Mauvaise Foi - Jean Audouin - E-Book

Mauvaise Foi E-Book

Jean Audouin

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  • Herausgeber: Publishroom
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2017
Beschreibung

Il est des crimes odieux commis sur des enfants dont la justice divine paraît peu se soucier.

Un homme, hanté par le souvenir de son agression et que ni l’amour, ni la psychanalyse n’ont totalement pu soulager, décide de s’en charger.
Christelle, jeune officier de gendarmerie en Loire-Atlantique et catholique pratiquante, mène l’enquête sur une série de crimes aux signatures énigmatiques qui débute dans le marais vendéen pour s’achever dans Le Marais parisien. Entre chemin de la rédemption parsemé de croix et cavale meurtrière, il lui faudra trouver la réponse, quitte à y laisser un peu de ses convictions, et beaucoup de sa Foi.

Un polar haletant sur fond de vengeance !

EXTRAIT

Courageusement, le stagiaire osa cependant insister.
– Affirmatif, mon lieutenant. D’ailleurs, une patrouille s’est déjà rendue sur place et a localisé l’édifice d’où semblaient émaner ces effluves épouvantables.
– Eh bien tant mieux ! Encore quelqu’un qui aura accumulé des immondices dans l’étier en espérant qu’un peu d’eau de mer parviendrait jusque-là pour l’en débarrasser à la prochaine grande marée… ou un chat crevé dans une maison de vacances inoccupée.
– Le problème, mon lieutenant… c’est que, quand les collègues ont pénétré dans le bâtiment d’où s’échappaient ces odeurs, ils ont cru distinguer dans la pénombre quelque chose ressemblant à un corps. Après avoir récupéré des lampes torches dans leur véhicule, ils ont pu observer que ce corps, apparemment inanimé, était allongé dans une posture peu naturelle…
Elle le coupa :
– Soyez précis. Ce serait quoi dans votre esprit une « posture naturelle » ?
– Quelque chose comme après une chute ou un évanouissement ! D’ailleurs, en prenant bien toutes les précautions d’usage pour ne pas risquer d’effacer des traces pouvant servir à comprendre ou à interpréter la situation, ils ont finalement pu s’approcher et constater qu’il s’agissait d’un homme… et qu’il était mort !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Journaliste, Jean Audouin a affûté ses premières armes simultanément dans la grande presse ( Combat, Quotidien de Paris) et la presse professionnelle, avant de créer et de diriger pendant plus de trente ans une agence de presse spécialisée sur l’aménagement du territoire et des villes, l’urbanisme et l’architecture. Il a signé plusieurs livres dont Plastiques et architecture (G.M. Perrin), La France culbutée (Alain Moreau), Les Banlieues (Hachette) et divers ouvrages professionnels, notamment sur Anvers, l’estuaire de la Loire (Le Moniteur). Ses romans s’inscrivent volontairement dans l’actualité. Après une première fiction volcano-nucléaire dont l’intrigue se situait pour partie en Corée du Nord ( … et le monde tremblera, Edilivre), son polar nous emmène à la poursuite d’un tueur/justicier des marais de Machecoul à ceux de Paris, en passant par Lille et Chantilly.

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Ähnliche


Jean Audouin

Mauvaise Foi

Roman policier

Chapitre I

Dimanche 12 avril 2015 – Machecoul (Loire Atlantique)

Des troupeaux de nuages moutonneux se disputaient quelques maigres parcelles de ciel bleu dans le ciel de Machecoul1 en ce dimanche d’après Pâques. La grand-rue menant à la place de l’église était déserte, comme figée dans le temps, et n’offrait aux très rares passants qu’une longue succession de maisons basses sans style et quelques devantures de commerçants, flanquées de part et d’autre de la chaussée, pour la plupart fermées, repos dominical oblige.

Seul, le pâtissier, debout sur le seuil de sa boutique, semblait attendre, montre en main, le déclenchement d’un processus qui, chaque dimanche, à la même heure, lui permettait d’agrémenter son quotidien par la vente de gâteaux et gourmandises diverses et variées. Le compte à rebours était lancé et n’attendait plus que le signal des cloches de l’église de la Trinité pour permettre à ce gros bourg de quelque 6 000 âmes, lové au sein du marais vendéen, à quelque 40 kilomètres à l’ouest de Nantes, de sortir de sa léthargie. À en juger par le nombre impressionnant de véhicules garés sur le parking voisin, les fidèles s’étaient déplacés en nombre pour assister au prêche du curé ce jour-là.

Christelle Dissoubray, 32 ans, jeune lieutenant affecté à la brigade de gendarmerie de Machecoul, était de ceux-là et n’attendit pas la fin des cantiques précédant le carillon des cloches pour se diriger vers la sortie de l’église d’un pas martial. Le curé, encore revêtu de sa chasuble, l’y avait déjà précédée, s’attachant à saluer et à bénir (peut-être à noter) un à un les paroissiens à leur sortie. Planté sur le parvis, au pied des deux clochers octogonaux qui dominaient de leur style néogothique les toits de la commune, il avait une façon de se cramponner à leurs mains de cette manière qu’ont souvent les gens d’église et Christelle, qui le connaissait et maîtrisait à merveille cet art de la « conversation la main tenue », se prêta au jeu de bonne grâce.

Habillée en prévision de sa journée de congé, elle apparaissait moins endimanchée que la moyenne des paroissiens : au style BCBG (bon chic bon genre), elle avait préféré le BJBB (blue-jean, blazer, basket) qui convenait de toute façon mieux à sa démarche élancée et sportive. Et elle avait troqué le chignon, réglementaire, qu’elle adoptait quotidiennement dans l’exercice de ses fonctions, pour un carré de soie qui maintenait avec élégance sa crinière de longs cheveux bouclés bruns déployés en éventail sur ses épaules. Elle dissimulait ses yeux d’or derrière une paire de Ray Ban Aviator Metal.

