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Extrait: "Je m'appelle Dmitri Fédorovitch Térentieff. Je viens d'avoir seize ans. Depuis la rentrée de Pâques, je suis élève de Prima au gymnase Saint-Vladimir à Moscou. Il y a deux ans que je fréquente, comme externe, les cours de ce lycée. En ce moment, la plus épouvantable et aussi la plus injuste accusation pèse sur ma tête."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 412
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Je m’appelle Dmitri Fédorovitch Térentieff. Je viens d’avoir seize ans. Depuis la rentrée de Pâques, je suis élève de Prima au gymnase Saint-Vladimir à Moscou. Il y a deux ans que je fréquente, comme externe, les cours de ce lycée.
En ce moment, la plus épouvantable et aussi la plus injuste accusation pèse sur ma tête. C’est au fond d’un sombre cachot que j’écris ces lignes. J’y vois à peine, tant la lucarne qui m’éclaire est étroite ; mais je n’en persiste pas moins dans mon projet : écrire ma justification, me prouver à moi-même, par le récit fidèle et sincère de toute ma vie, que je suis innocent du crime affreux dont on m’accuse…
Je crois connaître le coupable ; c’est un de mes camarades du collège. Un mot de moi suffirait peut-être à le faire enfermer à ma place dans cette noire prison, où l’on m’a amené il y a deux jours… Il habiterait ce réduit humide, peuplé de rats et de cafards… Je les entends courir sous la paille pourrie qui me sert de couche… Il prendrait de la main du geôlier le pain noir et la cruche d’eau qui sont ma ration quotidienne. Il sentirait ses doigts et ses pieds s’engourdir au souffle de la bise qui passe entre les barreaux de ma lucarne. Il porterait les bracelets de fer retenus par une lourde chaîne. Ce serait lui l’accusé, le criminel, le réprouvé… Mais comment accuser un autre sans preuves ?… Surtout quand cet autre est un condisciple, et quand je ne puis alléguer contre lui que des présomptions assez vagues en somme, et aussi l’antipathie qu’il m’a toujours inspirée ?… Non. Je souffre trop moi-même d’être frappé injustement pour risquer d’infliger cette souffrance à un innocent. Je n’ai que des soupçons. Rien de positif. Je me tairai donc.
Mais à moi-même je puis parler franchement, et je ne me fais aucun scrupule de tracer sur ces pages, destinées à moi seul, – et de l’écriture secrète que je viens d’imaginer tout exprès pour me donner cette satisfaction, – le nom de Capiton Karlovitch Strodtmann. C’est lui que je crois coupable du crime dont on m’accuse.
Je vais commencer par conter l’évènement étrange qui m’a conduit ici, – dans ses grandes lignes tout au moins, puisque j’en ignore les détails, bien que des charges écrasantes pèsent sur moi.
Nous sommes aujourd’hui au 17 avril. Le 14 de ce mois, j’arrivai à sept heures du matin, comme d’habitude, au gymnase Saint-Vladimir. Deux agents de police aux collets rouges se tenaient aux abords du lycée ; deux autres à l’intérieur de la cour.
Ils m’entourèrent aussitôt. Et, tandis que je restais là, surpris, regardant mes camarades groupés curieusement autour de la porte, le brigadier me dit :
« Vous êtes Dmitri Térentieff ?
– C’est mon nom, répliquai-je.
– Suivez-moi. »
Je suis monté chez le directeur, précédé du brigadier, accompagné de deux agents.
M. Pérevsky se trouvait dans son cabinet. Lui si calme à l’ordinaire, lui qu’on a surnommé « le savant perdu dans les nuages », il se promenait avec agitation de long en large ; ses lunettes étaient relevées sur son front ; il froissait des papiers dans ses mains.
Comme j’entrais dans la pièce avec le brigadier, M. Sarévine, le surveillant général, escorté de plusieurs de nos maîtres, parut par une autre porte.
Le directeur s’assit alors. Il me considéra un instant d’un air troublé que je ne lui avais jamais vu ; puis :
« Dmitri Fédorovitch Térentieff, commença-t-il, il s’est passé ici des faits de la plus haute gravité, qui, par malheur, vous compromettent beaucoup… Vous allez être interrogé. Répondez franchement et sans rien déguiser… Paul Pétrovich Sarévine, je vous donne la parole. Questionnez l’accusé. »
Je restai frappé de stupeur par ce préambule, et tellement abasourdi de ce qui se passait que je n’entendis pas d’abord la question du préfet des études. Je le regardai en silence, me demandant à part moi ce qu’on me reprochait.
M. Sarévine est un homme de quarante-huit ans environ, très grand, très fort, qui m’a toujours paru ressembler à un colonel de la garde impériale. Il porte une longue moustache noire, et il a des sourcils épais qui couvrent presque ses yeux lorsqu’il est irrité et qu’il les rapproche. Sa sévérité, ou plutôt son amour de la discipline poussé presque au fanatisme, en fait dans le collège un personnage autrement redoutable que notre bon directeur, qui, retombé dans son fauteuil, m’examinait avec plus de tristesse que de colère.
« Dmitri Térentieff, dit M. Sarévine, omettant peut-être avec intention mon nom patronymique, regardez ce papier et dites s’il vous appartient. »
Je me troublai légèrement ; c’était une feuille de papier à musique, sur laquelle, la veille, à l’étude, j’avais commencé à transcrire une mélodie de ma composition, au lieu de préparer ma tâche du lendemain. Sans doute, j’allais être puni pour cette infraction à la discipline, – car c’est là un point sur lequel notre surveillant général ne transige jamais. Aussi fut-ce presque à voix basse que je murmurai une excuse.
« Ce papier est-il à vous, oui ou non ? reprit M. Sarévine d’un ton plus sévère.
– Oui, Monsieur, répondis-je enfin.
– Est-ce vous qui avez écrit ceci ? » continua M. Sarévine en me présentant le revers de la feuille.
Je considérai avec stupeur les quelques lignes qui couvraient le papier. Je n’avais rien écrit, hier, sur cette feuille, que j’avais achetée neuve le matin même. Cependant il n’y avait pas de doute, c’était bien là mon écriture. Je retrouvais les boucles de mes b, le petit trait par lequel je termine la lettre jate, et surtout mes majuscules, presque semblables à celles des caractères d’imprimerie, – en un mot, toute l’apparence de mon écriture, qui est large, pleine, plus grande que celle de la plupart de mes camarades.
