Ma soeur Jeanne - George Sand - E-Book

Ma soeur Jeanne E-Book

George Sand

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Extrait : "Je suis un roturier. Mon père, Jean Bielsa, originaire du village de ce nom, Espagnol de race par conséquent, était pourtant naturalisé Français et domicilié à Pau, d'où il s'absentait sans cesse pour ses affaires. J'y restais avec ma mère et ma sœur Jeanne. Mes souvenirs d'enfance sont très vagues et comme interrompus."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I

Je suis un roturier. Mon père, Jean Bielsa, originaire du village de ce nom, Espagnol de race par conséquent, était pourtant naturalisé Français et domicilié à Pau, d’où il s’absentait sans cesse pour ses affaires. J’y restais avec ma mère et ma sœur Jeanne.

Mes souvenirs d’enfance sont très vagues et comme interrompus. Nous étions pauvres, ma mère était souvent triste, on parlait peu autour de nous.

Ma mère était couturière pour le petit monde. Moi, Laurent Bielsa, je courais les rues, faisant les petits métiers qui se présentaient, ouvrant au besoin les portières des voitures, ramassant même les bouts de cigare pour les revendre à des industriels non patentés qui en faisaient d’excellentes cigarettes.

Ceci est du plus loin que je me souvienne. Je n’étais pas habile dans l’art de gagner ma vie, bien que je fusse assez actif et entreprenant ; mais j’étais désintéressé et comme insouciant du profit. On était séduit par ma jolie figure, et puis on remarquait vite que c’était une bonne figure, et les gens économes abusaient de la découverte pour me payer aussi peu que possible. Voilà du moins ce que disait mon père, quand par hasard il avait le temps de m’observer et de s’occuper de moi.

Insensiblement notre position changea ; nous fûmes mieux logés, mieux nourris, et, un beau jour, on m’envoya à l’école : puis, quand j’eus dix ans, on me mit au collège, et, trois ou quatre ans plus tard, nous menions le train de petits-bourgeois aisés, habitués à l’économie, ayant des habitudes modestes, mais ne manquant de rien et ne subissant aucune dépendance pénible.

Un jour, mon père nous dit, – c’était au moment des vacances :

– Enfants, apprêtez-vous à faire un beau voyage. Vous avez bien travaillé, on est content de vous (ma sœur était en pension chez des religieuses), vous méritez une récompense. Je vous emmène avec votre mère dans la montagne. Il est temps que vous connaissiez ce beau pays qui est le vôtre, – car ma famille y a vécu de père en fils, – et que vous n’avez encore vu que de loin. Il est temps aussi que vous connaissiez vos propriétés ; car, Dieu merci, nous ne sommes plus des malheureux, et votre père, qui n’est pas un endormi, a su vous gagner quelque chose.

C’est la première fois qu’il parlait ainsi, et je fus étonné de voir le visage de ma mère rester triste et froid, comme si elle eût trouvé à blâmer dans la joie de mon père. Ils s’aimaient pourtant beaucoup et ne se querellaient jamais.

C’était en 1835 ; j’avais alors treize ans, je commençais à réfléchir ; je commençais à observer. Voici ce que, en écoutant et en commentant sans questionner et sans avoir l’air curieux, je découvris peu à peu, à partir de ce moment-là.

Ma mère, qui avait été élevée dans une famille riche, était très supérieure comme éducation à ce beau montagnard qu’elle avait épousé par amour. Ils s’entendaient en toute chose, hormis une seule, la principale, hélas ! sa vie d’absences continuelles.

Pourquoi ces absences ? Il n’avait aucun vice. Il respectait et chérissait sa femme, cela était évident. Il y avait donc dans la nature de ses occupations et dans la rapidité de notre petite fortune un point mystérieux dont il n’avait jamais été question devant nous et que personne autour de nous ne savait. Mon père s’occupait de colportage, d’échanges de denrées, de commerce en un mot ; voilà ce que l’on nous disait et ce que personne autour de nous ne contestait. Quand on lui remontrait qu’il était toujours en voyage et ne jouissait guère du bonheur de vivre en famille, il répondait :

– C’est mon devoir de faire ce sacrifice. Je me suis marié jeune et absolument pauvre. J’étais simple gardeur de moutons. Ma femme avait un petit capital que j’ai risqué dans les affaires pour le doubler et que j’espère quadrupler avec le temps et le courage. Quand j’en serai venu à bout, je ne quitterai plus mon nid, j’aurai mérité d’être heureux.

Il passait pour le meilleur et le plus honnête homme du monde, et, à son point de vue, il était certainement l’un et l’autre, mais il était trop fin et trop prudent pour n’avoir pas quelque chose à cacher. À peine fûmes-nous en route pour ce beau voyage à la montagne, que je m’en aperçus. Il avait une foule de connaissances qui n’avaient jamais paru chez nous. Il les abordait d’un air ouvert et s’éloignait aussitôt pour leur parler bas et avec des précautions extrêmes. Ma mère le suivait des yeux d’un air inquiet, comme si elle eût craint qu’il ne nous quittât, et, quand il revenait à nous, elle le regardait avec un mélange singulier de reconnaissance et de reproche. Il lui prenait la main ou lui disait quelque bonne parole. Elle se résignait, et rien ne trahissait ouvertement l’espèce de lutte établie entre eux.

Le long de la route, il me questionna sur mes études. Je vis bien, à ce moment-là, qu’il savait à peine lire et écrire et qu’il avait fort peu de notions d’histoire et de législation ; mais il était très habile en fait d’arithmétique et connaissait la géographie d’une manière remarquable.

