrémédiablement non assorti.
L’arrivant était plus petit, plus massif aussi que celui déjà arrivé. Ses chaussures noires vernies avaient crissé à chacun des pas qui l’avaient conduit aux abords du petit espace. Elles étaient assorties selon un goût plutôt sûr à un costume gris clair.
Scavolino lui avoisinait un bon mètre quatre-vingt-dix, et cette barbe de trois jours qu’il portait commençait à dissimuler une légère cicatrice au-dessus de la lèvre. Elle était locataire de son visage depuis une mésaventure de cours de récréation survenue lorsqu’il avait sept ans. Il s’était changé, et avait opté pour un jean qui avait fait son temps et le blanc cassé d’un t-shirt large.
L’arrivant finit par prendre la parole.
— On m’a dit beaucoup de bien de cette exposition.
— Vraiment ? La rencontre en douce dans un musée… Pourquoi pas sur un banc avec de vieux chapeaux baissés sur les yeux, en feignant de lire le journal, bien sûr, sans se regarder l’un l’autre quand on parle ?
— Désolé, j’ai pensé que ce serait plus… enfin plus calme, plus discret.
— Vous savez qu’il y a un truc qui s’appelle les bars. À cette heure-là, ils ne sont pas spécialement calmes, mais suffisamment discrets avec les vacanciers autour.
— Peu importe. La situation est trop grave pour se préoccuper de ce genre de détail.
— Grave, comment ?
— Eh bien, des gosses alcoolisés se tuent au volant à la sortie de la ville, ça on peut dire que c’est grave. Un type cogne sa femme inlassablement pendant vingt-cinq ans sans qu’aucun proche, pourtant parfaitement au courant de la situation, ne lève le petit doigt, pour moi, c’est grave. Un pilote d’avion se loupe, niveau vitesse, à l’approche de la piste d’atterrissage, résultat : il embarque deux cents passagers avec lui de l’autre côté, c’est pour ainsi dire dramatiquement grave.
Scavolino sentait l’énervement monter aussi rapidement que sa sueur avait serpenté le long de son dos à peine avait-il quitté l’hôtel. Son interlocuteur était un émissaire de la Section, dont il ignorait tout, du nom jusqu’à l’exacte position hiérarchique.
Il se sentit infiniment bête en posant la question, mais comme il n’avait pas l’intention de passer l’après-midi dans la galerie, il fallait bien trouver un moyen d’accélérer le temps.
— Il se passe quoi ?
— Il se passe qu’il y a deux nuits ou plus exactement entre la nuit du 3 au 4, une jeune femme de dix-neuf ans, Norah Vincent, a disparu sans laisser de traces d’une boîte de nuit, pas loin de Soustons.
Il ne put s’empêcher de se retourner, mais rien n’avait changé. Ils étaient seuls de chez seuls.
— Excusez-moi, mais une vacancière s’évapore et vous criez vampire ? Ce n’est pas un peu léger ?
— Oh, mais ce n’est pas une vacancière, c’est une locale. Dacquoise, pur jus.
— D’accord, mais…
— Mais un gendarme, faisant la liaison entre les autorités et nous et partant de là, étant parfaitement briefé sur le fait de nous prévenir dès qu’un événement à part se produit, n’a pas manqué à son devoir. Et les premiers éléments posent effectivement question. Notamment, le fait qu’elle aurait suivi un homme étant un parfait inconnu à peine une minute auparavant. Tout semble indiquer une hypnose du regard. C’est un premier indice. Bien sûr, la discrétion la plus absolue est demandée de votre part. Pour l’instant, l’info ne s’est pas encore propagée au sein de nos rangs.
— Une fille suit un mec sans explication et ça vous suffit pour déclencher un 137 ? Je croyais que ce genre de parano n’existait plus chez nous. Qu’est-ce que vous ne me dites pas ?
L’émissaire de la Section s’était fait la réflexion dès l’instant où leur échange avait commencé. Il était stupéfait par la jeunesse de son interlocuteur. « Ce gamin est à peine plus âgé que la disparue » fut exactement ce qui lui vint à l’esprit au premier regard.
