Mémoires turcs - Claude Godard d'Aucourt - E-Book

Mémoires turcs E-Book

Claude Godard d'Aucourt

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Extrait : "QUOI ! seigneur, vous daignez penser à votre esclave et vous abaisser jusqu'à lui rendre compte de votre séjour en France ? quel excès de bonté ! il semble que vous n'ayez entrepris ce long voyage, que pour m'attacher à vous par de nouveaux bienfaits. Hélas ! comment voulez-vous que je les reconnaisse jamais ? je ne possède rien que je ne tienne de votre générosité : triste état pour une âme reconnaissante."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 163

Veröffentlichungsjahr: 2016

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« Je ne fus pas plutôt éveillé, que je me mis à considérer Zélie, qui dormait encore. »
Réponse

d’Atalide à Achmet, son seigneur.

Quoi ! seigneur, vous daignez penser à votre esclave et vous abaisser jusqu’à lui rendre compte de votre séjour en France ? quel excès de bonté ! il semble que vous n’ayez entrepris ce long voyage, que pour m’attacher à vous par de nouveaux bienfaits. Hélas ! comment voulez-vous que je les reconnaisse jamais ? je ne possède rien que je ne tienne de votre générosité : triste état pour une âme reconnaissante. Tombée dans l’esclavage, devais-je m’attendre à un sort si heureux ? Soit que je me rappelle le passé, ou que je jette les yeux sur le présent, tout me dit que je n’y suis point confondue parmi cette foule de femmes de toutes les nations qui peuplent votre sérail. Qu’ai-je fait qui ait pu me mériter cette faveur insigne ?

À peine fus-je en votre puissance, que vous me distinguâtes de mes compagnes. Permettez-moi, seigneur, de me rappeler ces temps heureux : c’est adoucir la peine que me cause votre absence. Je ne vous reçus point dans mes bras comme un maître impérieux ; mes larmes vous touchèrent. Il était nouveau pour vous de trouver de la résistance dans une esclave. Mes refus excitèrent vos désirs, et mes prières modérèrent vos transports.

« Eh bien, me dites-vous, attendri par mes pleurs, je te jure par Mahomet que je n’obtiendrai jamais tes caresses qu’à titre de faveur : assez d’autres briguent l’honneur de me prodiguer les leurs : puisque je trouve dans ma vie une femme qui me résiste, c’est à force de bienfaits que je veux la vaincre. »

Je ne m’étais pas attendue, je l’avoue, à trouver de si généreux sentiments dans un Turc : je m’en étais fait un portrait redoutable. Mais dès ce jour, seigneur, je devins votre esclave à plus d’un titre ; et ces idées barbares que je m’étais formées d’un sérail s’évanouirent en un instant. Vous partîtes pour commander l’armée qui marchait contre les Perses. La douleur que j’eus de me voir séparée de vous m’apprit combien je vous aimais déjà, et les alarmes où me jeta votre absence me le confirmèrent de plus en plus. Vous revîntes couvert de lauriers, vainqueur de vos ennemis et de mon cœur. Vous dûtes vous attendre à plus d’une victoire. La fortune n’abandonne et ne favorise jamais à demi. Ses excès sont connus.

Je fus la première de vos esclaves que vous daignâtes visiter à votre retour. Vous jurâtes même de n’en voir pas d’autres, que vous ne m’eussiez rendue sensible. Le moment n’était pas loin. Les étoffes superbes que vous me rapportâtes de Perse, ne furent point ce qui me fit céder à vos transports. De tous vos dons, celui de votre cœur me fut le plus précieux. Enfin, un jour, je ne me le rappelle, seigneur, qu’avec un doux frémissement ; quel jour ! vous entrâtes à votre ordinaire dans l’appartement séparé que j’occupais. J’étais encore couchée. Je ne vous vis pas plus tôt que je présageai ma défaite. J’avais alors l’imagination échauffée des rêves charmants qui m’avaient occupée toute la nuit. Que ne vous dirent point mes yeux ! vous demandâtes ma main ; je vous la donnai en tremblant ; vous la baisâtes. Je n’eus pas la force de la retirer. Quel moment !