Je puis dire que je fis connaissance avec lui dans ce voyage et que je me pris d’une vive affection pour lui. Ma sœur, qui n’avait que dix ans, avait toujours eu un peu peur de ses manières brusques, de sa voix forte, de sa grosse barbe noire et de ses yeux étincelants. Quand elle le vit si bon, si tendre avec nous et si attentif auprès de notre mère, elle se mit à le chérir aussi.

Ma mère vit naître avec plaisir cette union entre nous.

– Mes enfants, nous dit-elle dans un moment où il dormait dans la voiture et où nous le regardions en nous demandant à demi-voix pourquoi nous l’avions toujours craint, – aimez-le de tout votre cœur ; c’est un bon père qui a compris plus qu’on ne lui a enseigné. Il a compris, par exemple, que le plus beau présent à vous faire était de vous donner une éducation au-dessus de celle qu’il a reçue, et aucun sacrifice ne lui a coûté pour cela. Travaillez donc toujours de votre mieux pour l’en remercier.

– C’est bien parlé, petite femme, dit mon père, qui s’était éveillé et qui écoutait, mais il faut que les enfants t’aiment encore plus que moi, car c’est toi qui m’as fait comprendre mon devoir. Je reconnais à présent que tu avais raison. Je sais ce qu’il en coûte pour gagner sa vie quand on est ignorant, et comme mon état est pénible, chanceux…

– C’est bien, c’est bien, dit ma mère en l’interrompant.

Et elle parla d’autre chose.

Le but de notre voyage était le village de Luz dans les Pyrénées. Nous y passâmes la nuit, et le lendemain de grand matin, nous montâmes à la propriété que mon père avait acquise sur la croupe du mont Bergonz. C’était un riant pâturage, bien planté, avec une gentille maison qui servait d’auberge aux promeneurs établis pour la saison aux bains de Saint-Sauveur et aux touristes installés à Luz. Il avait un joli jardin, un domestique, et deux belles vaches. On venait déjeuner ou goûter chez lui : il nous dit qu’il gagnait là beaucoup d’argent, qu’il en gagnerait davantage si nous voulions l’aider à bien recevoir et à bien traiter la clientèle, et qu’il en gagnerait toujours plus, parce que les eaux étaient de plus en plus fréquentées. En un mot, ce petit établissement était, selon lui, un avenir sérieux.

Ma mère eut l’air de le croire, et en effet il nous vint beaucoup de monde, des gens riches qui payaient très cher une tasse de lait ou une omelette, et qui ne marchandaient point.

Nous nous mîmes de grand cœur à la besogne. Ma mère faisait la cuisine, ma sœur s’occupait du laitage ; moi, je courais de tous côtés pour l’approvisionnement. J’allais acheter des truites, du gibier, des œufs, des fruits. Il fallait aller assez loin, la montagne ne suffisait pas à la consommation faite par ces étrangers. Cette vie active au milieu d’un pays splendide me passionnait. En bien peu de temps, je devins aussi solide, aussi leste, aussi hardi que si j’eusse été élevé en montagnard. La saison des bains finissait avec mes vacances. Mon père nous ramena à Pau et repartit peu de temps après pour Bayonne, ou pour toute autre destination inconnue, car il donnait rarement de ses nouvelles, et nous passions souvent deux et trois mois sans savoir où il était.

L’année suivante, ma mère et ma sœur retournèrent avec lui à l’auberge de la vallée de Luz dès le milieu de l’été ; j’allai les rejoindre aussitôt que mes vacances furent ouvertes, et je passai encore là deux mois d’ivresse et de fiévreuse activité.

– Le beau montagnard ! disait tout bas mon père à sa femme. Quel dommage…

– Tais-toi, mon grand diable, répondait-elle, souviens-toi de ta parole.

– C’est parce que je m’en souviens, reprenait-il, que je regrette quelquefois de faire de mon fils un bourgeois et non un homme !

De semblables paroles que je saisis plusieurs fois au passage me donnèrent à réfléchir. Un bourgeois n’était-il point un homme ?

– D’où vient alors, pensais-je, que ma mère me condamne à cette infériorité ?

Je continuais pourtant à m’instruire, non plus tant par point d’honneur que parce que j’avais goût à l’étude. L’histoire surtout m’intéressait. Le grec et le latin ne me passionnaient pas, mais l’extrême facilité et la prodigieuse mémoire dont j’étais doué me permettaient d’être toujours sans effort un des premiers de ma classe.

Seulement j’oubliais toute préoccupation intellectuelle dès que je mettais le pied dans la montagne, l’homme physique prenait alors le dessus. L’amour de la locomotion et des aventures s’emparait de moi ; je quittais nos riantes collines pour m’enfoncer et m’élever dans les sites les plus sauvages et les plus périlleux. Je suivais les chasseurs d’ours et d’izards ; dans ce temps-là, le gros gibier abondait encore. Je m’associais aux guides qui conduisaient les naturalistes à la brèche de Roland, au Mont-Perdu, au tour Mallet, aux cirques du Marboré et de Troumouse, aux Monts-Maudits, etc. Je pris ainsi le goût des sciences naturelles, et, de retour à Pau, je les étudiai avec ardeur.

Mon père non seulement me laissait libre de courir la montagne, mais encore il me protégeait contre les doux reproches de ma mère, qui s’inquiétait de mes longues excursions et craignait que je ne perdisse le goût de l’étude dans ce développement d’activité physique.