Le peu qu’il savait de Scavolino indiquait au contraire un agent d’expérience, un vieux de la vieille.
— Qui joue les paranos maintenant, agent Scavolino ? Depuis quelque temps, des événements étranges se passent dans la région. Et vous savez aussi bien que moi comment fonctionnent les choses dans notre corps de métier. Un événement étrange en annonce souvent d’autres. Plus graves encore.
— Mais pourquoi ici, et pourquoi maintenant ?
L’émissaire tourna les talons. Nul besoin d’être un expert en langage corporel : la petite entrevue était terminée.
— À vous de le découvrir. Soit ce ne sont effectivement que des rumeurs et c’est tant mieux. Soit c’est le début d’un sacré foutoir. D’une nouvelle guerre, entre notre espèce et ces créatures. Et dans ce cas-là, vous êtes notre éclaireur.
*
— Ceux qui sont contaminés par ce mal deviennent comme des fauves. Or, n’importe quel fauve sur la planète est logé à la même enseigne. Avant d’arriver à attraper une antilope à la gorge sans défaillir, un lion mange la poussière. Il apprend, il tâtonne. Mais cette nuit-là, cette nuit de 2012, ce n’était pas un lionceau se faisant les griffes qui a fait de Norah sa victime. Il savait exactement ce qu’il faisait, comment il devait le faire et comment passer outre n’importe quel obstacle qui l’aurait empêché d’y parvenir. Il y en avait eu d’autres, d’autres biens avant elle, aucun doute possible. On n’avait donc pas d’autre choix que de remonter le fil.
*
2017
— Les deux principaux mobiles vieux comme le monde pour commettre un crime sont rigoureusement toujours les mêmes, l’argent et le sexe. C’est un instructeur à l’école de police qui m’a dit ça un jour. À l’époque où l’on disait encore inspecteur, et où surtout j’étais encore dans la police. Mais dans notre branche, ils n’ont pas vraiment leur place. Et puis, à bien y réfléchir, il en oubliait un troisième, tout aussi essentiel. La folie furieuse. Mais bon, je me doute que mes souvenirs de ma vie d’antan ne t’intéressent que jusqu’à un certain point. Je vais donc faire court et concis, en même temps ce n’est pas comme si j’avais un roman à te raconter.
Scavolino écoutait sans dire un mot à son supérieur.
Il lui avait toujours trouvé un vague faux air de Charles Hallahan, le blond rouquin, un peu grassouillet de Rick Hunter et de The Thing, ce qui le faisait toujours sourire. Ô doux souvenir des rediffusions télé d’antan…
Mais en lieu et place de paroles, ce dernier choisit le geste. Celui de sortir de la poche intérieure gauche de sa veste de costume, qu’il avait posée à revers sur le dossier de sa chaise, un papier blanc.
Qui en réalité s’avéra se composer de plusieurs feuilles, collées les unes aux autres, soigneusement pliées.
Sur leur surface n’apparaissait qu’une longue liste de noms. Une trop longue liste de noms.
— À la Section, certains diront qu’elle est trop élargie, que certains noms n’y ont pas leur place, qu’il y a beaucoup trop de suppositions, pas assez de preuves, juste des faits, des intuitions. Moi, je dis qu’au contraire, elle est loin d’être exhaustive. J’ai mis naturellement Norah Vincent en premier, même si évidemment ce n’était pas la première.
Scavolino prit la première page entre les mains. Tous les noms qui apparaissaient, féminins, mais aussi masculins, lui étaient familiers, terriblement familiers.
Sans reposer ce bout de papier, qui par ces simples lignes de noms renfermait l’enfer d’une vie, Scavolino posa la question, la seule qui s’imposait.
— Qu’est-ce que tu attends de moi au juste, Pierre ?
*
Scavolino but une gorgée de la bouteille d’eau posée à côté de lui et qu’il n’avait jusqu’alors pas touchée depuis le début.
— Il y a pas mal d’années de cela maintenant, on a un type qui est resté avec nous, à la Section, à peine quelques mois. Après, il s’est évaporé comme d’autres. Il avait trouvé une métaphore un peu boursouflée, mais en fait pas si ridicule que cela si on y repense. Il disait que ceux que l’on traque sont d’excellents chasseurs, quand nous, nous devons d’être de remarquables pêcheurs.
