Lorsque les écrits parlent - Danielle Boissé - E-Book

Lorsque les écrits parlent E-Book

Danielle Boissé

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Beschreibung

Deux jeunes filles perdent leur bébé à la naissance et quittent ensemble l'Espagne pour la France.

Pilar et Inma font connaissance dans un couvent en Catalogne. Filles-mères abandonnées et pauvres, elles vont accoucher dans des conditions épouvantables pendant le rigoureux hiver de 1955-1956. Aucun de leurs deux bébés ne survivra. Plus rien ne retient alors les deux jeunes filles en Espagne : ni famille, ni emploi, ni argent, ni amour. En revanche, un avenir plus radieux les appelle en France : un oncle et une tante de Pilar acceptent de les accueillir chez eux. Elles y trouveront du travail et l'une d'elles gagnera même le cœur de l’instituteur. Conscientes de leur chance, elles n’en n’oublient pas pour autant leurs nourrissons « repris par le Seigneur », ni les petites tombes blanches jamais fleuries, perdues dans ce lointain cimetière d’Espagne. Le vieil oncle aime leur raconter l’histoire de leurs aïeux, émigrés en France, et elles apprennent ainsi de stupéfiants détails sur leurs parents. La visite inattendue de personnes surgissant justement de ce passé va transformer leur vie. Une histoire aussi passionnante qu’émouvante, largement inspirée du scandale des bébés volés en Espagne – 300 000 enfants subtilisés à leur mère sous la dictature de Franco.

Laissez-vous emporter par ce roman historique émouvant qui vous fera découvrir le parcours de deux jeunes mères au milieu du XXe siècle. Une histoire inspirée du scandale des bébés volés sous la dictature de Franco.

EXTRAIT

— Regarde ! Ça y est, nous sommes en France ! Tu crois pas qu’on…
Inma regarda son amie et s’arrêta, interdite. Pilar pleurait silencieusement, secouée par des spasmes, et elle ne semblait pas porter le moindre intérêt à leur entourage.
— Mais, qu’est-ce que tu as ? J’ai bien vu que tu étais silencieuse depuis un bon moment. Je te croyais seulement fatiguée. Allez ! Dis-moi pourquoi t’es si triste ? La belle aventure commence ici ! Tu te rends pas compte de la chance qu’on a ? Un nouveau pays, une nouvelle vie…
Pilar sanglotait discrètement dans son mouchoir. Elle ne voulait pas que les autres passagers remarquent ses larmes.
— C’est vrai que je suis épuisée, mais ce n’est pas pour ça que je pleure. C’est que je me rends compte tout à coup, peut-être pour la première fois, que c’est vraiment fini ! Rafael est mort ; du moins il a disparu et je ne le reverrai plus. Notre pauvre petit bébé n’a pas survécu. Je n’ai plus rien. Plus personne. Ni même mes gentils patrons !
Comme à chaque fois qu’elle éprouvait une crainte, une angoisse ou une déception, Pilar se mit à toucher le bijou de sa maman, son collier porte-bonheur. Habituellement, le simple fait de le frotter entre ses doigts et de sentir sa douce texture lui apportait un certain apaisement, mais, cette fois-ci, la douleur morale, énorme, menaçait de la submerger.
— À la maternité, tout s’est passé tellement vite, tu te souviens ? Les sœurs nous ont presque bousculées pour qu’on parte ! Après, c’était la paperasse, le voyage à préparer, les quelques adieux à faire. Et puis, allez, vite, vite ! Dans le bus, dans le train… Je n’ai même pas eu le temps de pleurer. Mon amour, mon bébé… mon pays…
Elle paraissait abattue, incapable de continuer. Et pourtant, le train s’était immobilisé. Il allait falloir descendre !
— Mi alma, mon âme, il faut être forte. Tu pleureras plus tard ! Nous reparlerons de tout ça, je te le promets. Mais là, tout de suite, il faut vite prendre nos affaires et suivre les autres passagers pour voir où ils vont et ce qu’ils font. Notre premier problème ne va pas tarder à se présenter. On est en France maintenant et, toi et moi, on parle pas un fichu mot de français !

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Le mot de l'éditeur

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Copyright

« Le monde va être jugé par les enfants. »
Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune.
À Maria Lladó Pol et Anne-Marie Lloret
La Mercè, ancien hôtel-Dieu et couvent en Catalogne, fin janvier 1956.
Deux poêles à bois et à charbon, installés à chaque extrémité du vaste dortoir, dispensaient un semblant de chaleur aux quelques heureuses parturientes qui avaient eu la chance d’être placées à proximité. Cependant la plus grande partie de cette bienfaisante chaleur leur échappait, car celle-ci montait s’engouffrer dans l’obscurité des hauteurs du plafond parmi l’enchevêtrement des poutres noircies par les siècles.
