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Beschreibung

L’aube paraissait un peu brouillée, une lueur incertaine flottait sur la campagne à travers laquelle le train filait en jetant des coups de sifflets stridents. Dans le wagon, bien chauffé cependant, une fraîcheur pénétrait qui refroidissait la voyageuse malgré le vêtement fourré dont elle était couverte.
Peu à peu, Mlle Nouey sortait de la somnolence qui l’avait envahie depuis quelques heures. Ses yeux s’ouvrirent, sa main, par un geste machinal de femme soigneuse, lissa les bandeaux châtains qui encadraient son visage mince, un peu flétri. Elle se redressa enfin, complètement éveillée, secoua son vêtement, où s’étaient formés quelques plis... En même temps son regard se dirigeait vers l’autre extrémité du wagon.

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Delly

Magali

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385741372

I

Bien que son front ne brillât

que de jeunesse ; bien qu’elle n’eût

ni diadème d’or ni manteau de Damas,

je veux qu’en gloire elle soit élevée

comme une reine.

F. Mistral. Mireille.

L’aube paraissait un peu brouillée, une lueur incertaine flottait sur la campagne à travers laquelle le train filait en jetant des coups de sifflets stridents. Dans le wagon, bien chauffé cependant, une fraîcheur pénétrait qui refroidissait la voyageuse malgré le vêtement fourré dont elle était couverte.

Peu à peu, Mlle Nouey sortait de la somnolence qui l’avait envahie depuis quelques heures. Ses yeux s’ouvrirent, sa main, par un geste machinal de femme soigneuse, lissa les bandeaux châtains qui encadraient son visage mince, un peu flétri. Elle se redressa enfin, complètement éveillée, secoua son vêtement, où s’étaient formés quelques plis... En même temps son regard se dirigeait vers l’autre extrémité du wagon.

Là se trouvaient une dame enveloppée d’une mante noire de piètre apparence et deux enfants de huit à dix ans. En montant dans ce compartiment au milieu de la nuit, Mlle Nouey les avait trouvés là... Et la dame avait conservé exactement la même position qu’elle lui avait vue alors, la tête tournée vers la vitre et cachée entre les mains, sans un mouvement autre que celui imprimé par le train.

En face d’elle, les enfants étaient immobiles, serrés l’un contre l’autre très éveillés, eux, et visiblement grelottants sous leurs vêtements râpés. Ils étaient tous deux minces et frêles, mais ne se ressemblaient pas ; la petite fille, qui semblait l’aînée, avait un visage au teint mat, aux traits un peu forts, et une superbe chevelure blond cendré tombant en deux longues nattes sur ses épaules. La physionomie du petit garçon était fine, plus délicate ; son teint ressortait, très blanc, près des boucles brunes qui ombrageaient son front.

Le regard compatissant de Mlle Nouey avait eu vite fait d’embrasser tous ces détails. Elle était accoutumée à coudoyer bien des misères cachées dans ses visites à travers Paris et Londres, elle avait un flair quasi infaillible pour discerner les pauvres honteux... Et quelque chose s’éveillait dans son cœur devant, ce trio inconnu, devant la gravité mélancolique empreinte sur ces pâles visages d’enfants dont l’extrême distinction l’avait aussitôt frappée.

La portière fut tout à coup ouverte, un contrôleur parut sur le seuil...

– Vos billets, s’il vous plaît.

Mlle Nouey tendit le sien... Les enfants tournèrent la tête, mais la dame ne bougea pas.

– Vos billets, madame ! dit l’homme en haussant la voix.

Pas de réponse.

– Elle dort bien, cette dame ! observa-t-il, vous ne savez pas où sont ses billets, les enfants !

– Si, je sais, dit la petite fille avec un léger accent anglais. Ne réveillez pas maman.

Elle se leva, prit un sac posé près de sa mère et en sortit trois billets.

– Ce sont des billets de troisième... et vous êtes en première, ici ! Eh bien ! vous ne vous gênez pas !

– Nous sommes en première ? dit la petite fille en le regardant avec surprise. Nous ne savions pas... Maman était si fatiguée qu’elle est montée dans le premier wagon venu.

– Oui, racontez-moi des histoires... Si vous croyez que ça va prendre ! Il faut payer le supplément ou sans cela...

Un geste significatif acheva la phrase.

La petite fille eut une exclamation d’effroi :

– Payer le supplément !... Mais nous n’avons presque plus d’argent !

– Ça ne me regarde pas, il fallait faire attention... Allons, réveillez votre maman, je ne peux pas poser deux heures ici.

Une expression de regret passa sur la physionomie de l’enfant, ses yeux, de magnifiques prunelles sombres et veloutées, enveloppèrent d’un tendre regard sa mère toujours immobile... Puis, se penchant, elle appela doucement en anglais :

– Mamma ! Mamma !

La dame n’eut pas un mouvement... La petite fille leva vers le contrôleur un regard suppliant.

– Je ne peux pas la réveiller, elle dort si bien !

– Ah ! mais, en voilà assez ! C’est moi qui vais m’en charger alors !

Mlle Nouey se levait pour mettre fin à cette scène pénible en payant le supplément demandé...