Mes promesses la rassuraient, et je tenais parole. Chaque année, j’avais plusieurs prix. Mes camarades, qui me voyaient beaucoup lire en dehors du programme de nos études, étaient un peu jaloux de la facilité avec laquelle je les rattrapais quand le moment des examens approchait. Ils me pardonnaient à cause de mon bon caractère. J’étais fort comme un taureau et doux comme un mouton, disaient-ils. Étais-je ainsi en effet, et suis-je réellement ainsi ? Je ne l’ai jamais su. Ma personnalité ne s’est jamais formulée à mes propres yeux que comme une question d’atavisme un peu fatale et inconsciente. Je tenais du sang paternel la force physique, la confiance dans le danger, l’amour de la lutte ; je tenais de ma mère ou de ses aïeux protestants le sérieux des manières, la réflexion et la rigidité de conscience. Je me suis si rarement trouvé en désaccord avec moi-même, que je n’ai eu aucun mérite à bien agir dans les circonstances difficiles.

J’arrivai à l’âge de seize ans sans prendre aucun souci de mon avenir. Évidemment les affaires de mon père prospéraient, car notre aisance augmentait toujours, et j’entendais parler de cinquante mille francs de dot pour ma sœur et d’autant pour moi dans un avenir plus ou moins rapproché. On parlait aussi de m’envoyer étudier la médecine à Montpellier quand j’aurais fini mon temps au collège. Ma sœur, qui travaillait avec persévérance et qui était très pieuse, avait l’idée de se consacrer à l’éducation des filles, et songeait à prendre ses degrés en attendant son diplôme. Elle ne voulait point entendre parler de mariage, disant qu’elle ne comptait point en courir les risques. Mon père traitait cette idée de fantaisie d’enfant, ma mère la combattait avec douceur, mais avec une certaine tristesse qui m’intriguait.

J’eus le mot de l’énigme qui nous enveloppait l’année 1838, pendant notre station annuelle dans la montagne.

J’étais parti le matin pour une de mes grandes excursions et ne devais revenir que le lendemain soir ; mais, les brouillards ayant envahi la région que je devais explorer avec quelques camarades, nous revînmes sur nos pas le jour même et je rentrai chez nous assez tard. Tout le monde paraissait couché : ne voulant pas réveiller ma mère, qui avait le sommeil léger et qui était très matinale, je me glissai à ma chambre et dans mon lit sans faire le moindre bruit.

J’étais fatigué, j’allais m’endormir quand j’entendis que mes parents causaient dans la salle à manger, tout près de la cloison qui me séparait d’eux. J’écoutai, et j’avoue que ce n’était pas la première fois. Je ne m’en faisais point de scrupule. Je m’étais persuadé depuis longtemps que je devais surprendre leur secret, que ce secret, qui était mien par la force des choses, puisque j’en porterais un jour la responsabilité, devait devenir mien par l’effet de ma volonté. On me trouvait trop jeune pour qu’il me fût confié, je me sentais assez homme pour en accepter toutes les conséquences et pour mettre un terme, par ma décision, au désaccord douloureux qui régnait entre deux époux si tendrement unis d’ailleurs.

J’écoutai donc. Ils ne me savaient pas là ; ils allaient parler sans détour et sans réticence. La chambre de ma sœur était plus loin ; le domestique couchait en bas. Ils n’avaient à se méfier de rien ; et cependant par habitude ils parlaient à demi-voix, mais peu à peu, en discutant, ils s’oublièrent, et j’entendis fort bien.

– Le marier ! disait ma mère, est-tu fou ? Il faudra songer à cela dans dix ans.

– Dans cinq ou six ans ! répondait mon père. Je n’avais pas vingt et un ans quand je t’ai épousée.

– Aussi !

– Aussi j’étais trop jeune, tu veux dire ? J’ai fait des bêtises ; j’ai compromis ta dot ! C’est ta faute, ma chérie : tu voulais que je fisse le commerce régulier. Il n’y avait là, pour un ignorant comme moi, que de l’eau à boire. Aussi en ai-je bu ! mais j’y ai mis du vin plus tard, et la faute est diablement réparée.

– Ne parlons pas de cela. C’est malgré moi, j’en prends Dieu à témoin ;… mais n’en parlons pas.

– N’en parlons pas, je veux bien, pourvu que tu m’aimes comme je suis ; mais écoute donc mon idée ! Antonio Perez a au moins trois cent mille réaux tant en argent qu’en marchandise, et la Manuela est fille unique, la plus belle fille des Espagnes, comme dit la chanson. Je suis sûr que le père serait content d’avoir un gendre médecin. Ça flatte toujours des gens comme nous.

–… Comme nous ? C’est donc un homme comme toi ?

– Oui, c’est un de nos meilleurs associés, un homme de fer et de feu !

– En ce cas, je ne veux pas de sa fille pour mon fils, fût-elle aussi belle que tu le dis. Quel âge a-t-elle donc ?

– Quinze ans.

– C’est trop.

– Pourquoi trop ? N’as-tu pas deux ans de plus que moi ? En es-tu plus laide, moins aimable et moins aimée ?

– Tais-toi, serpent noir ; si cette fille a tes idées, celles de son père par conséquent…

– Cette fille n’a point d’idées. Elle ne sait rien. Elle est comme notre fille.

– Où donc est-elle ?

– Au couvent ; elle n’a point de mère. Elle est élevée en fille de bien et en bonne catholique.

– Ah ! tu sais…

– Je sais que ce n’est pas là un bon point selon toi, madame la huguenote. Moi, la religion, ça m’est égal.

– Malheureusement !

– Peut-être. Je penserai à cela plus tard, tu me convertiras ; mais il faut bien que cette fille soit élevée dans la religion de son pays et de sa famille, et je te dis qu’elle est bien élevée, une vraie demoiselle. Tous les écoliers et messieurs de Pampelune en sont fous. Quand elle va à l’église avec ses compagnes, elle a de la peine à passer à travers les œillades et les soupirs de cette belle jeunesse. Figure-toi une taille fine, souple comme la couleuvre, des yeux bleus avec des cils noirs, une chevelure, des dents, un air…

– Bien, bien, on dirait que tu en es amoureux !