Le curé venait à peine de lui lâcher la main que la vue de l’un de ses collègues s’avançant dans sa direction lui fit, soudain, froncer les sourcils d’un air agacé. Norbert Jouanneau, sous-officier de gendarmerie en formation dont elle assurait le tutorat durant son stage de perfectionnement au sein de la brigade se dirigeait vers elle d’un pas gauche mais l’air grave et plutôt inquiet.

–Quel bon vent vous amène, mon petit Norbert ? Vous avez décidé de m’offrir avec une semaine de retard un panier d’œufs en chocolat, ou peut-être un lapin ? Je crains, pour ma part, de vous en poser un. Je ne suis pas d’astreinte aujourd’hui. Et vous auriez pu vous éviter le déplacement en vérifiant le tableau de service, déclara-t-elle d’un ton narquois, bien disposée à bénéficier pleinement de sa journée de repos et à ne pas déroger au programme qu’elle s’était concocté.

–Tout à fait mon lieutenant ! Mais nous avons été alertés par des riverains à propos d’odeurs pestilentielles qui proviendraient du quartier proche de l’étier de La Gravelle, au bout de la rue Pajotière.

–Eh bien, envoyez une patrouille ! Je ne vois pas pourquoi cela devrait me concerner aujourd’hui. Il me semble que l’effectif de la brigade de gendarmerie de Machecoul, désormais au complet, s’élève à onze gendarmes – trois femmes et huit hommes – auxquels s’ajoutent les sept gendarmes de Sainte-Pazanne, cela devrait amplement suffire ! précisa-t-elle d’un ton qui laissait peu de place à la plus petite tentative de contradiction.

Courageusement, le stagiaire osa cependant insister.

–Affirmatif, mon lieutenant. D’ailleurs, une patrouille s’est déjà rendue sur place et a localisé l’édifice d’où semblaient émaner ces effluves épouvantables.

–Eh bien tant mieux ! Encore quelqu’un qui aura accumulé des immondices dans l’étier en espérant qu’un peu d’eau de mer parviendrait jusque-là pour l’en débarrasser à la prochaine grande marée… ou un chat crevé dans une maison de vacances inoccupée.

–Le problème, mon lieutenant… c’est que, quand les collègues ont pénétré dans le bâtiment d’où s’échappaient ces odeurs, ils ont cru distinguer dans la pénombre quelque chose ressemblant à un corps. Après avoir récupéré des lampes torches dans leur véhicule, ils ont pu observer que ce corps, apparemment inanimé, était allongé dans une posture peu naturelle…

Elle le coupa :

–Soyez précis. Ce serait quoi dans votre esprit une « posture naturelle » ? 

–Quelque chose comme après une chute ou un évanouissement ! D’ailleurs, en prenant bien toutes les précautions d’usage pour ne pas risquer d’effacer des traces pouvant servir à comprendre ou à interpréter la situation, ils ont finalement pu s’approcher et constater qu’il s’agissait d’un homme… et qu’il était mort !

–Venons-en au fait ! Vous n’êtes pas obligé de répondre comme un manuel d’instruction. Qu’ont fait vos collègues ? 

–J’allais y venir, se défendit-il. Comme la disposition du corps ne semblait pas naturelle, ils ont immédiatement rendu compte au chef de brigade qui m’a ordonné d’aller chercher le « chef de groupe enquêteur » qui serait probablement à la messe à cette heure. C’est bien de vous qu’il s’agit, mon lieutenant ? interrogea-t-il prudemment.

–Affirmatif, se vit obligée de confirmer Christelle.

Ses parents avaient choisi ce prénom de baptême, non pas pour s’inscrire dans la mode des années 19702, mais parce qu’il se référait à la tradition chrétienne dont ils se réclamaient. Ils étaient des sauniers, métier de ceux qui récoltent le sel des marais salants. On les appelle aussi saliculteurs, voire marins salants tandis que ceux qui transportent le sel pour le vendre sont des paludiers. Très attachés à la Vendée et à ses valeurs, ils avaient notamment veillé à ce qu’elle reçoive une éducation très catholique, renforcée par ce prénom « Christelle », censé caractériser des jeunes filles dépeintes comme rigoureuses, travailleuses, dotées d’un côté un peu autoritaire pouvant quelques fois excéder leur entourage, mais aussi d’une grande ouverture aux autres. De plus, leur fille était née le jour de Noël, sous le signe du Capricorne. Dans les rubriques astrologiques des magazines, on disait que ce dernier signe zodiacal, gouverné par la planète Saturne, symbolise le sens du devoir et la persévérance, la réussite, les honneurs… en un mot l’ambition ! Et les natifs du premier décan possédaient, en prime, un grand sens de la justice ! Tout cela l’avait sans conteste prédisposée au métier qu’ elle avait fini par choisir après ses études.

Adolescente, elle avait fréquenté l’école privée mixte Jeanne d’Arc, à Bouin, dans ce marais breton-vendéen qui s’étend sur près de 45 000 ha, de l’océan Atlantique à l’ouest jusqu’à Bois-de-Céné et Challans à l’est, Saint-Gilles-Croix-de-Vie au sud et Bouin au nord, là où le marais se situe parfois en dessous du niveau de la mer. Elle avait ensuite suivi une voie inscrite dans le droit fil de son prénom et de son signe astral : après des études de droit à Angers, à l’université catholique de l’Ouest/UCO, elle avait opté pour une carrière dans la gendarmerie, justifiant ce choix auprès de ses parents par sa volonté d’appartenir à un corps, à la fois force de police et force militaire, présenté comme une communauté empreinte de valeurs comme la disponibilité, la rusticité et le sens du service public.

Elle y avait aujourd’hui le grade de lieutenant, et était à ce titre appelée à exercer les fonctions de commandant ou d’adjoint d’une unité de terrain. Elle avait complété son cursus par une formation au Centre national de formation au commandement implanté à l’École de gendarmerie de Rochefort (Charente-Maritime), parcours qu’elle avait parachevé par un diplôme d’officier de police judiciaire. La gendarmerie nationale consacre près de 40 % de son activité quotidienne à la police judiciaire, en s’attachant à détecter les infractions à la loi pénale, à les constater, à en rassembler les preuves et à en rechercher les auteurs. C’est à ce titre qu’elle avait été mutée, huit mois plus tôt, à la brigade de gendarmerie de Machecoul qui offrait, entre autres avantages, celui de n’être située qu’à une vingtaine de kilomètres de Bouin, et lui permettait de rendre de fréquentes visites à ses parents, auxquels elle demeurait très attachée.