Mais le train, passant probablement sur un point de la voie en réparation, eut une violente secousse qui la rejeta à sa place... Et là-bas l’inconnue, ballottée, tomba en avant comme une masse.

Les enfants eurent un cri d’effroi, auquel répondirent une exclamation de Mlle Nouey et cette autre du contrôleur :

– Mais cette dame est morte !

La petite fille se dressa debout, ses yeux dilatés enveloppèrent le visage tout blanc qui avait heurté la banquette, ses mains l’effleurèrent...

Et, doucement elle glissa évanouie dans les bras que lui tendait Mlle Nouey.

– Eh bien ! en voilà une histoire ! murmura le contrôleur. Heureusement encore que nous arrivons bientôt !

Mlle Nouey emporta l’enfant à l’autre extrémité du compartiment, elle fit de même pour le petit garçon qui demeurait immobile, tremblant de tous ses membres... Puis elle revint s’assurer que le contrôleur avait dit vrai.

Hélas ! on n’en pouvait douter ! Une mort subite avait frappé cette femme, peut-être avant l’entrée de Mlle Nouey dans le wagon.

– Pauvre créature ! murmura-t-elle en regardant avec une douloureuse compassion ce visage délicat, jeune encore, mais extrêmement flétri, cette chevelure brune, déjà semée de fils d’argent, et les petites mains, fort jolies de forme, mais brunies par des travaux de ménage.

Paris approchait... Cinq minutes encore...

Et, avec un soupir de soulagement, Mlle Nouey vit le train entrer en gare.

Le contrôleur s’éloigna pour chercher de l’aide... Quelques instants plus tard, l’étrangère était emportée par deux hommes, tandis qu’un autre enlevait dans ses bras l’enfant toujours évanouie. Mlle Nouey suivit celui-ci, tenant par la main le petit garçon, auquel elle murmurait de douces paroles.

Ce fut elle qui réussit, après bien des soins, à faire revenir la petite fille de son évanouissement. Elle redoutait beaucoup cet instant...

Et, de fait, l’enfant, en se rappelant soudain ce qui s’était passé, eut une terrible crise de désespoir que Mlle Nouey ne put calmer qu’après de longs efforts.

Mais il était navrant de voir cette petite figure désolée, d’entendre les sanglots du petit garçon agenouillé près de sa sœur.

– Maman !... maman !... murmurait celle-ci en se tordant les mains. Ce n’est pas possible, madame, elle vit, n’est-ce pas ?

– Ma pauvre chérie ! disait tendrement Mlle Nouey en la pressant dans ses bras.

Et, apercevant une petite croix d’ivoire qui sortait du corsage de l’enfant, elle ajouta :

– Vous êtes catholique, n’est-ce pas ?... Moi aussi. C’est un lien plus fort entre nous. Ma chère enfant... Eh bien ! pensez que votre pauvre maman est près du bon Dieu, qu’elle ne souffre plus maintenant, ma mignonne.

– C’est vrai... Oh ! elle souffrait tant, ma mère chérie !... Mais nous ne l’avons plus !... Vous sommes seuls... seuls ! Oh ! maman, maman !

Elle eut une nouvelle crise de larmes que Mlle Nouey eut beaucoup de peine à calmer. L’enfant demeura ensuite immobile, absolument abattue et brisée.

– Magali, Magali, ne va pas mourir aussi ! sanglotait son frère en lui serrant la main.

– Non, mon Freddy, murmura-t-elle faiblement. Mais après tout, cela vaudrait mieux... Qu’est-ce que nous ferons sans maman ?

Le chef de gare et le commissaire de police entraient en ce moment. Ils venaient chercher quelques renseignements près des enfants, le mince bagage de la défunte ne leur ayant fourni aucune indication. Sur l’alliance seulement étaient gravés ces deux noms : Éthel. – Luc. – 1880.

– Comment vous appelez-vous, mes chers petits ? demanda Mlle Nouey en se penchant vers les orphelins.

– Magali et Freddy Daultey, murmura la petite fille.

– Et d’où veniez-vous ?

– De Bombay.

– Vous aviez des parents là-bas ?

– Non, personne... Maman donnait des leçons de français et d’anglais.

– Vous n’avez plus votre père ?

– Non, il est mort voilà trois ans.

– Avez-vous des parents en France ?

– Personne non plus... Mais maman ne trouvait plus assez de leçons là-bas, et le climat la fatiguait beaucoup. Elle voulait, essayer en France ou en Angleterre.

– Était-elle Anglaise ?

– Oui, et papa Français, de la Provence.

– Comment s’appelait-elle ?

– Éthel Daultey.

– Oui, mais de son nom, à elle ?

– Je ne sais pas, madame.

– Et vous ne connaissez aucun parent, ni en France, ni ailleurs ?

La petite fille secoua négativement la tête.

– Diantre, c’est ennuyeux, cela ! murmura le commissaire de police. Qu’allons-nous faire de ces mioches ? C’est dommage, ils sont gentils.

– Je m’en charge pour le moment, déclara Mlle Nouey. Je ferai toutes les démarches pour savoir s’ils n’ont réellement personne au monde... Quant à la pauvre mère, ajouta-t-elle plus bas en s’adressant au commissaire de police, veuillez lui faire faire des funérailles religieuses convenables. Je prends à ma charge tous les frais.