– Je le serais, si je ne l’étais d’une autre, la seule que j’aie aimée, la seule que j’aimerai jamais.

– Flatteur ! où veux-tu en venir ? tu ne comptes pas marier ton fils à seize ans, et si tu crois que cette belle Manuela attendra qu’il ait âge d’homme…

– Elle attendrait fort bien si elle l’aimait, et elle l’aimerait si elle le voyait, car il n’a plus l’air d’un enfant, et, sans nous vanter, il est aussi beau qu’elle est belle.

– Ah ! voilà le fond de la chose, tu veux les présenter l’un à l’autre !

– Comme deux fiancés, pourquoi non ? Le père y consentirait, je le sais, et même nous avons pris rendez-vous…

– Je ne veux pas ! s’écria vivement ma mère.

– Mais songe donc…

– J’y ai songé ! Jamais mes enfants ne feront alliance avec des gens de ce métier-là.

– Allons, allons, méchante ! ne méprisez pas tant votre mari et la fortune qu’il vous a donnée. Vos enfants auront beau faire, ils ne se marieront pas aisément selon vos idées. La chose aura beau être tenue secrète, un jour viendra où on ira aux informations minutieuses, et les gens à préjugés comme vous diront que la source de notre aisance est impure. Vous recevrez quelque affront pour avoir visé trop haut, et nos enfants n’auront de tout cela que chagrin et humiliation, tandis qu’en restant dans leur milieu naturel… Voyons, je ne te parle pas d’envoyer notre Laurent dans la montagne pour faire le coup de fusil contre les douaniers et pour passer la contrebande dans des endroits où on tombe quelquefois avec elle. Non ! qu’il soit bourgeois, qu’il soit médecin comme la Manuelita est bourgeoise et demoiselle, c’est convenu, c’est fait ; mais qu’ils n’aient pas à se reprocher l’un à l’autre la source de leur fortune et la condition de leurs parents, voilà qui serait sage et dans leur intérêt bien entendu.

Ma mère parut ébranlée, mais rien ne put la faire consentir à l’entrevue projetée par mon père ; elle remit d’en reparler à l’année suivante, et il dut promettre d’attendre jusque-là. Je le tenais enfin, ce fatal secret ! Mon père était contrebandier, c’était là son commerce et son industrie. J’avoue que d’abord je ne ressentis qu’une sorte de soulagement qui ressemblait à de la joie. D’après les commencements de la conversation, j’avais frémi qu’il ne fût quelque chose de pis, et, quand cette crainte fut dissipée, je trouvai ma mère trop sévère pour lui.

En y réfléchissant mieux, je compris ses angoisses et ses scrupules : elle était assez instruite pour sentir que tout commerce frauduleux est un attentat social, et, moi, j’en avais assez appris sur le mécanisme des sociétés pour comprendre qu’on n’échappe à aucune loi sans porter atteinte à tout l’équilibre de la législation ; mais dans l’espèce, comme eût dit un avocat, je ne pouvais pas en vouloir à mon père de n’avoir jamais creusé une notion qu’on ne lui avait point donnée dès l’enfance, car il était contrebandier de père en fils comme la plupart des habitants des frontières. C’est bien une manière de banditisme, car on ne s’y fait pas faute de descendre les douaniers qui vous serrent de trop près, et cette chasse au bon marché des denrées dégénère facilement en une chasse à l’homme des plus meurtrières. Sans doute il y avait longtemps que mon père ne courait plus en personne ces aventures ; mais il les faisait courir aux autres, étant devenu, comme la fin de son entretien avec ma mère me le révéla, un des chefs dirigeants d’une sorte d’armée occulte composée de gens de toute espèce, la plupart plus curieux de flibusterie que devrai travail, et quelques-uns bons à pendre.

En somme, la contrebande, malgré l’encouragement qu’elle reçoit dans toutes les classes, sans que personne se fasse scrupule d’en profiter, est une plaie économique et sociale. Je le savais, il fallait me résigner à sentir en moi quelque chose de taré, et à regarder le bien-être dont je jouissais, à commencer par la bonne éducation dont je recueillais le bienfait, comme une sorte de vol commis non seulement sur l’État, mais sur le commerce loyal de mes concitoyens.

Que faire dans une pareille situation ? Supplier mon père de rentrer dans la bonne voie ? Je ne me sentis pas le courage de le prendre avec lui sur ce ton-là ; là où ma mère, avec toute sa persévérance, avait échoué, je ne réussirais certainement qu’à amener des déchirements plus profonds. Me prononcer sévèrement à l’occasion contre ce genre d’industrie sans avoir l’air de soupçonner que mon père y fût engagé, voilà peut-être ce que je pourrais tenter quelque jour, plus tard, quand j’aurais acquis le droit de parler en homme.

Tout en m’arrêtant à cette conclusion, j’essayai de me calmer ; mais je l’essayai en vain. Une autre agitation bien plus vive s’était emparée de moi. Je n’avais jamais osé regarder une femme. J’étais un innocent très chaste, quoique très ému à la moindre occasion, et voilà qu’on parlait de mettre dans mes bras la plus belle créature du monde, une fille de quinze ans, capable de m’aimer dès le lendemain, si elle venait à me voir. Quoi, déjà ? Je pouvais être aimé, moi, timide écolier, par une créature merveilleuse, qui tournait la tête à toute une population ? Je n’y croyais pas, cela me faisait l’effet d’un conte de fées ; mais quelle enivrante illusion, et le moyen de la repousser ?

J’avoue que je ne songeai guère à lui faire un crime d’être fille de contrebandier, et que les réflexions de mon père à cet égard me parurent sages et sans réplique. Oui certes, je devais rechercher cette alliance pour mieux ensevelir dans les liens de la complicité la tache commune, cette tache qui pouvait m’être reprochée un jour dans un monde plus élevé. Ma mère avait tort, selon moi, de s’opposer à cette prochaine entrevue, dont la pensée faisait battre mon cœur comme s’il eût voulu s’échapper de ma poitrine.

