Meurtres à la Pallice - Bernard Pailhès - E-Book

Meurtres à la Pallice E-Book

Bernard Pailhès

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Beschreibung

La Rochelle, octobre 1955. Le commissaire Rafeau, passionné d’opéra, est amené à enquêter sur le meurtre d’une jeune femme, Blanche Valentin, tuée dans son appartement, le crâne fracassé par un lourd vase de cristal.
Dans les premières années des fameuses « Trente Glorieuses », les hommes rêvent de voitures et les femmes d’appareils électroménagers. Un représentant de commerce, plutôt bellâtre et passionné d’automobiles, une maîtresse quelque peu nymphomane, une jolie blonde qui plaît trop aux hommes, un voyou qui se prend pour un héros de guerre, et un avocat coincé mais très amoureux vont être entraînés jusque dans les bas-fonds de La Pallice dans un engrenage mortel que le commissaire Rafeau, grand amateur d’opéra, ne parviendra pas à enrayer.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Originaire de Lyon, ingénieur et économiste de formation, Bernard Pailhès a eu un parcours professionnel d’aménageur urbain et d’urbaniste. Il a vécu et travaillé dans de nombreuses villes et régions de France, notamment dans l’Ouest, en Bretagne et Pays de Loire. Il a depuis près de cinquante ans des attaches sur l’île de Ré. Les cormorans ne portent pas de ciré est son premier roman. Il vit à Paris (75).

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Ce roman est une œuvre de fiction. Les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence.

©  – 2023 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Bernard Pailhès

Meurtres à la pallice

du sang dans les alvéoles

Nous ne sommes authentiques que dans l’amour et le meurtre.

Friedrich Dürrenmatt

Chapitre 1

La Rochelle, octobre 1955.

Le commissaire Rafeau aime la mer, et la Callas.

Ou plutôt, il aime regarder la mer, et écouter la Callas.

Le matin, souvent, sur le chemin du commissariat, il fait un détour pour l’apercevoir. Rares sont les jours où il ne rend pas visite à sa « vieille amie », comme il l’appelle désormais. Il en a pris l’habitude dès son arrivée à La Rochelle, après sa nomination comme commissaire divisionnaire ; aujourd’hui, c’est un rite auquel il n’entend pas se soustraire, sauf, bien sûr, pour « impératif de service ». Plus encore, cette contemplation lui procure la tonalité de ce que sera sa journée. Elle est très variable évidemment, en mode mineur dans la froide douceur d’une matinée d’hiver, calme et grise, ou en majeur dans l’exaltation sombre d’un ciel d’été annonçant l’orage. Il a été rapidement capable d’en déceler les plus subtiles modulations, de faire du moindre motif – le sillage d’un bateau, une voile au loin, une éclaircie éphémère, un virement brusque dans le vol d’un goéland – une caractéristique de sa journée. Il s’étonne de la richesse de ses sensations, beaucoup plus intenses et variées que celles qu’il trouve parmi les humains. Il n’a jamais été très heureux en amour – chaque fois, quelque chose d’indéfinissable semblait lui échapper – alors que, devant la mer, il recueille une plénitude jamais ressentie dans ses relations sentimentales, même dans les moments les plus ardents. Chaque jour il vient « chercher sa dose », trouvant là une drogue euphorisante, gratuite et inoffensive. Quoiqu’il puisse arriver dans la journée, il garde en lui cette présence, comme le sillage d’un parfum de femme, ou le goût salé d’une vague.

Il s’est attribué un endroit privilégié, à la pointe de Chef de Baie, où la vue est plus large : à gauche, le chenal menant aux deux tours d’entrée du port ; derrière, le port de commerce, ses grues, ses hangars, les vraquiers qui déchargent leur cargaison ; en face, dépassant à peine de l’eau, l’île de Ré, l’embarcadère du bac, le phare de Chauveau ; enfin, vers le sud, par temps clair, on peut deviner l’île d’Aix et Fort Boyard.

Généralement, il gare sa 4CV sur un petit parking. Il reste d’abord quelques instants au volant. Il est en attente ; mais il suffit d’un pâle rayon de soleil, ou d’une brise fraîche qui fait moutonner les vagues, ou encore d’un éclat dans la lumière, pour qu’il sorte, resserre sa veste ou son manteau, ajuste son chapeau et fasse les quelques pas qui vont l’amener dans l’immensité du ciel. Il ne se lasse pas alors de vagabonder d’un point à l’autre de l’horizon, de rechercher un détail qui pourrait lui échapper. Il ne lui suffit pas de lire le paysage, il veut le déchiffrer, le décrypter, résoudre son énigme, chaque jour différente. Il sait que le temps lui est compté, qu’il ne peut pas s’abandonner entièrement, que des affaires l’attendent, qu’il a des enquêtes à mener, des secrets à percer, des coupables à confondre, des échecs à assumer. Alors il décuple sa concentration pour tenter une fois de plus de percer ce mystère qui l’envahit et qu’il sait ne jamais pouvoir entièrement résoudre. Enfin, il repart, empli de cette vision qu’il préservera tout au long de la journée.

