Marie des vignes - Jean-Pierre Védrines - E-Book

Marie des vignes E-Book

Jean-Pierre Védrines

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Beschreibung

Quand l'avenir de l'exploitation familiale repose sur les épaules d'une jeune femme rebelle...

En ce début du XXe siècle, les malheurs n’épargnent pas Aimée et Antoine Villeméjanne qui vivent d’une petite exploitation viticole : la révolte des vignerons déchire le pays, la maladie met en péril la vigne, une inondation dévaste la plaine. Puis survient la Première Guerre mondiale qui emportera leur fils aîné. L’avenir du domaine repose désormais sur la cadette, Marie, cette fine fleur rebelle, cette jeune fille aux yeux de menthe, à la frimousse joyeuse, à la gaieté naturelle. Elle entretient une liaison avec Jean, un simple et pauvre journalier que les Villeméjanne rejettent. Devra-t-elle sacrifier ses sentiments pour sauver la propriété familiale ?

Plongez dans l'ambiance paysanne du sud de la France au début du XXe siècle avec ce roman de terroir vivifiant !

EXTRAIT

Un matin, Pierre arriva tout essoufflé dans la cuisine.
— Ils vont construire une fabrique…
— Que dis-tu ?
Aimée pétrissait la pâte pour faire une tarte. Elle le regarda, abasourdie.
— Oui, expliqua Pierre, je jouais dans la vigne quand j’ai entendu deux hommes qui parlaient sur le chemin devant la maison…
Quelques mois plus tard, la vigne arrachée fit place à une scierie, puis à une fabrique d’emballages en tout genre : bonbonnes clissées ou empaillées, paniers pour les fleurs, les primeurs, les poissons, « banastes » ou billots ovales. Bien vite, la fabrique se développa. L’on ouvrit des succursales à Marseille et à Oran. La main-d’œuvre féminine était employée aux travaux de vannerie, les hommes œuvraient à la scierie ou au façonnage des pieds de meubles dans du bois de platane que l’on faisait tremper, après le tournage, dans un bain à base de teinture de châtaignier durant six mois, ce qui le rendait encore plus résistant. Bientôt, chaque matin, Pierre croisa un flot d’ouvrières qui se rendaient à leur travail.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un joli roman de terroir particulièrement bien documenté autant sur le plan historique, que géographique ou technique. - Bernard Viallet, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Pierre Védrines est originaire du sud de la France. Il rédige ses premiers poèmes à l’âge de douze ans et les recueils et prix se succèdent ensuite. En 2004, il commence à publier des romans. S’il emprunte les traits de ses personnages à son milieu familial, son imagination, elle, se nourrit des liens profonds qu’il entretient avec le Sud méditerranéen. Elle est sans cesse influencée par les éléments de la nature et du paysage. Aujourd’hui, il est Président de l’association littéraire La main millénaire et dirige la revue du même nom qu’il a fondée en 2011.

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« Les grands-pères qui se chauffent l’hiver au soleil, sur les bancs de pierre des villages de l’Hérault, se souviennent de la grande révolte. Mais ceux qui se souviennent de la lutte contre le phylloxera, âgés de quatre-vingts ans, s’éteignent tous les jours. Il ne restera bientôt que le témoignage de leurs enfants, qui continueront à transmettre par voie orale les détails vivants de cette épopée de la vigne. Car les documents, pour abondants qu’ils soient, ne peuvent refléter l’aspect humain et émouvant de cette bataille. »

Gaston Baissette, Ces grappes de ma vigne

Première partieLa grande révolte

Les Villeméjanne, depuis plusieurs générations, vivaient dans une bâtisse austère qui avait l’allure fermée d’une forteresse. Côté sud, le portail s’ouvrait sur un étroit chemin qui conduisait aux vignes. Côté nord, à proximité de l’écurie et des cuves, une porte munie d’une clochette qui tintinnabulait au moindre soubresaut de vent donnait accès à la rue.

Cette année-là – le siècle s’achevait dans les méandres du scandale de Panamá -, la vendange rentrée, Aimée épousa Antoine Villeméjanne. Deux ans après, ils eurent un fils, Pierre. Plusieurs années s’écoulèrent, puis Aimée fut enceinte une deuxième fois.

Un matin glacé de février, elle donna naissance à Marie. Les vignes sous l’emprise de l’hiver étaient encore noires. Les ceps étincelaient dans la lumière du vent. Marie, dans son berceau, se mit à gigoter. Aimée prit son enfant dans les bras et lui donna le sein. Elle l’embrassa tendrement. Antoine avait allumé dans l’âtre de la chambre un feu de souches. Une douce tiédeur envahit la pièce. Rassasiée, Marie s’endormit bientôt sur le sein de sa mère.

Pierre accourut. Pour son âge, c’était un garçon solide. Il demanda à Aimée si « la petite sœur » dormait. Aimée fit signe que oui. Pierre, lui, était né l’année de l’épidémie de variole, en août, au moment où se déclaraient les premiers cas isolés. Par bonheur, l’enfant n’avait pas été touché par la contagion. C’était à cause des étrangers, avait-on dit dans la région, que l’épidémie se propageait. Le fléau venait de Sète où grouillait une population « flottante » et se manifestait de manière presque continue.

En décembre, à Montpellier, le mal avait atteint son point culminant. La municipalité avait décidé de fournir gratuitement le vaccin à tous ceux qui en feraient la demande. Dans le village, le docteur avait poussé les autorités à pratiquer un isolement sérieux.

Comme au temps du choléra morbus, le maire fit allumer des feux sur les places publiques. On fêta la Saint-Jean en plein hiver ! Puis on recommanda aux habitants de brûler dans les escaliers et les couloirs des maisons des allumettes soufrées. Le matin, Aimée faisait boire à toute la maisonnée un petit verre de liqueur sucrée composée d’alcool Cartier, de racines d’angélique, de cannelle, de camphre, de noix de muscade et de safran.

Il fallait aussi que l’on s’entourât de précautions hygiéniques draconiennes : lavage des mains avec des lotions, inhumation rapide en cas de décès, désinfection des objets ayant été touchés par les malades en brûlant du soufre dans un plat de terre, épandage de solution phéniquée ou de poudre antiseptique afin que le virus ne soit pas transporté aux quatre coins du village. Malheureusement, dans la population la plus pauvre, il y avait eu des morts.