Il s’inclina et sortit de sa poche un calepin.

– Ayez la bonté de me donner votre adresse, madame.

– Mlle Nouey, hôtel de Volberg, rue de la Ville-l’Évêque... Je suis la lectrice de la duchesse de Staldiff, en ce moment de passage chez le comte de Volberg, son cousin, ajoutât-elle en manière de référence.

– Très bien, mademoiselle... J’enverrai prendre vos ordres pour l’enterrement. Dois-je faire avancer une voiture ?

Sur la réponse affirmative de Mlle Nouey, il s’éloigna aussitôt et, un peu après, un fiacre s’en allait de la ville, emportant l’excellente demoiselle et ses petits protégés blottis contre elle.

II

Amélie Nouey était la fille d’un professeur de français établi à Vienne. Chargé de nombreux enfants, celui-ci avait accepté avec reconnaissance l’offre que lui faisait le comte de Volberg de donner sa dernière fille, alors âgée de dix ans, comme compagne à la petite comtesse Juliane, afin d’exciter l’émulation de l’enfant, paresseuse et trop gâtée. Amélie avait donc été élevée au milieu du luxe, elle était devenue l’amie de Juliane de Volberg, nature un peu molle, un peu futile, mais affectueuse et bonne.

Il y avait là, pour la jeune fille sans fortune, un grave péril. À côtoyer cette existence de grands seigneurs, elle pouvait éprouver les funestes effets de l’ambition ou s’aigrir au contact de ce luxe raffiné... Mais Amélie avait une nature raisonnable et droite, elle était pieuse, portée vers les œuvres de charité, et jamais un désir ambitieux n’effleura l’âme de la simple et modeste lectrice de Juliane de Volberg.

Elle n’avait pas quitté la jeune comtesse lorsque celle-ci avait épousé lord Randolph Hawker, duc de Staldiff. Elle était pour la jeune femme une conseillère fidèle, une amie, non pas toujours écoutée mais très estimée, et si quelque sérieux demeurait dans l’esprit et le cœur de lady Juliane, c’était à cette âme d’élite qu’elle le devait.

Maintenant, Mlle Nouey était l’institutrice des petites ladies Isabel et Ophélia, l’une fille de la duchesse, l’autre cousine, par son père, du défunt duc, car lady Juliane était veuve, depuis plusieurs années. Mais la situation d’Amélie demeurait celle d’une amie, d’autant plus estimée qu’elle montrait en toutes circonstances la plus grande discrétion.

Elle ne craignait donc pas d’être mal accueillie en ramenant les pauvres orphelins, sachant que la comtesse de Volberg compatirait aussi, comme sa cousine, à un si grand malheur. En arrivant à l’hôtel de Volberg, Mlle Nouey fit monter les enfants dans son appartement, envoya la femme de chambre leur chercher du consommé, prépara avec son aide deux couchettes... Et ce fut seulement après les avoir vus tomber endormis de fatigue et de chagrin qu’elle changea de costume et descendit chez la duchesse, qu’elle n’avait pas vue depuis quinze jours, ayant passé ce temps en Bourgogne, près d’une vieille parente de son père.

Elle entra sans se faire annoncer, ainsi qu’elle en avait coutume avec son amie, dans le salon qui précédait la chambre de la duchesse... Mais elle s’arrêta sur le seuil en voyant que celle-ci n’était pas seule.

– Entrez donc, mademoiselle Amélie ! dit une voix jeune, au timbre chaud et vibrant, avec un accent anglais prononcé.

Elle s’avança et s’inclina en disant gaiement :

– Je ne m’attendais pas à trouver Votre Grâce que je croyais à la pointe de l’Italie.

Celui auquel elle s’adressait, un jeune homme de seize à dix-sept ans, debout près de la duchesse, lui tendit la main avec un sourire qui éclairait singulièrement sa physionomie, très belle, extrêmement intelligente, mais exprimant à l’ordinaire une hauteur que les gestes et l’attitude venaient encore augmenter.

– Non, je suis revenu à Paris, mademoiselle, par suite d’un accident, d’ailleurs peu grave, arrivé à mon compagnon de route.

– Ce voyage s’est bien passé, ma chère Amélie ? demanda la duchesse en tendant les deux mains à son amie et en levant vers elle un aimable visage encadré de beaux cheveux blonds légèrement poudrés.

– Très bien Juliane... C’est-à-dire, pas dans sa dernière partie.

– Avez-vous été attaquée, dévalisée comme vous me le prédisiez au moment de mon départ pour l’Italie ? demanda en riant le jeune homme.

Mais il s’interrompit devant le visage grave de Mlle Nouey. Celle-ci narra brièvement le triste accident. À mesure qu’elle avançait dans son récit, la physionomie très mobile de la duchesse exprimait une vive compassion et celle du jeune homme un intérêt réel, bien qu’un peu froid.

– Et qu’avez-vous fait de ces petits malheureux, Amélie ? demanda la duchesse.

– J’ai pris la liberté de les amener ici, et en ce moment, ils dorment là-haut dans mon appartement... J’ai pensé que vous ne seriez pas mécontente...