Au comble de la surprise, je regardai cette page, lisant et relisant, sans en comprendre le premier mot :
Condamnation à mort du sieur Gavruchka, portier du gymnase Saint-Vladimir.
« Répondez ! me dit alors M. Sarévine. Reconnaissez-vous cette feuille ? Est-ce vous qui avez tracé ces lignes ?
– C’est mon écriture, répliquai-je, mais ce n’est pas moi qui ai écrit cela.
– Mon enfant, mon enfant, interrompit alors le directeur avec agitation, dites la vérité ! On peut pardonner une faute, si grave qu’elle soit, quand elle n’est due qu’à l’étourderie ; mais l’obstination et le mensonge ne font que l’aggraver.
– Ivan Alexandrovitch Pérevsky ! répondis-je alors de l’accent le plus sincère, mon père ne mentait jamais. Il m’a appris à ne point mentir. Ce que j’ai dit est vrai.
– Prenez garde ! dit M. Sarévine. Je vous avertis que vos paroles pourront avoir pour vous de graves conséquences. Persistez-vous dans vos dénégations ?
– Oui, Monsieur. Ce n’est pas moi qui ai écrit ces mots. J’en ignore même le sens.
– Bien ! » dit M. Sarévine. Et, se tournant vers un personnage que je n’avais pas aperçu d’abord, assis dans l’embrasure d’une fenêtre : « Vous écrivez tout, monsieur Golovetchor ?
– Oui, je sténographie, » répondit celui-ci.
Je reconnus mon ancien professeur de Tertia, devenu greffier de l’enquête. Que voulait dire tout cela, grand Dieu ?
« Faites entrer le témoin Strodtmann, » dit le préfet des études.
On introduisit mon camarade de la deuxième division de Prima.
C’est un garçon qui ne m’a jamais été sympathique. Il est Allemand par son père, Russe par sa mère. Nous sommes du même âge. Il est grand, de ma taille à peu près ; comme moi il a des cheveux blonds, et il porte la casquette blanche.
Il est, ainsi que moi, un des élèves les plus médiocres de la classe de Prima. Il n’obtient, pas plus que moi, de bonnes places au concours, ni de succès à la fin de l’année… En un mot, il y a entre nous une certaine ressemblance, mais toute superficielle, je me hâte de le dire. Au moral, – du moins je l’espère, – nous ne nous ressemblons aucunement.
Je ne pus croire d’abord qu’il venait déposer contre moi… je dus cependant me rendre à l’évidence.
« Capiton Karlovitch Strodtmann, dit le préfet des études, racontez les faits qui sont à votre connaissance. »
Capiton, qui était d’une pâleur inaccoutumée, rougit légèrement à ces paroles, et il me parut qu’il évitait mon regard.
« Voici, dit-il d’un ton assez dégagé. Hier, à quatre heures, après la classe du soir, je restai, selon mon habitude, à l’étude pour terminer ma version grecque. Nous étions peu nombreux, huit ou neuf élèves, je crois, entre autres mon camarade ici présent, Dmitri Fédorovitch Térentieff. Ayant à chercher un mot dans mon dictionnaire grec, je m’aperçus que je l’avais laissé chez moi. Tous mes camarades se servaient du leur, excepté Térentieff qui écrivait sur une grande feuille de papier. Je m’approchai de lui pour le prier de me prêter son lexique, et lui, me voyant venir, cacha ce qu’il écrivait, si bien que je ne pus rien lire. J’eus cependant le temps de voir de gros caractères, écrits sur une feuille de papier à musique.
– Dmitri Térentieff, dit M. Sarévine, interrompant la déposition de mon condisciple, reconnaissez-vous l’exactitude de ces faits ?
– Oui, répliquai-je, excepté ce qui concerne les gros caractères écrits sur la feuille. C’était de la musique que j’écrivais… des notes et non des mots.
– Pourquoi l’avez-vous cachée lorsque votre camarade s’est approché de vous ?
– Parce que… c’était… »
Je m’arrêtai, embarrassé ; je répugnais à avouer la vérité ; c’est que cette musique était de ma composition ! Comment confesser ce que tout le monde ignore, que la musique est l’intérêt, le charme, la passion de ma vie ? Comment dire que sans cesse des mélodies inconnues, entraînantes, irrésistibles, emportent mon âme loin, bien loin, du grec et du latin, du gymnase de Saint-Vladimir et de Moscou, là-haut dans les espaces bleus, infinis… Pouvais-je confier à des auditeurs indifférents, peut-être hostiles, que je rêve d’abandonner la science pour l’art, les lettres pour la divine harmonie, et que la composition d’une symphonie hante mon esprit jour et nuit ; qu’hier encore en étude, j’en transcrivais un des motifs !… À quoi bon dire à tous mon secret, le livrer à la risée de mes camarades, à l’ironie de mes maîtres ?…
Je me tus.
« Votre silence est accusateur, dit M. Sarévine après un moment. Répondez. Pourquoi vous êtes-vous caché de votre camarade ?
– Je ne voulais pas qu’il vît ce que j’écrivais.
– Mais pourquoi cela ?
– Permettez-moi, Monsieur, de taire mes raisons. »
Un murmure désapprobateur se fit entendre. Le directeur eut un geste de découragement ; puis, s’adressant à moi avec bonté, il m’engagea à ne pas m’obstiner dans le silence. Mais je ne pus me résoudre à parler.
« Achevez votre déposition, Strodtmann, dit le préfet des études.
– Je revins à ma place, reprit Capiton, et je me remis à ma version. Un peu avant cinq heures, M. Sarévine entra dans la salle. Je tournai instinctivement les yeux vers Térentieff et je le vis enfermer précipitamment dans son pupitre la grande feuille de papier. M. Sarévine fit sa tournée et sortit Dmitri Fédorovitch parut étudier avec attention, ses livres ouverts devant lui, aussi longtemps que M. le surveillant général fut présent. Cinq minutes plus tard la cloche sonna. Dmitri sortit l’un des premiers ; il portait sous son bras sa serviette contenant probablement la feuille en question. J’en eus bientôt la certitude.
– Capiton Strodtmann se trompe, dis-je à cet instant ; j’ai laissé cette feuille dans mon pupitre, pliée sous mes cahiers !
– Laissez parler le témoin, dit M. Sarévine.
– Dmitri était parti sans reprendre son dictionnaire, continua d’une voix calme Capiton Strodtmann, je voulus le replacer dans son pupitre, et, avant de quitter la salle, je me dirigeai vers sa place.