En cette matinée d’octobre, l’air est encore doux, il persiste une tiédeur de l’été, le vent est faible et la marée qui descend modifie lentement le paysage, faisant renaître des rochers et des langues de sable.

Rafeau prend une dernière gorgée d’air, va pour retourner à sa voiture lorsqu’il aperçoit un groupe de quelques personnes, rassemblées au bord de l’eau. « Des pêcheurs à pied… ? » Ils n’ont pourtant pas l’attirail habituel, les seaux, les épuisettes, les crochets. Un homme se détache, remonte rapidement le rivage pour arriver sur la route. Il aperçoit Rafeau, lui fait signe de l’attendre. Le commissaire lui indique qu’il a compris. L’homme arrive, essoufflé. « Ça alors !… » Rafeau l’interroge des yeux. « Ça alors… ! » Il ne peut rien ajouter. Rafeau jette un regard vers le groupe qui tire quelque chose sur la grève. « Un mort ? » L’homme ouvre enfin la bouche : « On a trouvé un corps… noyé, là ! » Et l’homme tend le bras. « Calmez-vous ! » dit Rafeau, reprenant instinctivement son attitude de policier.

— Mais il faut… il faut prévenir la police !

Le groupe a laissé le corps sur le sable. Une personne est restée pour le garder, comme si l’on craignait qu’il s’échappe, ou que l’on puisse le voler, ou par simple déférence ; deux autres rejoignent Rafeau. « Où y a-t-il une cabine téléphonique ? Il faut appeler la police ! » Tout cela agace considérablement le commissaire. Il n’a pas envie de dire que c’est lui, la police, il ne veut pas qu’on sache qu’il vient ici, le matin, perdre son temps à contempler la mer, alors qu’il y a tant de crimes à élucider. Et puis, l’affaire – s’il s’agit bien d’une affaire – arrivera bien assez vite au commissariat, de toute façon, maintenant il est mort, on ne peut plus rien pour lui. Rafeau demande pourtant : « C’est un homme ou une femme ? – Un homme, noyé, c’est affreux ! » Rafeau déteste la vue d’un cadavre. Il a encore plus en horreur la vue du sang. Cela remonte à son enfance. Il devait avoir huit ans, se souvient-il. Son père l’avait emmené à la chasse, avec Flairo, son épagneul bien-aimé. La matinée était bien avancée et le père n’avait encore rien tiré, quand un lapin courut devant eux dans un champ de topinambours. Le père prit son temps pour épauler, viser, tirer, et la bête culbuta. Flairo s’était précipité. Le père demanda à l’enfant d’aller chercher le gibier. « Tu le prends par les pattes de derrière ! » Le garçon avait rejoint Flairo qui fixait le lapin, étalé mort dans l’herbe ; il avait regardé l’animal, caressé sa fourrure douce et encore chaude, puis l’avait levé par les pattes. Il le tenait, fier, un peu craintif tout de même, droit devant lui, bien haut. Flairo tournait dans ses jambes. Le père attacha les deux pattes à une branche d’arbre. Puis il dit à son fils : « Maintenant, tu vas le saigner. » Il dégagea un fourreau attaché à sa ceinture, en sortit un couteau de chasse, long d’une main, effilé comme un rasoir, et le tendit au garçon. Le couteau était démesuré dans sa main d’enfant. « Tu le saignes là ! dit le père en montrant le cou. » Il était terrifié, il sentait encore sur sa peau la douceur et la chaleur du pelage de l’animal. « Tu ne dois pas hésiter, tu tranches là, nettement. » Et le père lui montra plusieurs fois le geste précis qu’il devait faire. Presque sans le vouloir, le garçon s’exécuta. Le sang gicla et lui inonda les doigts. Il poussa un cri, le couteau tomba et il s’enfuit. Il alla vomir sous un saule, près du ruisseau. Flairo, sentant le désespoir de l’enfant, était venu le rejoindre, et haletait à ses côtés. Le père, furieux, l’appelait : « Allez ! On rentre ! »

À la maison, le garçon se précipita dans les bras de sa mère. Elle vit le sang. « Mais tu es blessé ! » Le père jeta le lapin sur la table de la cuisine en grommelant que « c’était pour lui apprendre la vie ». La mère avait compris ; elle s’indigna : « En lui apprenant à tuer ! »

Durant toute son enfance, puis son adolescence, et sa jeunesse, il évita la vue du sang. Ce ne fut évidemment pas toujours possible, une chute à vélo, une coupure, mais chaque fois cela le mettait dans un état de fébrilité compulsive. Un changement de pansement était un supplice. Il crut, à l’âge adulte, avoir surmonté cette phobie. Elle réapparut d’une façon impromptue et soudaine lors de son premier rapport amoureux avec, malheureusement pourrait-on dire, une vraie vierge. À la vue du sang sur le drap, et sur son sexe, il fut pris d’une telle panique que la fille, étonnée, le vit s’affoler, et s’enfuir sans un mot.