– Non certes, ma bonne amie, c’est là chose toute naturelle ! Mais tout ceci va vous causer bien des ennuis, si vous vous chargez des démarches.

– Que voulez-vous, Juliane, il faut bien rendre service au prochain !... Et ces pauvres petits sont si touchants !

– Vous nous les amènerez quand ils seront un peu remis, Amélie. Vous dites que leur mère était Anglaise ?

– Oui, mais ils ignorent son nom.

– Et eux, comment se nomment-ils ? demanda le jeune homme en se penchant pour jeter un coup d’œil sur la pendule.

– Magali et Freddy Daultey, milord.

– Magali ? Un joli nom, souvenir de Mireille.

– Son père était Provençal, m’a-t-elle dit. Les recherches pourront se faire tout d’abord de ce côté.

– Évidemment. C’est déjà quelque chose de savoir par où commencer. Je vous souhaite bonne réussite, mademoiselle Amélie... À ce soir, ma mère... Maximilien m’emmène déjeuner à l’ambassade d’Autriche.

– Allez, allez, Gérald, profitez bien de votre séjour ici, dit en souriant la duchesse. Mais ne prenez pas d’engagement pour ce soir ; vous savez que nous avons une première à l’Opéra ?

– Je n’aurais garde de l’oublier ! L’Opéra est ma passion... Tenez-moi au courant de cette lamentable histoire, mademoiselle Amélie.

Il s’éloigna d’un pas souple et vif, très élégant dans la tenue ultra correcte qu’il portait avec une désinvolture de grand seigneur... Sa mère le suivit des yeux, une petite flamme d’orgueil traversa son regard...

– Il est superbe, mon Gérald, n’est-ce pas Amélie ?

– Superbe, en effet... Et, ce qui vaut mieux, il est bon, sous son apparence un peu... fier.

Ce mot très atténué n’était pas tout à fait celui qui convenait. En réalité, l’orgueil extrême et le naturel violent du jeune duc de Staldiff étouffaient souvent ses qualités morales, à tel point que certains de ceux qui l’approchaient niaient cette bonté que lui reconnaissait sincèrement Mlle Nouey.

En quittant la duchesse, elle se rendit près de ses élèves qui flânaient dans la salle d’études. Lady Isabel, une vive et jolie fillette blonde s’élança vers elle et se jeta dans ses bras.

– Ah ! que je suis contente de vous revoir, mademoiselle ! C’est long, quinze jours sans vous !

– Vous êtes bien gentille de trouver cela ma petite Isabel. Ophélia n’est peut-être pas de cet avis ?

Elle s’adressait à une fillette très svelte, très élégamment vêtue, dont la chevelure fauve encadrait un visage régulier et froid, extrêmement blanc.

– Mais si, mademoiselle, dit-elle tranquillement, en tendant la main à Mlle Nouey. Seulement, je ne suis pas aussi expansive que Bella.

– À propos, s’écria vivement Isabel, qu’est-ce que nous a raconté Betsy ? Vous avez ramené des enfants, de petits orphelins ?

– Des mendiants ? demanda dédaigneusement Ophélia.

– Mais pas du tout !... Asseyez-vous, je vais vous raconter cela.

Ophélia l’écouta d’un air distrait ; Isabel exprima une vive pitié et déclara qu’elle voulait voir les enfants.

– Ils sont trop fatigués, trop brisés par leur chagrin, ma chère petite. Aussitôt que possible, je vous les ferai connaître Vous verrez comme ils sont charmants et distingués.

– Il faudra les garder. Mademoiselle ; la petite fille sera mon amie...

– Isabel, une enfant trouvée ! s’écria sa cousine avec mépris.

– Ils ne sont pas du tout enfants trouvés, déclara fermement Mlle Nouey. Ils ont un nom, nous savons d’où ils viennent... Ophélia, montrez un peu plus de mesure et de charité dans votre langage, mon enfant...

Mais la fillette se détourna avec une petite moue dédaigneuse et se mit à feuilleter une revue de modes que Mlle Amélie dut lui enlever des mains en déclarant qu’elle avait mieux à faire que d’exciter sa coquetterie.

*

Lady Isabel dut attendre quinze jours avant de connaître Magali Daultey. La petite fille se trouva en proie à une fièvre violente, et Mlle Nouey, qui la soigna avec un infatigable dévouement, craignit un moment pour sa vie. Mais la crise fut surmontée. Magali, très affaiblie, put enfin se lever, et, un jour, elle descendit au bras de sa protectrice dans le jardin de l’hôtel de Volberg, pour profiter d’un rayon de soleil qui attiédissait l’atmosphère.

Freddy était là aussi, touchant au possible dans son costume noir, avec son délicat visage trop blanc, ses boucles sombres, ses yeux un peu attristés encore, mais où revenait à certains instants un rayon d’enfantine gaieté.

C’était un charmant petit caractère, très aimable, extrêmement affectueux Déjà, Mlle Nouey éprouvait pour lui une tendresse maternelle... Mais elle se sentait attirée plus encore par cette petite Magali, très aimante, ardemment reconnaissante, dont le regard avait une profondeur singulière, dont le cœur enfantin souffrait, silencieusement mais cruellement, de la perte d’une mère très aimée, de l’abandon absolu où se trouvaient désormais son frère et elle.