Et puis, être chef de groupe enquêteur de gendarmerie dans le fief attitré de Gilles de Rais, plus connu sous le nom de Gilles de Retz, en référence à son titre de baron de Retz, alors que son château en ruine constitue une curiosité touristique majeure de Machecoul, lui avait semblé de bon augure pour asseoir son métier d’enquêtrice. Ce personnage mythique, cet archétype de pédophile, avait été condamné comme « assassin violeur », avant d’être considéré comme un tueur en série, depuis la reconnaissance scientifique progressive de ce phénomène à la fin du xixe siècle. Ne s’agissait-il pas, finalement, d’une « affaire non résolue » depuis plus de cinq siècles, avec son cortège de rumeurs et d’interprétations contradictoires. Fille du pays, son adolescence avait été bercée par les récits plus ou moins enjolivés qui se colportaient à la veillée, en compagnie des petits copains, au bord du Falleron et tout au long des étiers du marais breton, sous l’œil des cigognes, hérons et autres martins-pêcheurs. Et, naturellement, avant de prendre son poste à Machecoul, Christelle avait pris la précaution d’approfondir le sujet afin de consolider ses connaissances.

Elle s’était passionnée pour ce Gilles de Montmorency Laval, vaguement évoqué par un professeur d’histoire et sur lequel elle avait alors, se souvenait-elle, préparé un exposé. À sa naissance en 1404, à Champtocé, ce futur chevalier et seigneur de Bretagne, d’Anjou, du Poitou, du Maine et d’Angoumois s’inscrivait dans quatre illustres lignages : les Laval, les Rais, les Craon et les Machecoul. Il n’avait que 11 ans quand ses parents moururent, le plaçant alors sous la tutelle de son grand-père, Jean de Craon, bandit féodal dont le modèle ne manqua pas d’influencer la vocation future de son petit-fils : en effet, cinq années plus tard, il fit ses premières armes en enlevant sa propre cousine Catherine de Thouars, un riche parti qu’il épousa clandestinement. Voilà pour le côté « cape ». Côté « épée », alors que la guerre de Cent Ans faisait rage et que Charles VII n’était encore que le « petit roi de Bourges », Gilles prit la tête en 1427-28, d’une série de coups de main contre les garnisons anglaises, dans le pays manceau. Sa fortune et le soutien de son cousin Georges de La Trémoille, favori du roi, le propulsèrent rapidement sur le devant de la scène : en 1429, il participa aux côtés de Jeanne d’Arc à la délivrance d’Orléans et à la décisive bataille de Patay, ce qui lui valut d’être promu maréchal de France le 17 juillet, jour du sacre royal à Reims.

Mais toute médaille a son revers : la disgrâce de son protecteur l’éloigna de la cour et des champs de batailles. C’est alors que le héros de naguère, révélant son côté obscur, entreprit de dilapider méticuleusement le patrimoine familial, menant par ailleurs de sombres expériences alchimiques, se livrant à de la magie noire et autres méfaits, donnant ainsi matière à la rumeur qui le désigna comme responsable de la disparition de nombreux jeunes garçons. Jusqu’à ce 15 mai 1440, où, faisant fi des bonnes manières, il pénétra en pleine messe dans l’église de Saint-Étienne-de-Mer-Morte, afin de contraindre Jean le Ferron à lui rendre le château vendu à son frère Guillaume. Cette « violation des immunités ecclésiastiques » fournit au puissant évêque de Nantes, Jehan de Malestroit, le prétexte pour déclencher très officiellement une enquête… assortie de quelques recherches complémentaires, moins officielles mais conduites pour recueillir les plaintes, vérifier les rumeurs et « se forger une certitude sur les crimes reprochés au baron de Retz ». Cité à comparaître devant le tribunal ecclésiastique, arrêté à cet effet par les hommes du duc de Bretagne, le 21 octobre, il confessa des crimes dont, bien avant Sade, on n’aurait pas osé imaginer la monstruosité. Condamné par la Cour séculière nantaise à pendaison et au bûcher pour hérésie, sodomie et meurtres de « cent quarante enfants, ou plus » (certains écrits avancent le chiffre de 800), il fut exécuté cinq jours plus tard, à Nantes.

Christelle avait retrouvé l’analyse approfondie des documents du procès, mis en lumière par Joris Karl Huysmans dans son portrait « du plus artiste, plus exquis, plus cruel et plus scélérat des hommes » du xve siècle. Le romancier synthétisait ainsi la démarche criminelle de Gilles de Retz : « comme il est très difficile d’être un saint, il reste à devenir un satanique. […] On peut avoir l’orgueil de valoir en crimes ce qu’un saint vaut en vertus. Tout Gilles de Rais est là. »3 Pourtant aguerrie par ses études en criminologie, Christelle avait eu la chair de poule à la lecture des minutes du procès et des interrogatoires qu’elle avait littéralement dévorées. Elle y avait découvert notamment comment les plus fidèles serviteurs de Gilles de Rais lui procuraient ses victimes, grappillées parmi les enfants esseulés dans la campagne ou les villages avoisinants, qu’ils ramenaient dans le château le plus proche où le comte leur infligeait « différents types de tourments, et les sodomisait avant ou même après les avoir assassinés ». 

Tentative de rachat de la lignée ou générosité naturelle, le dernier duc de Retz, le marquis Alexandre de Brie-Serrant, avait cédé le site de La Rabine pour en faire un lieu de promenade pour les Machecoulais. Ce terrain accueille aujourd’hui L’Hexagone, un complexe (salle des fêtes polyvalente, stade, salle de basket, terrain de rugby, piscine) que Christelle, en sportive accomplie, fréquentait assidûment durant ses loisirs.