« Je vais donc triompher, chère Atalide, me dites-vous ! »

Si je ne vous répondis rien, que mes regards embarrassés furent éloquents et servirent bien d’interprète à mon cœur ! j’aurais voulu que les ombres de la nuit m’eussent dérobée à moi-même ; mais bientôt dans vos bras, occupée de vous seul, je ne pensai plus au jour qui nous éclairait. Vous fûtes heureux. Pourrais-je dire que je ne le fus pas moi-même ? Depuis ce jour, que je ne crains pas d’appeler le plus beau de ma vie, eûtes-vous à vous plaindre de moi ? Ardente à prévenir jusqu’à vos moindres désirs, à les exciter même, n’ai-je pas mis toute ma gloire à vous en procurer ?

Ce sont là, seigneur, les idées délicieuses qui m’occupent pendant votre absence. Pensez-vous quelquefois à la plus tendre de vos esclaves ? Mais, que dis-je ? ma mère à qui vous avez rendu la vie, la plus jeune de mes sœurs mise, par vos libéralités, dans un asile sacré ; tous ces bienfaits versés sur ma famille me permettent-ils d’en douter ? Oui, vous pensez à moi, seigneur ; vous m’aimez, je ne puis en douter, et cette douce idée met le comble à mes vœux.

Le temps que je dérobe à mon cœur sans cesse occupé de vous, je le donne à la peinture ; et pour vous retrouver, je m’amuse à tracer sur une toile ces traits aimables qui m’ont charmée en vous ; c’est au fond de mon cœur que je vais les chercher ; ils y sont si fortement gravés, qu’il n’en échappe pas un seul à mon pinceau. Je défie le peintre le plus habile de mieux réussir que moi. L’amour me répond du succès : ce dieu est un bon guide.

La jeune Géorgienne, si adroite en ouvrages de tapisserie, travaille aussi à vous retracer à ses yeux par le secours de ses laines artistement nuancées. Elle se flatte que son aiguille l’emportera sur mon pinceau. Je la crois plus habile que moi : mais je vous aime plus qu’elle. L’Italienne vous compose des chansons, qu’elle mettra, dit-elle, en musique. L’Espagnole, rêveuse et mélancolique, cache ce qu’elle fait et dit seulement qu’elle pense à vous. Toutes les autres s’occupent, chacune selon son talent, à faire quelque ouvrage digne de vous être présenté à votre retour.

Envoyez-nous quelques livres français pour nous amuser, surtout des pièces de théâtre. Nous vous les jouerons, cher Achmet : puissent-elles vous faire oublier les délices de Paris ! Engagez, s’il se peut, quelques jeunes comédiennes à vous suivre, pour multiplier vos plaisirs, de concert avec nous.

Vous ne me parlez point, seigneur, de vos amours en France : Paris est le centre des plaisirs. Craindriez-vous de me rendre jalouse ? mais non, vous savez que depuis près de cinq ans, accoutumée à vous voir passer de mes bras dans ceux d’une autre, et revenir ensuite dans les miens, vous savoir heureux m’a toujours tenu lieu de tout : de tous les plaisirs, c’est le plus grand dont puisse jouir une âme généreuse.

Que la force de l’habitude ne peut-elle point sur notre cœur et sur notre esprit ! elle nous conduit par des chemins inconnus, qui, d’abord révoltants, finissent par nous accoutumer insensiblement à tout voir d’un œil égal : avec le temps, les préjugés disparaissent. Quand j’étais en France, qui m’eût proposé de vivre dans un sérail m’eût fait frémir. La seule idée de me livrer à un Turc eût été capable de me faire mourir d’effroi. Quelle prévention ! aujourd’hui à Constantinople, dans un esclavage que vous avez su me rendre aimable, le sérail, vu de plus près, me paraît un séjour délicieux. L’habitude d’y jouir d’une vie exempte de soins et toute consacrée à l’amour a totalement changé mon cœur. La liberté n’a plus de charmes pour moi : oui ; qui m’offrirait de me conduire à Paris dans le sein de ma famille, je refuserais d’y suivre un autre que vous, seigneur.

Si quelque jeune Française avait les mêmes préjugés que je me reproche sans cesse d’avoir eus, daignez lui communiquer ma lettre. Puisse-t-elle la rendre plus sensible à vos désirs, et jalouse du bonheur dont je jouis, il lui paraîtra sans doute bien surprenant de me voir souhaiter une rivale de plus. Dites-lui, pour l’étonner encore davantage, que j’en ferais mon amie. Adieu, seigneur ; vous pouvez sans crainte m’apprendre le bonheur dont vous jouissez. Je ne suis jalouse que de votre cœur.