Car les recherches en Provence n’avaient fait connaître que ceci : les Daultey, originaires d’Arles, appartenaient à une vieille famille de robe, très honorable, dont le dernier survivant, Luc Daultey, cerveau d’artiste, original et aventureux, était parti une vingtaine d’années auparavant pour l’Amérique. Depuis, personne n’avait entendu parler de lui... Et, de ce côté, il ne restait aux enfants aucune parenté.

Grâce aux hautes relations de la duchesse et du comte de Volberg, Mlle Nouey avait eu également une très prompte réponse de Bombay, il existait dans cette ville l’acte de décès le Luc Daultey, trouvé assassiné dans un faubourg sans qu’on eût jamais connu l’auteur de ce crime. On recueillit également des renseignements sur la parfaite honorabilité et celle de sa veuve, très pauvre et très méritante, demeurée sans ressources après l’effondrement de la petite entreprise commerciale que dirigeait M. Daultey.

Mlle Nouey avait reçu cette réponse la veille, et, très perplexe, elle se demandait ce qu’il allait advenir de ces pauvres petits êtres, si délicats au moral et au physique.

Si on voulait, pourtant. Ce lui serait si facile, à elle, Amélie, d’élever ces enfants, si doux, de les entourer d’affection ! Personne ne s’apercevrait de leur présence dans les vastes résidences où la duchesse et ses enfants se transportaient selon les saisons.

Ce matin, elle avait sondé le terrain et reçu de son amie cette réponse encourageante.

– Mais je n’y vois pas d’obstacle, je m’associerai même avec joie à cette bonne œuvre... Seulement, il faut que je demande l’avis de Gérald.

Le duc, malgré sa jeunesse, était considéré comme un oracle par sa mère, très fière le ses brillantes facultés, et d’ailleurs voyant en lui le chef de la famille. De ce côté, Mlle Nouey n’était pas sans appréhension, la naturelle générosité du jeune homme étant soumise aux fluctuations d’une volonté impérieuse, extrêmement entière, et de caprices tout à fait impossibles à prévoir.

Lentement, Mlle Amélie et Magali firent deux fois le tour de la grande pelouse, suivies par Freddy, puis revinrent à petits pas vers le logis.

Là-bas, au seuil d’une porte vitrée, venaient d’apparaître le jeune duc, puis lady Isabel et lady Ophélia, vêtues de toilettes claires pour une matinée enfantine qui avait lieu cette après-midi à l’ambassade d’Angleterre.

Était-ce la fatigue de cette courte promenade ? ou bien se trouvait-elle intimidée par les regards curieux dirigés vers elle ? Toujours est-il que Magali glissa tout à coup, prise de faiblesse. Mlle Nouey la soutint précipitamment...

– Donnez-la-moi, mademoiselle ! dit lord Gérald en s’avançant d’un mouvement spontané.

Avec une aisance dont on l’aurait cru incapable sous son apparence élégante et fine il enleva l’enfant entre ses bras et l’emporta dans le salon où se trouvaient la duchesse et la comtesse de Volberg.

Une fois étendue sur un canapé, elle se remit presque aussitôt et un peu de rougeur monta à ses joues mates en se voyant entourée de ces étrangers. Les paroles bienveillantes des deux dames, le sourire aimable de lady Isabel parurent cependant la mettre à l’aise.

– Elle est laide, cette petite ! chuchota lady Ophélia à l’oreille de son cousin qui se tenait debout à quelque distance, appuyé contre la cheminée.

– Oui, plutôt, sauf les yeux qui sont magnifiques. Mais le petit garçon est délicieux... Venez ici, petit.

Freddy se tenait serré contre sa sœur, ses grands yeux bleus, un peu apeurés, regardaient tous ces visages inconnus... À l’appel du jeune duc, il ne bougea pas et cacha son visage contre le bras de Magali.

– Eh bien ! ne m’avez-vous pas compris ! dit un peu brusquement lord Gérald, dont la patience n’était pas la vertu dominante.

À cette intonation impérieuse, Magali eut un tressaillement, elle dirigea son regard vers lui... Et Mlle Amélie, en voyant se heurter les prunelles sombres de l’enfant, où passait une lueur de révolte et de fierté blessée, et les grands yeux bruns du jeune homme, exprimant une hauteur mélangée d’irritation et de surprise dédaigneuse, comprit que deux orgueils se rencontraient... Ainsi qu’elle l’avait soupçonné, Magali possédait une susceptibilité excessive. L’excellente demoiselle, avec un serrement de cœur, songea que la pauvre petite venait probablement de s’aliéner, par ce seul regard, la sympathie de celui qui devait décider son sort.

Lord Gérald avait froncé les sourcils et, détournant dédaigneusement les yeux, il dit à sa cousine :

– Quelle désagréable physionomie a cette petite !

Freddy, sur un signe de Mlle Amélie, s’avança, un peu intimidé, mais si joli, si touchant, que la physionomie mécontente du jeune duc se détendit un peu. Il caressa l’enfant, lui demanda son nom et lui adressa quelques questions en anglais, langue que Freddy parlait presque mieux que le français.