Ne voyant pas comment échapper à son devoir, Christelle accepta avec mauvaise grâce de suivre Norbert. Celui-ci l’entraîna vers l’estafette qu’il avait laissée mal garée devant une porte cochère, le gyrophare toujours en rotation. Tandis qu’ils roulaient vers la rue Pajotière, elle le rabroua.

Venir un jour de repos me débusquer jusqu’à l’église, m’accoster alors que, en tenue civile, je suis en conversation avec le curé, au milieu des fidèles… Ajoutez le gyrophare et un stationnement du véhicule digne d’une série TV, vous ne faites pas vraiment dans la discrétion ! Ceux qui ne me connaissent pas encore vont imaginer que j’ai tué père et mère. Votre formation n’était-elle pas censée – je cite le manuel – « vous permettre d’acquérir les réflexes et développer l’intelligence et le discernement nécessaires pour appréhender les diverses situations auxquelles vous serez confronté et savoir prendre les dispositions adaptées ». Il me semble qu’il y a encore un sacré bout de chemin à faire, ajouta-t-elle en colère, d’autant plus qu’il lui apparaissait de plus en plus distinctement que ses beaux projets pour l’après-midi avaient du plomb dans l’aile. Adieu la baignade à Noirmoutier avec son copain du moment, un très charmant interne du CHU de Nantes !

Sans demander son reste, la mine contrite, Norbert fit tourner la clef du démarreur.

–Et vous n’êtes pas forcé de rouler comme un fou, toute sirène hurlante. Votre cadavre ne risque pas de prendre ses jambes à son cou et voudra bien nous attendre un peu ! lâcha-t-elle, sèchement.

Discipliné et sachant qu’il valait mieux ne pas trop la pousser dans ses retranchements, il leva le pied, emprunta calmement la D64, puis, un peu plus loin, tourna à gauche dans la rue Pajotière. C’était une longue rue blanche d’apparence assez homogène, affichant une succession de portes basses et de toits de tuiles. Elle était composée de ces traditionnelles longères vendéennes, la plupart sans surélévation, avec des murs extérieurs composés de petites pierres maçonnées d’argile, le plus souvent enduits et blanchis à la chaux. Certaines de ces maisons avaient combiné la fonction habitation avec une activité d’artisanat en s’appuyant à l’arrière sur des dépendances.

Le maréchal des logis chef, Cédric Gaschignard, les attendait devant une longère, tandis qu’un de ses collègues contenait les curieux, plutôt rares ce dimanche. Ils poussèrent la porte, traversèrent le logement jusqu’à la cour où se dressait une bâtisse plus imposante qui abritait probablement un atelier. Sa vue réveilla un souvenir imprécis chez Christelle : elle se revoyait là pour y être venue quelques fois, accompagner son père qui y faisait adapter à sa grande taille ou simplement remettre en état certains de ses outils en bois, afin d’éviter l’oxydation du métal attaqué par le sel.

Elle avait toujours aimé l’odeur particulière du bois. Enfant, elle s’amusait alors à se jeter sur le tas de sciure qu’elle jouait à laisser s’écouler lentement entre ses doigts, sa mère pestant quand il fallait en débarrasser ses longs cheveux. Elle se souvint que son père la mettait chaque fois en garde contre les échardes et lui interdisait de toucher aux outils : si elle se remémorait ses observations et ces moments de complicité, elle ne mettait pas encore de visage sur l’homme auquel ils rendaient visite alors. Et aujourd’hui, l’odeur du bois était totalement supplantée par celle que dégageait le corps que l’on distinguait à peine dans la pénombre ambiante. Cette odeur vous prenait à la gorge.

Un mouchoir sur le nez, Christelle observa de loin le cadavre et son agencement selon une mise en scène dont elle comprenait que ses collègues l’aient logiquement qualifiée de « mort pas naturelle ». Ce n’est que lorsque ses yeux se furent un peu habitués à l’obscurité qu’elle finit par reconnaître Raymond Touchefeu, le menuisier !

Il était de petite taille, un peu plus enveloppé que dans son souvenir. Il avait le visage hâlé par les chantiers au grand air mais plus fripé que ne pouvaient laisser imaginer les effets combinés du soleil et du sel. Il avait des lèvres fines qui tombaient un peu, enserrées entre une épaisse moustache et une barbe aux poils frisotants. Elle se souvint alors qu’il était affecté d’un léger strabisme, qu’il n’était pas toujours soigné dans son habillement, et avait la réputation d’être parfois un peu limite sur la boisson. À l’époque, son père disait de lui qu’il était « gentil » ! Aujourd’hui, il devait bien avoir dépassé la soixantaine, calcula-t-elle dans sa tête, se souvenant qu’il avait repris l’atelier de son oncle à la mort de celui-ci, vingt ans plus tôt, et avait conservé cette spécialisation dans la fabrication sur mesure et l’entretien des outils des sauniers, comme ceux que lui confiait en son temps son père. Mais cette activité avait probablement décliné avec la décrue des métiers du sel. Alors, il avait sans doute été obligé de surfer d’un chantier à l’autre, des chantiers de constructions neuves – ce n’était pas encore la mode des maisons en bois – à ceux de transformations d’habitations qui s’étaient multipliés dans les communes environnantes, grâce aux aides de l’Agence nationale de l’amélioration de l’habitat (ANAH), complétées par les subventions du Conseil général. Et il se vantait de pouvoir réaliser à la demande : charpentes, dépose et pose de fenêtres, volets, portes de garage, parquets, lambris, placards, agencement de cuisines…

Ressortant de l’atelier pour reprendre quelques bolées d’air frais, Christelle demanda à Norbert de convier médecin légiste et photographe à les rejoindre au plus vite tandis que Cédric se voyait confier la charge d’ouvrir en grand la porte de l’atelier pour tenter d’y faire pénétrer la lumière du jour et d’en rendre l’atmosphère un peu plus respirable.