– Y avait-il encore quelques-uns de vos camarades en étude ?
– Non, tous étaient sortis. Il n’y avait que le portier Gavruchka, qui resta le dernier dans la salle. En ouvrant le pupitre de Dmitri, je pensai tout à coup au mystérieux papier ; je voulus savoir ce que c’était, et je me mis à le chercher parmi les papiers de mon camarade…
– C’est trop fort, m’écriai-je avec indignation. Quelle impertinence ! oser fouiller dans mes papiers et s’en vanter, par-dessus le marché !…
– Je vous ai déjà dit de laisser parler le témoin, dit M. Sarévine de sa voix brève. Que se passa-t-il alors ?
– Pendant que je remettais en ordre les papiers de Térentieff, notre camarade Serge Arcadiévitch Kratkine revint dans la salle.
– Que cherches-tu là ? me demanda-t-il. Pourquoi fouilles-tu dans le pupitre de Dmitri ? Tu sais que cela ne lui plaît pas.
– Je remets son dictionnaire en place, lui dis-je, croyant inutile, par égard pour Dmitri, de parler du papier dont il faisait mystère et qui du reste ne se trouvait pas dans le pupitre. Il l’avait emporté, ainsi que je le supposais. »
À ce moment du récit de Capiton Strodtmann, je fus saisi d’un violent accès de colère. Son indiscrétion, la manière dont il mêlait le faux avec le vrai pour m’accuser me causèrent tout à coup une véritable exaspération.
« Où veux-tu en venir ? m’écriai-je. Après avoir eu l’impardonnable indiscrétion de fouiller dans mes papiers pour y découvrir mes secrets, tu oses encore mentir et dire que le feuillet n’y était pas… C’est donc que tu l’as pris !… car, si j’ignore dans quel but tu inventes tout cela, je te connais assez pour soupçonner que tu complotes quelque chose de très bas et de très vil. »
À ces mots, prononcés par moi dans l’ardeur de la colère :
« C’est donc que tu l’as pris ! » je vis distinctement le visage pâle de Strodtmann devenir livide. Il me jeta un regard si venimeux et si troublé que j’en restai saisi moi-même ; mais personne que moi ne parut remarquer son émotion.
« Votre emportement même vous accuse, interrompit M. Sarévine d’un ton de froideur glaciale. Continuez, témoin.
– Mais, monsieur le surveillant, il ment ! criai-je encore. Il prétend n’avoir pas trouvé ce papier, – parfaitement innocent d’ailleurs, – et moi j’affirme l’avoir laissé dans mon pupitre, au milieu de mes cahiers. Certes, je l’y croyais en sûreté !… En somme, je n’avais tracé sur la feuille que deux ou trois lignes de musique… Qui donc a eu l’impertinence de la prendre, d’y mettre cette inscription ridicule et d’imiter mon écriture, par surcroît… C’est à n’y rien comprendre. Et si ce n’est pas dans mon pupitre qu’on l’a pris, où est-ce ?
– Ce n’est malheureusement pas dans votre pupitre que nous l’avons trouvé, dit alors M. Pérevsky d’une voix grave et en pesant chacune de ses paroles. Ce papier, Dmitri Térentieff, a été relevé ce matin par M. Sarévine, en ma présence, dans la loge du portier Gavruchka, l’infortunée victime de l’acte criminel dont vous êtes l’auteur présumé.
– Gavruchka ?… victime ?… » répétai-je sans comprendre.
En effet, ce n’est pas dans ce rôle-là que j’avais connu Gavruchka jusqu’à ce jour ; c’était bien plutôt dans celui de tortionnaire. Depuis des années, des générations d’élèves grands et petits ont été unanimes à maudire ce tyran domestique et à détester son autorité taquine et humiliante. J’ai supposé, en entendant les paroles du directeur, qu’on lui avait fait quelque niche.
« On a peut-être voulu faire une plaisanterie à Gavruchka en se servant de mon papier, ai-je dit alors ; mais je ne sais rien à ce sujet et je ne m’en suis pas mêlé.
– La “plaisanterie” a été forte, dit M. Sarévine. Gavruchka gisait sans connaissance dans sa loge, ce matin à sept heures. Tout indiquait un attentat commis contre sa personne, qu’on a cru consommé. La victime était et est encore hors d’état d’articuler un mot. Peut-être succombera-t-elle aux mauvais traitements qu’elle a subis. Il y a eu commotion cérébrale. Des charges écrasantes pèsent sur vous. Vous ferez sagement d’avouer sans retard votre forfait, de nommer vos complices, de nous expliquer comment une “plaisanterie” a pu dégénérer en crime. Gavruchka ne porte pas de traces de violence ; on suppose que c’est peut-être le saisissement qui l’a terrassé lorsqu’il a lu ou entendu l’inepte sentence de mort écrite par vous sur ce papier… Expliquez-vous franchement, je vous le conseille une dernière fois. »
Je restai atterré à ces mots ! Gavruchka à l’agonie ! et moi, Dmitri Fédorovitch, accusé d’être son assassin !… Et on me disait cela tout tranquillement ! on me croyait capable d’un crime !… C’était à en devenir fou. Pendant un moment la tête me tourna.
Impuissant à prononcer un mot, j’écoutai en silence la déposition des autres témoins.
Serge Arcadiévitch Kratkine, mon meilleur ami, est venu d’abord. Il a confirmé le rapport de Capiton Strodtmann, quant à sa présence dans la salle d’études ; ils sont sortis ensemble du collège. Serge est convaincu que je suis innocent ; mais il n’a aucune preuve, et il a même reconnu l’écriture comme étant la mienne. Plusieurs de mes camarades, entre autres Grichine Jégor, ont déposé dans le même sens.
Après eux on entendit la déposition d’un des agents de police. Il déclara m’avoir vu entrer dans la loge de Gavruchka la veille, vers huit heures du soir. Il me reconnut sans hésitation. Je portais les mêmes vêtements, la même casquette blanche.
« Qu’êtes-vous venu faire hier soir chez Gavruchka ? »
La réponse ne m’embarrassa pas. Je n’avais qu’à dire la vérité.
« En rentrant chez moi hier soir, je me suis aperçu que j’avais oublié d’emporter mon dictionnaire grec ; je l’avais prêté à Strodtmann, ainsi qu’il l’a dit. Je n’avais pas encore fait ma version, et il fallait la remettre ce matin.