La duchesse et Mme de Volberg, de leur côté, interrogeaient Magali. Mais l’enfant ne savait rien de plus que ce qu’elle avait dit précédemment ; elle ne connaissait pas le nom de sa mère, qui eût permis de faire des recherches en Angleterre.

– Il faudra voir à caser ces enfants dans un orphelinat, dit Mme de Volberg. J’en connais un excellent...

– Oh ! ma cousine, les pauvres petits ! murmura lady Isabel, dont le joli visage témoignait d’une vive compassion.

– Que voulez-vous, ma petite Bella, il n’y a pas d’autre solution...

– Si, il y en a une autre, dit la duchesse en faisant signe à Mme de Volberg de s’éloigner un peu de l’enfant. Ces petits êtres paraissent bien élevés : du côté paternel, ils sont d’une bonne famille... Amélie se propose de se charger de leur éducation, de les élever elle-même, à mes frais, naturellement, car je tiens à avoir ma part dans cette œuvre de charité. Nous leur préparerions un avenir convenable.

– Qu’en dit Gérald ? demanda Mme de Volberg.

Elle se tournait vers le jeune homme, qui avait repris sa pose nonchalante contre la cheminée.

– Je ne m’y oppose pas, ma cousine, les enfants sont Anglais par leur mère, leur position est incontestablement très pénible, très intéressante et, en vérité, je crois que ma mère et Mlle Nouey feraient là une très bonne œuvre... Mais il me paraît excessif, mademoiselle Amélie, que vous vous chargiez vous-même de ces enfants, les collèges sont là pour les recevoir...

– Ils sont de santé bien délicate !... Et je serais si heureuse de les avoir tout à moi, milord ! dit Mlle Amélie avec un regard suppliant. Ils sont si gentils, et je les aime tant déjà !

– Oh ! chère mademoiselle Amélie, s’il ne faut que cela pour vous contenter, gardez vos petits protégés ! dit-il en souriant. Mais peut-être, consultant comme toujours beaucoup plus votre bon cœur que vos forces, allez-vous vous fatiguer avec ces enfants, dont vous ignorez la nature, les goûts, l’éducation.

– Rassurez-vous, milord, je me ménagerai, dit gaiement Mlle Nouey, intérieurement ravie de cette acceptation qu’elle n’osait presque pas espérer la minute d’auparavant. Quand à leur éducation, elle me paraît admirablement commencée, la nature est charmante...

– Hum ! dit-il ironiquement. La petite a un regard qui n’est rien moins que doux... Enfin, essayez, mademoiselle, il sera toujours temps de changer d’idée si vous en avez assez... Et vous savez, petit garçon, profitez de votre chance, car vous ne trouverez pas tous les jours un cœur comme celui-là pour se dévouer à vous.

Il caressait du bout des doigts la joue blanche de Freddy, et sa voix, sous le ton badin, avait une inflexion légèrement émue.

– Allons, Ophélia et Isabel, il est temps de partir, dit-il, en prenant son chapeau déposé sur un meuble. Sans quoi, vous risqueriez d’arriver très en retard... Mais peut-être le préférez-vous ainsi ? Il est très agréable de faire une entrée un peu sensationnelle, n’est-ce pas ? ajouta-t-il d’un ton moqueur, en s’adressant plus particulièrement à sa cousine.

– Que vous êtes méchant, Gérald ! dit la fillette avec une petite moue et un coquet mouvement de tête. Je m’impatientais au contraire, en dedans, de nous voir retardés ainsi, et je pensais que Mlle Amélie aurait pu choisir un autre moment pour nous présenter ses protégés.

– Qu’est-ce que cela fait ! interrompit vivement Isabel. Mlle Amélie n’a rien choisi du tout, et nous aurons encore bien le temps de danser... Au revoir, Magali, je suis très contente que vous restiez avec nous.

– Je reste !... murmura la petite fille qui n’avait pas entendu la décision prise, ce bref entretien ayant été tenu un peu à l’écart du canapé où elle était à demi étendue.

– Mais oui, avec Mlle Nouey, dit la duchesse en se rapprochant. Cela vous fait-il plaisir, mon enfant ?

– Avec elle !... Oh ! oui, dit Magali dont le teint pâle se rosa soudain, tandis que son regard, doux et aimant cette fois, se posait sur le bienveillant visage de sa protectrice.

– Nous ferons de bonne besogne ensemble, dit Mlle Amélie en baisant tendrement le front de l’enfant.

– Je n’en doute pas... Vous seriez capable d’adoucir le fauve le plus féroce, dit en riant lord Gérald qui passait devant le canapé pour gagner la porte.

– Magali n’est heureusement pas une fauve... du moins je l’espère, répliqua sur le même ton Mlle Nouey, en passant la main sur la magnifique chevelure blonde de la petite fille. Allons, mon enfant, remerciez Sa Grâce qui veut bien m’autoriser à vous conserver près de moi.

Elle voulait essayer d’atténuer l’impression fâcheuse produite sur le duc par la petite fille, mais elle appréhendait secrètement une résistance... Magali eut un frémissement, ses yeux s’assombrirent, mais elle se leva et dit, un peu raidie, sans regarder lord Gérald :

– Je vous remercie, milord.