On avait même vu des adolescents convalescents, couverts de croûtes, courir dans les rues et semer l’effroi parmi les habitants. Un beau jour, lors d’une de ses visites, le docteur avait déclaré à Aimée, qui berçait du pied Marie dans son berceau :

« Croyez-moi, madame Villeméjanne, faites vacciner vos enfants, il ne faut pas hésiter ! »

C’est que la bataille autour de la vaccine faisait rage. Alors qu’en France, les députés s’apprêtaient à voter un texte rendant la vaccination obligatoire, la Suisse rejetait toute obligation à ce sujet, l’Angleterre doutait, l’Allemagne laissait tomber sa loi en désuétude.

L’empereur d’Allemagne avait montré l’exemple, disait-on, en refusant de faire vacciner ses enfants. À Paris, le docteur Caron clamait à tous vents : « Il y a longtemps que je refuse de vacciner, et je regarde la vaccination comme une flouerie. » Les journaux à sensation faisaient leur une avec une dépêche reçue de Berlin : « Les enfants vaccinés le mois dernier à Orbrussel, près de Wiesbaden, par les soins du service médical, sont presque tous morts. » La population, mal informée, ne savait plus qui croire. Les anti-vaccine annonçaient la fin du monde : « Ce sera la pourriture de la race humaine à courte échéance ! »

Et, déjà, ils montraient les ravages du mal : « La variole hémorragique avec de larges plaques noires va envahir la gorge et le canal intestinal. À cause de l’influence cométaire facilitant le dégagement des miasmes souterrains de la terre, les malades mourront en trois ou quatre jours. »

Mais le médecin, vieil ami de la famille, balayait tous ces arguments d’un revers de main : « Foutaises, madame, regardez Pasteur ! N’est-ce pas lui qui a mis au point le vaccin contre la rage ? Comment voulez-vous que les comètes agissent sur un virus ! La vaccination est d’une innocuité parfaite, il n’y a pas à hésiter ! C’est en vaccinant que nous sauverons des vies humaines et non le contraire ! »

Puis il avait expliqué à Aimée la découverte du docteur Edward Jenner en 1796 : « La vaccine appelée aussi « picote » est une éruption de pustules qui se développe sur les mamelles et, quelquefois, les naseaux et les lèvres de la vache. Ces pustules contiennent un liquide : le vaccin. Le docteur Jenner s’étant aperçu que les paysans qui, en trayant les vaches, avaient attrapé la vaccine sur leurs mains étaient immunisés contre la variole eut l’idée de mettre cette découverte à profit… »

Aimée avait été sensible à cet argument terre à terre. Son monde à elle, c’était celui des paysans, non celui de rêveurs qui se targuaient d’une philosophie douteuse et qui allaient jusqu’à mettre en cause l’existence même de la République. Quelques jours après, elle vint à la consultation du jeudi, et demanda au docteur de vacciner Pierre et la petite Marie.

Lorsque le père revint de la vigne, ce jour-là, le jour de la naissance de Marie, Pierre lui sauta au cou. Mais le vigneron n’était pas d’humeur joyeuse. La crise du phylloxéra passée, il avait fallu replanter le vignoble et la situation ne s’améliorait guère. Antoine prit place près de l’âtre tandis que Pierre « jouait aux charrettes » avec son attelage préféré, une charrette bleue miniature portant un tombereau, que lui avait fabriqué le menuisier et qu’il avait reçu de son père comme cadeau à l’occasion de son anniversaire.

On était à la Chandeleur. Le froid était si vif que les chandelles de glace habillaient les gouttières de la maison. Au petit jour, Pierre courut au Ponat. Là, sur le petit pont, tout près de l’enclos des Villeméjanne, il verrait arriver la carriole du saigneur qui était un homme rond, jovial et franc buveur.

Pierre l’adorait car ce diable d’homme avait toujours quelque histoire à lui raconter. D’où venait-il ? Mystère ! Pierre ne le sut jamais. En tous les cas, le saigneur que l’on nommait « le Bavard » était connu de tout le pays. Un bruit de sonnailles apprit à Pierre que l’homme arrivait. Une carriole tirée par une vieille mule entourée d’une meute de chiens sortait de la nuit. Parvenu à hauteur de l’enfant, le saigneur se dressa et, soulevant son feutre, le salua. Bientôt, la carriole s’arrêta dans la cour de la maison. Aimée émergea de la cuisine :

— Attachez vos chiens, le Bavard ! lui cria la mère. À cause des poules ! Et venez boire le coup !

Il s’approcha de l’âtre où brûlait un bon feu de souches. La mère lui versa la fine tandis qu’il se réchauffait les mains près du feu où l’eau bouillait. Le Bavard posa sa besace sur la table et ses couteaux tintèrent. Il but d’un trait la fine et se resservit tout de suite.

— Cela est bien, dit-il.

Pendant ce temps, Aimée hachait les oignons en pleurant. Antoine, à l’aide d’une corde, muselait le porc qui couinait. Pierre sortit dans la cour. Le jour s’était levé. Le froid était toujours aussi vif.

À son tour, le saigneur fit tambouriner ses sabots sur le pavé de la cour. Il avait « tombé » la veste et son œil brillait d’une lueur sombre. Il cracha son mégot.

— La pauv’bête va pas durer longtemps…

D’un geste, il ferma le nœud coulant à la patte du cochon, puis il boucla le museau en deux tours de corde. Avec l’aide d’Antoine, il tira la bête jusqu’au baquet que tenait Aimée. Sous le hangar, le cochon s’agita, couina, grogna. Pierre qui s’approchait vit le couteau briller, puis le saigneur plongea la lame dans le cou et trancha l’artère.

Le sang jaillit, coula à flots dans le baquet tandis que le porc s’égosillait. Aimée fit tourner le cuveau. Afin que le sang ne caille pas, elle ajouta une fiole de vin au liquide rougeâtre. Encore quelques secondes et le porc perdant son souffle finirait sa vie. Puis on le pesa et on le hissa sur une ridelle la tête en haut. Ensuite, il fallut l’ébouillanter, le laver, le racler. Enfin, le saigneur lui coupa la tête en faisant des grimaces et la suspendit au-dessus du cuveau. Il commença à dépecer. Il ouvrit la bête au niveau du sternum. Il écarta les côtes et fendit la peau jusqu’à l’abdomen. Le Bavard transpirait à grosses gouttes.