II

Je tâchai de paraître calme le lendemain ; je fis comme si je n’avais rien entendu ; mais je devins rêveur et bizarre, tantôt sombre, tantôt fou de gaîté. Je n’avais plus ni appétit ni sommeil ; j’étais amoureux, amoureux fou d’un fantôme, d’un être que je ne devais peut-être jamais voir, car combien de choses pouvaient se passer avant que mon père revînt à ce projet, et que ma mère ne le combattît plus !

J’eus l’idée de leur en parler, mais il eût fallu avouer que je savais tout le reste, et d’ailleurs mon amour me frappait d’une timidité invincible. C’était comme une confusion poignante au milieu d’une ivresse délicieuse.

Je rentrai au collège, espérant que l’étude me délivrerait de ce tourment ou me ferait prendre patience jusqu’à l’année suivante. Il n’en fut rien. Je travaillai fort mal cet hiver-là. Ma mère le sut et m’en fit des reproches plus sévères que je ne la croyais capable d’en faire. Mon père vint aux fêtes de Pâques : j’avais espéré qu’il serait plus indulgent ; il fut plus sévère encore et me déclara que, si je n’avais point de prix, je n’irais pas à la montagne. Je fus si effrayé de cette menace, que je rattrapai le temps perdu, et que j’obtins les distinctions accoutumées.

Dès que nous fûmes à la montagne, j’essayai par tous les moyens de savoir si mon père songeait encore à mes fiançailles. J’avais dix-sept ans ; n’étais-je point en âge ? – Mais le projet semblait oublié. Un jour, il fut question de mariage à propos de ma sœur, qui continuait à dire en toute occasion qu’elle voulait se faire religieuse ou tout au moins dame institutrice. Je saisis cette occasion aux cheveux pour dire bien haut et d’un ton très décidé qu’elle avait tort et que, tout au contraire d’elle, je souhaitais vivement me marier jeune. En ce moment, je surpris un regard de mon père à ma mère, comme s’il lui eût dit : « Tu vois bien que mon idée était bonne, » mais elle ne répondit qu’à moi.

– Tu es dans le faux aussi bien que Jeanne, dit-elle. Il faut se marier certainement, mais savoir ce que l’on fait. Vous êtes deux enfants ; elle est trop jeune pour dire non, tu es trop jeune pour dire oui.

J’insistai, mais très maladroitement, et avec une rougeur que je ne pus cacher.

– Eh bien, me dit mon père qui m’observait, ne croirait-on pas qu’il est déjà amoureux ?

J’allais dire oui, tant j’étais las de dissimuler ; mais, si je disais oui, comme on ne croirait jamais que je pouvais être amoureux d’une personne que je n’avais point vue, mon père me jugerait fou et renoncerait à me la faire voir. – Je ne sais ce que j’allais répondre, mais le mot d’amour avait fait rougir aussi ma sœur, et même il y avait dans son regard rigide une sorte d’indignation. Ma mère nous imposa silence, et je retombai dans l’inconnu de ma destinée.

Le soir de ce jour-là, je me trouvai seul au jardin, sur un banc, ma sœur auprès de moi. Je regardais les étoiles et ne songeais point à elle ; elle ne disait rien et ne paraissait point songer à moi : ma sœur avait alors treize ans. Elle était grande et mince, pâle et blonde, extrêmement délicate et jolie. Elle n’avait aucun trait de ressemblance avec mes parents et moi, qui étions tous trois bruns, assez colorés et taillés en force. Son caractère n’avait pas de rapports non plus avec celui de mon père, ni avec le mien. Tous ses goûts différaient des nôtres, au point qu’on eût dit qu’elle y mettait de l’affectation. Elle n’avait de commun avec notre mère que le sérieux et la bonté ; mais il y avait déjà quelque chose de bien tranché entre elles, puisque ayant été élevée par cette mère protestante, elle avait choisi, disait-on, la religion catholique dès son jeune âge. Il y avait certainement là quelque chose de singulier. Selon la logique des choses, nos parents étant d’églises différentes et ne voulant pas empiéter sur les droits l’un de l’autre, j’eusse dû appartenir à la communion de mon père, ma sœur eût dû suivre celle de sa mère. Le contraire avait eu lieu ; j’étais protestant sans avoir demandé à l’être, comme si la vocation de Jeanne pour le catholicisme eût été tellement décidée que nos parents eussent dû échanger leur droit respectif.

Je n’avais point souvenir de la manière dont les choses s’étaient passées, mais en ce moment j’y songeais, parce que toutes mes pensées se reportaient sur Manuela Perez. Je me disais que cette jeune fille, élevée au couvent, me repousserait peut-être à cause de mon hérésie, et que peut-être c’était là l’obstacle devant lequel mon père s’était arrêté.

Je ne pus me tenir de questionner Jeanne.

– Explique-moi donc, lui dis-je, comment il se fait que nous ne soyons pas de la même religion !

Elle tressaillit comme si je l’eusse réveillée.

– Mais… je ne sais pas, répondit-elle ; cela vient sans doute de ce que nous avons été baptisés chacun dans la religion que nous suivons.

– Tu as donc été baptisée catholique ?

– Certainement. Tu ne t’en souviens pas ?

– Ma foi non ; j’étais trop jeune, je n’avais que trois ans quand tu es née, et tu t’en souviens encore bien moins. Comment le sais-tu ?

– Parce qu’on ne m’a pas rebaptisée au couvent.

– Le baptême protestant ne vaut donc rien selon toi ?