– Qu’aviez-vous donc fait en étude ?
– Devant une accusation aussi grave, je n’hésite plus à le dire. J’ai passé toute l’heure d’étude à transcrire une mélodie que j’avais dans la tête et qui m’empêchait de penser à ma version. Je voulais la faire ce soir chez moi. C’est dans l’espoir que Gavruchka me permettrait d’entrer dans le gymnase et dans la salle pour prendre mon dictionnaire, que je suis revenu. J’ai frappé à la petite porte, à droite du grand portail, celle qui donne directement dans la loge. Gavruchka m’a ouvert lui-même. Je suis entré, je lui ai exposé ma requête. Il a absolument refusé de m’ouvrir la classe, disant que c’était contraire aux règlements ; je suis reparti aussitôt…
– Combien de temps êtes-vous resté dans la loge du dvornik ? a demandé le directeur.
– Une minute, deux tout au plus.
– Avez-vous vu ressortir l’accusé ? demanda M. Sarévine à l’agent de police.
– Non, ou du moins pas seul. Après l’avoir vu entrer dans la loge, j’ai continué ma ronde jusqu’au bout de la rue, puis dans la rue voisine ; cela m’a bien pris une demi-heure. Je n’ai plus pensé au jeune homme, lorsque, à minuit moins un quart, me trouvant à cinquante mètres environ du gymnase, la petite porte s’est ouverte avec précaution. Trois jeunes gens en sont sortis ensemble ; l’un était grand, de la taille et de l’allure de Térentieff, les deux autres plus petits. Ils portaient de longs touloupes, des plaids remontés jusque sur le nez, et le plus grand des trois avait la casquette blanche de la première classe du gymnase. Étonné de les voir sortir du lycée à cette heure, je me mis à marcher derrière eux. Ils allaient très vite et se séparèrent sans mot dire au coin de la rue. Je continuai à suivre le plus grand, et je pus voir, à la lueur du gaz, qu’il avait les cheveux blonds. Je me sentis certain que c’était le jeune homme que j’avais vu rentrer au gymnase à huit heures. Pourtant, je dois dire que le témoin Strodtmann a les cheveux de la même couleur, et qu’il ressemble autant que l’accusé au jeune homme que j’ai filé hier soir. »
À ce moment de la déposition de l’agent de police je rencontrai le regard de mon condisciple ; il verdit littéralement, et, à l’instant même, éclata dans mon esprit la conviction, qui n’a fait que s’accroître depuis, que le coupable du crime dont il veut me rendre responsable, c’est lui. Je regardai les assistants ; mais aucun, à ma grande surprise, ne parut remarquer son agitation, et l’agent continua :
« J’ai suivi le jeune homme jusqu’à la Pétrovka. Là, il s’est dissimulé dans un coin sombre, ou bien il est entré dans une maison, ou peut-être s’est-il jeté dans une rue voisine. Quoi qu’il en soit, je l’ai perdu de vue, et je n’ai pu le retrouver. N’ayant après tout aucune raison de l’incriminer, j’abandonnai la poursuite, et je n’aurais sans doute plus pensé à lui, si, ce matin à la première heure, un garçon de salle du gymnase n’était venu en toute hâte chercher l’ispravnik. Je l’ai accompagné à Saint-Vladimir, et, dans la loge du dvornik, nous avons trouvé réunis M. le directeur et M. le préfet des études. Devant eux était agenouillé le portier Gavruchka les yeux bandés, le front sur une table, les mains en avant, une serviette tordue en corde posée sur la nuque. Il était sans connaissance. Par terre M. Sarévine a ramassé le papier contenant la sentence de mort. Ce matin j’ai assisté au défilé des élèves entrant au gymnase ; j’ai reconnu sans hésitation en Térentieff le jeune homme qui est entré à huit heures chez Gavruchka. Je n’ai pu réussir à reconnaître ceux qui l’accompagnaient lorsqu’il est sorti à minuit. »
Après la déposition de l’agent, je suis resté confondu, anéanti. Parviendrai-je à me disculper ? Comment prouver que ce n’était pas moi ?… Si seulement Gavruchka pouvait parler !…
« Vous persistez à dire que vous êtes sorti immédiatement de la loge du concierge ? m’a demandé le directeur.
– Oui, Monsieur, immédiatement ; je n’ai pas vu en sortant l’agent de police que j’avais aperçu lorsque je suis entré. La rue était solitaire, comme l’est toujours ce quartier. Je ne crois pas avoir rencontré une seule personne…
– Où avez-vous passé la soirée ?
– J’avais l’intention de rentrer chez moi, pour faire ma version ; mais cela ne m’étant plus possible sans dictionnaire, je suis allé au concert de la Porte-Dorée, où je suis resté jusqu’à minuit environ.
– Quelle place avez-vous prise ?
– Un billet de 3e galerie de pourtour, que j’ai payé à la caisse en entrant.
– Quels morceaux avez-vous entendus ?
– De la musique instrumentale : la Symphonie héroïque de Beethoven ; un morceau de la Damnation de Faust de Berlioz ; des valses de Brahcus, une mélodie de Rubinstein.
– Il lui a été facile de lire le programme, dit M. Sarévine à demi-voix. À quelle heure êtes-vous rentré chez vous ?
– À minuit un quart.
– Avez-vous parlé à quelqu’un ?
– Au dvornik de la maison que j’habite, dans la Pétrovka…
– Ah !… Vous habitez la Pétrovka, dit M. Sarévine en échangeant un regard avec l’agent. Si on ne retrouve personne qui vous ait vu et reconnu au concert, cela sera fort grave.
– Dmitri Térentieff, me dit alors le directeur, vous le voyez, toutes les dépositions sont contre vous. Encore une fois nous vous engageons à nous révéler la vérité, à dénoncer vos complices, afin d’alléger les charges qui pèsent sur vous.
– Je suis innocent, Monsieur, je n’ai pas de complices. Je le jure sur l’honneur. Je n’ai rien su de toute cette affaire, et c’est vous qui m’avez appris le triste état où se trouve Gavruchka ; je l’ai vu pour la dernière fois hier soir à huit heures, en parfaite santé. »
Le directeur s’est alors levé.
« Messieurs, a-t-il dit aux agents, faites votre devoir. Les dénégations de l’accusé m’obligent à vous l’abandonner. Il ne nous reste plus qu’à employer tous nos efforts pour découvrir ses complices. »
Le brigadier s’est approché de moi :
« Au nom du tzar je vous arrête ! » m’a-t-il dit.