Il attrapa à pleines mains une masse fumante, visqueuse et molle qu’il déposa dans un panier large et peu profond. Aimée s’en saisit ; elle alla nettoyer à l’eau froide le gros et le petit intestin. Il faudrait ensuite désinfecter cette tripaille à l’eau vinaigrée. Au fur et à mesure du travail, tout y passa. Le saigneur déposa dans le panier cœur, foie, reins, poumons. Ensuite viendraient les pattes et les jambons, la poitrine et le haut des côtes, la « ventrèche ». Puis l’homme dégagerait les longes, le filet mignon, le lard et la graisse qui, fondue, donnerait le saindoux.

Son travail terminé, le Bavard se lava les mains et s’installa au coin du feu. Dans le village, il lui restait, le plus souvent, deux ou trois cochons à faire passer de vie à trépas. Il se roula une cigarette, l’alluma, se versa une nouvelle rasade de fine. Pierre en profita pour s’approcher du vieux roublard qui s’exclama :

— Est-ce que je t’ai raconté, pichonet1, l’histoire de Patatet l’innocent, le fada ? Et l’histoire du forgeron Misère ? Ou celle de l’Andrieu, ce serf qui maniait si bien la faucille ?

L’enfant hocha la tête.

— Non, monsieur.

L’homme de la montagne se frotta les mains.

— Je vais commencer par Patatet le fada.

Ses yeux brillaient comme ceux d’un félin. Il ouvrit la bouche. Ses premiers mots furent une merveille. Et le temps passa. Pour Pierre, le Bavard était une sorte de prince à la voix chaude venu d’un pays qu’il ne connaissait pas. Aimée, qui arrivait avec une assiette de boudin, ne voyait pas le Bavard avec le même regard que son fils. Elle grogna :

— Chez la Suzon et chez le vieux Jaufré, on vous attend ! Allez, ouste !

Elle sermonna Pierre.

— Et toi, gros bédigas2 viens ici, tu vas porter ce bout-du-monde3 chez ta grand-mère !

Deux ans après la naissance de Marie, Aimée, enceinte pour la troisième fois, accoucha d’un garçon. En mettant Barthélémy au monde, elle souffrit tellement, qu’elle déclara à Antoine qu’elle ne voulait plus de gosses.

Durant toute son enfance, Barthélémy fut souffreteux. Au moindre froid, il s’enrhumait, toussait. Il n’avait de cesse que de se plonger dans ses livres. Il n’aimait pas les efforts violents, le bruit, les cris. Aimée le soigna, l’entoura tout en essayant de lui donner confiance en lui. Elle lui disait que, lorsqu’il aurait vingt ans, il serait aussi fort qu’un taureau. Mais l’enfant préférait les images qu’il trouvait dans ses livres. Il était émerveillé par les premières photographies.

À quelque temps de là, Barthélémy venait d’avoir quatre ans, Pierre fut éveillé par le sifflement d’un merle. Il se leva. Antoine était debout. Un quignon de pain à la main, il mangeait un oignon. La dernière bouchée avalée, le père se racla le gosier.

— Réveille ta sœur et ton frère ! ordonna-t-il. Nous partons chez le cousin Étienne !

Le cousin Étienne avait invité toute la famille pour la fête patronale du Grau-du-Roi. On déjeunerait dans sa belle maison d’Aigues-Mortes et ensuite on irait au Grau-du-Roi en bateau. Quelle fête ! Marie poussa des cris de joie. Pierre applaudit. Un rayon fugitif de lumière traversa les yeux de Barthélémy. Pour la première fois de leur vie, les enfants allaient faire connaissance avec la mer, les grands voiliers et les pêcheurs.

Il faisait encore nuit lorsque Antoine fit claquer son fouet. L’essieu du cabriolet craqua et le cheval partit au trot en faisant tinter ses grelots. Aimée avait tiré la capote et les enfants s’étaient recroquevillés sous les couvertures. Ils prirent le chemin bas d’Aigues-Mortes et quittèrent le village endormi.

Derrière la haie de féviers, la vigne poussait. À l’est, le jour rosissait à peine. Bientôt, Marie s’endormit sur l’épaule de Pierre. Une merlette s’égayait entre deux souches. On fut bien vite dans les vignobles. Le père et la mère ne disaient rien. Aimée, enroulée dans son châle noir, regardait la route défiler.

Antoine fumait sa pipe et par moments faisait claquer le fouet dans l’air vif du matin. Le vigneron se félicitait de cette journée avec le cousin Étienne qu’il n’avait pas revu depuis l’année précédente à la foire de Pentecôte. L’homme était serviable, courtois, toujours prêt à rire. C’était aussi un fameux joueur de boules, un as. Un champion du carreau. Le bougre, il avait l’œil et le bon. Un sacré tireur !

Ils arrivèrent chez le cousin aux environs de midi. Étienne qui était négociant en vins habitait avec sa femme et sa fille une villa éloignée seulement de quelques centaines de mètres des remparts de la vieille cité. Julie avait l’âge de Pierre. Les enfants allèrent tout de suite jouer dans le parc. Suzette prit Aimée par le bras et la conduisit au salon où elle servit le muscat. Les hommes, après avoir dételé le cheval, discutaient sur le perron de la vigne et du vin.

Après quelques minutes d’échanges, de soupirs, d’exclamations, ils vinrent à leur tour s’asseoir au salon. On sortait d’un hiver très froid et pluvieux. La vie avait été dure pour les pêcheurs dont les cabanes avaient été plusieurs fois inondées.

Le repas se passa dans la bonne humeur générale ; on prit le bateau pour le Grau-du-Roi. La sirène retentit et, à quelque temps de là, la famille débarqua. Marie, qui donnait la main à Pierre et à Barthélémy, avait pu apercevoir les lagunes et les étangs, les pyramides de sel blanches et majestueuses tandis qu’au pied de ces polygones quelconques l’eau rosissait.

Sur le quai, les fifres et les tambourins jouaient en attendant les joutes. Bientôt, la foule se pressa. Les rouges allaient attaquer les bleus. Marie applaudit. Les joutes sont, dans ce pays du Languedoc de la mer, une véritable naumachie, un tournoi où des athlètes armés de dures lances aux pointes de fer, protégés seulement par un petit pavois de bois épais, s’affrontent.

Déjà, le canal vibrait de couleurs, des rumeurs de la foule, des drapeaux. La barque bleue et la barque rouge sous l’effort de leurs douze rameurs se rangèrent en ordre de bataille.

La musique s’arrêta. Le silence se fit. Pierre et Julie parièrent pour les bleus, Marie et Barthélémy pour les rouges. Les embarcations bientôt s’abordèrent. L’assistance retenait son souffle. On entendit un claquement sec, le double choc des lances sur les pavois.