L’arrivée du photographe les conduisit de nouveau à l’intérieur pour une analyse méticuleuse de la scène et le relevé d’éventuels indices. Le corps du menuisier était sur le dos, allongé tout du long sur son établi lequel avait été nettoyé et débarrassé de tout outil. Il était comme crucifié, les bras disposés en croix, bien alignés et soutenus par des tréteaux métalliques, disposés de part et d’autre de l’établi, parallèlement à celui-ci. Habitué des chantiers de construction, il portait aux pieds de lourdes chaussures de sécurité. Il était habillé d’une chemise à carreaux, maintenue dans une salopette bleue d’une propreté révolue. Il était tête nue.

Christelle releva qu’il était étrangement bien coiffé, se demandant même un instant si, dans le cadre de cette mise en scène, cheveux, moustache et barbe n’avaient pas été soigneusement débarrassés de la sciure et repeignés. Le plus surprenant était que la mâchoire de l’homme mordait, comme un chien son os, dans un niveau d’eau en bois, parfaitement horizontal, dont l’emprise avait probablement été réajustée après que le menuisier ait été disposé ainsi.

Le sol était jonché d’outils mais pas comme s’ils avaient été renversés par maladresse ou dans le cadre d’une longue lutte. Bien au contraire, ils semblaient avoir été disposés avec soin en quatre groupes aux pourtours précis, selon un dessin qui leur échappait encore. Cela incita Christelle à demander au photographe, en grimpant sur une échelle, de réaliser des prises de vues détaillées en surplomb permettant d’avoir une vue d’ensemble et d’enregistrer l’emplacement de chaque outil et son voisinage immédiat.

La première série de photos achevée, chaque outil fut ramassé, étiqueté, introduit dans un sac plastique afin de ne pas en effacer d’éventuelles empreintes. Dûment numérotés, ces sacs furent ensuite placés dans quatre caisses différentes, une par groupe. Ils purent ensuite se livrer, autour de l’établi, à l’examen du sol ainsi libéré. En terre battue, il était fortement imprégné de sciure et copeaux de bois, tassés au fil du temps par les va-et-vient du menuisier autour de son établi : il ne livra ni empreintes, ni traces suspectes. Le photographe, qui s’était affublé d’un masque, put ensuite s’approcher davantage du corps afin de compléter par une série de plans rapprochés sa récolte d’images.

Requis en urgence pour accomplir les actes de médecine légale, le Dr Firmin arriva alors sur les lieux. C’était un médecin généraliste local, nanti d’une capacité de pratique médico-judiciaire. Après avoir salué Christelle et ses collègues, chaussant ses lunettes, il amorça son examen, tout en dictant ses observations et commentaires à son téléphone portable.

–L’état de décomposition du corps est très avancé, comme le confirme cette très forte odeur qui nous assaille : à ce stade de l’examen, on peut situer le décès dans une fourchette de 6 à 9 jours, ce qui nous amène quelque part autour du week-end dernier, avança-t-il.

Il entreprit une étude minutieuse du visage.

–L’individu mord dans un niveau d’eau qui paraît avoir été ajusté après le dépôt du corps sur l’établi : en effet, son horizontalité a été assurée à l’aide de petites cales de bois placées en appui de part et d’autre du crâne, dit-il à l’intention de Christelle, en les désignant du bout de son stylo. En outre, on peut observer que la mâchoire n’est pas serrée sur l’objet comme elle pourrait l’être dans une crise d’épilepsie ou pour résister à une douleur… À moins que, après les six à neuf jours qui nous séparent du décès, ce relâchement de la mâchoire ne soit dû à un possible affaissement des muscles qui entourent les articulations temporo-mandibulaires.

Poursuivant son examen, il déclara :

–Je ne relève pas de blessures ou contusions apparentes, en dehors de ces anciennes traces de coupures sur chacun des poignets, coupures recousues qui s’apparentent davantage aux traces laissées par une tentative de suicide qu’à un accident de chantier ou autres. À ce stade, il ne m’est pas possible d’affirmer de quoi est mort cet homme, même si… la peau un peu violacée pourrait plaider pour une asphyxie. Il nous faudra attendre les résultats de l’autopsie. Je relève simplement que son visage a été délicatement nettoyé et ses poils soigneusement peignés, peut-être pour les débarrasser de possibles traces de poudres ou autres.

Pressé d’en finir, se pressant les narines, le médecin conclut d’une voix de canard :

–Vous pouvez procéder à la levée du corps et à son transport pour son autopsie à l’Institut médico-légal de Nantes.

Puis, sans attendre, il ajouta :

–Si vous n’avez plus besoin de moi, quel que soit le plaisir de votre compagnie, je préfère m’éloigner rapidement de ces odeurs nauséabondes et retourner à la zénitude de mon jardinage dominical.

Christelle ne fut pas mécontente de lui emboîter le pas. Elle fit mine de le raccompagner et en profita pour reprendre lentement son souffle dans la cour d’où elle engagea les premières phases de l’enquête. Cédric se vit confier celle de voisinage, et la pose des scellés sur la porte de l’atelier et du logement avant une visite plus approfondie à laquelle, avec l’équipe scientifique, ils procéderaient à l’issue du week-end. Norbert fut chargé de superviser le transport des outils à la gendarmerie, et du corps du menuisier à Nantes.