— Rapport à remonter le fil ?
— Oui.
Il but une nouvelle gorgée.
— Ça peut prêter à la moquerie j’en conviens, mais il avait raison.
— Et c’est ce que vous avez fait ? Remonter le fil ?
— Exactement.
— Jusqu’où ?
— Jusqu’à loin, avant que je ne fasse moi-même partie de toute cette histoire. La première pêche nous a ramenés cinq ans en arrière, avant les événements de la boîte de nuit.
« Le monde est plein de choses claires que personne ne remarque jamais. » (Arthur Conan Doyle, Le Chien des Baskerville)
1999, à trente kilomètres du lac de cristal
S’ils avaient été les premiers rôles d’un film d’Hitchcock, le garde-chasse, Jean, aurait été du style à copiner avec James Stewart. Même stature longiligne. Même espèce de vieillesse en avance. Même impression d’être en apparence aussi amusant qu’un comptable du fisc, alors que tout gentil, en réalité.
Mathieu, gardien de la paix, aurait plutôt été team Cary Grant. Même espèce de sourire espiègle, qui laissait supposer que, derrière le sérieux papal de façade, les cheveux surgominés et la mâchoire carrée, l’envie de faire toutes les bêtises possibles et imaginables n’était jamais rassasiée.
Ils arpentaient une zone marécageuse en long et en large depuis pas loin d’une heure. Depuis deux semaines maintenant, des disparitions inquiétantes ébranlaient les alentours.
Des jeunes, des adolescents.
Les plus inquiets parlaient de draguer les marais. Les plus inquiétants disaient qu’on ne les retrouverait jamais. Les plus idiots, que c’était de simples fugues de jeunesse, peut-être même concertées.
Jean n’aurait fait que passer en coup de vent dans cette histoire, comme beaucoup d’autres, effleurant un univers caché sans en soupçonner ni même imaginer l’existence.
Comme dans Vertigo/Sueurs froides justement sa vie prit une tournure tragique, le voyant se perdre entre réalité et fantasme, échouant dans un hôpital où il passa le restant de ses jours avec le même regard hagard et perdu.
À l’époque, on avait parlé de démence. Aujourd’hui, on dirait Alzheimer précoce.
Mathieu n’avait pas connu une fin plus douce. Il était parti un matin en embrassant sa femme, leur bébé, comme tous les matins en somme. L’homme qui était rentré le soir n’était plus le même.
Un de ses collègues avait eu ce constat qui avait rapidement fait le tour de la ville. Quand un homme joyeux et gai comme un pinson tourne grisâtre et torturé, il n’y a que trois explications possibles : il a fait une grosse saloperie, on lui a fait une grosse saloperie, ou il a été témoin d’une grosse saloperie.
En l’espèce, la grosse saloperie s’appelait un vampire. Surpris sans être vu dans ses œuvres…
Comme Cary Grant dans La Mort aux trousses, Mathieu prit un soir le volant complètement ivre. Mais de son propre chef, lui. Et sans y survivre.
*
— Vous saviez qu’à l’époque où ma mère a commencé à la Section, on affirmait que les vampires avaient disparu ?
Il continuait son manège avec la cocotte. Il ne voyait vraiment pas où elle voulait en venir. Elle n’avait quand même pas fait tout ce chemin juste pour faire la causette.
— Vous me l’apprenez.
Lana alla déposer sa tasse sur le plan de travail, à côté de celle de son hôte.
— Lorsque la Section a été fondée, il n’y avait plus eu de cas de vampirisme en France depuis cent trente-sept ans, d’où le nom de code. Le code 137. Cas de vampirisme. Tout le monde ne le sait pas, mais c’était de l’ironie quelque part. Comme pour se protéger, comme pour conjurer le sort. Et ces cent trente-sept ans ont depuis été doublés, triplés. Plus personne n’a croisé de vampire depuis des siècles, ici comme ailleurs, du moins, c’est ce que beaucoup continuent de seriner. Tout le monde en a donc déduit qu’ils appartenaient au passé.
Elle planta intensément son regard dans le sien.