L’homme de la barque rouge chancela, bascula dans le vide et, dans un grand éclaboussement de gerbe d’écume, se retrouva dans les eaux du canal. Un de ses compagnons prit alors sa place sur la « tin-taine », haute et étroite plate-forme où les jouteurs se plaçaient pour affronter leur concurrent. La foule applaudissait, joyeuse et ravie.

La musique reprit. Les rames plongeaient en cadence et les barques prenaient de la vitesse. Cette fois, ce fut l’homme de l’embarcation bleue qui fut vaincu dans le charivari et les exclamations de l’assistance. On agitait de petits drapeaux. On tapait des pieds, on poussait des « hou ! » railleurs ou sarcastiques. On encourageait son camp. Barthélémy était abasourdi par les cris et les bruits. Tout en se protégeant du soleil qu’il n’aimait guère, il se serrait contre sa sœur.

— Attention ! le gros pêcheur moustachu de la barque rouge va tomber…, s’exclama Marie.

Mais l’homme était aussi solide qu’un roc et Barthélémy perdit son pari. Marie consola son jeune frère comme elle le pouvait.

— Tu sais, c’est un champion, cet homme-là, regarde comme il est costaud !

Deux heures plus tard, le gros pêcheur de la barque rouge, un certain Lancien, fut porté en triomphe jusqu’au balcon de la mairie et déclaré vainqueur sous les applaudissements de la foule. Peu après, alors que les parents prenaient un rafraîchissement au Grand Café, les enfants coururent assister à la suite des réjouissances.

Julie faisait les yeux doux à Pierre. Marie se passionnait pour le lâcher du canard sur le canal.

— Vas-y ! Vas-y donc ! criait-elle à un jeune garçon blond.

Mais le canard plongeait et le malheureux champion de Marie n’attrapait que le vide.

Marie enrageait.

— Il n’est pas très dégourdi, souffla Barthélémy, avec un crachotement de mépris.

— Je voudrais bien t’y voir ! rétorqua la jeune fille.

Puis vint la conquête du drapeau fixé au bout d’un mât savonné qui s’inclinait sur le canal. Le champion de Marie ne s’y hasarda pas. Les plongeons furent nombreux. Ils étaient salués par des rires bon enfant. Parfois, on applaudissait les candidats malheureux. Marie observait avec tendresse la foule bariolée qui gesticulait. C’était pour la jeune fille un moment de bonheur fragile, un poème plein de Méditerranée. À intervalles réguliers, la sirène du bateau à vapeur retentissait. Des glaciers, des pâtissiers ambulants, des marchands d’éventails haranguaient les badauds. Des paysans, du haut de leur guimbarde, faisaient claquer leur fouet.

Bientôt des barques surchargées envahirent le canal. On se mit à danser, à chanter sur les quais. Les terrasses regorgeaient de monde.

On alla se promener sur les bords du Vidourle. Le cousin Étienne avait allumé un cigarillo qui empestait tandis qu’Antoine tirait sur sa pipe. Marie, un peu à l’écart de la famille, rêvait. Barthélémy la contemplait avec des yeux sombres. Contrairement à beaucoup de citadins aisés qui prenaient de haut le côté « populaire » de la fête du Grau-du-Roi, Marie aimait la simplicité, la gaieté contagieuse de la population du petit port fondé par des immigrants italiens.

Les maisons basses des pêcheurs peintes avec du rose pâle, du jaune et du vert la ravissaient. Elles bordaient le canal jusqu’à la mer. La rêverie emportait Marie vers ces grandes étendues sauvages, vers le fleuve impétueux qui, aux Abîmes, se jetait dans la mer.

Elle aimait ce mot « abîmes ». Le vent de la mer soulevait sa jupe et ses jupons. Il lui semblait percevoir le bruissement des roseaux. Le vent sifflait à présent et soulevait le sable qui dansait. Des bribes de conversations lui parvenaient. Antoine parlait du vin. Le père était inquiet. Julie et Pierre marchaient en tête, assez loin des parents, afin que ceux-ci ne puissent pas entendre leur conversation. Barthélémy profitait de l’ombrelle d’Aimée en trottinant à ses côtés. Dès qu’on fut au bord du Vidourle, on prit un sentier bordé de bruyères de mer pour rejoindre les pinèdes du Boucanet. Les fûts violets des pins se dressaient à l’horizon dans la douceur du crépuscule. Une odeur forte d’aromates s’exhalait des touffes d’immortelles bleues, des lys blancs s’épanouissaient çà et là. Enfin, au sommet de la dune, la mer apparut.

Elle étalait sous le ciel le moutonnement des vagues dans le brasier du couchant. Bientôt, les pourpres s’éteignirent et le sourire du soleil s’effaça. Il fallut revenir vers le Grau-du-Roi. Déjà les phares s’allumaient. L’Espiguette se mettait à clignoter, Sète et Palavas lançaient leurs feux intermittents sur la mer. Revenue à Aigues-Mortes, la famille Villeméjanne, après une légère collation, prit le chemin du retour. On promit de se revoir à la foire d’octobre, après les vendanges. Antoine alluma les lanternes du cabriolet et la jument trotta sur la route, ragaillardie par la fraîcheur du soir.

Un matin, Pierre arriva tout essoufflé dans la cuisine.

— Ils vont construire une fabrique…

— Que dis-tu ?

Aimée pétrissait la pâte pour faire une tarte. Elle le regarda, abasourdie.

— Oui, expliqua Pierre, je jouais dans la vigne quand j’ai entendu deux hommes qui parlaient sur le chemin devant la maison…

Quelques mois plus tard, la vigne arrachée fit place à une scierie, puis à une fabrique d’emballages en tout genre : bonbonnes clissées ou empaillées, paniers pour les fleurs, les primeurs, les poissons, « banastes » ou billots ovales. Bien vite, la fabrique se développa. L’on ouvrit des succursales à Marseille et à Oran. La main-d’œuvre féminine était employée aux travaux de vannerie, les hommes œuvraient à la scierie ou au façonnage des pieds de meubles dans du bois de platane que l’on faisait tremper, après le tournage, dans un bain à base de teinture de châtaignier durant six mois, ce qui le rendait encore plus résistant. Bientôt, chaque matin, Pierre croisa un flot d’ouvrières qui se rendaient à leur travail.