Il m’a passé les menottes, et je suis descendu au cliquetis de mes chaînes, entre deux agents.
Au bas du grand escalier, dans la cour, tous les élèves de Prima étaient groupés, curieux et inquiets, attendant le retour de ceux d’entre eux qui avaient été appelés en témoignage.
Un affreux sentiment de honte, de rage impuissante, me saisit lorsque je me vis, dans cet équipage ignominieux, donné en spectacle à mes camarades.
La plupart étaient silencieux et tristes ; quelques-uns, voulant peut-être écarter par là tout soupçon de complicité, s’éloignaient de moi avec horreur, criant : « Ouf ! ouf ! » d’un air d’indignation, ou crachant en signe de mépris.
Mais, comme je traversais la cour, mon brave ami Serge Arcadiévitch Kratkine se jeta à mon cou.
Courage ! cria-t-il. Tu es innocent ! Nous en sommes convaincus, et je ne t’abandonne pas. Crions tous : « Vive Dmitri Fédorovitch Térentieff !… »
Quelques-uns de nos camarades, Grichine Jégor entre autres, qui s’approcha de moi pour me serrer la main, joignirent leur voix à la sienne ; après quoi je franchis la grille.
Dix minutes plus tard j’étais en prison.
J’ignore quel sera mon sort. Je vais être interrogé sans doute, obligé de comparaître devant un tribunal. Depuis que je suis seul ici, toute ma vie se retrace involontairement à mes yeux. Les souvenirs des jours heureux m’obsèdent. Je revois comme en résumé mon existence entière ; il me semble y trouver des matériaux pour ma défense ; peut-être le récit sincère de toutes mes actions, de tous mes sentiments, aidera-t-il à me disculper.
Mais il se fait tard déjà. Le jour ne pénètre presque plus dans ma cellule. Je suis obligé de m’arrêter. Demain je continuerai ce récit ; ou plutôt je commencerai mes mémoires. Cela me servira à tromper l’ennui d’une captivité qui menace d’être longue. J’ai demandé et obtenu une provision suffisante de papier, d’encre et de plumes.
Oui, l’oisiveté forcée de ces longues journées m’a trop pesé ; en me rappelant les jours heureux j’oublierai les tristesses de l’heure présente.
La nuit tombe. J’entends les rats remuer la paille de mon grabat. Ils doivent être nombreux, à voir la manière dont ils ont entamé mon pain de seigle… J’en ai le frisson… Est-ce que j’aurais peur, par hasard ?… Non ! Dmitri Fédorovitch Térentieff ne saurait avoir peur ; il est fils d’un honnête homme, il est complètement innocent du crime dont il est accusé ; il est tranquille. Une bonne conscience est le meilleur oreiller, même sur la paille humide d’un cachot hanté par les rats.
Mes premiers souvenirs me représentent la demeure de mon père, lieu de ma naissance, située au bord d’un village écarté de la Petite-Russie. Notre vieille izba s’élevait isolée, tournant le dos à la route, entourée d’un jardinet inculte et de quelques hangars et dépendances délabrés. Nous étions à l’écart des autres habitations du village, irrégulièrement groupées autour de la maison seigneuriale. Cette maison appartenait, ainsi que toute la contrée environnante, à une veuve riche et excentrique, la princesse Lébanoff. Elle passait la plus grande partie de l’année à Pétersbourg, et ne venait en exil à Sitovka que lorsque la nécessité de recueillir ses rentes en personne l’y forçait. Excepté pendant ces rares visites, les fenêtres du château restaient closes, et les grands arbres du parc ne servaient qu’à abriter les ébats des gamins du village, qui s’y introduisaient en dépit de tous les efforts de l’intendant Ivan Tchernigov pour déraciner cet abus.
Le pauvre homme en était grandement indigné. Souvent on l’entendait se répandre en plaintes contre nous, avec le maître d’école allemand, qui avait toujours aussi cent tours de notre façon à lui conter.
Parmi les jeunes garnements qui faisaient ainsi la vie dure à l’intendant de Mme Lébanoff, aussi bien qu’à l’antique magister, j’occupais, je ne crains pas de l’affirmer, un rang prééminent. S’il s’agissait de commander une expédition contre nos supérieurs naturels, au dedans ou au dehors du village, toujours j’étais le chef. Je déployais une imagination qui m’étonne encore pour combiner des incidents et empêcher ainsi les cours réguliers de la classe. Tantôt maître Johann Lebewohl, voulant prendre une prise de tabac, introduisait pieusement ses deux doigts dans sa tabatière de corne et les portait à son nez. Mais, hélas ! au lieu de l’arôme délicat et pénétrant qu’il humait par avance, une pincée de poivre venait lui piquer cruellement les narines et arracher de ses yeux des larmes cuisantes, accompagnées de formidables éternuements. Les coupables profitaient du tumulte pour se glisser à pas de loup sous les bancs et prendre la clé des champs. Quand le patient reprenait haleine et cherchait, tout en s’essuyant les yeux, les auteurs de ce mauvais tour, nous étions déjà loin, et sa colère tombait sur les innocents.
Ceux-ci, malgré la répétition fréquente de la scène, restaient généralement insensibles à ses souffrances ainsi qu’à ses reproches, et de plus ils n’y comprenaient rien. Le paysan russe est doué, dès l’enfance, d’un flegme, d’une impassibilité que rien ne trouble. Si même, emporté par une injuste indignation, maître Lebewohl distribuait quelques taloches, on les acceptait avec résignation, en se consolant par le dicton : « Le ciel est haut, le tzar est loin. » Ce qui est une manière de dire qu’il faut savoir supporter ses maux avec résignation et ne point regimber contre l’inévitable.
Un autre jour, le magister voulut tracer au tableau noir les caractères et les figures destinés à nous inculquer la science. Point ! Une poix gluante enduisait toute la surface du tableau et arrêtait sa craie agile au milieu de ses arabesques. Ou c’était sa plume de fer qui se trouvait collée dans l’encrier. Aucun effort ne réussissait à l’en arracher. Ou encore, c’était le bâton d’épine avec lequel il nous tenait en respect qui se trouvait égaré. Or, le maître ne pouvait professer, assurait-il, que son bâton sous le bras. L’heure de classe se passait à le chercher, et, ce temps écoulé, rien n’aurait pu nous tenir enfermés. Avec un cri de joie discordant, nous nous élancions au dehors comme une bande de poulains sauvages de l’Ukraine.