La salle de soins et de repos, transformée en foyer et maternité pour filles perdues, avait, à une époque lointaine, abrité des malades, hommes et femmes. Chacun se trouvait alors séparé de son voisin par de larges courtines écrues, confectionnées dans d’épais draps de lin toujours nets et bien tenus. Tout en assurant un minimum d’intimité, ces lourds rideaux amidonnés protégeaient également les patients des courants d’air et du froid mordant de ce pays désolé du Nord de l’Espagne. L’hôpital, devenu obsolète car ne répondant plus aux normes en vigueur, avait été déplacé depuis des années. Dorénavant des infirmières, civiles et diplômées, accueillaient les malades et les blessés des environs dans un établissement moderne et chauffé, situé à une vingtaine de kilomètres, à Lleida. L’ancienne et singulièrement austère congrégation des sœurs du Sagrado Corazón de Jesús qui occupait les murs s’était donc vu attribuer la charge des filles-mères de la région. En effet, selon la loi en vigueur, dès que la grossesse d’une jeune fille devenait apparente, elle devait obligatoirement quitter ses études ou son travail et entrer dans un foyer pour mères célibataires. Elle se trouvait ainsi mise au ban de la société.
Par ces temps impies, l’ordre observait, impuissant, le nombre de ses religieuses diminuer comme peau de chagrin. Les moniales, toutes infirmières et sages-femmes formées « sur le tas », n’étaient désormais plus que cinq pour s’occuper de la modeste maternité tombée en désuétude. Les récentes novices et postulantes – surtout les plus jeunes et les moins adroites – se voyaient confier, par manque d’effectifs, des tâches ingrates à la buanderie, à la cuisine et même, pendant la belle saison, au potager, au lieu d’être préparées à devenir assistantes des sœurs accoucheuses.
Des femmes du village les secondaient et assuraient également l’entretien du spacieux édifice. En échange, ces dernières recevaient de maigres provisions offertes par la congrégation. Une aubaine dans cette campagne, éloignée de tout, surtout pendant l’hiver ! Elles avaient perdu leur mari ou leur fiancé au cours de la guerre civile de 1936-1939 ou durant les terribles années de l’après-guerre et, à présent, elles étaient seules et n’avaient plus l’âge, ni l’espoir, d’enfanter un jour. Appartenant pourtant au même milieu social que les futures mères, ces chastes femmes de ménage dénigraient vigoureusement les brebis galeuses qui avaient « fauté » et qui se « prélassaient » maintenant dans un lit pendant qu’elles-mêmes s’éreintaient à vider les pots de chambre ou à laver le dallage souillé. « C’est scandaleux de devoir dépenser temps et argent pour soigner des débauchées qu’on aurait dû chasser sur les routes… Elles et leurs misérables bâtards ! » Depuis longtemps elles avaient convaincu les sœurs d’enlever les fameuses courtines, source de travail et d’entretien supplémentaire. Après tout, le manque d’intimité n’allait quand même pas gêner des filles enceintes, éhontées et sans pudeur, prétextaient ces vertueuses dames. De plus, aucun homme n’étant autorisé à franchir la lourde porte d’entrée, le quotidien se passait entre femmes. Qu’auraient-elles eu à cacher, ces vicieuses, maintenant que le mal était fait ? Leur gros ventre ?
Le système de rideaux de séparation avait pourtant été efficace en son temps. À présent, le froid et les courants d’air, qui pénétraient dans la salle, circulaient librement, s’infiltraient par bouffées glaciales au ras du sol et augmentaient l’inconfort et la détresse des futures mères. Et cette année-là, l’hiver se révélait particulièrement rigoureux !
Pilar Ruiz se trouvait reléguée au beau milieu d’une des rangées de lits. C’est-à-dire le plus éloignée possible des deux maigres sources de chaleur. Cependant, malgré la température hivernale qui faisait trembler sa voisine de droite, blottie sous sa mince couverture, Pilar avait rejeté à ses pieds cette protection pourtant bien légère.
— T’es folle ! Couvre-toi ! Tu vas attraper la crève ! l’admonesta Inma Ortega en claquant des dents.
— Mais j’ai chaud ! Tellement chaud que la sueur me coule entre les seins, riposta Pilar, épuisée, les cheveux humides plaqués sur son front brûlant.
— À plus forte raison ! Il se peut que tu aies de la fièvre. D’ailleurs, rien que de voir tes yeux creusés et ton visage pâle et luisant, je dirais même que c’est certain !
Inma se hissa péniblement sur son séant et scruta le fond de la salle pour évaluer où en était sœur Nieves, la surveillante qui effectuait sa tournée.
— Pardi ! Comme de bien entendu, cette peau de vache bichonne la Maria Calcaserra. Déjà que cette moins que rien est presque collée contre le poêle… Elle risque pas d’attraper froid, celle-là ! Eh ben, maintenant, en plus, c’est tout juste si la vieille pingouine la borde pas dans son lit ! Du coup, à voir la Nieves tellement occupée, je peux te dire qu’elle va pas passer par ici avant un bon moment ! Tout ça parce qu’il paraît que la future belle-mère de la Maria est venue confirmer aux nonnes, qu’en fin de compte, son précieux fils allait épouser cette « brave petite », comme il aurait déjà dû le faire…, dès qu’elle aurait accouché ! Elle aurait fait un don important au couvent et, par-dessus le marché, elle aurait même félicité ces corbeaux pour le travail charitable qu’elles font pour nous, « pauvres filles perdues ». Tu parles ! On peut toutes crever, oui ! Surtout celles qui ont pas d’argent, pas de famille, et pas d’espoir de se faire épouser.