Ce jour-là, le mistral bousculait tout sur son passage. Le père avait demandé à Pierre de porter le collier à réparer chez le bourrelier. Il était devenu un élégant jeune homme.

Le vent semblait vouloir repousser le charreton que poussait le jeune vigneron tout en le pétrifiant de son souffle froid. Pierre se raidit sur les mancherons. Le mistral était un vent brillant plein de lumière et de fougue. Ne l’appelait-on pas ici le magistrau, le maître ? Le garçon avançait, les yeux baissés, les muscles tendus.

Bélenguier Azémard, le bourrelier, l’attendait sur le seuil de son échoppe. C’était un homme déjà âgé, aux cheveux blancs. Son visage était ridé comme un jujube d’octobre, mais ses yeux, pourtant petits, brillaient comme deux soleils dorés. Sa voix douce était aussi fraîche que l’eau d’une source. Le bourrelier se saisit du collier et le déposa sur son établi. Il fallait refaire la matelassure.

— Dis au père que je le ferai demain.

Pierre acquiesça. Il ne lui restait plus qu’à repartir en poussant son charreton vide. Le mistral donnait ses coups de boutoir. Il soufflait comme bête et faisait claquer les volets. Pierre eut l’impression que le vent balayait la rue de sa tête cornue. Il lui apportait l’odeur de la terre et du voyage. Brusquement, une ombre se dessina sur le sol. Une femme s’approchait de lui. « Plutôt une jeune fille », pensa-t-il. Le garçon ne se retourna pas. Ce fut l’ombre qui vint à lui. Il respira longuement.

— Bonjour, Pierre. Je t’accompagne un bout de chemin. Je vais à la fabrique.

Le cœur du jeune homme battit plus fort. Il reconnut Alice Azémard, la fille du bourrelier. Elle était à ses côtés. Il lui sourit.

— Oui, dit-il, marche avec moi.

Les yeux noirs d’Alice le bouleversaient. Ils marchèrent un long moment, côte à côte, sans parler, dans le vent qui jetait sur leurs visages des éclabous-sures de soleil. Par moments, elle le regardait et son cœur à lui battait, battait… Il entendait le sang circuler dans ses veines. Il riait en pestant contre le mistral.

Bien qu’elle eût appris la couture dans l’atelier d’un modiste, Alice Azémard avait préféré se faire embaucher à la fabrique. Vive et intelligente, elle savait tout faire avec ses mains : elle habillait prestement les bouteilles d’osier ou les bonbonnes, créait des plateaux à pain ou des « banastes », en un temps record.

Mais pour ne pas mettre en difficulté les autres ouvrières, elle s’efforçait de rester dans la moyenne de l’atelier. Elle travaillait alors avec application, sans se forcer, le sourire aux lèvres, fredonnant des airs à la mode. Lorsqu’ils furent arrivés devant la maison des Villeméjanne, Alice se retourna vers Pierre et lui chuchota à l’oreille :

— Viens m’attendre ce soir.

En fin de journée, les jeunes ouvrières, leur travail fini, quittaient la fabrique. Pierre, prétextant quelque course, alla attendre qu’Alice passe près du platane, afin de prendre la rue qui traversait le village de bout en bout.

En l’apercevant, des ouvrières s’esclaffèrent, d’autres firent semblant de retenir Alice par la manche. Enfin seuls, les jeunes gens se promenèrent dans les chemins bas, évitant ainsi les vieilles qui espinchaient dans les courettes ou, à la bonne saison, les vieux qui jacassaient sur le pas des portes. Main dans la main, ils parlèrent longtemps, les yeux dans les étoiles, assis au pied d’une vieille souche. Elle posa sa tête sur son épaule. Il murmura son nom. Elle tourna vers lui son visage émerveillé, au beau regard noir, aux lèvres de braise tendre. Il lui raconta leur escapade en famille au Grau-du-Roi, les joutes, la cousine Julie, les rêveries de Marie… Elle le taquina :

— On dit qu’à Aigues-Mortes, les femmes ont la taille andalouse, la démarche lente et du feu dans les yeux.

Il s’esclaffa. Aucune fille au monde n’était aussi belle qu’Alice. Depuis toujours, il pensait à elle. Elle était sa vigne, son jeune tronc tout en écorce tendre. Certains soirs, il avait tourné autour de sa maison dans l’espoir de l’apercevoir, de lui faire signe.

— Quand nous serons mariés, tu quitteras la fabrique, nous vivrons de mon travail.

Alice fit alors remarquer à Pierre, que le vin se vendait mal, que ce n’était pas si facile que ça de vivre de la vigne. Lui rit. Ah, ce qu’il l’aimait, son coin de terre ! Il n’aurait pas changé de métier pour tout l’or du monde. Plus tard, ils achèteraient des terres sur les coteaux et produiraient un vin de qualité.

— Un vin de soleil, annonça le jeune vigneron. Un vin noble… Nous ferons construire une maison, nous planterons des pins et, le matin, au réveil, nous ouvrirons la fenêtre sur un océan de vignes…

L’image de ce bonheur enfiévrait l’esprit de Pierre.

— Je t’offrirai une bicyclette et, le dimanche matin, tu pourras aller au marché… Plus tard, nous aurons une automobile.

Elle se nicha dans ses bras.

— Des enfants, Pierre, je veux des enfants… Alice était vêtue d’une robe en lin et coton jaune soleil incrustée de dentelles au crochet qui moulait son jeune corps.

— J’aime les hommes costauds… Je te trouve un peu maigrichon ! le taquina-t-elle.

Le silence de la nuit avait envahi les vignes. C’est vrai qu’il n’était pas gros. Il avait trop vite grandi. Il l’enferma dans ses bras.

— Mais je suis fort ! s’écria-t-il.

Leurs cœurs battaient à l’unisson, se donnaient l’un à l’autre, échangeaient leurs cosmogonies d’étoiles.

Quand ils revinrent vers le village, les yeux d’Alice étaient des diamants éblouis. Lorsqu’ils furent arrivés à la maison des Azémard, elle abandonna à regret la tendre chaleur des bras de Pierre, entendit dans une sorte de rêve la musique légère des oiseaux dans le figuier.

Au-delà du village, dans un mas proche, un chien aboya. Une seconde encore leurs doigts se nouèrent.

— À demain, lui souffla-t-elle.

— Oui, à demain.

Aimée disait de Pierre que c’était « la plus belle plume de son aile ». Certes, elle aimait tout autant Marie et Barthélémy, mais le goût affirmé de son fils aîné pour le travail, sa générosité, son honnêteté la comblaient de joie.