Près de trois heures s’étaient écoulées depuis son arrivée sur les lieux du crime. L’après-midi était largement entamée et, Christelle avait dû faire son deuil de son escapade à Noirmoutier, s’excuser auprès de l’interne en échange de la promesse d’un prochain dîner… et plus si affinités. Ayant respecté la procédure courante, elle quitta les lieux en décidant de profiter de cette deuxième partie de son après-midi pour rendre une petite visite impromptue à ses parents, aujourd’hui retraités. Ils avaient poursuivi leur vie durant, l’exploitation de leur parcelle de marais salants à Bourgneuf-en-Retz… jusqu’au terme de son envasement progressif. Christelle se souvenait qu’enfant, sous prétexte de les accompagner, elle adorait aller courir sur le réseau de digues et d’étiers qui séparent les parcelles agricoles et assurent la pénétration de l’eau de mer. Son père lui avait peu à peu appris à manier les différents outils spécifiques à ces métiers et les noms qu’ils portent : la lousse à sel fin qui sert au saunier à cueillir le sel à la surface de l’œillet ou aires saunantes, le las, un râteau de bois au manche très long (5 m), dont la planchette présente un bord biseauté pour pousser le sel tandis que l’autre bord sert à retirer le sel de l’œillet, la boyette, une sorte de pelle qui permet de rejeter la vase hors des bassins, le simoussi pour récolter le gros sel qui s’est déposé au fond du bassin, le souvron qui sert à hisser le sel en bordure des œillets, en petit tas, afin de le faire sécher… Et puis, adolescente, quand elle n’avait pas cours et pendant le temps des vacances, elle ne se faisait pas prier pour aider ses parents à ramasser le sel, puis à le transporter dans les paniers. Mais elle savait aussi s’échapper pour de grandes balades, à pied ou à vélo, avec sa copine et confidente, Nathalie Poticheff, le long de ces marais salants dont les couleurs varient, selon la salinité, du vert pâle au rouge intense. Et c’est là également qu’aujourd’hui, Christelle se permettait à l’occasion, sans risquer de blesser quelqu’un, de s’adonner au tir à l’arc, sa passion, même si arc et flèches ne figurent pas officiellement dans la panoplie des gens d’armes.

À Bouin, le havre de paix des parents Dissoubray – une belle longère, dotée à l’arrière d’un magnifique jardin potager – était assez vaste pour permettre à Christelle d’y jouer les prolongations, que ce soit pour un repos bien mérité après des semaines de travail agitées… ou pour épancher ses rares peines de cœur. Elle trouvait là une réponse à son besoin de se ressourcer, de laisser tomber l’armure qui la protégeait dans le cadre de son travail, de se confier à son père. Son assurance affichée et la distance qu’elle créait naturellement autour d’elle envoyaient parfois un message qui ne lui correspondait pas car, au fond, même si elle était pudique, elle était plus timide que hautaine. Perspicace, intuitive, elle possédait une excellente écoute. Et puis, ce jour-là, parmi les nombreux sujets de conversation, elle s’était promis de titiller son père pour recueillir d’éventuelles confidences personnelles à propos du menuisier. Il n’avait pas grand-chose à en dire. Un temps surpris par la nouvelle de son assassinat, il lui témoigna ses encouragements :

–Cette enquête semble bien difficile à résoudre. Te voilà confrontée à un premier crime dans une région où de tels événements sont suffisamment rares pour défrayer la chronique, tel ce Dupont de Ligonnès qui avait massacré à Nantes femme et enfants, enterrés sous l’escalier, ou Tony Meilhon qui avait tué de 44 coups de couteau, Lætitia, une apprentie serveuse de 18 ans qu’il venait de rencontrer le soir même à la Bernerie-en-Retz, avant de la découper ensuite méthodiquement en morceaux. Si tu résous ce crime, peut-être deviendras-tu aussi célèbre que Sherlock Holmes ou le commissaire Maigret, exprima-t-il avec une fierté certaine.

1 Le 22 octobre 2015, les communes de Machecoul et Saint-Même-le-Tenu ont décidé de se regrouper au sein d‘une commune nouvelle baptisée Machecoul-Saint-Même.

2 Christelle est un prénom féminin, issu du grec χρίστος (chrístos/kristos), dérivé du latin Christianus qui signifie « chrétien » ou « disciple du Christ ». C’est l’un des cinq prénoms les plus attribués en France en 1972, à plus de 13 000 nouveau-nées. Depuis l’an 2000, on n’en dénombre plus qu’une centaine chaque année. Sainte Christelle est fêtée le 24 juillet comme Christine (sainte Christine de Tyr, une martyre ayant vécu entre le iiie siècle et le ve siècle, l’une des saintes patronnes de la ville de Palerme en Sicile où ses reliques sont conservées) ou le 27 octobre en référence à la martyre castillane, sainte Christelle, venue d’Évora avec saint Vincent et Sabine, se réfugier à Avila en Espagne où ils furent martyrisés vers 305.

3Là-bas, Huysmans, 1891 cité par Alain Gérard in Revue 303, n°35, 1992.

Chapitre II

Mardi 14 avril 2015 – Machecoul

Trois jours après la découverte macabre du corps de Raymond Touchefeu, Christelle tenait dans les bureaux de la gendarmerie, boulevard du Calvaire, une première réunion pour faire le point avec son équipe. En présence du chef de brigade, elle commença par leur livrer, en les commentant, les résultats de l’autopsie qui précisaient et complétaient les premières observations faites par le médecin à propos de la victime, sur le lieu du crime. Elle lut lentement. :

–Date du décès : entre le samedi 4 et le lundi 6 avril, soit pendant le week-end pascal, ce qui aura laissé toute latitude à une ou plusieurs personnes d’agir en toute quiétude sans trop courir le risque d’être dérangées, comme l’a confirmé l’enquête de voisinage.

« Taille : 1m52 – poids : 79 kg, soit, selon les normes de la Faculté, une certaine surcharge pondérale avec une bonne quinzaine de kilos en trop.

« Foie : malgré l’état de décomposition avancée, une forte alcoolémie a été relevée.

« Cœur : un état satisfaisant, en dépit du poids et de l’alcool.

« Poumons : une forte présence de sciures de bois a été relevée depuis les narines jusqu’aux poumons. »

Cela suscita un commentaire susurré parmi les gendarmes :

–Va savoir ! P’têtre qu’il sniffait de la sciure, suivi d’un rire, rapidement étouffé.