Pilar agrippa son gros ventre distendu, releva ses genoux et se tordit de douleur en laissant échapper de sourds gémissements vite étouffés.
— Je n’en peux plus, Inma. Voilà des heures que je souffre le martyre.
— C’est normal. T’as pas entendu la Générale Asunción ce matin ? C’est ton premier bébé, ton bassin est étroit et le petit, manque de chance, il est gros. T’as sans doute trop bien bouffé pendant ta grossesse. Ma parole, jusqu’à tes chevilles qui sont énormes ! Voilà ce que c’est que d’avoir un patron riche et assez bon pour te laisser manger les mêmes repas que la famille. Pour une fois qu’il en existe un de généreux ! En attendant, Asunción a dit que le travail allait durer des plombes, ma pauvre. Essaye de te détendre et, pour l’amour du ciel, couvre-toi ! Oh ! Et puis, après tout… Tu vas voir ! Je vais aller la chercher, moi, cette femme si charitable… Même si je dois lui arracher son voile pour la faire venir t’ausculter !
Bravant le froid et surtout l’interdiction formelle de se lever avant la fin de la tournée, Inma enfila la vieille robe de chambre en laine qu’elle n’arrivait plus à boutonner sur son gros ventre. Celle-ci était fine et usée jusqu’à la trame mais, une fois étalée sur la couverture, elle apportait un peu de chaleur supplémentaire. Faisant fi de ses propres douleurs, la future mère avança, se balançant comme un canard dodu et déséquilibré, vers le fond de la salle.
— Ah ! Señoritas ! Regardez donc qui vient là ! Inma, ou plutôt Inmaculada : notre Vierge et Immaculée Conception à nous ! Cette demoiselle a sans doute fait son enfant toute seule !
Les filles couchées le plus près du poêle pouffèrent sournoisement à cette plaisanterie pourtant éculée depuis des mois. Bien que fautives comme toutes les parturientes, celles-ci étaient au moins de bonnes catholiques pratiquantes. Si les religieuses ne leur pardonnaient pas totalement le péché de chair, les saintes femmes avaient tendance à être un peu plus souples à leur égard, ce qui expliquait les emplacements privilégiés de ces demoiselles. De plus, ces dernières bénéficiaient parfois de quelques douceurs offertes par des paroissiens moins scrupuleux que la moyenne. Malheureusement, Inma, soupçonnée d’être une « rouge » et une athée, ne profitait d’aucun régime de faveur, bien au contraire ! Satisfaite par le rire servile de son public attentif et respectueux, la religieuse poursuivit :
— Que faites-vous hors de votre lit señorita Ortega ? Vous connaissez pourtant le règlement, non ?
Inma ravala sa colère et, au prix d’un effort surhumain, elle s’adressa avec politesse à cette « ennemie du peuple » :
— Ma sœur, je vous en prie, pourriez-vous venir ausculter Pilar qui souffre énormément ? Elle est brûlante de fièvre et, en plus, elle a arraché sa couverture. Peut-être que son bébé, il arrive plus tôt que prévu !
— Allons bon ! Voyez-vous ça ? Parce que, savante comme vous devez forcément l’être, vous êtes également sage-femme ?
Les filles qui se trouvaient à proximité gloussèrent avec une complaisance toujours aussi peu sincère. Habituée depuis son arrivée à subir ce genre de propos moqueur, Inma ne releva pas cet énième quolibet, et attendit en silence. La religieuse la scruta en plissant les yeux, espérant entendre une riposte méritant punition. N’en voyant pas venir, elle haussa les épaules et soupira :
— Bon, j’arrive. Et vous, retournez vous coucher sur-le-champ !
Le bébé de Pilar s’annonçait assurément plus tôt que prévu. La jeune fille venait de perdre les eaux ! De plus, il s’avéra à l’auscultation que sa tension était très élevée et que l’enfant était mal placé. La parturiente gémissait sans interruption et, à chaque nouvelle contraction, de plus en plus rapprochée de la précédente, elle poussait des cris perçants de détresse et de douleur. Sans un regard vers Inma, qui surveillait ses mouvements avec inquiétude, sœur Nieves s’essuya les mains dans son mouchoir et rabaissa ses larges manches d’un geste brusque. Elle quitta le dortoir d’un pas rapide et emprunta le couloir à la recherche de l’infirmière-chef et mère supérieure, sœur Asunción, secrètement surnommée la Générale. Celle-ci, une virago qui s’était distinguée pendant la guerre civile en soignant des soldats nationalistes aux côtés du Caudillo, le général Franco, entra dans le dortoir d’un pas militaire et assuré.
— Allez-vous cesser vos jérémiades, señorita Ruiz ? Il y a dix-sept ans, votre mère hurlait déjà aussi fort que vous quand elle vous a mise au monde. Fille-mère… comme vous, d’ailleurs. Décidément, dans votre famille c’est une tradition ! Vous avez pris du plaisir à le mettre là où il est votre bébé, eh bien, laissez-le donc sortir maintenant sans nous casser les oreilles !