– Il est détestable ; si tu avais un peu de cœur et de raison, tu te ferais catholique.

– Moi ? non certes ! Il est peut-être malheureux pour moi (je songeais à Manuela) qu’il y ait cette différence entre nous. Si c’était à refaire… peut-être…

– C’est toujours à refaire quand on veut. Maman ne dirait pas non si papa l’exigeait, et tu devrais en parler à papa.

– Papa n’exigera jamais rien de maman, et d’ailleurs il est trop tard. J’ai trop compris la supériorité de ma communion pour ne pas regarder un changement comme impossible et coupable.

Là-dessus s’éleva entre ma sœur et moi une vive discussion religieuse dont je ferai grâce au lecteur, car certainement aucun de nous ne sut donner les bonnes raisons qui eussent pu servir sa cause. Nous n’en fûmes que plus passionnés, comme il arrive toujours quand on a tort de part et d’autre. Je reprochai à Jeanne de ne pas aimer sa mère autant qu’elle le devrait, puisqu’elle acceptait une croyance selon laquelle cette bonne et tendre mère, modèle de courage et de vertu, devait être damnée dans l’éternité.

Alors se passa un fait étrange et dont je ne devais avoir l’explication que bien longtemps plus tard. Ma sœur irritée se leva et me répondit :

– Tais-toi ! tu ne sais pas de quoi tu parles, tu es un ignorant, un aveugle et un sourd ; tu ne sais rien au monde, puisque tu t’imagines que je suis la fille de ta mère !

– Que veux-tu dire ? m’écriai-je stupéfait. Est-ce ta religion fanatique qui t’apprend à renier les tiens ?

– Non, non, répondit-elle, je ne renie pas mon père, et je l’aime parce qu’il est mon père. J’aime aussi maman parce qu’elle est bonne, parce qu’elle ne me détourne pas de ma religion, parce qu’elle est aussi tendre pour moi que si je lui appartenais ; mais je n’ai pas à lui sacrifier le repos de ma conscience, et l’espoir de mon salut éternel : elle n’est pas ma mère !

– Mais ce que tu dis là est impossible,… c’est extravagant, c’est inouï !

– Ce qui est inouï, c’est que tu ne le saches pas.

– Il faut que ce soit un grand secret, puisqu’on l’a si bien caché ! Comment donc le saurais-tu, toi, si cela était !

– Il n’y a pas longtemps que je le sais.

– Comment ? voyons ! explique-toi.

– J’ai entendu mon père et maman qui disaient : « Sa mère est morte en lui donnant la vie. – Elle tient de sa mère une santé délicate. – Si elle ne veut pas se marier, eh bien, il faudra la laisser libre. »

– Tu as rêvé cela.

– Non, non, je ne l’ai pas rêvé, cela est.

On nous appela pour souper, et, en voyant avec quelle tendresse soutenue et sans efforts ma mère traitait Jeanne, je crus avoir rêvé moi-même. J’étais bien plus surpris qu’elle, car si elle disait vrai, il y avait là des circonstances extraordinaires qui ne la frappaient pas comme moi. Chaste enfant, elle ne se disait pas que, mon père étant marié lors de sa naissance, elle ne pouvait être qu’une bâtarde, un enfant sans nom et sans famille avouable. Mon père était donc coupable d’infidélité, et ma mère était donc d’une générosité sublime ?

Je fis d’inutiles efforts pour me rappeler les circonstances de la naissance de Jeanne. J’étais si préoccupé, que je ne pus m’empêcher de demander à ma mère si Jeanne était née à Pau.

– Non, répondit-elle, elle est née à Bordeaux.

– Est-ce que j’y étais dans ce temps-là, moi ?

– Tu y étais, tu ne peux t’en souvenir ; mais je crois qu’il est temps de se coucher.

Elle avait l’habitude de couper court à toutes les questions. Je retombai dans la nuit. Mon enfance avait donc été environnée de mystères ? Mais non, Jeanne, avec sa dévotion exaltée, devait être sujette aux hallucinations. Je ne voulus pas la questionner davantage, mais j’en restai triste et inquiet. Jeanne était après ma mère l’être que j’avais le plus aimé. Si l’impétuosité inhérente à mon sexe m’avait souvent emporté loin d’elle, si l’amour de l’étude avait pris une grande place dans ma vie, je n’en avais pas moins un grand fonds de tendresse pour la petite compagne de mes premiers jeux. Ce que mes seuls souvenirs bien précis me retraçaient, c’est l’âge où ma mère, me voyant assez fort pour porter cette enfant, m’avait dit en la mettant dans mes bras :

– Prends bien garde, aie plus de soin d’elle que de toi-même. C’est ta sœur ; la sœur ! quelque chose de plus précieux que tout et que tu dois défendre comme ta vie.

J’avais pris cela fort au sérieux comme tout ce que ma mère me disait, et puis j’étais fier d’avoir à promener cette petite si jolie, si propre et déjà si confiante en moi. Je la protégeais si bien, que ma mère me la laissait emporter dans la campagne pour cueillir des fleurs, et nous en ramassions tant, que je rapportais Jeanne, sur mon dos ou dans sa petite voiture, littéralement enfouie dans une gerbe de fleurs et de verdure d’où sortait seulement sa jolie tête blonde. Un jour, un peintre nous ayant rencontrés, nous arrêta pour nous prier de lui laisser prendre un croquis de nous et de nos attributs. Quand il eut fini, il voulut embrasser Jeanne, et je m’y opposai avec une dignité qui le fit beaucoup rire.

Plus tard, je voulus être son professeur. C’est moi qui lui appris à lire et qui en vins à bout très vite sans lui coûter une seule larme. Dans le pays, jusqu’au moment où j’entrai au collège, nous étions inséparables, et les bonnes femmes érudites nous appelaient Paul et Virginie.