Incapable d’en identifier précisément l’origine, elle haussa et durcit le ton de sa voix, tout en dardant un regard noir vers l’assemblée, avant de poursuivre :

–L’inhalation et l’ingestion de ces résidus de bois peuvent-elles être tenues responsables de la cause du décès ? Une telle intoxication est-elle répertoriée dans les maladies professionnelles ? Tout ceci est bien sûr à vérifier. Pour autant, l’autopsie a permis de relever des traces de chloroforme dans ses poumons, et on peut imaginer que cette substance a été utilisée pour endormir la victime laquelle ne semble pas s’être débattue, du moins sur les lieux où le corps a été découvert puisque nous n’avons relevé – ni sur le sol, ni sur l’établi, ni sur le corps – de trace de déplacements des membres antérieurs ou postérieurs attestant d’une tentative de résister. Nous ne devons pas exclure non plus la possibilité que la victime ait été placée sur l’établi post mortem, après avoir été tuée à même le sol ou en dehors de l’atelier.

Marquant une brève pause, elle reprit sa lecture :

–Blessures : pas de cicatrices autres qu’une ancienne opération de l’appendicite, les stigmates de très anciennes tentatives de suicide et, les traces laissées par les deux petites cales de bois placées, en appui, de part et d’autre du crâne pour maintenir bien droit le niveau d’eau et en assurer une horizontalité parfaite. Nous sommes sans doute là en présence d’une sorte de message car ce niveau d’eau a volontairement été inséré dans sa bouche comme si l’auteur de cette mise en scène avait d’abord tenté de le lui faire avaler, mais, n’y parvenant pas, s’était finalement résolu à le placer « artistiquement » entre les maxillaires supérieures ou inférieures. Cette hypothèse est confirmée par l’autopsie qui a révélé une vilaine blessure au palais et au-delà, dans la partie supérieure de la trachée, ainsi que des traces épithéliales de l’œsophage qui apparaissent à une extrémité de l’outil. Un deuxième élément de cette tentative initiale trouve confirmation dans le fait que deux des incisives ont été cassées lors de cette intrusion manquée. En revanche, comme évoqué précédemment, l’absence de fractures ou d’hématomes, ni davantage de dépôts – terre, bois ou autres – sous les ongles, ne permettent d’accréditer l’hypothèse d’une lutte : ceux-ci présentant d’ailleurs un aspect très soigné, presque manucurés, bien nettoyés, surprenant pour un travailleur manuel ;

« Cause du décès : l’autopsie n’a pas permis d’isoler la présence d’un poison quelconque dans son organisme. Outre le chloroforme, le légiste n’a trouvé que des restes d’un somnifère à base de benzodiazépines, dont il faisait peut-être un usage fréquent… À moins qu’il ne lui ait été administré de force. »

Christelle poursuivit :

–À partir de ces observations, le légiste avance l’hypothèse d’une mort par obstruction des voies respiratoires assurée par l’inhalation d’un corps étranger. Ce résultat a pu être obtenu en enfermant pendant quelques minutes la tête de la victime dans un sac plastique rempli de sciure de bois, provoquant ainsi une mort par asphyxie. L’hypothèse de ce mode opératoire apparaît comme plausible sur un sujet qui aurait été préalablement endormi. Tout semble donc conduire à exclure la thèse d’un suicide ou d’un AVC.

Elle acheva sa présentation du rapport d’autopsie en leur rappelant qu’ils avaient déjà constaté sur place que la moustache et les cheveux du mort avaient été soigneusement nettoyés et débarrassés de tout soupçon de sciures…

–Nous sommes donc en présence d’un meurtre sans violence mais obéissant à un rituel diablement méticuleux, observa-t-elle.

Laissant un instant son équipe méditer sur ces informations, elle embraya rapidement sur l’organisation du travail.

–Avant d’esquisser un portrait du mort et d’éventuelles pistes matérielles permettant d’imaginer les circonstances du décès, je vous propose de commencer par la présentation des résultats de l’enquête de voisinage. Cédric vous avez la parole.

–Merci, chef. S’agissant des circonstances de la mort, comme vous l’avez indiqué tout à l’heure, les voisins n’ont rien vu, rien entendu d’anormal, ni même remarqué la présence de véhicules inconnus à proximité. D’ailleurs, si on se réfère à la date estimée par le légiste, cela correspond au week-end pascal, période de moindre mouvement dans cette partie du bourg. De toute façon, il est très facile de garer un véhicule plus loin et de rejoindre l’atelier en suivant l’étier et en passant par-derrière.

Il suggéra, en sachant bien qu’en proposant cela, il avait toutes les chances que cette mission retombe sur lui :

–Cela vaudrait la peine d’envoyer quelqu’un pour relever d’éventuelles traces récentes.

Puis, sans attendre une réaction ni se démonter, il poursuivit :

–Raymond Touchefeu est dépeint comme un homme solitaire, timide, pour ne pas dire fuyant, ne recevant pas en dehors de quelques visiteurs obligés venant pour des devis, des commandes ou la récupération d’objets dont il assurait la réparation. Célibataire endurci, on ne lui connaissait aucune liaison, ni féminine, ni masculine. Il ne se liait pas et écourtait toujours les conversations avec ses voisins, éludant toute réponse lorsqu’une question devenait trop personnelle. On peut dire que c’était un taiseux ! Il travaillait seul et il semblerait qu’il n’ait jamais réussi à conserver les quelques jeunes apprentis qui sont brièvement passés chez lui. Il serait intéressant d’essayer d’en retrouver pour en savoir plus sur sa vie quotidienne, ses manies, son relationnel dans le travail, les motifs de leurs départs, etc.

Il guetta une réaction et poursuivit :

–S’agissant des possibles mobiles de ce crime, aucun de ses voisins n’a fait référence à des différends fonciers ou à des troubles de voisinage. Les seuls commentaires que nous avons pu relever concernent sa pratique professionnelle. À quelques portes de là, un ingénieur retraité nous a confié qu’il avait entretenu quelque temps avec lui des relations de voisinage. Le type n’était pas rancunier, parce que le menuisier auquel il avait confié un aménagement des combles de sa maison lui avait fourni une prestation qu’il n’a pas hésité à qualifier de « médiocre ». Une appréciation partagée par Mme Bertrand, la boulangère en face de la gendarmerie, qui avait fait appel à lui pour modifier une partie de sa boutique : se défendant d’avoir l’air de dire du mal d’un mort, elle nous a déclaré, je la cite : « ce n’était certes pas un Compagnon du devoir ou un Meilleur ouvrier de France » avant d’ajouter en commentaire, selon ses détours habituels pour parler des uns et des autres, « ce serait mentir que de dire qu’il respectait toujours les règles de l’art avec lesquelles il prenait des libertés, au point que, peu à peu, les gens n’ayant qu’une confiance limitée dans son travail, son volume d’affaires s’en serait ressenti », acheva-t-il.