Il eut un geste vague, qui pouvait signifier également : « C’est bien » ou « peu m’importe », son regard, dédaigneux ou presque dur, effleura le visage de l’enfant, contracté par la violence qu’elle se faisait... Puis il s’éloigna à la suite de sa cousine et de sa sœur.

Lorsque Mlle Amélie eut ramené les enfants dans son appartement, elle vit Magali s’asseoir, le front plissé, dans l’embrasure d’une fenêtre, et y demeurer longtemps, farouche et songeuse.

– Qu’avez-vous, petite Magali ? demanda-t-elle enfin.

L’enfant leva vers elle un regard grave.

– Je pensais à ceux que je viens de voir... C’est avec eux que nous vivrons, Freddy et moi ?

– Avec eux, non pas précisément. Mais avec moi. Eux sont de très grands seigneurs et, notre lot, à nous, est de rester à l’écart... Ce qui ne nous empêchera pas d’être heureux, Magali.

– J’aime mieux cela ! dit Magali dont le front se rasséréna soudain... La petite lady blonde a l’air très aimable, mais je n’aime pas du tout l’autre... Et lui, comme il nous regardait de haut ! Oh ! je le déteste !

De nouveau, les grands yeux veloutés se faisaient sombres, la petite bouche avait une crispation de colère... Et quelle singulière amertume dans cette voix d’enfant !

– Magali, seriez-vous orgueilleuse ! s’écria Mlle Nouey, en lui saisissant les mains et en plongeant son regard dans celui de la petite fille.

Magali frémit, ses grands cils blonds se baissèrent, voilant un peu ses yeux...

– Oui, murmura-t-elle. Oh ! c’est bien mal, je le sais, ma chère maman me le disait toujours... Mais je ne peux pas... non, je ne peux pas ! dit-elle ardemment en pressant ses mains contre sa poitrine.

 

III

 

Oui, Magali était orgueilleuse, les soubresauts de son amour-propre blessé amenaient de terribles crises morales... Et Mlle Amélie se vit en face d’un tâche difficile, consistant à faire pénétrer dans ce cœur d’enfant le principes d’humilité qui pouvaient seuls sauver cette petite créature, destinée à une vie dépendante, vraisemblablement obligée, toujours, de se soumettre à l’autorité d’étrangers et d’accepter en silence l’oubli et la pauvreté.

Mlle Nouey et ses pupilles avaient accompagné à Londres la duchesse de Staldiff et ses enfants, ils avaient tous, l’été suivant, gagné Hawker-Park, la magnifique résidence d’été des ducs de Staldiff. Mlle Amélie occupant un appartement indépendant, les enfants se trouvaient fort rarement en contact avec la noble famille dont ils étaient les obligés... De temps à autre, ils étaient amenés par Mlle Amélie chez la duchesse qui leur faisait quelques bienveillantes questions, leur distribuait des friandises et garnissait leur petite bourse, ce qui assombrissait Magali pour toute la journée. Lady Ophélia affectait de les ignorer totalement. Quant à lord Gérald, ils ne le voyaient que de loin, passant à cheval le long des allées du parc, ou traversant, entouré d’une brillante jeunesse, les magnifiques jardins d’Hawker-Park.

Lady Isabel, tout au contraire, réclamait sans cesse la présence de Magali. Elle avait une petite tête de linotte, mais un bon cœur, et se trouvait dépourvue de cette morgue naturelle à son frère et à sa cousine. Magali lui plaisait beaucoup par sa vive intelligence, ses manières empreintes d’une distinction innée, et cette grâce caressante que la petite fille savait mettre dans son regard et dans son geste lorsque rien ne venait blesser sa susceptibilité.

Cette crainte des moindres piqûres d’amour-propre la portait à éviter tout ce qui pouvait la rapprocher de ses nobles hôtes. Elle ne céda qu’avec quelque peine au désir exprimé par lady Isabel, sur l’autorisation maternelle, de l’avoir pour compagne d’études et de jeux, comme l’avait été jadis Mlle Amélie pour lady Juliane... Mlle Nouey avait appuyé la demande de son élève, jugeant ce contact utile pour accoutumer la fière Magali aux intimes petites blessures inhérentes à sa position, en même temps que pour lui rendre, dans la société de l’aimable Isabel, cette gaieté que la mort de sa mère semblait avoir presque anéantie.

Mais quelle tendre patience fut nécessaire à Mlle Amélie pour calmer les soubresauts de cette nature altière, d’un côté ardemment portée vers le bien, de l’autre tourmentée par cet orgueil dont l’excessive sensibilité lui était un martyre continuel ! Les considérations religieuses avaient seules quelque pouvoir sur cette petite âme, et Mlle Nouey n’espérait qu’en elles pour transformer Magali, « le petit démon », comme elle l’appelait parfois, avec une sévérité triste qui faisait abondamment pleurer l’enfant.

Car Magali aimait Mlle Amélie avec la passion qu’elle mettait dans ses affections comme dans ses antipathies. De son origine méridionale, elle tenait une nature ardente, enthousiaste, qu’elle concentrait souvent, mais qui se manifestait parfois soit avec une sorte de violence, soit, beaucoup plus souvent, dans des actes de délicatesse tout à fait charmants. Mlle Nouey était frappée des trésors contenus dans ce cœur d’enfant, mais aussi un peu effrayée en constatant cette imagination ardente et cette volonté si vite cabrée devant l’obstacle.