Puis il entra dans la police.

En ce moment, Rafeau n’a qu’une envie, partir. Il dit doucement, comme pour lui-même : « Je vais passer au commissariat, ils enverront quelqu’un. » Il les quitte précipitamment, rentre dans sa voiture, démarre sans attendre et s’éloigne rapidement. Cette scène lui a gâché le plaisir de la visite matutinale à sa vieille amie.

« Elle sait être cruelle, aussi… »

Il sera bougon pour la journée.

Chapitre 2

Ce matin, Blanche s’est réveillée joyeuse. Elle chantonne devant le miroir de sa salle de bain en relevant ses cils d’un rimmel noir, qui doit rendre son regard plus profond. Elle sait qu’elle plaît aux hommes, à beaucoup même. Mais celui-là ! C’est si nouveau ! Un jour à peine qu’elle a rencontré ce… cet Armand. Un coup de foudre ? Pour lui, sûrement. Quant à elle ? Elle n’a jamais connu d’homme aussi distingué, aussi classe. Et puis, cette première phrase : « Vous êtes… vous êtes belle ! » Blanche s’approche du miroir, vérifie son rimmel. Son geste s’arrête, elle garde la main levée, l’œil écarquillé. Là ! Au bord des yeux, une nouvelle ride ? Elle passe le doigt dessus, comme pour l’effacer. « Trente ans ! Suis-je encore belle ? » Évidemment, le miroir reste muet. Une ombre passe dans ses yeux. Pourtant, il a bien dit : « Vous êtes… si belle ! » Il a dit « belle » ou « si belle » ? Elle ne se souvient plus. Elle a eu un choc. Pas pour cette phrase, non, mais juste avant, quand cet homme l’a heurtée. C’est de sa faute à elle, elle s’était arrêtée brusquement pour chercher quelque chose dans son sac, et là, un homme la bouscule, le sac tombe, l’homme, confus, s’excuse en bafouillant, se précipite pour l’aider à ramasser ses affaires dispersées sur le trottoir. Quand il se relève, il reste bouche bée, à la regarder. Une vraie scène de film à l’eau de rose ! Et quand enfin il réussit à articuler deux mots, c’est pour dire : « Comme vous êtes belle ! » Du roman-photo ! « N’empêche que tu as rougi, pense-t-elle. » Ils restent là à se regarder. Quelques secondes. Une éternité. C’est elle qui reprend le dessus en premier.

— Merci, dit-elle avec un sourire.

— Je… Excusez-moi, pour le sac… et le compliment…

— Ah ? Il vous a échappé ? Vous le regrettez déjà ?

— Non, ce n’est pas ça… on n’aborde pas une femme ainsi…

— Oui, vous avez raison. D’abord on la bouscule, on lui fait tomber son sac, et ensuite…

— Je suis désolé, j’ai été surpris…

— En bien, si j’ai compris…

— Oui, c’est ça, j’étais sincère !

— Et vous ne l’êtes plus maintenant ?

Blanche a repris sa marche. Elle s’amuse de voir cet homme bien habillé, très propre sur lui et tenant une serviette de cuir à la main, tourner autour d’elle en cherchant à rester à son niveau malgré les passants qui le gênent. Il commence à s’essouffler. Il est grand, un peu maigre, avec un visage presque candide et des yeux qui cherchent à capter son regard. Elle remarque qu’il est particulièrement bien coiffé. « Une vraie publicité pour Pétrole Hahn ! » Maintenant, il court presque pour la rattraper.

— Madame, madame, êtes-vous si pressée ? Surprise, elle s’arrête, examine cet homme qui semble la supplier. Puis-je vous offrir un café ?

Il est neuf heures du matin. Elle prend son service à la parfumerie à neuf heures trente.

— Rapide, alors, je n’ai pas beaucoup de temps.

Ils eurent le temps de prendre un café. Il lui fit encore quelques compliments ; elle lui accorda quelques sourires. Il l’accompagna jusqu’à la parfumerie. Il obtint un rendez-vous pour le soir même, à la fermeture. En poussant la porte de la boutique, elle se dit : « Il n’est pas mal, mais c’est quand même vraiment pas mon type. »

Le soir, il a retrouvé ses esprits. C’est elle qui est intimidée. Elle veut s’éloigner rapidement de la boutique pour que ses collègues ne le remarquent pas. Elle l’entraîne dans un café un peu à l’écart, où on ne la connaît pas. Elle peut l’examiner plus tranquillement. Il est bien plus grand qu’elle, mince, en costume sombre boutonné, une cravate discrète et élégante tenue par une fine pince, des boutons de manchette en or. De longues mains fines. Il ne porte pas d’alliance, ni, remarque-t-elle, de marque d’alliance, seulement une chevalière au petit doigt de la main droite. Un visage étroit, des yeux un peu enfoncés, comme en retrait, un nez mince et long, des lèvres un peu pincées. « Il est glabre, observe-t-elle, elle qui aime plutôt les hommes qui ont du poil aux pattes. Et ces cheveux plaqués, gominés, c’est d’avant-guerre, les années trente ! Quel âge a-t-il ? » Elle note les tempes poivre et sel : « Quarante ? »