Raymond Touchefeu avait certainement conscience qu’on attend aujourd’hui d’un homme de l’art qu’il sache maîtriser la géométrie, le calcul, le dessin industriel, élaborer un projet et faire des plans. Sur ce registre, l’ingénieur avait confié à Cédric que le menuisier avait entrepris d’élargir ses compétences en étanchéité, isolation, électricité, maçonnerie… afin d’améliorer l’indispensable association entre savoir-faire traditionnel et connaissance des outils modernes. Dans cet esprit, il avait confié à l’ingénieur avoir débuté, deux ans plus tôt, une formation à la conception assistée par ordinateur (CAO) en même temps qu’il s’était doté de logiciels dernier cri pour établir ses prix de revient et ses devis en ligne.

–Il avait même dans ses projets de créer son site internet et, tout récemment, il se serait renseigné en vue de l’achat d’une imprimante 3D, précisa Cédric, avec un zeste d’étonnement.

Il ajouta :

–Mais ces investissements dans de nouveaux outils avaient pesé sur ses disponibilités et impacté ses finances sans réussir pour autant à remplir son carnet de commandes tandis que les clients se faisaient de plus en plus rares. Finalement, il n’avait pas poursuivi dans cette voie, préférant chercher à s’employer comme sous-traitant d’entreprises générales chargées de réaliser des programmes immobiliers : ni l’ingénieur ni la boulangère n’ont été capables de me dire si ces chantiers se trouvaient sur la côte atlantique ou sur l’agglomération nantaise. D’ailleurs, Mme Bertrand m’a rapporté que lors d’un échange avec le menuisier, celui-ci aurait reconnu que, là aussi, la qualité de son travail avait été mise en cause et que, du coup, il s’était retrouvé impliqué dans divers contentieux liés à ses malfaçons.

Christelle remercia Cédric pour ce profil fouillé, ajoutant :

–Si on cerne mieux le personnage, tout cela ne nous avance guère sur le meurtre lui-même. Voilà un homme que l’on retrouve probablement drogué avant d’être assassiné par asphyxie dans de la sciure de bois, après quoi il est allongé sur son établi au milieu de ses outils, les bras en croix, un niveau d’eau en bois enfoncé dans la bouche. Nous retiendrons que le choix et la disposition du niveau d’eau expriment probablement un message de la part du ou des assassins tandis que cette présence affichée d’outils de travail pourrait nous conduire à privilégier la dimension métier et pratiques du menuisier…

Marquant un instant de réflexion, elle s’aventura plus loin :

–Dans ce cas, pourrait-il s’agir d’une vengeance d’un ancien apprenti ou salarié, d’un concurrent malheureux après un appel d’offres trop bas, d’un client mécontent d’un travail trop salopé ? Mais irait-on tuer un artisan sous prétexte qu’il a mal fait son boulot, demanda Christelle, d’un air sceptique.

Puis, sondant chaque membre de son équipe, elle les interpella :

–Que nous dit cette sélection d’outils et leur savante organisation selon quatre groupes ? Ne perdons pas de vue le fait que d’autres outils ont été sciemment ignorés et laissés à leur place, bien rangés sur les divers rayonnages. Quant aux empreintes, les seules relevées sur les outils sont celles de Raymond, se surprit-elle à le nommer par son prénom.

Faute de suggestions de la part de ses collègues, volontairement réfugiés dans leurs prises de notes, elle poursuivit, sans illusion :

–J’ai fait parvenir au président du Syndicat des artisans de charpente-menuiserie-agencement de Loire-Atlantique les photos des quatre groupes d’outils afin qu’il puisse nous proposer une explication. J’ai également adressé ces photos à notre laboratoire de police scientifique (l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale/IRCGN). Peut-être, en consultant la base de données SALVAC4 dénicheront-ils des similitudes avec un tableau, un film ou toute autre explication. Il faudra également rechercher dans le fichier des affaires non résolues, si des mises en scène similaires ont été relevées. En attendant, les bras en croix sur l’établi, tel un gisant, le niveau d’eau qui a fait l’objet de toutes les attentions pour, passez-moi l’expression, coincer la bulle, m’évoquent plutôt comme une sorte d’expiation, mais de quoi ? leur demanda-t-elle, les regardant un par un.

Un silence gêné s’installa, faute de réponses. Sans perdre patience, elle ouvrit une explication :

–J’ai potassé mes évangiles et Wikipedia toute la nuit. L’origine de la crucifixion remonte aux Perses, mais on associe surtout cette forme d’exécution aux Romains pour qui elle était la peine la plus cruelle et la plus honteuse. Paradoxalement, la croix, objet de torture et d’exécution, est devenue le symbole par excellence des chrétiens parce qu’elle rappelle à la fois la mort et la résurrection de Jésus. La crucifixion a été interdite par l’empereur Constantin vers 320, et ce n’est qu’au Moyen Âge qu’apparaissent çà et là des crucifix avec un Jésus mort ou souffrant sur la croix. Mais ici, quels rôles jouent ces bras en croix dans la mise en scène de ce meurtre ? Pour le comprendre, il faudrait qu’on en sache davantage sur le mobile du crime : vol d’un concept, d’une idée, d’un projet, accident sur un chantier, malfaçons, différend financier, politique ou culturel… Que sais-je encore ? 

Norbert, qui espérait trouver là une occasion de manifester sa bonne volonté et de se racheter de sa démarche intempestive le dimanche précédent, tenta prudemment de s’immiscer dans le monologue de Christelle.