Sœur Nieves, accompagnée d’une consœur, revenait en poussant un brancard. Les trois religieuses eurent vite fait de changer Pilar de lit et elles repartirent avec elle vers une salle de travail. Inma, tout en craignant le pire pour son amie, se concentra à présent sur son ventre et sur d’étranges spasmes dans son abdomen. Les premières contractions se faisaient sentir. Son propre calvaire allait commencer.
Dans la salle d’accouchement, Pilar était terrifiée. La violence de ses douleurs augmentait sans cesse, et aucune des trois sœurs ne la rassurait ni ne l’aidait dans son travail. Allait-elle donc mourir comme sa mère en donnant la vie à son enfant ? Qu’adviendrait-il alors de ce pauvre bébé ? Serait-il élevé à l’orphelinat comme elle-même l’avait été ? Elle toucha son collier porte-bonheur ; un petit pendentif en olivier, suspendu à une fine cordelette, le seul objet qui lui venait de sa maman. L’apaisement apporté par la babiole sans valeur fut de courte durée. Une nouvelle douleur, subite et brutale, la fit pousser encore un cri, terrible celui-là, et elle s’agrippa énergiquement aux manches de sœur Asunción.
— Je vous en supplie, ma mère, donnez-moi quelque chose pour me soulager ! Je souffre tellement !
L’infirmière-chef se libéra sans ménagement.
— Il n’en est pas question ; l’Église s’y oppose formellement. On a beau parler depuis peu d’accouchements sans douleurs, ce n’est qu’hérésie ! Il est clairement indiqué dans la Bible, Genèse 3, verset 16 : Tu enfanteras dans la douleur ! C’est le prix à payer pour le plaisir éprouvé au moment de l’acte sexuel. C’est ainsi, señorita Ruiz, et à plus forte raison lorsque l’acte n’a pas été sanctifié par le mariage ! Pour une primipare comme vous, il faut compter douze heures de labeur en moyenne pour expulser l’enfant. Pour une multipare, cela peut se passer beaucoup plus rapidement. Il s’agit de votre premier rejeton mais, cependant, il me semble que vous entrez déjà dans la dernière phase de l’accouchement. Vous avez de la chance, car votre travail n’aura pas été très long. Remerciez notre Seigneur, dans sa grande mansuétude, de vous épargner quelques heures de pénitence pourtant bien méritées pour vous punir de votre péché !
Toutefois, de longues minutes passèrent encore, ponctuées par les cris déchirants de Pilar, pendant lesquelles les trois sœurs à ses côtés égrenèrent leur chapelet en silence. L’infirmière-chef examina enfin sa patiente et poussa un grognement de satisfaction :
— C’est bon, elle est prête. Mais il me faut employer le forceps. Je vais essayer de tourner ce pauvre ange innocent ; comme je le savais depuis le début, il se présente par la face. Ma sœur, appliquez du chloroforme sur un morceau de gaze pour que cette idiote cesse de gigoter et de se débattre comme une forcenée. Elle va me gêner dans la manipulation si délicate que je vais entreprendre. Il s’agit avant tout de ne pas blesser le petit !
Pilar sentit qu’on lui posait un linge sous le nez. Puis, peu à peu, un miséricordieux néant la submergea.
Lorsqu’elle se réveilla, encore sonnée, étourdie par l’anesthésie, la jeune accouchée cligna des yeux, le regard flou et l’esprit cotonneux. Elle perçut cependant plusieurs choses à la fois. L’insupportable douleur dans son bas ventre avait presque disparu. Elle avait été remplacée par une cuisante brûlure émanant de la région la plus intime de son corps. Instinctivement, elle voulut porter ses mains à son sexe. En glissant les mains sous le drap et la couverture, elle constata que son abdomen était à nouveau plat.
« Ça y est donc ! Mon bébé est né ! » se réjouit-elle malgré sa douleur.
Des mains douces et maternelles remontèrent jusque sous son menton le drap qui avait glissé.
— Allez, allez, señoritaRuiz. Ne bougez pas. Il faut dormir. C’est fini. Tout va bien.
Avant de replonger dans l’inconscience, Pilar eut le temps de reconnaître sœur Virtudes, une des plus jeunes religieuses du couvent. Une des plus gentilles aussi. Le doux visage familier, encadré par la sévère guimpe blanche de sa congrégation, lui souriait avec pitié, d’un de ces sourires de madone andalouse, empreints d’espoir et d’indulgence envers les pauvres pécheurs de ce monde.
Ce fut encore sœur Virtudes que Pilar contempla en ouvrant les yeux pour la seconde fois. Elle ignorait que quatre longues heures s’étaient écoulées depuis son premier réveil et que, pendant ce laps de temps, la nouvelle moniale n’avait pas quitté son chevet. La jeune femme ravaudait de modestes bas, gris et usés, à la flamme vacillante d’une bougie. « Le diable trouve toujours des occupations pour les mains inoccupées ! » disait le vieux dicton. En ces courtes journées de janvier, la nuit tombait tôt, mais pour une seule accouchée, cela ne valait pas la peine d’allumer une lampe. Cependant, selon les préceptes de son ordre, il fallait s’appliquer et faire de son mieux dans chaque tâche entreprise, même les plus humbles. Virtudes plissait donc les yeux et, malgré la pénombre, elle essayait de réussir de beaux points réguliers dans les bas troués de ses consœurs. Au léger mouvement de Pilar, elle leva la tête, heureuse de constater que sa patiente reprenait ses esprits.