Pour le moment, il dit des banalités, sur le temps, la ville, les embouteillages. Elle écoute distraitement, elle essaie seulement d’avoir un avis sur lui, il est si différent de tous les hommes qu’elle a connus ! Elle s’attarde sur la cravate, sobre, en soie pure, la pochette de la même couleur, la blancheur de la chemise, les manchettes ornées de boutons dorés, son visage maigre mais pas déplaisant, et ses mains fines qui volètent légèrement. De son côté, lui est en extase devant elle, et n’arrive pas à se détacher de ses cheveux d’une blondeur nacrée, de sa bouche si rieuse, si rouge. Il se retrouve enfant quand, à la foire, il regardait, fasciné, le bâtonnet s’entourant de mousse dorée pour faire une barbe à papa.

Il lui fait encore des compliments sur sa chevelure, sa tenue ; il voudrait trouver de belles phrases, mais il a l’impression d’être devant un vide. Il l’interroge alors sur la parfumerie.

— Vous savez, je ne suis qu’une employée…

— Vous êtes très bien maquillée…

— C’est aussi pour cacher mon âge !

— Je ne voulais pas…

— Je sais, vous êtes un galant homme.

— Vous êtes très jolie.

— Ah, ça baisse ! Ce matin, j’étais belle ! Et vous ?

— Moi ? Beau ?

— Non… enfin, votre métier ?

— Ah, mon métier ? Avocat, je suis avocat à la cour…

— La justice ?

— Oui, c’est cela, la défense des accusés… de la justice si vous voulez…

Blanche entre dans un domaine inconnu. Elle en est un peu effrayée.

— Ah… ? Excusez-moi… je dois… rentrer.

— Je vous raccompagne, ma voiture est tout près.

La ville a changé. Blanche regarde les passants différemment, comment ils sont habillés, quelle démarche ils ont. Des bourgeois qui terminent leurs achats, des employés pressés de rentrer dîner, des promeneurs nonchalants….

— S’il vous plaît.

Il lui ouvre la portière. Elle se glisse dans la voiture, ramène sa robe pour entrer ses jambes. Il ne peut s’empêcher de les regarder avant de fermer la portière avec précaution. La voiture sent le neuf, le propre. Elle note le tableau de bord en bois, de la loupe de noyer, pense-t-elle. Elle se détend dans le confort du siège, dans l’odeur du cuir. Il a contourné la voiture, s’est assis, lui a souri. Le moteur démarre dans un ronronnement. L’éclairage s’atténue doucement, elle sent une légère aération. Elle remarque un autoradio ; il le met en route de ses doigts fins et des notes légères, du classique pense-t-elle, sans trop savoir, l’enveloppent doucement. Blanche s’abandonne, elle est près de s’assoupir…

— Vous me guidez ?

— Ah ! Oui, bien sûr…

La ville reprend petit à petit sa réalité. Elle lui indique le chemin. Il s’aperçoit assez vite qu’elle n’est pas pressée d’arriver chez elle. Elle regarde les rues, les immeubles, les arbres comme si elle les découvrait dans une ville inconnue. Son regard s’attarde sur une statue qu’elle ne connaissait pas, sur une perspective qui lui semble nouvelle. « Voulez-vous passer par la mer ? » Elle sourit, fait un petit signe. Il conduit doucement, sa longue main passant élégamment du volant au levier de vitesse. Le temps s’étire, la voiture semble glisser. Blanche voudrait que cette promenade se prolonge, qu’il l’emmène au loin… Elle se ressaisit pourtant, donne des indications plus précises.

— Par ici…

Ils arrivent devant sa maison. Elle pense : « Déjà ! » Il s’est garé, se retourne vers elle. « Il va essayer de m’embrasser. » Il lui prend la main ; elle la retire doucement.

— Demain, dit-il, on peut se voir demain ?

Elle fait un signe de la tête. Il fait le tour de la voiture pour ouvrir la portière.

— C’est ça, demain.

Elle essaie de s’éloigner rapidement, sans se retourner.

Chapitre 3

— Alors, mes chéries, quelle sera l’heureuse élue du jour ?

Son regard les caressait amoureusement l’une après l’autre. Il les aimait toutes – il avait choisi chacune d’elles avec un soin jaloux – mais il ne pouvait en honorer qu’une seule à la fois. Il s’attarda sur une nouvelle pour laquelle il avait eu le coup de foudre : elle était lumineuse, chatoyante, vivante. Mais déjà son œil était attiré vers la suivante, toute aussi séduisante. Il fallait pourtant choisir. Il se décida, tendit la main : « Toi, tu seras la lumière de ma journée ! » Il l’attira doucement, admira sa robe de soie naturelle où, sur un fond vieux rose, dansaient, comme en lévitation, des éléphants vert émeraude. Elle était aérienne, malgré les pachydermes. Elle était joyeuse, elle attirait l’attention. C’était l’une de ses préférées.