Le bâton se trouvait tantôt dans le lit du maître, tantôt à demi consumé dans le poêle, et grande était alors sa satisfaction mélangée de colère.
« Encore un tour de ce maudit Dmitri Fédorovitch ! » disait-il en grommelant. Et, il faut l’avouer, il était généralement dans le vrai en me considérant comme l’auteur de ses maux.
J’avais en effet pour l’étude et pour toute autorité, autre que celle de mon père, une aversion singulière. Je n’étais heureux que seul, courant à perdre haleine dans la campagne déserte, me grisant de l’air froid qui souffle du steppe. Parmi mes camarades de classe, je ne comptais pas un ami. Ils me servaient d’instruments pour jouer quelque tour au maître ; mais, une fois ma liberté conquise, je m’éloignais d’eux sans mot dire, et, traversant tout le village, je me perdais au loin pendant des journées entières. Je marchais droit devant moi, les mains enfoncées dans les poches de mon charovar, rêvant à tout, au monde, sans jamais éprouver le besoin d’un confident ou d’un ami. Je ne reparaissais que le soir, affamé comme un jeune loup, et je rentrais aussi tranquillement chez nous que si ma conduite n’avait rien eu de répréhensible.
« Te voilà, Dmitri ! disait mon père en soulevant sa tête du fond de son vieux fauteuil délabré. Tu auras fait l’école buissonnière toute la journée ; je le vois à ta mine… Tu seras donc toujours un paresseux incorrigible !… Après tout, mon garçon, amasse de la santé, va, je ne m’y oppose pas ! C’est encore ce que tu peux faire de plus sage… »
Et mon bon père se laissait retomber épuisé dans son fauteuil. Je le considérais avec un respect attendri, comme un être faible et délicat, d’une tout autre pâte non seulement que les moujiks de Sitovka, mais encore que moi-même, le rude et fort garçon, qui l’aurais soulevé du bout du doigt, me semblait-il…
Mon père était médecin. À vingt ans, n’ayant pas encore conquis son diplôme, il avait épousé sa cousine, Alexandra Pavlovna Latkine, fille d’un gentilhomme ruiné, qui était mort, la laissant sans appui et dans un complet dénuement. Le jeune étudiant et sa femme avaient d’abord vécu à Moscou presque dans la misère. Un peu plus tard, quand mon père fut docteur, il hérita d’une parente éloignée le petit bien et la vieille masure de Sitovka, et ils allèrent s’y fixer, heureux d’avoir un abri assuré. C’est là que je vins au monde et que ma jeune mère mourut peu de temps après ma naissance.
Mon père était doué d’une intelligence exceptionnelle. Ses études en témoignaient, et déjà, malgré les difficultés qui entravaient sa carrière, il avait réussi à se faire un nom dans la science ; mais, après la mort de ma mère, sa santé, déjà compromise, acheva de se délabrer. Attristé, découragé, vieilli par les soucis, sentant bien surtout qu’il n’avait plus longtemps à vivre, il résolut de finir ses jours dans la retraite, à Sitovka.
Tous les matins, il montait dans sa pauvre télègue, attelée d’un petit cheval à la crinière inculte, et il partait pour ses visites. Je le vois encore, ramenant autour de lui les plis de son long armiak de paysan, en drap grossier, dont le tissu rude faisait paraître ses traits plus délicats encore. Il avait de longs cheveux blonds soyeux, des mains élégantes et grêles, et, pour moi, il était l’image de tout ce qui est noble et élevé. Je n’aimais que lui ; rude et farouche envers tous, avec lui j’étais soumis, affectueux comme une fille. Aussi cet excellent père était-il plein d’indulgence pour moi, et, lorsqu’il lui revenait quelque plainte sur ma conduite, il ne me semblait jamais bien indigné de mes méfaits.
Et que m’importait l’opinion des autres ! Son mépris à lui m’aurait été insupportable. Quant à ce que pensait de moi maître Lebewohl ou tout autre personnage, je ne m’en souciais pas plus qu’un poisson d’une pomme. Je savais que mon père avait horreur du mensonge et de toute lâcheté ; et je les évitais donc. Pour le reste je n’en faisais qu’à ma guise. J’avais fort bien remarqué qu’il prenait plaisir à me voir fort et agile. C’est pourquoi je m’adonnais à tous les exercices du corps qui étaient à ma portée, courant, sautant des obstacles, grimpant aux arbres comme un écureuil, montant à cru tous les chevaux du voisinage, m’appliquant à soulever des poids de jour en jour plus lourds ; si bien qu’à dix ans, j’étais parfaitement inculte intellectuellement (c’est tout au plus si je savais lire et écrire), mais fort physiquement et développé à ce point qu’on m’aurait donné quatorze ou quinze ans au moins.
Je ne savais passablement qu’une chose : le français, que mon père avait parlé dès l’enfance, ainsi que tous les Russes bien élevés, et qu’il m’avait appris sans aucun effort de ma part.
Mon père s’amusait souvent du contraste entre lui et moi ; il se plaisait à comparer mon gros poing solide, mes épaules carrées, ma figure large et pleine, à son grand corps mince et voûté ; on eût dit que cela le réconfortait de me voir si vigoureux. Le fait est que nous ne nous ressemblions guère. Je promettais d’être grand comme lui ; mais c’était tout. Rien dans mon visage vermeil, au teint hâlé par le grand air et l’exercice, entouré d’épais cheveux blonds, coupés droit sur le front, ne rappelait le fin visage maladif de mon père.
Tout, dans Fédor Illitch, était du lettré, de l’homme d’étude ; on pouvait dire de lui que la lame usait le fourreau. Quant à moi, j’aurais pu défier la lame la mieux affilée d’entamer, si peu que ce fût, l’épais fourreau que j’étais.
Nous habitions tous deux notre izba à demi ruinée. Personne ne prenait soin de nous, nous n’avions aucun serviteur. Moi, je m’occupais du petit cheval, Vodka, que j’avais ainsi baptisé du nom de l’eau-de-vie de grain fermenté qu’on boit en Russie et auquel lui donnait droit, selon moi, son caractère impétueux et violent. Les bonnes courses que nous faisions ensemble, l’un portant l’autre, lorsque mon père, rentré de ses visites, n’avait plus besoin de Vodka ! J’avais réussi à le dompter à peu près, et, malgré ses ruades effrénées, je me livrais sur son dos à des chevauchées délicieuses. Quelquefois je m’amusais à tresser sa crinière et sa queue avec des galons de laine aux couleurs vives, que j’avais obtenus de quelque dvorovies du voisinage. Quand je l’avais fait ainsi faraud, je disposais au-dessus du siège de la télègue un berceau de branches feuillues, grâce à quoi mon père faisait ses courses à l’abri de notre cruel soleil, – car rien n’est plus accablant que la chaleur de l’été russe, et le malade en souffrait plus qu’il ne voulait l’avouer.