Ne me parlez plus de ma sœur Émilie, la vie retirée qu’elle mène dans un cloître me reproche trop la mienne. Je ne suis pas maîtresse de certaines idées qui naissent malgré moi dans mon esprit à ce sujet. Oui, j’ai envié son sort, tout heureux que soit le mien. Telle est la force d’un préjugé né avec nous, et fortifié par l’éducation : le pourrez-vous croire, seigneur ? J’ai eu besoin de tout mon amour pour… je finis. Le bonheur de ma sœur se peint à mes yeux avec trop de charmes. Je cours, pour le bannir de mon esprit, donner quelques coups de pinceau à votre portrait. C’est le remède à tous mes maux. Adieu.

Seconde lettre

d’Achmet à Atalide.

Tu le veux, belle Atalide, je vais te rendre compte du temps que je passe loin de toi. Le plaisir n’en occupe qu’une partie. Je consacre l’autre à la connaissance des ridicules de ta nation. Ce n’est pas une petite étude. Quelle variété dans les caractères et dans les mœurs ! source inépuisable de réflexion pour moi.

Cette grande ville n’est peuplée que de comédiens, qui se donnent sans cesse en spectacle les uns aux autres. Les maisons, les promenades, les rues, voilà les théâtres que je fréquente le plus : chaque jour y fait voir à mes yeux de nouvelles scènes, et des plus intéressantes. La comédie n’en est qu’une image imparfaite. Si l’ennui m’y conduit quelquefois, pour voir jouer les précieuses ou les coquettes, en tournant le dos aux acteurs, j’en trouve dans les loges de bien plus ridicules encore : joue-t-on le fat ? j’en vois dix sur les gradins et dans les balcons, cent fois plus fats que celui que l’on représente. L’art n’imite qu’imparfaitement la nature. Suis-je à l’Opéra ? même spectacle. J’aime mieux entendre la conversation de ce qu’on nomme ici un petit-maître que la voix la plus brillante. Qu’apprendrai-je, en écoutant ces voluptueuses sirènes ? quelques fadeurs sans cesse rebattues ; mais si je prête l’oreille à ce qui se dit à mes côtés, je connais en un moment le caractère et les aventures d’une douzaine de femmes. Je sais que dans la loge vis-à-vis la mienne est une fille sans nom, entretenue par un seigneur de la cour ; qu’il lui donne cent louis par mois, qu’elle a le secret de doubler par les infidélités qu’elle lui fait.

« Ah ! voilà Madame d’Armel, s’écrie un jeune étourdi : cette vieille folle continue toujours d’entretenir le petit marquis. Le voilà avec cette créature que j’ai moi-même entretenue autrefois. Il la fait, dit-on, passer pour une femme du bon ton : elle est vraiment gentille. Je l’avais prise, après cette danseuse sémillante que caresse le comte de B*** qui vient de céder enfin sa précieuse au duc de T***.

– Voici l’abbé de Saint – D***, dit un autre. Parbleu ! il en tient. On dit qu’il est amoureux de la nouvelle actrice, et qu’il lui a déjà proposé de partager avec elle une vingtaine de mille livres de rente que lui rend l’abbaye qu’il vient d’obtenir.

Tous ces sots propos, chère Atalide, ne valent-ils pas bien une ariette ? J’enrage quelquefois contre la symphonie qui me fait perdre quelque chose de plus intéressant que toutes les sottises que débitent les acteurs d’un ton héroïque.

C’est ainsi que toutes les fois que je vais aux spectacles, j’apprends quelque chose de nouveau. Au commencement de mon séjour à Paris, quand je voyais une dame dans une loge avec un homme, je le croyais son mari. Que je m’abusais !

Détrompez-vous, me dit un jour un certain fat, à qui je faisais part de mes réflexions ; ce que vous dites là est du plus mauvais ton. Un époux avec son épouse, y pensez-vous ? on dirait partout qu’il en est amoureux. Jugez s’il se ferait siffler. Il n’est rien de si bourgeois. À peine cela se voit-il aux secondes : pour le paradis, passe.