Chaque matin, il avait la gourmandise d’un sultan choisissant dans son harem la femme qui partagerait sa nuit.

Maintenant son choix était fait. Il entoura la cravate sur le col de sa chemise, s’appliqua à faire un nœud parfait. « Le nœud de cravate est le socle de la tête. » Il enfila la veste en tweed de son costume fait sur mesure et procéda à une ultime vérification. Il était prêt.

Marcel Péchard avait belle allure. Les femmes le remarquaient et le trouvaient beau ; les hommes le jalousaient et trouvaient seulement qu’il portait beau. Il y a une nuance. Grand, élancé, sportif, des cheveux noirs sur un visage régulier, peut-être un peu mou, une moustache fine, des épaules larges, une démarche déliée, il se sentait bien dans sa peau comme il était à l’aise dans le monde. Il avait des certitudes bien ancrées, des doutes furtifs, un profond optimisme, et une confiance inébranlable en lui-même et dans la vie.

Il avait eu une enfance heureuse. Ses études avaient été interrompues par la guerre : il y avait vu une opportunité. À dix-huit ans, en quarante-quatre, il fréquentait un groupe de Résistance ; chargé généralement de faire le guet, il n’avait participé à aucune action significative. À vingt ans, il avait déjà travaillé plusieurs années et pouvait se vanter d’avoir une « situation ». Son aisance, sa faconde, son enthousiasme l’avaient naturellement orienté vers le commercial. Il était fait pour vendre, plus précisément pour « faire plaisir au client », sa formule favorite. Aujourd’hui responsable des ventes chez LAMOTTE & fils, une honorable maison d’électroménager en demi-gros, qui tenait pignon sur rue dans le centre de la ville, il était heureux dans son métier. Il encadrait une petite équipe de vendeurs qu’il savait motiver, et lui-même n’hésitait pas à rencontrer les plus gros clients, des quincailleries, des magasins d’électroménager, et quelquefois des particuliers, ce qui lui rappelait ses débuts quand il faisait du « porte à porte ». Marcel Péchard était, comme on dit, « bien dans ses baskets ».

Il s’était marié trop jeune ; son couple n’avait pas tenu et ses deux enfants grandissaient sans lui, sauf les quelques rares week-ends où il les gâtait trop. Il savait qu’il plaisait aux femmes mais n’était pas coureur. Depuis presqu’un an il entretenait une liaison avec une femme mariée, Micheline, ce qui lui convenait parfaitement.

Après un dernier coup d’œil dans le miroir de l’entrée, où il vérifia sa coiffure, réajusta sa cravate, Marcel Péchard quitta son logement, prêt à entamer joyeusement sa tournée.

Elle fut fructueuse. Il visita deux quincailleries, un nouveau magasin spécialisé, et un jeune architecte qui se lançait dans la rénovation d’appartements. Il prit des commandes pour cinq réfrigérateurs Kelvinator, trois Bosch et un Frigeavia ; une vingtaine de mélangeurs électriques de ses deux marques « phare », les robots Moulinex (« Moulinexlibère la femme. ») et les cocottes Seb (« Monsieur, vous qui aimez la bonne cuisine, offrez-lui une super-cocotte Seb. »), une douzaine d’aspirateurs de toutes marques, Hoover, Electrolux, Rowenta, etc., un lot de machines à coudre Singer, dont il était le revendeur exclusif de la marque, et une machine à laver le linge, quasiment un prototype, beaucoup trop cher pour la ménagère de base, mais que la plus grande quincaillerie de la ville commanda pour la mettre en vitrine en « produit d’appel ».

À midi, il avait fait le chiffre prévu pour la journée. Il pouvait espérer une prime. Il y pensait beaucoup, à sa prime, il en rêvait. Il rêvait plutôt de ce qu’il s’achèterait avec, ce rêve, son rêve était… il n’osait même pas se l’avouer à lui-même, il lui semblait encore inaccessible. Cette maudite prime mobilisait tous ses efforts, le réveillait en sursaut la nuit, et, à chaque commande qu’il plaçait, un petit compteur dans sa tête calculait, cumulait. Mais la route restait longue…

Donc, content de sa matinée, Péchard eut soudainement faim, et décida de rendre visite à Micheline. Elle habitait au deuxième étage d’un petit immeuble qui donnait sur un parc. Son mari, chauffeur dans une entreprise de transports, était absent dans la journée, et quelquefois en fin de semaine.