Depuis le collège, nous étions moins intimes, mais je ne la chérissais pas moins. Il me sembla donc cruel qu’elle voulût se persuader une chose impossible pour se dispenser d’être ma sœur et de m’aimer comme je l’aimais.

Peu à peu pourtant ce rêve parut s’effacer de nos esprits ; mais ce qui ne s’effaça pas de même, ce fut mon amour fantastique pour l’inconnue Manuela. Voyant qu’il n’en était plus question, je me laissai aller à un projet romanesque que j’avais déjà formé l’année précédente. Je résolus d’aller secrètement à Pampelune pour tâcher d’apercevoir cette merveille de beauté. Je calculais déjà le nombre de jours nécessaires à ce voyage et cherchais le prétexte que je donnerais à mon absence, lorsqu’une circonstance inattendue vint rendre l’escapade beaucoup plus facile. Mon père posa, un beau matin, une lettre sur la table en me chargeant de la porter à la poste. En jetant les yeux sur l’adresse, je me sentis transir et brûler. Il y avait sur cette adresse : « À don Antonio Perez, à Panticosa, en Navarre. » J’eus la soudaine malice de relire tout haut, afin d’attirer l’attention de ma mère, qui était occupée au bout de la cuisine. Elle tourna la tête et dit à mon père :

– Il demeure donc là, ce Perez ?

– Oui, répondit mon père, c’est son pays, il y est à présent avec la petite.

Puis il s’approcha d’elle et lui dit quelques mots tout bas. Elle ne répondit qu’en levant les épaules et secouant la tête avec une expression de refus bien accusée.

Je portai la lettre à la poste ; mais, au moment de la mettre dans la boîte, je la retins dans ma main et la glissai dans ma poche. En partant sur-le-champ, je pouvais la remettre moi-même à Antonio Perez aussi vite, plus vite peut-être que le courrier.

J’étais trop ému de ma soudaine résolution pour rentrer chez moi, je me serais trahi. Je pris tout de suite à travers la montagne, et gagnai une cabane dont le berger était mon ami. Je le priai de courir chez nous aussitôt que le soleil baisserait, et d’annoncer que je ne rentrerais pas le soir, des chasseurs m’ayant fait dire qu’ils m’attendaient dans le val d’Ossoue. Je pris là un peu de pain et de lait, et suivis la direction d’Ossoue pendant quelque temps ; mais, dès que le berger m’eut perdu de vue, je m’enfonçai dans une gorge latérale, résolu à gagner à vol d’oiseau la frontière.

Il fallait la grande connaissance que j’avais des localités et l’habitude de franchir les passages les plus périlleux pour traverser ainsi tous les obstacles. C’était mon goût. J’avais mainte fois passé dans des endroits où personne n’avait songé à pénétrer. J’arrivai à la frontière à la nuit. Je descendis au premier gîte espagnol, une pauvre cabane, où je dormis jusqu’à la première aube. De ce côté-là, je ne connaissais plus le pays, mais je parlais facilement le patois semi-espagnol de cette région, et, à travers de nouveaux défilés de montagnes, non moins âpres que ceux du versant français, j’arrivai à Panticosa vers le milieu du jour.

C’était alors un village de cabanes misérables et dégradées, abrité par des noyers magnifiques. Cette pauvreté d’aspect me donna du courage. On se présente avec plus d’aplomb dans une chaumière que dans un palais. Je demandai la maison d’Antonio Perez, on me montra au revers de la colline une petite construction en bon état, la seule du village, et j’y fus rendu en un instant.

Je trouvai le patron à table, servi par une très belle fille qui ne pouvait être que la sienne, et je faillis m’évanouir ; mais le regard attentif et méfiant d’Antonio me donna la force de lutter contre l’émotion. Je présentai ma lettre, Antonio l’ouvrit et la lut comme un homme qui déchiffre péniblement l’écriture. La belle fille qui le servait me contemplait avec tant de sang-froid et de hardiesse, que j’eusse perdu contenance, si je n’eusse pris le parti de me tourner de manière à ne pas rencontrer ses yeux. Je profitai de ce moment de trêve pour examiner son père.

C’était un homme trapu, d’une carrure athlétique, ayant les cheveux crépus, de beaux traits, la barbe grisonnante, le teint bronzé, et, je dois l’avouer, une expression de ruse et de férocité qui sentait le brigand plus que le contrebandier. Il me fut antipathique jusqu’à la répugnance, et je regardai sa fille, sans trouble cette fois, résolu à la fuir et à l’oublier, si elle lui ressemblait.

Elle ne lui ressemblait pas, elle était pire ; elle avait, à travers sa beauté bien réelle, l’expression d’une naïve impudence. De plus elle était d’une malpropreté insigne.

Guéri de ma passion comme par enchantement, honteux, mais délivré de toute angoisse, j’attendis que mon hôte eût fini sa lecture et me sentis plus que jamais décidé à ne pas me faire connaître.

Il parut content des nouvelles que je lui apportais. Je le vis sourire, compter sur ses doigts à la dérobée, puis mettre la lettre bien au fond de sa poche, comme un objet que l’on ne veut point perdre. Alors il fit un signe à sa fille qui sortit aussitôt, et, se tournant vers moi :

– C’est bien, mon garçon, me dit-il, tu as fait une belle course pour m’apporter cela, tu as bien gagné un verre de mon meilleur vin. Comment t’appelles-tu ?

– Médard Tosas, lui répondis-je.

– Tu es de Luz ?

– Des environs.

– Et qu’est-ce que tu fais ?

– Je chasse l’ours.

– Alors tu es aussi brave et adroit que beau garçon. Allons, bois à ma santé comme je bois à la tienne !