– Quoi ! lui dis-je, un Français d’un certain état, qui a choisi une femme pour sa compagne, qui doit, selon sa religion, se contenter d’une seule et ne faire avec elle qu’un corps et qu’une âme, se ferait siffler, dites-vous, s’il l’accompagnait aux spectacles ? avec qui donc veut-on qu’il aille ! les autres lui sont interdites.

– Ah ! vraiment, me répondit ce jeune fou, vous pensez plus à notre religion que nous n’y pensons nous-mêmes. Je n’avais, parbleu ! pas encore fait cette réflexion-là. Elle n’est pas mauvaise ; mais je ne vous conseille pas de la communiquer à d’autres : on se moquerait de vous. Vous ne savez pas apparemment, vous dirait-on, qu’il y a deux choses dans une religion : la spéculation et la pratique. Je suis un bon chrétien en spéculation, par exemple.

– Mais, monsieur, dis-je à cet homme, que sert de croire, si l’on n’agit pas selon sa croyance ?

– Je n’en sais pas tant, me répondit-il ; je n’ai pas fait ma théologie. Parlez à monsieur l’abbé que voilà. Il vient d’être reçu tout récemment docteur de Sorbonne. Il sait encore ses cahiers par cœur.

– Quoi ! moi, dit l’abbé, parler de théologie à l’Opéra ? cela serait nouveau ; je ne suis pas si pédant : je prêche dimanche aux Cordeliers. Monsieur peut venir m’entendre. »

Je promis d’y aller et n’y manquai pas. Croirais-tu, belle esclave, que cet homme, après avoir ordonné des jeûnes et des mortifications, s’étendit sur le danger qu’il y avait d’aller aux spectacles et soutint qu’il n’y avait point de salut pour ceux qui les fréquentaient ? En sortant de là, un bon équipage le conduisit chez lui, et le soir je le vis se promener au Luxembourg avec des dames, en attendant l’heure de la comédie. Quel ministre ! rien de si commun à Paris que d’en trouver qui lui ressemblent.

Ce sont les abbés, dit-on, qui ont amené la mode en France d’entretenir des femmes et de les mettre dans leurs meubles, ne pouvant décemment en avoir chez eux. Ils ont eu bientôt des jaloux de leur bonheur : chacun s’est empressé de suivre leur exemple. Un homme qui passe pour galant dans le monde ne manque jamais d’avoir quelques-unes de ces femmes, que l’on prend par air, que l’on garde sans amour, et que l’on quitte sans peine. Un seigneur de la Cour en a-t-il abandonné une, c’est à qui l’aura au sortir de ses mains sacrées. Les favoris de Plutus se la disputent.

Les Français qui nous blâment à l’égard du beau sexe se rapprochent ainsi insensiblement de nos mœurs. Nous réunissons plusieurs femmes dans un seul endroit, pour servir à nos plaisirs. Ils ont aussi plusieurs belles ; mais ils les dispersent dans différents quartiers, pour en faire le même usage que nous. Ils les rassembleront bientôt dans un sérail. Un prince n’a qu’à en donner l’exemple : peut-être quelqu’un l’a-t-il déjà fait. Voyageur curieux, j’ai voulu suivre la mode du pays où je me trouve, pour être en état de juger si la méthode française est meilleure que la nôtre.

L’occasion de trouver de ces femmes qui servent l’amour sans le connaître n’est pas ce qui manque ici. Rien de plus respectable et de plus méprisable à la fois, que le sexe en France. Il porte tout à l’excès. Une femme retenue l’est ici plus qu’un homme. S’abandonne-t-elle au plaisir, elle donne dans l’autre excès. En renfermant les femmes, nous les empêchons, il est vrai, de faire éclater leur vertu ; mais comme la plupart sont fragiles, nous les mettons à l’abri de leur propre faiblesse : chaque pays a ses usages, et quoiqu’ils paraissent opposés en apparence, ils tendent souvent également au même but : au bien.