Le petit Freddy, lui, s’éleva tout seul. Il faisait le bonheur d’Isabel, et, parfois, on l’appelait au salon, pour l’entendre dire, avec les petites mines charmantes qui lui étaient naturelle : les fables et les poésies que lui apprenait Mlle Nouey. Il revenait tout joyeux, les poches pleines de bonbons qu’il offrait aussitôt à sa sœur, « sa Magali chérie », en lui racontant que lady Ophélia avait dit qu’il était très gentil, que lord Gérald s’était montré tout à fait bon et lui avait promis une jolie montre pour sa première communion.

Et Magali, refusant les bonbons, demeurait longtemps songeuse, les sourcils froncés... Peut-être l’étrange petite-fille était-elle blessée de cette idée que son frère servait à l’amusement de lord Gérald et de sa cousine, – de « lui » surtout, contre lequel elle gardait l’antipathie éclose dès le premier instant – antipathie réciproque, qui se manifestait chez le jeune duc par une indifférence dédaigneuse, chez Magali par un mutisme presque absolu dans les rares occasions où elle se trouvait en sa présence.

 

*

 

Un matin d’août, – il y avait alors plus d’un an que les orphelins se trouvaient sous la tendre tutelle de Mlle Nouey, – lady Isabel entra comme une trombe dans la petite salle où Magali faisait réciter une leçon à son frère.

– Je viens chercher Freddy... Nous allons à la cascare, Gérald et moi, Gérald veut bien que nous emmenions le petit.

Sans empressement, Magali rectifia la tenue de son frère, refit le nœud de sa petite cravate...

– Dépêchez-vous, chère, Gérald va s’impatienter, Freddy est très bien ainsi... Je ne peux pas vous offrir de nous accompagner, il y a tout juste la place pour Freddy dans le poney-chaise. Mais venez nous conduire, Magali, vous verrez mes nouveaux poneys, un cadeau de Gérald. Il est si bon !

Comme tous les trois traversaient le hall pour gagner la cour d’honneur, les éclats d’une voix irritée parvinrent tout à coup à leurs oreilles.

– C’est Gérald qui se fâche ! murmura Isabel.

Ils s’avancèrent vers le grand perron. Au bas des degrés était arrêté le poney-chaise. Et, tout près, lord Gérald était debout, ses grands yeux bruns étincelant de colère, sa main droite agitant une canne légère au-dessus de la tête d’un petit groom tout courbé et tremblant. À quelques pas de là, lady Ophélia, en coquette tenue du matin, regardait tranquillement, tout en jouant avec une fleur cueillie tout à l’heure dans les jardins.

Le cœur compatissant de Magali bondit à cette vue. Ce groom était un bon petit enfant, un peu étourdi, mais absolument dévoué à ses maîtres. Sans doute avait-il commis quelque faute légère, et lord Gérald, « si bon », s’apprêtait à l’en punir impitoyablement, dans un de ces accès de colère dont il était assez coutumier.

– Oh ! empêchez-le... empêchez-le ! dit Magali à Isabel en lui saisissant le bras.

– Mais je ne peux pas... Il se fâchera davantage.

À ce moment, le stick s’abattit sur les épaules de l’enfant. Alors Magali, n’écoutant que l’impulsion de son cœur, s’élança au bas du perron, et se jeta devant le petit garçon...

– Assez milord ! Ne le frappez plus ! s’écria-t-elle d’un ton suppliant.

– De quoi vous mêlez-vous ?... Reculez ! dit-il avec violence. Allons, vite !

Mais Magali, surexcitée, s’écria avec indignation véhémente :

– Non, je ne bougerai pas ! C’est affreux, ce que vous faites là !... Vous êtes un lâche de frapper ainsi ce pauvre petit !

Une lueur jaillit sous les longs cils blonds du jeune homme, les veines de son front se gonflèrent. Le stick, soulevé par sa main nerveuse, tomba avec violence, cinglant le poignet que Magali avait élevé instinctivement pour protéger son visage.

L’enfant eut un gémissement. D’un geste brusque, lord Gérald jeta la canne au loin. Très pâle, il se rapprocha de Magali vers qui accouraient Isabel et Freddy. Mais la petite fille leva les yeux vers lui, et ce regard exprimait une telle intensité de mépris et d’indignation que le jeune homme s’arrêta, la physionomie contractée, en laissant retomber la main qu’il étendait vers elle.

– Ma pauvre chérie ! dit Isabel d’une voix tremblante, en lui entourant le cou de son bras, tandis que Freddy, tout pâle, s’emparait de la main de sa sœur. Montrez-moi... Mais cela saigne ! Oh ! Gérald !

– À qui la faute ! dit-il, les dents serrées, en détournant son regard du visage altéré et des grands yeux sombres de Magali. Si elle m’avait obéi...

– Oui, cela lui apprendra à se mêler de ce qui la regarde, ajouta lady Ophélia en levant les épaules. Ne faites pas cette tête éplorée, Isabel, il n’y a là qu’une petite éraflure sans importance.