Je me rappelle la peine aiguë qui me traversait le cœur, en dépit de mon insouciance apparente, lorsque j’entendais cette toux caverneuse sortir de sa frêle poitrine, que je voyais son front mouillé de sueur et le mouchoir qu’il portait à ses lèvres taché de sang ! Je le sais maintenant, il lui aurait fallu des soins de tous les instants, une existence large et facile. Peut-être une vie différente de celle qu’il menait eût-elle prolongé ses jours. Au lieu de cela nous vivions comme les plus rudes moujiks, mangeant un pain grossier, de la viande une fois ou deux par an, du poisson séché le plus souvent. Il fallait que je me sentisse d’humeur cuisinante pour préparer quelque bol de racha chaud quand mon père rentrait. Je ne sais ce que serait devenu le cher homme à ce régime, s’il n’avait eu le thé pour le réconforter. Il en prenait constamment, à la vraie manière des paysans russes, c’est-à-dire en puisant une gorgée dans son verre, puis mordant dans le morceau de sucre qu’il tenait de l’autre main. C’est ainsi que je le revois toujours, enfoncé dans son fauteuil usé, sa tête, ravagée par la maladie, mais toujours belle, éclairée par la lampe, et lui absorbé dans quelque gros bouquin. Il ne levait les yeux de temps en temps que pour remplir sa tasse au grand samovar de cuivre rouge qui chantait auprès de lui, ou pour me dire un mot.
« Il fait froid, Mitia ! il fait grand froid ! rapproche-toi donc du feu ? »
Il s’asseyait frileusement tout contre le poêle et grelottait sans cesse. Moi, je n’avais jamais froid, au contraire, et, si je prenais soin d’entretenir une véritable fournaise, c’était uniquement pour lui. La nuit, il s’étendait le long du poêle, sur un vieux divan de cuir, et, enveloppé d’une couverture en peau de mouton, il cherchait le sommeil qui le fuyait.
Quant à moi, je grimpais tout simplement sur le poêle, suivant la coutume russe ; là, blotti en rond comme un grand chien, je dormais à poings fermés.
Le matin venu, je sautais à bas de mon perchoir. Je remplissais jusqu’à la gueule le poêle encore chaud qui ne tardait pas à ronfler gaiement, je préparais le thé de mon père, puis je m’armais d’un balai de feuilles de bouleau et je faisais le ménage. Il n’était pas toujours bien fait, je le confesse ; mais mon pauvre père souffrait si visiblement du désordre et de la malpropreté, que j’apportais dans ces fonctions le désir de m’en acquitter en conscience. Ensuite, selon ses instructions, je me lavais tous les matins de pied en cap à l’eau froide, je brossais mes vêtements et les siens, j’allais voir ce que devenait Vodka, je dévorais à belles dents un morceau de pain noir, et, après avoir mis sur le feu quelque grossière bouillie destinée à mon père, je me considérais comme libre pour toute la journée.
Car, si je savais parfaitement qu’il était de mon devoir de me rendre tout d’abord à l’école, et d’y absorber ma ration quotidienne de géographie ou d’arithmétique avec mes camarades, je ne me faisais aucun scrupule d’éluder presque constamment cette obligation. J’avais toujours quelque bonne raison à me donner : il faisait trop beau, on ne pouvait rester enfermé par un temps pareil ; notre été russe est si court, ne fallait-il pas en profiter ? Le mois de septembre est chez nous d’une beauté incomparable. Combien de mois de septembre verrai-je dans ma vie ? un nombre bien limité, et j’ai tous les autres mois et tous les autres jours de l’année pour étudier. Va donc pour la clef des champs !… L’hiver, il faisait trop froid, il était indispensable de me réchauffer par quelque exercice violent. Au printemps, il faisait trop doux, et puis il me fallait étudier de près le renouveau de la nature… Enfin aucune saison ne me paraissait propre à l’étude, et toutes étaient bonnes à la paresse.
Il faut dire à ma décharge que, si je n’étais pas grand clerc devant les livres, je connaissais à merveille la campagne environnante et les mœurs de ses habitants emplumés ou fourrés. J’étudiais, pendant des heures entières, les habitudes, les petites mines, allures et mouvements de tous les oiseaux ; je savais dans quel arbre ils nichaient de préférence, de quelle forme était leur nid, combien d’œufs roses, gris cendré ou bleus on pouvait compter dans chaque demeure aérienne. Je savais à quelles heures le renard part en maraude. Je connaissais le furet, le putois, le lièvre agile, la perdrix inquiète ; je savais dans quel fourré on trouvait le coq de bruyère, auprès de quel étang s’ébattait librement le canard sauvage. Assurément j’aurais été le guide le plus précieux pour un chasseur.
Mais personne ne chassait chez nous ; nous n’avions point de barine, et ni mon père qui représentait toute la bourgeoisie du pays, ni le staroste, ni le maître d’école ne s’adonnaient au sport. Je n’avais jamais même tenu un fusil dans mes mains ; si parfois je tuais un volatile quelconque pour le dîner de mon père, c’était d’un coup de fronde, à la façon d’un nouveau David.
J’ai dit déjà que je ne comptais aucun ami parmi les petits moujiks du village ; je ne sais pourquoi nous n’avions aucune idée en commun. Aux yeux des gens graves je passais pour une mauvaise tête, un paresseux et un garnement. Les babas me craignaient parce que je leur jouais souvent des tours ; les dvorovies parce que je me moquais d’elles lorsqu’elles revêtaient leurs beaux habits pour aller à l’église se faire voir aux jeunes gars, et, les enfants de mon âge ne ressentant pas plus de sympathie pour moi que je n’en éprouvais pour eux, mes ébats se passaient dans une solitude complète.