Il monta les escaliers deux à deux, sonna le signal convenu – trois coups brefs, impérieux. Si jamais son mari était présent, ou une amie, il n’était qu’un vendeur inopportun. Elle ne le fit pas longtemps attendre. Après avoir vérifié par l’œilleton que c’était bien lui, elle ouvrit largement la porte.

— C’est toi ? Entre vite !

La porte à peine refermée, elle se pendit à son cou. Grande, avec une chevelure épaisse et noire, un corps un peu maigre, elle était du genre « grande tige ». Ils s’embrassèrent goulûment pendant qu’elle faisait tomber son imperméable. De son côté il dégrafait sa robe, écartait les fines bretelles du soutien-gorge. Deux seins plats, aux tétons dressés, apparurent, sur lesquels il se précipita. Déséquilibré, il entraîna Micheline sur le carrelage de l’entrée. À genoux, il ôta sa veste, défit sa ceinture. Elle avait relevé sa combinaison, dégageant une large toison sombre qui débordait sur les cuisses. Elle l’attira sur elle. « Viens vite ! » Il la pénétra sans ménagement. Elle poussa un cri bref, puis l’enserra entre ses jambes. Une excitation rapide, violente, les gagnait tous les deux. Elle remuait les bras dans tous les sens, l’encourageait : « Vas-y ! » Il haletait et soufflait. Elle le maintenait contre elle, lui tirait les cheveux, lui griffait les épaules. Soudain, elle se releva pour se retourner, se mettre à genoux, appuyant sa main sur le mur. Elle heurta le guéridon qui vacilla, quelques objets tombèrent – elle avait enlevé depuis longtemps les plus fragiles. « Là, comme ça ! » Il avait compris, et s’attacha à la satisfaire dans cette position, à un rythme de plus en plus rapide, dans un râle qui se mêlait à ses cris pointus, jusqu’au paroxysme final, s’écroulant sur elle, les deux bras en avant, renversant le porte-parapluies.

Ils restèrent quelques secondes ainsi, le souffle court, puis se relevèrent très vite ; il se rhabillait déjà. Elle demanda :

— La matinée s’est bien passée ?

— Les femmes ne rêvent que de moulins à café et d’autocuiseurs.

— Tu pourrais m’en offrir un !

— La prochaine fois, chère madame…

Elle avait déjà redressé le porte-parapluies, ramassé les objets qui jonchaient le sol. Elle alluma une cigarette.

— Tu veux manger quelque chose ?

— Bien sûr, dit-il en rentrant sa chemise dans sa ceinture.

Ils entrèrent dans la cuisine. Il lui raconta sa matinée pendant qu’elle préparait une omelette. Ils étaient amants depuis un an maintenant, et avaient très rarement fait l’amour dans la chambre. Elle avait eu des scrupules de femme mariée : « Ça me gêne, avait-elle dit. » Alors, ils avaient choisi l’entrée, et dès son arrivée. Au tout début, le désir seul commandait, ils ne pouvaient pas attendre. Dès qu’il sonnait les trois coups convenus, c’était le signal d’une « prise de corps » ardente et impérieuse. Les premières fois, ils s’étaient même fait mal en tombant dans cette entrée trop exiguë, mais le désir avait toujours été plus fort. Ils avaient cassé plusieurs objets, heurté des meubles. Un miroir était tombé. C’était devenu rapidement un rituel, une façon heureuse de se dire bonjour, de vérifier que le désir était toujours là, qu’ils étaient amants, que leurs pulsions seules les commandaient. Elle soignait les tenues pour l’accueillir, de plus en plus transparentes, de plus en plus coquines. Il répondait toujours avec ardeur et enthousiasme. Ils avaient l’amour joyeux et plus d’une fois la séance se terminait en un fou rire. Bien sûr, une certaine habitude était venue ensuite, mais curieusement, jamais la lassitude. Pour eux, l’amour – le sexe – était une gourmandise qu’il fallait déguster immédiatement, et sans modération.

Chapitre 4

L’après-midi s’étirait. À part le noyé du matin, rien de notable n’avait animé la journée. À cinq heures, l’esprit du commissaire Rafeau s’échappa, comme tiré par une envie, qu’il tenta de chasser. Elle revint pourtant à plusieurs reprises, obstinée, presque impérieuse. À six heures, ce désir s’étant définitivement imposé à lui, il estima qu’il avait fait son devoir et qu’il pouvait quitter le bureau. Il vérifia que sa secrétaire était bien partie – elle l’avait salué peu avant –, il prit son manteau et son chapeau et sortit sans voir son adjoint, ni personne. Il gara sa 4CV sur la place Vauban, s’engagea sous les arcades de la rue Chaudrier, puis tourna à gauche dans la rue Gargoulleau. Il marchait d’un pas rapide, il savait où il allait, il savait qu’il y trouverait son bonheur, ou du moins son plaisir.