— Tout le monde peut se tromper.
« Pas de sécurité ni de surprise. » (The Doors, TheEnd)
Capbreton, 2007
Plus rien ne surprenait Helga.
Chaque année, le mois de mai marquait le grand basculement pour elle et son époux. Ils arrivaient au volant de leur voiture, dont le modèle avait changé à plusieurs reprises en quatorze ans, et qui depuis trois, était une pimpante Trabant 601 blanc émail de collection.
Et il leur fallait aisément ce mois entier pour que « tout » soit près. Car dès le suivant, les hostilités démarraient.
Pour eux, les grandes vacances ne commençaient en pratique jamais le 1er juillet, parce que des vacanciers débarquaient dès la mi-juin. Pas plus qu’elles ne se terminaient le 31 août, mais étaient généralement poussées jusqu’aux premières lueurs d’octobre.
Durant tout ce temps, Helga et son mari géraient un parc de locations estivales réparties sur toute la station ou presque. Ils s’installaient alors dans une confortable petite maison attenante au bureau d’accueil des visiteurs.
C’était leur quartier général, où un baby-foot distrayait les enfants devant attendre que leurs parents aient fini de régler des affaires d’adultes qui leur échappaient.
Quand une piscine située juste derrière ce fameux QG était la solution idéale pour les estivants peu fan des plages ou du lac.
Depuis quatorze ans donc Helga passait la saison à jongler entre les diverses et innombrables obligations qu’exigeait ce sacerdoce, que pour rien au monde elle ne voudrait lâcher, du moins, tant que sa santé le lui permettrait. Et à cinquante-trois ans, sa santé était au top.
Il le fallait parce qu’effectivement elle n’était plus surprise de rien, à commencer par les « facéties » comme elle les appelait de certains de ses clients.
Chaque année, elle avait droit en effet à quelques « aléas », qui n’avaient pas toujours le don de l’amuser loin de là.
Un fer à repasser qui non content de disparaître se voyait être subtilisé pour un autre plus vieux et surtout plus inutilisable. Des vélos proposés à la location revenant dans un état peu conventionnel ou ne revenant pas du tout. Ou encore la visite de la police, quand des locataires avaient tendance à transformer leur location en discothèque une fois la nuit venue.
Mais elle avait appris à prendre tout cela avec un certain recul et, en réalité, ces cas fâcheux ne représentaient qu’une infime proportion des locataires qu’elle et son mari accueillaient.
Et c’est l’esprit armé de cette philosophie de la mise à distance, de la diplomatie de tous les instants et du calme conservé en toute circonstance qu’elle pénétra sur sa vieille bicyclette grinçante, sa robe bleue à pois blancs se pliant à la brise environnante, dans un petit lotissement situé non loin du quartier général, en plein cœur d’une zone occupée par plusieurs résidences de vacances.
Il n’y avait dans ce lotissement qu’une seule location à elle et son mari, parmi les douze composant leur parc. Il s’agissait en l’occurrence d’une jolie petite maison située au fond de ce lotissement, dans une impasse derrière laquelle on pouvait voit s’étendre le début d’une forêt de pins.
Elle avait généralement la préférence des couples de vacanciers retraités, ou des vacanciers de nationalité étrangère. Du moins d’ordinaire, car elle était à l’heure actuelle à la disposition de locataires n’entrant pas vraiment dans ce schéma-là.
N’ayant pas eu de nouvelles de leur part depuis leur arrivée, elle tenait à s’assurer que tout se passait pour le mieux. Non par curiosité déplacée ou désir latent de surveillance, mais parce qu’il était normal, à ses yeux, de s’assurer que ses clients étaient satisfaits. Ou comme le dit la formule consacrée, qu’ils « ne manquaient de rien ».
Et au vu du nombre de personnes qui revenaient avec plaisir d’une année sur l’autre, c’était bien la preuve que, cette attention dont elle pouvait faire preuve portait ses fruits, et était favorablement accueillie par la plupart.
Pour autant, le silence des locataires actuels de la maison du lotissement ne l’inquiétait nullement. Le calme et la discrétion faisaient partie intégrante de vacances réussies pour de nombreuses personnes. Aussi, elle n’avait pas l’intention que sa visite ne se fasse autrement qu’en coup de vent.