— Ah ! Dieu soit loué ! Cette fois-ci, vous voilà réveillée pour de bon. Je le vois à votre regard plus lumineux.
Elle posa son ouvrage sur ses genoux. En repensant à la mission qui lui avait été confiée, elle parut subitement chagrinée. Elle soupira, s’éclaircit la gorge et déglutit avec appréhension. Ce qui allait suivre ne serait facile, ni à dire ni à entendre.
— Eh bien, je peux vous assurer que vous avez fait très peur aux sœurs qui vous ont assistée, señorita Ruiz. Vous étiez fiévreuse, je ne sais si vous vous en souvenez ; il y avait une infection. De plus, d’après ce qu’on m’a dit, il y a eu… euh, un problème au moment de l’accouchement. Le cordon qui… Sans oublier vos chevilles qui étaient très enflées… Une éclampsie, vous comprenez ? Et puis, votre bassin si petit… L’enfant mal placé… Pensez ! Sans parler de… l’expulsion du placenta qui a apparemment tardé…
Dans son désarroi, elle balbutiait des bribes de phrases incohérentes et incompréhensibles.
— Bref, notre chère mère Asunción vous a confiée à moi pour que je sois présente à votre réveil et pour que… je vous annonce la… la triste nouvelle. Il semblerait que notre Seigneur, dans son infinie sagesse, a jugé bon de reprendre votre enfant auprès de lui… Un petit garçon, le cher ange ! Mes sœurs ont fait tout leur possible pour le sauver, mais elles ont seulement eu le temps de le baptiser avant qu’il ne parte au ciel rejoindre notre Créateur.
— Mon bébé est donc mort ? résuma crûment Pilar avec effroi.
— Ne vous inquiétez pas. Comme je vous le dis, les sœurs ont pu le baptiser. D’ailleurs, elles l’ont prénommé Tomás, le saint dont nous fêtons le jour aujourd’hui, vingt-huit janvier. Ce qui fait qu’il est monté directement au paradis au lieu d’errer dans les limbes, hors de la vue de Dieu, comme tous les pauvres enfants qui meurent sans avoir reçu le premier sacrement.
— Mon bébé est mort ? Mais, pourtant… je crois me souvenir que… Il me semble l’avoir entendu pleurer, crier même… Et puis, une des sœurs a parlé des archives…
Sœur Virtudes lui tapota le bras en souriant avec tendresse.
— Ma pauvre, vous déliriez sous les doubles effets de la fièvre et du chloroforme. Maintenant, au sujet de nos archives, il est vrai, en effet, que chaque naissance et chaque décès y sont scrupuleusement consignés. Une de mes sœurs a peut-être mentionné ce fait devant vous à un moment pendant l’accouchement. Par contre, pour ce qui est de votre enfant, il n’y a aucun doute à avoir. Vous ne pouviez pas avoir entendu ses cris puisque qu’il est décédé.
— Oh, Seigneur ! Et son père qui l’est sûrement aussi ! geignit Pilar, secouée par des sanglots.
Elle se tordit dans tous les sens, non plus de douleur mais sous l’effet d’une peine immense qui la submergeait.
— Chut, chut. Calmez-vous.
Sœur Virtudes caressa le bras de la jeune accouchée avec douceur.
— Ainsi, vous savez donc qui était le père de l’enfant ? demanda ingénument la récente arrivée au couvent.
On lui avait affirmé que les filles de ce foyer étaient, pour la plupart, de telles dévergondées qu’elles ne connaissaient souvent pas le nom du géniteur.
— Mais, bien sûr que je le sais ! Je ne suis pas une « marie-couche-toi-là », ma sœur ! Il s’appelle Rafael Montero, et nous nous aimons depuis toujours. Nous devions… nous marier, sanglota Pilar.
— Pourquoi n’est-il pas ici à vos côtés alors ?
— Parce qu’il est parti faire son service militaire dans le protectorat espagnol au Maroc. La dernière fois que je l’ai vu, c’était fin avril, l’année passée, lors de sa dernière permission. Et c’est là que nous avons fait… enfin, que nous avons couché ensemble pour la première fois.
Pilar rougit et évita un instant le regard bienveillant de Virtudes avant de reprendre :
— Plus tard, quand je lui ai écrit pour lui dire que j’étais enceinte, il m’a répondu qu’il était très heureux et que notre « bébé de l’amour » serait le plus beau du monde ! Mais depuis que je suis entrée ici… je n’ai plus reçu aucune nouvelle.
Elle s’essuya les yeux avec le drap et poursuivit :
— Pourtant je lui ai adressé de nombreux courriers ! J’ai confié les lettres à sœur Nieves qui a eu la gentillesse de les poster pour moi. Je suis sûre qu’il est mort, mon Rafael. Sinon, il m’aurait répondu ! Et maintenant, mon pauvre petit bébé est mort lui aussi ! Qu’est-ce que je vais devenir sans eux ?