Il poussa la porte de l’établissement. La tenancière le reconnut aussitôt et s’avança vers lui avec un grand sourire, en dégageant une mèche de son front : « Bonjour, monsieur le Commissaire. Ah ! Vous tombez bien, je viens de recevoir une nouveauté qui devrait vous plaire. » C’était une femme encore jeune, élégante, un front bombé, un nez un peu mutin, avec des lunettes larges, un chignon haut, des lèvres sensuelles, une poitrine dressée. Elle était souriante et décidée. Rafeau l’aimait bien, même s’il ne se sentait pas toujours à l’aise ; à chacune de ses visites, elle le guidait fermement et Rafeau, parfois, lui en voulait qu’elle lui impose ses choix. Mais il n’avait jamais été déçu.

La femme était déjà partie. Rafeau, debout, attendait. Il fit du regard un tour d’horizon, s’attarda sur les portraits qui décoraient les murs, en reconnut quelques-uns dont il chercha les noms. La disquaire revint en portant un coffret assez volumineux qu’elle posa comme un sacrement dans les mains ouvertes de Rafeau.

— Un enregistrement historique, admirable !

Rafeau contemplait la pochette. Elle avait une composition qu’il connaissait déjà, orange sur la partie supérieure avec un dessin au trait de l’intérieur du théâtre tandis que la partie inférieure, grenat, en présentait l’extérieur. À la place du rideau de scène, l’affiche

Theatro alla Scala

Giacomo Puccini

TOSCA

avec, en-dessous, la liste des interprètes.

— Voyez la distribution, impressionnante, enchaîna la disquaire, un grand sourire aux lèvres et le doigt pointé sur la pochette : la Callas est Tosca, évidemment, Giuseppe di Stefano a le rôle de Mario Caravadossi – vous savez, le peintre, l’amant de Tosca –, Tito Gobbi dans celui de Scarpia, le terrible chef de la police de Rome – Rafeau tressaillit –. Tosca le tue d’un coup de couteau pour ne pas lui céder tout en espérant sauver Mario du peloton d’exécution. Vous savez, monsieur Rafeau, c’est, à mon avis, bien sûr, la scène la plus terrible, à la fin de l’acte II. Vous avez là une version exceptionnelle, enregistrée directement à la Scala, il y a à peine deux ans. La qualité de la prise de son est remarquable, comme toujours chez Columbia, et puis ce sont les tout nouveaux 33 tours longue durée, vous avez ainsi tout l’opéra en seulement deux disques, quatre faces. Et voyez le fascicule, il est magnifiquement illustré avec le livret complet, en italien et en français. Comme ça, vous pourrez suivre tout le drame !

La disquaire s’arrêta de parler. Rafeau avait toujours le coffret en mains ; il n’arrivait pas à réfléchir. La disquaire était tout près de lui et il évitait de regarder la jeune femme dans les yeux, ou dans l’échancrure de son corsage. Il contemplait la pochette, tournait et retournait le coffret, ne savait quoi dire, reposa la question : « Vous avez dit, l’enregistrement date de… ?

— 1953, août 53, on le considère déjà comme un disque de légende. Vous savez, monsieur Rafeau, je ne veux pas vous influencer, mais je n’en ai reçu qu’un exemplaire. Je connais votre passion pour la Callas – à juste titre ! C’est pourquoi je vous le propose… »

Rafeau était pris de vertige. Il n’était venu que pour prendre connaissance des dernières nouveautés, et voilà que, dans la seconde, il lui fallait décider pour un coffret imposant ! Il n’avait acheté jusque-là que des disques de récitals, jamais un opéra entier. Il s’aperçut que ses mains tremblaient légèrement ; il sentait le piège se refermer sur lui. Acheter immédiatement était céder trop vite aux injonctions de la disquaire ; il n’avait pas eu le plaisir de parcourir les rayons, de se laisser tenter par tel ou tel artiste. Partir sans acheter lui semblait inconvenant, presque le signe d’une défaite qui l’empêcherait de revenir. Demander à voir d’autres disques serait inutile, il connaissait bien le rayon « Callas » à « C » dans le classement et non « L » pour la Callas, comme il avait cherché la première fois. Combien avait-il acheté de disques de la Callas ? Trois, quatre ? Avec celui-là, il passait à la catégorie au-dessus, celle des vrais connaisseurs. Un opéra entier ! Deux heures de musique ! Il entrevit une porte de sortie :

— Et vous avez d’autres opéras avec la Callas ?

— Enregistrés à la Scala de Milan ? J’ai vendu récemment un Lucia de Lammermore avec Herbert von Karajan – un surprenant mélange italo-germanique ! – à un amateur éclairé, comme vous…

La jeune disquaire enfonçait le clou. Si maintenant elle faisait jouer la concurrence entre les clients… Rafeau était littéralement abîmé dans la contemplation de la pochette. La tourner et la retourner ne servait à rien. Il en avait follement envie, c’est sûr. Il n’osait pas poser la question du prix, cela aurait été mesquin. Il trouva une échappatoire, tout en craignant, là aussi, un piège.

— Je pourrais en écouter un extrait ?