Ce que je ne puis comprendre, c’est que les Français, qui trouvent je ne sais quoi de sauvage dans la loi qui permet à Constantinople de vendre des jeunes filles, ne sont pas étonnés de les voir ici se vendre elles-mêmes au plus offrant, et trafiquer encore de leurs appas en détail avec le premier venu. S’il est vrai qu’une de nos deux nations soit encore barbare, à laquelle doit-on donner ce nom ? J’ai plus de femmes sous mes lois, en cette capitale, que dans mon sérail. Voici la différence que je mets entre elles et vous. Celles que j’entretiens en France ne se connaissent point, et vous vous connaissez toutes : accoutumées à ne plaire qu’à votre maître, l’impossibilité de pouvoir le tromper vous attache à lui seul. La liberté dont jouissent ici les filles dévouées au plaisir les rend incapables d’un vrai attachement. L’argent me donne ici le même pouvoir sur elles que celui que Mahomet m’accorde sur vous : ce que vous faites par obéissance, par devoir, elles le font par intérêt.

Quand nous vous avons une fois achetées, vous êtes à nous, et cela est juste ; mais une femme à Paris, après s’être vendue vingt fois, est encore libre de s’exposer à l’encan, sans que personne y puisse trouver à redire. Ainsi la plus belle d’entre vous n’a pas tant rapporté à celui qui me l’a vendue, qu’une jeune Parisienne peut gagner ici en quinze jours, pouvant se vendre quinze fois, sans cesser d’être à elle.

Toutes les Françaises ne se ressemblent pas. Il en est d’un caractère doux, aimable, et dignes de faire le bonheur du plus accompli des hommes. Telle est la première dame que j’ai connue en France. Je te possède, belle Atalide : je m’applaudis d’avoir en ma puissance peut-être l’unique qui lui ressemble.

La marquise de Chambertin, que je mets en parallèle avec toi, est une de ces brunes piquantes dont les grâces de l’esprit le disputent à celles du corps. Comme l’appartement de cette Française donne sur la rue de l’hôtel de notre ambassadeur, j’eus occasion de l’apercevoir plusieurs fois à sa fenêtre pour nous voir ; car un Turc est ici quelque chose de si extraordinaire qu’on ne peut assez le considérer. Tout Paris se moque de cette sotte curiosité, et tout Paris ne laisse pas de l’avoir.

Un soir que je m’avisai de passer plusieurs fois sous les balcons de cette belle, je rencontrai une de ses femmes. Je l’abordai et la priai poliment de m’apprendre qui était la dame qu’elle servait.

« C’est une jeune veuve, me dit-elle, qui est venue à Paris pour un procès, qu’elle vient d’avoir le malheur de perdre. Je suis avec elle, il est vrai ; mais je vais la quitter. Elle m’a donné mon congé, n’étant plus en état de me garder. Elle s’obstine à rejeter avec aigreur mes avis salutaires. Que je la plains ! ne faut-il pas s’accommoder au temps ? Si elle voulait m’écouter, elle ferait bientôt la meilleure maison de Paris, et je ne donnerais pas alors sa condition pour une autre. Pour moi, ajouta cette fille, ne sachant depuis longtemps comme est l’argent de ma maîtresse, je fais ce que je peux. Madame, toujours retirée seule dans le fond de son appartement, en proie aux chagrins qui la rongent sans cesse, me laisse assez libre de mon temps. Une maîtresse qui paye mal n’est pas exigeante. »

Je demandai à cette fille officieuse si on ne pourrait pas voir cette belle affligée ?

« Il est assez difficile, me répondit-elle ; le charme de la solitude est l’unique plaisir auquel se livre ma trop sensible maîtresse, digne, hélas ! d’un meilleur sort ; mais écoutez, monsieur le Turc, car vous me paraissez galant homme, nous avons donné congé au maître de la maison que nous occupons : vous pouvez venir demain matin, sous prétexte de vouloir louer ; je vous introduirai moi-même, et comptez sur moi. »

Je trouvai ce moyen simple et assez bien imaginé ; j’eus cependant regret de voir qu’il fallait attendre. Tu sais, belle Atalide, combien je suis vif et ardent dans mes désirs : les obstacles m’irritent ; il fallut cependant m’armer de patience.

Je ne manquai pas le lendemain de me trouver au rendez-vous, sur les onze heures ; la marquise était à sa toilette. Cette aimable Française me reçut avec politesse et, me conduisant elle-même partout, me vanta la commodité du logement qu’elle quittait, disait-elle, à regret.

« Eh pourquoi le quitter, Madame ? lui dis-je.