Comme en réponse à cette déchirante question, sœur Nieves pénétra en coup de vent dans la salle. Ayant pressenti une crise de larmes, elle portait une lampe à pétrole et un petit plateau métallique sur lequel étaient posés quelques instruments sous un linge blanc. Avant que Pilar ne puisse réagir, elle lui passa un coton imbibé d’alcool sur l’avant-bras, et lui injecta un liquide incolore.
— Le bienheureux repos et l’oubli vont vous permettre d’envisager votre avenir d’une façon plus sereine, lui dit la vieille religieuse, pour une fois presque aimable.
Avant de quitter la pièce, elle se tourna vers la novice, toujours assise au chevet de Pilar. Sans pitié pour cette dernière, elle enchaîna :
— Sœur Virtudes ! Une nouvelle accouchée attend votre aide avec son nourrisson, un beau gros garçon qui semble déjà avoir très faim, tellement il hurle !
Comme une souris effrayée, la subalterne fourra précipitamment son ouvrage au fond de la vaste poche de son tablier. Elle bondit de son siège, glissa ses mains et ses avant-bras dans les profondeurs de ses longues manches, baissa la tête modestement, puis elle sortit d’un pas rapide et silencieux. Laissée seule dans la pénombre, Pilar sanglota doucement dans son oreiller. Elle chercha un réconfort fugitif en effleurant son pendentif, jusqu’à l’arrivée du bienheureux anéantissement procuré par la drogue de l’injection.
***
Rafael Montero et Pilar Ruiz s’aimaient en effet depuis longtemps. Ils s’étaient rencontrés sur la propriété de donMiguel Aranda, le plus riche terrien de la région. Rafael travaillait comme commis agricole sur la vaste exploitation d’amandiers et d’oliviers. De son côté, Pilar besognait depuis quatre ans en qualité de bonne à tout faire dans la masia cossue des maîtres. Hélas, l’année précédente, le jeune homme avait dû la quitter, la mort dans l’âme, pour partir soldat au Maroc. Un long conflit sanglant s’y achevait entre les coloniaux espagnols et les indigènes assoiffés d’indépendance. Jusqu’à son départ, les adolescents étaient restés sages, se contentant de baisers furtifs et de caresses brèves mais de plus en plus enflammées. Cependant, trois mois plus tard, lorsque Rafael était revenu pour sa première permission, les deux jeunes gens, très épris, n’avaient pu réfréner davantage leurs ardeurs. Ils s’étaient embrassés avec frénésie dans le foin moelleux et odorant de la grange en se jurant amour et fidélité jusqu’à la mort. « La guerre se termine et je vais bientôt rentrer. Nous nous marierons dès mon retour, je t’en fais le serment ! » Avant son départ, le valeureux militaire réussit, à vrai dire sans trop de difficultés, à faire sienne la petite bonne éblouie et passionnée. Désormais rassuré sur leur couple, le soldat repartit, confiant, se battre en Afrique. Les amoureux promirent de s’écrire chaque semaine.
Pourtant, depuis de longs mois, aucune lettre n’était arrivée. Avait-il été tué dans les derniers combats ? La jeune fille refusait d’y croire puisque aucun télégramme, provenant de l’armée, n’avait été adressé à leur patron. Orphelin comme Pilar, le jeune homme d’à peine dix-neuf ans était sous la tutelle de son maître, don Miguel, jusqu’à sa majorité. Les sachant « fiancés », celui-ci n’aurait jamais caché à sa jeune employée l’arrivée d’un bouleversant communiqué officiel. Rafael avait-il alors tout simplement cessé de l’aimer ? Cela ne semblait pas possible. Et pourtant, avait-il craint d’endosser une responsabilité aussi énorme alors qu’il n’avait même pas vingt ans et que la mère en avait seulement dix-sept ? Après avoir reçu l’injection sédative de sœur Nieves, Pilar s’était rendormie en se posant ces nombreuses et brûlantes questions.
Un troisième jour se leva, lumineux mais froid à « glacer le sang dans les veines », comme disaient les autochtones. Les religieuses avaient dû rajouter des braseros dans les salles et distribuer des couvertures supplémentaires. L’eau gelait dans les brocs et les cuvettes. Décidément, cet hiver de 1955-1956 allait battre des records de froid et rester dans la mémoire collective !
La veille, en fin de journée, Pilar avait réintégré son lit dans le vaste dortoir. Plusieurs jeunes filles étaient venues lui présenter leurs condoléances. Par ces pensionnaires, elle avait appris qu’à son tour Inma avait entamé son travail ce matin-là et qu’elle n’était toujours pas revenue. Même dans un couvent, le bouche à oreille fonctionne bien. Ainsi, les filles avaient entendu dire que de possibles problèmes majeurs se déroulaient actuellement dans la salle de travail. Apparemment, l’accouchement ne se passait pas normalement.
Le soir, inquiète et toujours sans nouvelles, Pilar avait adressé un signe discret à sœur Virtudes qui passait dans le couloir. Une fois assurée de l’absence de ses consœurs dans les alentours, la novice s’était approchée à pas feutrés, le temps de lui chuchoter la terrible nouvelle :
— Votre amie a perdu son bébé elle aussi ! Le sien est mort-né. Il avait une malformation de la colonne vertébrale. Je vais justement auprès d’elle, la pauvre. Apparemment, malgré son état de fille-mère, elle aussi voulait son enfant. Ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas dans ce foyer. Vu votre épreuve si semblable, vous vous consolerez mutuellement, n’est-ce pas, chère âme ? Cependant, n’oubliez jamais qu’il faut respecter la volonté de notre Seigneur. Il vous réserve peut-être, à l’une et à l’autre, une vie meilleure. Avec un mari travailleur et bon père de famille catholique qui vous aimera, vous et vos beaux enfants, nés dans le mariage, ceux-là.