— Mais bien volontiers ! La disquaire jubilait derrière ses grandes lunettes. Quand un client demande à écouter un disque, il lui est encore plus difficile, décemment, de dire qu’il ne lui convient pas. Encore pour un artiste inconnu, mais pour la Callas ! Elle lui fit un grand sourire, sortit le disque avec d’infinies précautions, le plaça sur la platine professionnelle, l’essuya avec un chiffon antistatique – Rafeau s’en était également procuré un – et y déposa délicatement la cellule. Les premiers accords ∫∫∫ tutta forza éclatèrent dans le magasin, suivi du vivacissimo con violenza du lever de rideau. Deux clients, plongés dans les bacs, levèrent la tête. Rafeau était gêné. La disquaire avait monté le son, vieille tactique pour impressionner le client, qui ne pouvait pas rivaliser avec une platine et des enceintes d’aussi bonne qualité.

Elle poursuivit son offensive : « Je vais vous faire écouter un air célèbre du deuxième acte. » La voix merveilleuse de la Callas emplit le magasin.

Vissi d’arte, vissi d’amore

Non feci mai male ad anima viva !

J’ai vécu pour l’art, j’ai vécu pour l’amour

Sans faire de mal à âme qui vive !

La jeune femme scrutait Rafeau intensément, sollicitant son approbation. Les deux clients avaient un air ravi, presque interrogatif : « Pourquoi hésite-t-il encore ? » Rafeau était submergé ; son supplice dura plusieurs minutes, jusqu’à la fin.

— Beau, n’est-ce pas ? dit la jeune femme dans un large sourire en soulevant le bras du pick-up.

Rafeau, vaincu, n’osait même plus s’enquérir du prix. Il acheta le coffret et quitta le magasin aussi rapidement qu’il put.

Chapitre 5

Après son « entre-les-midis » – comme il appelait ses visites chez Micheline – Péchard poursuivit sa tournée, heureux de ses succès. À dix-sept heures, satisfait d’avoir largement dépassé ses objectifs de la journée, il décida d’aller voir son ami André. Ils avaient fait connaissance à la fin de la guerre, quand tous les jeunes comme eux voulaient faire de la Résistance et que les vieux briscards de la première heure avaient du mal à les contenir et les calmer. Ils avaient quand même réussi à avoir leur baptême du feu avant la reddition de la « poche de La Rochelle » en faisant sauter les rails d’une voie ferrée désaffectée. Tous deux partageaient également une même passion pour les voitures. Dans ce domaine, André avait sur Marcel un avantage décisif : il était vendeur dans la plus grande concession Citroën de la ville. Mais une autre raison, immédiate et impérieusecelle-là, motivait Marcel : André devait aller à Paris dans quelques jours pour le Salon de l’Automobile. Il y découvrirait les dernières nouveautés.

— Alors ?

André était avec un client. Il lui fit signe d’attendre.

Péchard déambula dans la concession, tourna autour des modèles exposés, méprisa la 2CV déclinée en fourgonnette (pour lui, la 2CV était peut-être une voiture, mais pas une automobile) ainsi que le camion de type H en tôle ondulée (les utilitaires ne l’intéressaient pas) pour s’arrêter devant la dernière Citroën 15 Six H, une traction avant équipée à l’arrière d’une suspension hydropneumatique à hauteur constante. Il en fit le tour, caressa la croupe noire et luisante de la malle arrière, les ailes larges, les phares proéminents. Il ouvrit la porte avant, s’installa sur le siège du conducteur, se mit à l’aise, régla le rétroviseur, commença à manipuler les boutons du tableau de bord, passa une vitesse, fit mine de régler l’avance à l’allumage, tourna l’essuie-glace à la main, ouvrit le cendrier, la boîte à gants. S’il avait eu la clé de contact, il l’aurait fait démarrer. Quand il eut fini de tout tripoter, il eut envie d’aller voir « ce qu’elle a dans le ventre ». Il souleva le capot : « Waouh ! quel moteur ! » Le six-cylindres de près de trois litres de la 15 Six H était impressionnant : soixante-dix-sept chevaux, 135 km/h en vitesse de pointe, la « Rolls Royce » des Citroën !

Cette voiture était toute sa jeunesse ! Il avait conduit la traction avant de son père avant d’avoir le permis. À vrai dire, ce n’était pas la 15, ni même la 11, mais une modeste 7CV que son père avait achetée d’occasion. C’était déjà pas mal, il pouvait frimer avec, emballer les filles et leur faire découvrir tout le confort de la banquette arrière. Il avait été un as du démarrage à la manivelle, un champion de l’avance à l’allumage, un spécialiste du remplacement des bougies et un expert du croisement des pneus. Quand son père dut la vendre à cause de ses problèmes financiers, ce fut un crève-cœur ; il en avait pleuré, et lui en avait voulu. Il l’avait vue partir comme une trahison, une rupture. Ce fut la fin de sa jeunesse, et il avait dû chercher du travail.