Manuela était rentrée avec un broc de vin liquoreux qu’elle versait dans un verre bleuâtre mal rincé. Pendant que j’avalais ce vin, le Perez me regardait avec malice, et, prenant un ton de familiarité protectrice qui me fit rougir de dégoût :

– J’espère, canaille, me dit-il, en souriant, que tu n’es pas contrebandier ?

Je le regardai entre les deux yeux. L’expression de son visage disait clairement : « Si tu es contrebandier, mon garçon, sois le bienvenu et dis-le sans crainte. »

– Non, je ne suis pas contrebandier, lui répondis-je en me levant, et je ne compte pas l’être.

– Tu as raison, reprit-il avec une merveilleuse tranquillité ; c’est un sale métier, – et plus dangereux que la chasse à l’ours, ajouta-t-il avec une imperceptible nuance de mépris.

– Ce n’est pas le danger que je crains. Je n’ai pas l’habitude de craindre. Je n’ai pas dit que la contrebande fût un sale métier. Je dis que j’ai un autre état et que je m’y tiens, voilà tout, et là-dessus je vous salue, ainsi que la señora, à moins que vous n’ayez à répondre à la lettre que je vous ai remise.

– Tu diras à Jean Bielsa que tout est bien ; mais tu dois être fatigué. Ne veux-tu point manger, te reposer, au besoin dormir sous mon toit ? Tout ici est à ta disposition.

– Non, répondis-je, j’ai affaire ailleurs. Je vous remercie.

Et je partis d’un bon pas, bien que je fusse brisé de fatigue ; j’allai dîner dans une bourgade voisine ; j’y dormis deux heures, et, le soir, j’avais franchi le port de Boucharo, j’allais passer la nuit à Gavarnie. Le lendemain, léger comme un oiseau, je descendais le gave par un bon chemin, et je rentrais le soir à la maison, l’oreille un peu basse, mais le cœur content et l’imagination délivrée.

Comme depuis longtemps j’étais triste et bizarre, ma mère vit bientôt que j’étais guéri, et, sans savoir ni la cause de mon mal, ni celle de ma guérison, elle se réjouit et me fit fête. Je prétendis que des crampes d’estomac, auxquelles j’étais sujet depuis un an, s’étaient tout à coup et tout à fait dissipées. Il y avait du vrai dans mon explication.

Quelques jours plus tard, je me retrouvai avec Jeanne sur le banc du jardin, attendant l’heure du souper. J’étais gai et je m’amusais avec un petit oiseau qu’elle élevait.

– Tu es redevenu aimable, à la fin, me dit-elle ; tu n’es donc plus amoureux ?

– Est-ce que tu sais ce que c’est que d’être amoureux ? lui répondis-je. Tu n’en sais rien et tu parles au hasard.

– Je sais très bien, reprit-elle, que l’amour, c’est de penser toujours à une personne que l’on préfère à toutes les autres.

– Tes religieuses t’ont appris cela ?

– Non, mais des compagnes me l’ont dit.

– Mais tu méprises cela, toi qui ne veux pas te marier ?

– Je ne sais pas ! Voilà que j’ai quatorze ans, c’est l’âge de se décider.

– Oh ! tu as le temps encore.

– Écoute, si tu voulais me promettre de ne pas te marier, je ferais de même.

– Pourquoi ? qu’est-ce que cela te fait que je me marie ?

– J’ai besoin d’aimer quelqu’un.

– Vraiment !

– Et je t’aimerais, si tu n’aimais que moi.

– Alors tu es d’un caractère jaloux ?

– Très jaloux.

– Même avec ton frère ?

– Surtout avec mon frère.

– On te donne au couvent de bien fausses et sottes notions ! Une sœur ne peut pas être jalouse de son frère…, et d’ailleurs tu ne m’aimes pas tant que ça.

– Je t’aime passionnément.

Elle disait cela d’un ton si tranquille et avec une si parfaite candeur, que je ne pus me défendre d’en rire.

– Et ton oiseau, lui dis-je, tu l’aimes passionnément aussi ?

– Non, je ne puis avoir de passion que pour toi. L’amour est une chose folle et coupable quand ce n’est pas une chose légitime et sainte. L’amour qu’on a pour ses parents est pur et méritoire. Je puis donc t’aimer de toute mon âme sans mécontenter Dieu, et c’est ainsi que je t’aime ; mais toi, qui es de la mauvaise religion, on ne t’a pas appris cela, et tu m’aimes fort peu.

– Je t’aime très tendrement au contraire.

– Mais pas de toute ton âme ?

– J’en dois une bonne partie à nos père et mère, s’il te plaît !

– Je te permets cela, mais je ne veux pas d’autre partage.

– Tu veux que je ne me marie point ?

– Non, je ne le veux pas, je te le défends ! J’en mourrais de chagrin.

– N’en meurs pas, je n’ai jamais eu moins envie de me marier qu’à présent. Jusqu’à ce que l’idée m’en vienne, tu as le temps de devenir une personne raisonnable et de comprendre ce que c’est que la vie sur laquelle tu n’as, je le vois, que des idées bizarres. À mon avis, on t’élève bien mal chez les nonnes, et tu ferais mieux de rester chez ta mère toute l’année.

– J’y resterai.

– Cela a été décidé ? tant mieux !

– C’est moi qui le décide à l’instant même, puisque tu le désires.

– Tu te moques de moi quand je te parle raison !

Elle fondit en larmes, et je n’en pus obtenir un mot de plus. Je la trouvais incompréhensible et m’alarmais un peu de la voir si fantasque. Était-ce un cœur agité par le doute ou une raison troublée par le mysticisme ?

Je crus devoir en parler à ma mère, et je fus surpris de ne pas la voir plus tourmentée.