Comme à son habitude, Virtudes était repartie rapidement et en silence. Hormis le léger cliquetis du gros chapelet accroché à sa ceinture et qui tapait contre ses jambes à chacun de ses pas, elle se déplaçait sans bruit. C’était une jeune femme humble et attentionnée, comblée dans son apostolat auprès de ces filles perdues et répudiées. Elle ne jugeait personne et accomplissait son travail avec douceur et dévouement.
Depuis son réveil, Pilar guettait le brancard qui ramènerait Inma dans le lit d’à côté. Que se diraient-elles en se revoyant ? Pourquoi le Seigneur avait-il repris l’enfant de chacune ? La pouponnière de la maternité, située au bout du couloir, résonnait des pleurs de plusieurs bébés, tous bien portants et vociférant haut et fort pour le prouver. Aux heures de la tétée, les religieuses amenaient ces bambins affamés aux mères qui ne pouvaient pas encore se lever. Quelques jeunes filles, pas encore à terme, s’approchaient alors avec envie des heureuses mamans donnant sereinement le sein à leur petit. Ceux-ci, souvent rouges, fripés et laids, étaient invariablement déclarés « magnifiques » et « adorables » par toutes les autres pensionnaires. Les regards, amers de convoitise et chargés de tristesse, que lançait Pilar à ces groupes joyeux, fendaient le cœur de certaines nouvelles mères, conscientes de leur chance d’avoir mis au monde un bébé en bonne santé. D’autres, qui la détestaient, se délectaient de son malheur. Quelques-unes, qui ne désiraient pas leur enfant, lui auraient volontiers fait cadeau du leur !
En ce deuxième jour après l’accouchement, les obsèques du petit Tomás devaient avoir lieu avant midi. Le nouveau-né serait inhumé dans un minuscule cercueil blanc, dans un enclos réservé à cet effet. Un seul ange en albâtre, offert par un riche paroissien, veillait sur le carré des modestes tombes d’enfants morts à la maternité. À chaque emplacement, une simple croix en bois, marquée d’une date et d’un nom, indiquait le bref passage sur cette terre d’un malheureux innocent.
Sœur Nieves entra dans la salle, suivie d’une nouvelle postulante.
— Nous avons dans cette salle des filles qui accoucheront prochainement ou qui ont accouché il y a peu. Vous devrez entretenir les deux poêles et les braseros, signaler des problèmes s’il y a lieu, prendre les températures, calmer les hystériques, enfin… vous rendre utile.
Comme elles s’approchaient de Pilar, celle-ci se releva péniblement sur un coude.
— Ma sœur ! S’il vous plaît, je voudrais assister aux obsèques de mon bébé tout à l’heure et, surtout, je voudrais voir son pauvre petit visage avant qu’on referme le cercueil !
— Je regrette, señoritaRuiz. Vous ne pouvez pas encore vous lever. Vous avez toujours de la fièvre et il fait un temps à ne pas mettre un chat dehors. De plus, il vaut mieux que vous ne voyiez pas votre défunt bébé. Il a manqué d’oxygène à sa naissance et n’est pas… bref, croyez-moi, il est inutile de vous traumatiser davantage. À présent, recouchez-vous. Ne prenez pas froid !
Elle remonta la couverture qui avait glissé.
— Rassurez-vous. Il n’a pas souffert. Nous prierons toutes pour lui et il ira directement dans les bras de notre Seigneur. Maintenant, suivez-moi sœur Maria Angela, je vais vous montrer la lingerie et la buanderie.
— Mais, ma sœur… gémit Pilar.
Peine perdue. La religieuse s’éloigna d’un pas décidé et la postulante la suivit respectueusement. Toutefois, celle-ci lança par-dessus son épaule un regard empreint de compassion, à l’égard de cette fille alitée et si pâle, avant de rattraper sa supérieure.
Vers la fin de la matinée, une cloche retentit dans l’air glacial. Le timbre sinistre du glas fut quelque peu atténué par les frimas de l’hiver qui enveloppaient d’une fine ouate blanche le cimetière exigu situé en contrebas du couvent. Ce tintement, lent et lugubre, invitait un groupe de femmes, peu nombreuses, à assister aux discrètes funérailles religieuses du petit Tomás Ruiz. Dans la salle, galvanisée par le son de la cloche, Pilar rabattit sa couverture, posa ses pieds glacés par terre et, péniblement, tout en titubant dangereusement, réussit à atteindre la fenêtre la plus proche. L’effort l’avait épuisée et la sueur coulait le long de son corps fiévreux et tremblant. Toutefois, sa peine était récompensée. Depuis cet emplacement, elle pouvait en effet apercevoir, par-dessus le mur, le cercle restreint composé de formes vêtues de noir et de blanc qui s’était constitué autour d’un trou béant. Trois religieuses et plusieurs novices et postulantes observaient attentivement le fossoyeur. Celui-ci descendait un tout petit cercueil, au bout d’une corde, dans la tombe fraîchement creusée. L’homme ne peinait visiblement pas pour accomplir seul ce travail car le poids devait être minime. La charge minuscule parvenue au fond du trou, l’ouvrier remonta la corde, baissa la tête et quitta sa casquette crasseuse. À ce dernier geste, les moniales entonnèrent alors le Dies irae puis, l’une après l’autre, elles jetèrent une poignée de terre sur la bière. Enfin, après avoir psalmodié une ultime prière, frigorifiées malgré leur longue cape noire, elles quittèrent l’enclos en file indienne, entraînées par mère Asunción toujours aussi pressée. L’infirmière-chef, marchant de son pas intrépide habituel, était d’ailleurs déjà loin devant ses consœurs.