Il n’y avait qu’une occupation qui trouvât grâce à mes yeux. Notre pope, Agathon Illarionovitch Poliakoff, avait voulu former un chœur pour chanter à l’église. Ainsi que je l’ai remarqué chez beaucoup de membres du clergé russe, séculier et régulier, il était doué d’une voix de basse, profonde, grave et souple, avec laquelle il exécutait majestueusement les chants larges du rituel orthodoxe. Or, moi-même, seul ou en compagnie, j’avais toujours un chant sur les lèvres. Si les paroles me manquaient, j’en improvisais, mettant mes pensées sur des airs qui me venaient en tête, je ne savais d’où. Je sifflais comme un vrai merle, et il n’y avait pas d’oiseau dont je ne susse imiter le chant à tromper ses frères. Le bon Agathon n’avait pas manqué de remarquer l’étendue et la sonorité de ma voix. Il m’avait choisi pour son chœur ; la veille des fêtes je me rendais chez lui, et, devant les saintes images, nous chantions à pleine voix. Je me rappelle le plaisir que j’avais à entendre ma propre voix s’élever suave et veloutée dans l’acanthiste, le chant à la gloire de Notre-Seigneur et de la Vierge que me faisait répéter Agathon Illarionovitch à la veille de la Nativité. Je revois la pauvre église à peine garnie de quelques icônes délabrées, et Agathon, grand, fort, la barbe noire tombant à flots jusqu’à la ceinture, remplissant la voûte de sa voix puissante, tandis que la mienne, aux éclats de cristal, semblait s’élever plus haut, toujours plus haut, jusqu’au ciel. Je me grisais de mes trilles et de mes roulades, pareil à un rossignol éperdu, et à nous deux nous suppléions à l’insuffisance de tout le reste. Car il n’y avait guère que moi qui eusse de la voix ou de l’oreille à Sitovka ; tous les autres gamins chantaient faux à écorcher le tympan, outre qu’ils étaient rebelles à toute instruction musicale.
Aussi père Agathon m’avait-il en grande estime, et souvent, le soir, il venait passer une heure ou deux auprès de mon père et absorber en se chauffant à notre poêle un nombre incalculable de verres de thé. La maison du pope était, s’il est possible, plus misérable et plus délabrée que la nôtre. Sa femme, Akoulina Ivanovna, était acariâtre et criarde. Ses fils, Luc et Porphyre, étaient de gros lourdauds, dont l’aîné se disposait à être pope à l’exemple de son père, avec une absence d’enthousiasme ou de vocation qui m’étonne toujours lorsque j’y pense. Quant au second, Porphyre, gros gars de mon âge, à la face lunaire, criblée de taches de rousseur, aux yeux presque invisibles au milieu de ses énormes joues, il s’était fait, je ne sais pourquoi, mon Pylade et mon alter ego.
Où que j’allasse il m’escortait, malgré mes défenses péremptoires, et, quand je croyais m’être débarrassé de lui, je l’apercevais généralement qui me suivait à la piste, comme un chien. J’avais beau lui expliquer que je préférais être seul, que sa compagnie m’était à charge, rien n’y faisait. Porphyre avait décidé que nous serions amis et, malgré mes rebuffades constantes, il s’était fait mon inséparable.
Je me demande quel plaisir il y pouvait trouver, et je le lui ai souvent demandé à lui-même, car, de l’humeur dont j’étais, avec l’irritation que me causait sa persistance, je n’étais pas tendre à son égard. Je ne lui adressais guère la parole que pour me moquer de lui ; le pauvre diable étant la maladresse incarnée, chacun de ses mouvements était signalé par quelque catastrophe. S’il voulait patiner, la glace se brisait sous ses pieds, et il tombait dans l’eau froide ; s’il allait à la pêche, il piquait une tête au fond de la rivière ; s’il s’approchait du cheval le plus doux, celui-ci lui décochait tout à coup quelque ruade. Jusqu’aux oies du village qui couraient après lui avec des cris sauvages. Il s’échaudait en buvant du thé, il s’étranglait en mangeant, il déchirait vingt fois par jour ses vêtements, au grand désespoir de sa mère ; enfin c’était l’être le plus malchanceux de la terre.
D’une patience inépuisable avec cela, il se relevait après toutes ces mésaventures, et se contentait de dire d’un air ébahi :
« C’est que je n’ai pas de chance, vois-tu ! »
Et il ne se fâchait pas autrement.
Ce malheureux Agathon Illarionovitch ! qu’est-il devenu, je me le demande ? Porte-t-il toujours sa longue riassa usée, de couleur tabac, qui flottait si tristement sur ses bottes trop souvent trouées, qu’il partageait avec toute sa famille selon l’antique coutume russe !… Je crois que la musique était l’unique consolation des misères de son existence.
Quant à moi, je remportais de ses leçons un trésor de mélodies que je répétais ensuite à plein gosier dans mes promenades vagabondes. Il va sans dire que j’étais superstitieux comme tout bon Russe doit l’être. Souvent, lorsque je me trouvais perdu sous les vastes ombrages de la forêt, à la lisière des steppes, je chantais, je l’avoue, non seulement par amour de la musique, mais aussi pour mettre en fuite, entre autres, les mauvais esprits qui abondent en forêt, les roussalkis moqueuses, nymphes des bois et des eaux, qui n’ont de pouvoir sur l’homme que si elles réussissent à l’entraîner au fond de leur empire. C’est ce qu’elles s’efforcent de faire par leur chant, plus doux que celui de l’alouette. Mais, à mon tour, je chantais si haut qu’elles ne pouvaient parvenir à se faire entendre, les maudites !… J’éloignais de même par mon chant le vilain lééchie ou lutin des forêts, qui joue aux innocents promeneurs mille tours plus pendables l’un que l’autre. C’est lui qui égare le voyageur attardé, lui fait perdre le sentier qui conduit à sa chaumière, en évoquant soudain un brouillard opaque qui confond tous les objets à ses yeux troublés ; il fait voltiger gaiement le méchant feu follet, qui attire le voyageur en dansant et le mène droit à l’étang froid et noir, dont les eaux se referment sur sa tête… Ah ! c’est un grand mauvais sujet !… Et puis le vodianoï, qui élevait sa voix douce tout au fond des eaux et m’appelait souvent :
« Mitia ! Mitia ! » d’une modulation argentine et plaintive comme celle d’un petit enfant… Mais je me signais bien fort et j’entonnais à plein gosier un chant d’église. Devant la mélodie sacrée, tout rentrait dans l’ordre, et les esprits malins, réduits à rien, se cachaient en toute hâte au fond de leur antre…
En vérité, on voyait, on entendait d’étranges choses à l’ombre de nos grands bois !…