Non, l’inquiétude ne survint qu’après la surprise.
Celle de trouver les volets de la maison clos.
Oui, les vacanciers allaient et venaient.
Oui, ils étaient libres de partir comme bon leur semble.
Explorer les alentours.
Oui, ses locations étaient une publicité géante pour cela, avec les nombreuses brochures dont elle les garnissait, plus celles à l’accueil.
Certes, elle devait s’estimer comblée qu’ils aient pensé à tout fermer, même s’il n’y avait jamais eu aucun problème de cambriolage ni dans ce lotissement ni aux alentours.
Sauf que les locataires avaient déboulé pour remplir les dernières formalités dans un taxi aux vitres teintées.
Sauf qu’un seul en était descendu.
Pas difficile de l’oublier. C’était au cours d’une soirée où la chaleur étouffante qui s’était déchaînée ce jour-là n’était toujours pas rassasiée.
Et donc, ils ne semblaient pas avoir de moyens de locomotion personnels.
Mais en réalité, sa motivation était plus simple : elle sentait de manière croissante au plus profond d’elle-même, sans pouvoir l’expliquer, que quelque chose ne tournait pas rond.
Après de discrets coups sur la porte d’entrée, restés sans réponse, elle entra dans le jardin et regarda par la fenêtre donnant sur le salon, la seule non équipée de volets pour d’improbables raisons de construction. Tout semblait plongé dans le noir.
C’était décidé, elle allait entrer. Après tout, c’était elle et son mari les responsables, donc s’il y avait un problème, c’est sur eux que les conséquences pouvaient retomber.
Elle sortit un large trousseau de clés, et trouva en premier celle de la porte-fenêtre.
Deux choses la saisirent immédiatement, et avec une certaine violence à peine avait-elle mis le pied à l’intérieur.
La première, un froid intense.
Ce qui était fort étonnant dans la mesure où la maison n’avait pas la climatisation. Et même entièrement close, elle n’avait jamais généré une telle fraîcheur en plein cœur de l’été.
Mais ensuite, et surtout, l’odeur.
Une odeur que l’on ne pouvait décrire autrement que comme pestilentielle. Comme si une canalisation d’égout avait rompu en plein milieu du salon et répandait ainsi ses relents nauséabonds.
Il était 14 h 44, ainsi que l’indiquaient les chiffres rouges luminescents d’une petite horloge murale, gadget dont son mari avait insisté à tout prix pour faire l’acquisition.
La pièce était la proie d’une obscurité tenace, d’autant que le store épais permettant de couvrir un velux sur la mezzanine avait visiblement été baissé.
Mais Helga connaissait par cœur chacune de ses locations. Suffisamment pour pouvoir, sans tâtonnement trop hésitant ni crainte de buter contre un meuble, trouver un interrupteur.
Qui s’enclencha dans le vide lorsqu’elle voulut l’actionner.
Malgré l’heure avancée, elle avait bien sûr formulé l’hypothèse que les locataires pouvaient encore dormir, récupérant d’une nuit agitée. Mais ses appels sans réponse, en ouvrant la porte-fenêtre, et maintenant l’absence de courant, lui indiquaient qu’elle était en fait la seule présence humaine sur les lieux.
L’esprit soudainement envahi d’un langage fleuri à l’encontre des auteurs de cette situation pour le moins incongrue, elle voulut faire la lumière au sens littéral du terme, en ouvrant les différentes fenêtres, histoire de voir dans quel état se trouvait sa location.
C’est à ce moment-là qu’elle la vit.
Une faible lueur, dansant sous la porte du garage, dissimulée à l’angle de la cuisine.
Lorsqu’elle l’ouvrit, elle eut à peine le temps de percevoir, cette fois-ci, trois choses.
La première, une vision folle, insensée, impossible, qui la pétrifia d’effroi au point qu’elle eut le sentiment, réel ou illusoire, de s’être arrêtée de respirer.
La seconde, la sensation, on ne peut plus réelle et certaine, elle, que le froid et l’odeur étaient désormais tout bonnement insupportables.