Pilar quitta son poste d’observation et parvint à se recoucher avant le retour de sœur Nieves. Il était temps ! Quelques instants plus tard, l’infirmière s’arrêtait sur le pas de la porte. Elle scruta lentement les deux rangées de lits et, ne voyant rien d’anormal, elle hocha la tête, satisfaite, et passa son chemin. Une fois la religieuse éloignée, la voisine alitée à la gauche de Pilar lui chuchota :
— Nine, pendant que tu suivais l’enterrement de ton bébé à la fenêtre, la Rocío m’a dit qu’on allait ramener Inma sous peu.
Ce petit oiseau de bon augure prénommé Linda (« jolie » en espagnol) devait accoucher prochainement. La tristement mal nommée était en réalité une maigrichonne au long visage olivâtre et ingrat constellé d’acné. Son ventre énorme soulignait la maigreur de son corps mal nourri. Elle ne se réjouissait pas de devenir mère, car elle connaissait d’ores et déjà la vie malheureuse qui l’attendait au village. Le père de son enfant, un fainéant, buveur et couard, ne l’aimait pas. D’abord récalcitrant à l’idée de l’épouser, il avait finalement été « convaincu » par le curé du bien-fondé d’un mariage catholique et rédempteur – décision prise, certes, sous les menaces répétées d’une excommunication et surtout d’une bonne raclée qui lui serait administrée par le saint homme lui-même. Lorsque Linda reviendrait chez ses parents, de modestes noces, rapides et discrètes, auraient donc lieu. Si le bonheur des deux époux n’était pas assuré grâce à cette cérémonie tardive, du moins l’honneur des deux familles serait préservé. Cependant, le jeune homme, privé de sa liberté et dorénavant obligé de travailler, ferait payer cher à sa nouvelle femme ce mariage sous la contrainte, surtout si leur enfant s’avérait être une fille ! Car une « pisseuse » ne serait rien de plus qu’une bouche supplémentaire à nourrir !
Deux novices pénétrèrent dans la salle en poussant un brancard. Comme cela avait été annoncé par le téléphone arabe, Inma réintégrait le dortoir.
Pendant ce temps, Pepe Mir, le fossoyeur et homme à tout faire du couvent, recouvrait le petit cercueil apparemment déjà oublié de tous.
— Heureusement, il est cent fois plus facile de remplir un trou que de le creuser, maugréa-t-il en maniant la pelle. Surtout dans cette p… de terre gelée, aussi dure que la tête de ma belle-mère !
Tant de pauvres bambins innocents trépassaient dans les environs, avant même d’avoir vécu. L’homme avait l’habitude. Il en creusait, des tombes !
— Il vaut sans doute mieux qu’ils meurent, plutôt que de grandir pour trimer sur cette misérable terre, où il y a quasiment que les chèvres et les moutons qui y trouvent à bouffer ! raisonna-t-il.
Depuis des lustres, les meilleures terres, arables et irriguées, appartenaient à quelques riches propriétaires. Les pauvres, eux, n’avaient pas beaucoup de chances de s’en sortir. Ils naissaient démunis et mouraient dans le même état. Le fossoyeur s’arrêta de pelleter et, malgré le froid ambiant, il s’épongea le front de son large mouchoir sale et troué. Relevant la tête, il observa les fenêtres et les hauts murs vétustes de l’ancien hôtel-Dieu. Une volée de corbeaux passait au-dessus du bâtiment en croassant. La vue de ces oiseaux de malheur le fit ricaner amèrement. Au village, il y avait des gens, assurément peu chrétiens, qui traitaient justement de « corbeaux » les religieuses, pourtant si dévouées, qui y avaient élu résidence plus d’un siècle auparavant. Pepe sortit sa blague à tabac et, un sourire ironique au coin des lèvres, il roula avec soin et parcimonie une fine cigarette qu’il alluma avec son vieux briquet à amadou. Puis, poursuivant l’idée qui le préoccupait depuis le matin, il sortit un calepin et un bout de crayon dont il lécha la pointe. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui et s’être assuré qu’il était seul, il inscrivit quelques mots, suivis d’une date. Ensuite, il enfouit à nouveau le carnet écorné et le crayon minuscule au fond de sa poche. Il tira une bouffée, retira deux brins de tabac restés collés sur sa langue et, tout en hochant la tête avec lassitude et résignation, il reprit son travail.