Les vieux n’affirmaient-ils pas, d’ailleurs, à propos de l’aîné des Villeméjanne : « Celui-là est un homme droit » ?

Oh ! Ce n’était encore qu’un tout jeune homme, son Pierre ! Mais bientôt viendrait le temps où l’oiseau quitterait son nid, elle le savait. C’était inévitable. Les soirs d’été, les enfants couchés, Antoine ronflant au bord du lit, n’arrivant pas à trouver le sommeil, elle se levait pour lire. Elle lisait, et relisait Les Sermons de Bossuet ou Les Fables de La Fontaine qu’elle donnait aussi à lire à Marie et à Barthélémy.

À d’autres moments, elle se plongeait dans les livres de Pierre, premier ou second prix de son fils à l’école communale. Elle voyageait hardiment dans l’histoire de France. Parfois, ce qui la tenait éveillée, plus que le ronflement de son mari, c’était le souvenir de la mère durant l’épidémie de choléra. La maladie avait fondu sur le village dans la nuit moite de la Saint-Jean sans que l’on y prît garde.

Un vagabond pouilleux avait dormi, sous le porche, près de l’église, durant plusieurs nuits. La canicule qui s’abattit au mois de juillet rendit la vie plus étouffante encore. Le port s’engorgea d’une vase puante. Dans les ruisseaux, aux alentours du hameau, l’eau devint croupissante et fétide.

Et aucun nuage à l’horizon, pas le moindre coup de tonnerre annonçant l’arrivée d’un orage ! Aimée, à cette époque « fréquentait » Antoine. Ils devaient se marier, l’année suivante, à la Noël. Quelquefois, le dimanche, délaissant le repas de famille, Antoine attelait le cheval à la jardinière et les amoureux allaient se promener sous les frais ombrages, près du fleuve. Aimée se souvenait encore des sourires d’Antoine qui se voulaient rassurants.

« Tu sais, lui disait-il, la Compagnie a pris des mesures pour nettoyer le canal, on a même vu des employés avec de longues pelles retirer les boues odorantes et les entasser sur les quais… »

Chaque soir dans sa chambre, Aimée buvait de la liqueur anticholérique de Raspail et se frictionnait à l’eau sédative ainsi qu’à l’alcool camphré. Ce soir-là, quand ils revinrent au village, on avait allumé un peu partout des feux afin de détruire les miasmes et chasser les moucherons. Le père ronchonna :

« Il faudrait un orage pour chasser cette vermine… »

Après le souper, dans la nuit lourde, les Deba-zeille, pour rentrer chez eux, traversèrent tout le bourg. Aimée voyait encore devant ses yeux les rigoles où suintait le purin. Des porcheries à ciel ouvert exhalaient une odeur putride.

« Mon Dieu, c’est épouvantable, s’indignait la mère en mettant son mouchoir imbibé de lavande sous le nez, ne peut-on désinfecter cet endroit ? »

C’est au lendemain d’une soirée semblable passée chez les Villeméjanne où l’on avait dégusté un melon d’eau que la mère d’Aimée, Juny Debazeille, fut prise de violents vomissements. Elle rejetait un liquide blanchâtre, grumeleux. Bientôt, elle se plaignit de ganglions douloureux sous les aisselles. Au matin, avant que n’arrive le docteur que le père était allé chercher à la hâte, elle mourut. Aimée entendait encore le cri de l’agonisante : « Mon Dieu ! »

Aimée avait fermé les yeux de sa mère. Le père était enfin revenu accompagné d’un médecin falot et l’avait trouvée en pleurs dans la cuisine. À cause de la chaleur, il avait fallu enterrer la mère au plus vite. Le docteur avait fait désinfecter la chambre, et ver-mifuger le père et la fille. Jusqu’en septembre, il y eut encore une centaine de morts. Puis en octobre, avec les violents orages de l’automne, le mal disparut. Le père mourut, deux ans après, dans les vignes, foudroyé par une hémorragie cérébrale.

Aimée était allongée sur un divan et lisait lorsque Pierre rentra. Elle entendit le pas léger de son fils. Elle sut qu’il se glissait, dans son dos, jusqu’à sa chambre. Cette fille lui montait à la tête. Mais que pouvait-elle y faire ? Arranger un mariage ? Non, il faudrait les conduire devant M. le maire au plus vite, voilà tout. Alice était jolie, mais surtout courageuse et honnête. Pierre ne pouvait pas mieux tomber. D’ici quelque temps, il faudrait qu’elle en parle à Bélenguier, le père de la petite.

Le lendemain, au lever du jour, Pierre partit avec le père pour soufrer. L’oïdium menaçait et, avec les risques d’orage, les vignerons craignaient que la maladie ne se développe dans le vignoble.

Antoine se méfiait de ce champignon qui faisait pourrir la récolte. Heureusement, grâce à la fleur de soufre du chimiste Mars, on avait maintenant trouver une parade. Antoine se pencha sur la première souche de la vigne. Il observa une tache grise sur une feuille.

— Pourvu que ce ne soit pas la maladie !

Les deux hommes se mirent au travail. Fini le temps où il fallait soufrer à l’aide d’une boîte percée que l’on agitait sur les bourgeons ! Les soufreuses permettaient un traitement plus rapide et plus efficace. Au cœur des basses plaines où le vignoble avait été gagné sur le marais, on voisinait avec les étangs infestés de moustiques. Quand l’épidémie se déclarait, le champignon faisait des ravages. Le bois de la vigne noircissait, le raisin se desséchait à la chaleur pour éclater lors du premier orage. C’était alors un véritable désastre pour le vigneron. Pierre apercevait le père qui semblait danser sur les mottes.

D’ici quelques heures, le jour se lèverait. Le temps allait être clair et chaud. Le rayonnement solaire accroîtrait l’efficacité du produit.

Pierre aimait l’odeur du soufre, le chuintement du jet sur la feuille mouillée, le silence du matin dans les vignes. Parfois, un lièvre détalait, une caille se mettait à courcailler, une pie jacassait dans un arbre proche.

Tout en travaillant, le jeune homme fredonnait un air à la mode. La vie s’annonçait sous les meilleurs auspices. Ce soir, il rejoindrait Alice dans la vigne de leurs rêves. Ils parleraient longuement de la maison qu’ils achèteraient, de leurs enfants à venir, de leur prochaine promenade à Montpellier.

Rien n’altérait la joie de vivre de Pierre. Pourtant une grave crise du vin se profilait à l’horizon. Il est vrai que le jeune homme était naturellement gai, un rien insouciant, un rien moqueur. Alice, sans s’en douter, le poussait dans cette voie : « J’aime lorsque tu ris, lui disait-elle, on voit tes dents, des dents de loup… »

Ce soir-là, Pierre annonça triomphalement qu’ils iraient dimanche, avec Marie et Barthélémy, assister à une « projection animée » au Café de France. À l’heure dite, le petit groupe pénétra dans la salle obscure où ne brûlait qu’un quinquet. Il y avait des enfants, quelques curieux, une grand-mère et sa fillette. Pour commencer, l’opérateur expliqua le monde qui allait s’animer sur la toile blanche.

— Grâce au Zonophone, s’écria-t-il, qui est une machine parlante de haute précision, vous entendrez les personnages parler !

Barthélémy n’en revenait pas. Jusqu’à présent, il avait vu des images bouger, mais sans aucun son, à l’exception toutefois, lorsque cela était possible, de la musique que tirait d’un modeste piano un humble musicien de village.

Les enfants, impatients de voir bouger les images, cessèrent de « bouléguer. » L’homme éteignit le quinquet. La projection commença. Au programme : Le Voyage de noces, Les Vendanges et une Corrida dans les arènes de Nîmes. La séance finie, Pierre fit preuve de son savoir.

— Dans les journaux, on dit que le cinématographe va, d’ici quelques années, se développer en France. Bientôt, on filmera les premiers aéroplanes, les bains de mer, le train entrant dans une gare ou la sortie des usines…

Barthélémy était subjugué. Les jeunes gens revinrent à la maison tout en discutant avec vivacité.

Pour Marie, le cinéma qui allait naître serait un monde nouveau. Certes, le langage était balbutiant. Mais il lui semblait que les plus petits détails, à l’avenir, auraient leur importance. Un geste, un souffle, des images saisissantes sortiraient de la boîte. On façonnerait l’intelligence. L’enthousiasme soulevait la poitrine de Barthélémy.

— Tu as vu, dit-il soudain à sa sœur, le matador a été blessé !

La mort déjà se mêlait à la légende du cinématographe naissant.

Tandis que Pierre, tout à ses amours, ne voyait pas les nuages s’amasser, le père s’inquiétait. Malgré la loi qui venait d’être votée, les trafiquants sans cesse plus nombreux n’hésitaient pas à « mouiller » le vin et à verser dans les cuves du sucre de betterave. « Le vin naturel de notre vigne, grommelait Antoine, les bandits ! Ils votent des lois et ne les appliquent pas ! »

Et puis les vignes d’Algérie où les colons avaient planté des hectares de plants jeunes et vigoureux arrivaient à maturité : cinq millions d’hectolitres déboulèrent, un beau matin, sur le marché. Durant quelques années les importations atteignirent un chiffre record d’hectolitres. Le cours du vin sur le marché français chuta.

« Misérable de moi ! Ils vont nous ruiner ! » hurlait Antoine à la lecture des journaux. Il tournait autour de la table de la cuisine et, voyant qu’il agaçait Aimée, sortait. À Bercy, le tarif du vin du Midi baissait. Il resterait dans les foudres ou serait vendu à bas prix. Bientôt, les saisies et les ventes judiciaires se multiplièrent. Les propriétaires croulaient sous le poids de leurs dettes tandis que les affiches multicolores d’adjudication fleurissaient aux murs des mairies.

Le soir, pendant leur promenade, Pierre faisait part à Alice de son inquiétude. Les journaliers, un peu partout dans le pays, en avaient « plein les bottes ». Ils menaçaient de se mettre en grève. Pierre pensait qu’il ne pouvait y avoir deux poids et deux mesures. La misère était pour tous. Dans le silence du soir, la jeune fille s’écria :

— Deux francs cinquante la journée, mais Pierre, tu n’y penses pas ! Ils ont tout juste de quoi ne pas mourir de faim !

— Oui, dit Pierre, mais c’est déjà beau d’avoir du travail !

Les journaliers parlaient de faire des barrages.

— Pauvre Midi, murmura le jeune vigneron alors que les deux amoureux revenaient au village, main dans la main, ils vont nous étrangler, tous ces margoulins avec leurs vins de sucre, de presse, de raisins secs !

L’âge d’or de la viticulture méridionale était passé. À l’approche des vendanges, les négociants se mettaient à spéculer à nouveau, étranglant un peu plus les propriétaires. Seuls les plus importants pouvaient s’en sortir.

Marie prit froid. Le printemps humide, après un hiver lumineux où elle avait couru dans les vignes à ramasser des soquilhons4, l’avait saisie d’une sorte de fièvre. Elle se coucha. Aimée fit venir le docteur. Le vieux médecin frisotta prestement sa moustache. Il fit asseoir la jeune fille et, patiemment, l’ausculta. Au bout de quelques minutes qui semblèrent interminables à Aimée, le docteur daigna grommeler dans sa moustache :

— Ce n’est qu’un petit rhume… Puis s’adressant à la malade :

— Tu es jeune, Marie. Tu dois rester au chaud et prendre les médicaments que je vais te prescrire.

Puis, s’asseyant devant le secrétaire en noyer où Marie avait l’habitude de faire ses devoirs, il prescrivit les soins à donner à la malade.

De l’eau salée pour les gargarismes, deux fois par jour, le matin et le soir. Des reniflements d’eau zin-guée. Cataplasmes aloétiques d’une durée minimum de demi-heure chacun.

Le docteur parti, Marie s’endormit. Aimée alla préparer le cataplasme selon les indications du médecin. Elle mit l’eau à chauffer et attisa le feu de souches. « Marie si fragile, Marie si tendre, Marie si douce… C’est la plus belle rose de mon jardin, pensa Aimée, mais c’est aussi la plus fragile. »

De sa jeunesse – Aimée Debazeille était née en 1868 -, la jeune femme conservait des images vives. Elle avait grandi dans le mas des Debazeille, La Tamariguière, loin du village, au milieu des vignes, près du marais. C’était, en ce temps-là, une petite sauvageonne, toujours prête à courir dans le sillage du père, solide comme un roc, n’ayant jamais de maladie, se fourrant partout, chahutant dans le foin avec le fils du régisseur, croquant à pleine bouche poires de la Saint-Jean et olivettes, récoltant jujubes et azeroles pendant les vendanges, riant d’un rien, saluant le vent qu’elle aimait pour son souffle de velours.

Tout en préparant le cataplasme, Aimée voyait défiler ses souvenirs d’enfance. Elle grommela pour elle seule : « La vie est un cinéma. » Avec Gustave Corbier, le fils du régisseur, elle avait vagabondé dans tout le pays des étangs. Un jour, alors qu’ils rêvaient dans le foin, Gustave lui avait dit :

« Quand on sera grands, toi et moi, on se mariera et on filera aux Amériques… J’ai lu des livres là-dessus, c’est un pays extraordinaire ! »

Aimée ne savait pas où se trouvaient les Amériques. Elle avait contemplé une seconde les peupliers que le vent du soir courbait, puis elle avait demandé à Gustave :

« Tu crois qu’il faudra aller si loin ? »

Le fils du régisseur avait glissé une paille dans le coin de sa bouche, il avait soulevé sa casquette, s’était gratté la tête puis avait répliqué sentencieusement :

« Il faut toujours aller plus loin pour vivre un grand amour. »

Le pays des étangs ! Quel bonheur ! À l’automne, les grives s’abattaient sur les vignes, se saoulaient de raisins oubliés et criaillaient durant des heures. La nuit arrivait vite et elle n’espérait déjà plus qu’une chose : en finir avec l’hiver afin que le printemps fleurisse le vieux tronc de l’amandier qu’elle voyait de sa chambre et qui, à la fin du mois de février, éclatait de fleurs roses. Oui, tout cela était bien loin.

Elle se souvenait du départ de Gustave juché sur la charrette du paire5, serrant la main de sa mère, Louise, qui pleurait à chaudes larmes. La vigne était malade ou détruite. Le phylloxéra avait ruiné le pays. Au village, le régisseur avait vendu la charrette et le cheval. Puis les Corbier avaient pris le train pour Marseille. En route pour l’Algérie ! Depuis ce jour noir où le vignoble venait d’être terrassé, Aimée n’avait jamais eu de nouvelles du petit Corbier. Était-il mort ? Avait-il épousé une belle indigène ? Peut-être avait-il acheté des hectares de terre qu’il avait plantés de belles vignes ?

Aimée entendit Marie tousser. Le lin dans la casserole s’épaississait. Elle prit un linge doux, clair, sans déchirure qu’elle étala sur la table. Elle retira la casserole du feu et versa dans le liquide visqueux quelques grammes d’alcool camphré. Elle étendit la pâte sur le linge qu’elle arrosa d’eau sédative, fit couler une poignée de sel gris, mêla à la préparation ainsi obtenue de la moutarde, deux gousses d’ail broyées.

Ensuite, elle replia les deux extrémités du linge. Lorsqu’elle appliqua le cataplasme sur le dos de sa fille, Marie poussa un cri :

— Maman, ça brûle !

— Quand on est malade, on se soigne ! répliqua Aimée.

Marie serra les dents. Elle fulminait. Elle ferma les yeux. Elle faisait tout pour penser à autre chose et oublier ce maudit cataplasme. Elle soupira. Dans quelques jours, elle pourrait courir les vignes, se perdre dans les chemins bas, rêver du bonheur qui l’attendait lorsqu’elle aurait dix-huit ans.

Un jour, elle était passée avec la mère devant La Tamariguière. Le mas que le grand-père Debazeille – ruiné par le phylloxéra – avait vendu aux Daussargues avant de mourir, resplendissait.

Les vignes étaient d’une impeccable propreté : pas un brin de chiendent, pas un seul chardon aux ânes. Les vieux amandiers de l’allée centrale fleurissaient. Les Daussargues avait agrandi la propriété : derrière le mas, s’étendaient les herbages et un enclos pour les taureaux. La mère avait rapidement tiré Marie par le bras et l’avait rappelée à la dure réalité.

«Viens, ne restons pas ici, on nous prendrait pour des romanichelles.

— Mais, maman, attends, je veux voir les taureaux… »

Aimée, méchamment, avait secoué Marie : « Tu m’écoutes, oui ! »

Marie avait adressé un furtif baiser à la vache qui meuglait. Au loin, elle entendit le hennissement d’une jument qui galopait. C’était Daussargues-le-Vieux, celui à qui le grand-père Debazeille avait vendu La Tamariguière, qui la montait.

« Marche, avait dit la mère à Marie, et ne te retourne pas !

Parvenues à la vigne du Plantier-Long, elles s’étaient reposées, le dos contre un tas de souches mortes. Marie avait les joues en feu, Aimée avait du mal à retrouver son souffle.

— Maman, le cataplasme est froid !

Marie s’échappait de ses pensées pour revenir au moment présent. Aimée toucha d’un doigt le cataplasme.

— Cinq minutes encore.

— Oh ! Maman ! Il ne fait plus d’effet ! Aimée préparait le repas. Le visage de Gustave lui apparut très lointain, dans une sorte de brume. Et si le fils du paire revenait ? Elle l’imaginait : riche, l’œil brûlant, la moustache fine. Elle serait encore capable de se jeter dans ses bras ! Oh, certes, il y avait Antoine et les enfants, mais l’Amérique promise par Gustave ne cessait de la tourmenter.

Elle se voyait avec le fils du paire parcourant de vastes étendues, traversant la Californie, arrivant à Sacramento. Gustave le rêveur, le vagabond des champs et des vignes, avait toujours rempli sa besace d’histoires fabuleuses.

Antoine entra.

Petit, mais vigoureux. La moustache et les cheveux blancs, déjà. Des yeux de velours, la bouche gourmande. Il sortait d’une réunion avec les vignerons du village. Ils avaient évoqué, une fois encore, la surproduction, la chute du prix du vin, les trafics en tout genre.

— Des fraudeurs, voilà ce qu’ils sont ! grommela le propriétaire.

Il enleva son feutre, se mit à table.

— Comment va Marie ?

— Bien, répondit Aimée en soufflant sur les braises, va donc lui enlever son cataplasme !

Antoine Villeméjanne pénétra dans la chambre de sa fille. Elle gémit à peine lorsque son père lui retira le cataplasme. Il caressa d’un doigt le dos rougi, fit glisser le haut de sa chemise de nuit sur le creux de ses reins.

Il sortit sur la pointe des pieds. Pierre était déjà à table et taquinait Barthélémy. Celui-ci était plus que jamais passionné par les inventions du siècle : l’aéroplane, le cinématographe, le vélocipède.