Meurtres au puits d'enfer - Bernard Pailhès - E-Book

Meurtres au puits d'enfer E-Book

Bernard Pailhès

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Beschreibung

Dix ans après leur rencontre Sophie et Joseph ont donné naissance à un petit garçon, Noé. Pendant que Joseph, subit les menaces de chantage d’une petite mafia locale, Sophie se lance en politique et constitue une liste « éco-féministe » pour conquérir la mairie. Des personnages hauts en couleur vont venir s’en mêler : Monsieur Fernand, le patron de marins pêcheurs, aux méthodes musclées ; le maire en place qui se croit indéboulonnable ; les promoteurs d’une société immobilière douteuse ; une bande de bikers prêts à défendre Joseph contre les malfrats ; un jeune journaliste bellâtre et arrogant fouillant dans les bas-fonds de la ville ; et bien sûr le commissaire Raiffort, assisté de son fidèle second Blanchard, qui tentera de démêler les liens troubles dans la ville dont un vrai caïd, dit le Ciselé, tire les ficelles.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Originaire de Lyon, ingénieur et économiste de formation, Bernard Pailhès a eu un parcours professionnel d’aménageur urbain et d’urbaniste. Il a vécu et travaillé dans de nombreuses villes et régions de France, notamment dans l’Ouest, en Bretagne et Pays de Loire. Il a depuis près de cinquante ans des attaches sur l’île de Ré. "Les cormorans ne portent pas de ciré" est son premier roman. 

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Bernard Pailhès

Meurtres au Puits d’enfer

la nuit mélusine

Ce roman est une œuvre de fiction. Les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence.

Nota : le conte du petit oiseau blanc évoqué dans le roman est tiré des Contes populaires de Vendée, Michel Gautier, éditions La Geste, 2020.

© – 2024 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

À Anne, Cécile, Louise, Clothilde,

et toutes les éco-féministes de ma famille.

Chapitre 1

« … alors le petit garçon s’enfonça dans la forêt. Il marchait parmi les grands arbres, pointés vers le ciel comme des lances, et leurs cimes, bannières flottant au vent, masquaient par moments le soleil. Le chemin, à peine tracé, était encombré de fougères ; elles lui fouettaient le visage, il peinait à les écarter de ses mains. Où allait-il ? Il ne le savait plus… La biche qu’il avait aperçue dans la prairie s’était enfuie à grands bonds dans un champ de hautes herbes. Comme il avait voulu la suivre, elle l’avait entraîné jusque dans la forêt. Il avait couru, couru tant qu’il avait pu, et l’avait perdue de vue.

« Maintenant c’est lui qui est perdu, il faut qu’il retrouve le chemin de sa maison. Petit à petit, le soleil décline au-dessus des arbres, la forêt s’assombrit. Le petit garçon entend les bruits des animaux qui rentrent chez eux, vers leur terrier sous la terre, ou leur nid dans les arbres. Quelle chance ils ont de savoir où est leur maison ! Comme il est fatigué ! Il s’assied au pied d’un tronc, et, pour se détendre, frotte son dos contre l’écorce rugueuse, comme un petit animal. Il ne sait plus quoi faire. Les dernières lueurs du jour ont disparu, et l’obscurité enveloppe la forêt. Il croit voir dans le noir des yeux qui l’observent.

— Il a peur ? demande l’enfant, couché dans ses draps douillets.

— Oh non ! répond le vieil homme assis au bord du lit, tu sais, il est très courageux, comme toi !

— Il va retrouver son chemin, alors ?

— J’espère… Mais comment ? Il ne le sait pas encore. Pour l’instant, vois-tu, il se repose un peu. Il ne faut surtout pas qu’il s’endorme ! Il scrute les ombres entre les arbres qu’il distingue à peine. Soudain il aperçoit une petite lumière ! Elle tremble, vacille, s’éteint quelquefois, puis réapparaît. Intrigué, il se lève, commence à se diriger à tâtons vers elle. Il soulève des feuilles, bute sur des racines, écarte des branches. Il la voit entre les arbres, fragile, comme une petite bougie. Il avance prudemment, ne fait pas de bruit comme s’il s’approchait d’un animal. Mais, au moment même où il croit la rejoindre, elle disparaît ! Il reste alors debout, immobile, dans la forêt redevenue sombre. Il attend un moment, ne sachant plus quoi faire. Tout à coup une autre lumière apparaît, plus loin, sur le côté, tout aussi frêle. Il y court. Il casse des branches, heurte des pierres ou des souches au sol. Une fois il tombe, il sent dans ses mains la terre humide, ses genoux sont égratignés. Il se relève et recommence à courir. Quand il croit l’avoir rejointe, elle disparaît à nouveau. Désemparé, il regarde tout autour. Une autre surgit, plus loin encore. Le garçon comprend alors qu’il faut qu’il suive les lumières, les unes après les autres. Il va ainsi de plus en plus vite. Épuisé mais heureux, il déboule enfin dans la clairière où travaille son père. Il est bûcheron, il monte des meules de bois pour faire du charbon qu’il vend aux habitants du village. Le garçon sent l’odeur du bois brûlé, il devine la fumée qui sort d’une meule encore chaude, il voit la lumière à travers la vitre de la maison. Quand il ouvre la porte, il crie : « Papa ! » Il est enfin arrivé. Sa maman accourt pour l’embrasser, remarque ses mains sales et ses genoux en sang, et se précipite pour le soigner. Voilà comment il est revenu chez lui… et mon histoire est terminée, il faut que tu dormes maintenant ! Mais l’enfant se redresse :

— Qui a allumé les petites lumières ?

— Ah, ah ? Je te laisse deviner…

— Euh… des étoiles tombées du ciel ?

— Oh, cela aurait pu être ainsi. Mais non, ce n’est pas cela.

— … des lucioles ?

— Non plus…

— Alors ?

— Je crois que ce sont des fradets qui, sans se faire voir, ont allumé les petites lumières dans la forêt, pour le guider jusqu’à sa maison.

— Je voudrais voir les fradets !

— Surtout pas, malheureux ! Ils disparaîtraient immédiatement et ne voudront plus jamais t’aider !

— Mais toi, papacha, tu en as déjà vu, des fradets ?

— Non… on dit qu’ils sont petits, encore plus petits que toi, qu’ils sont ridés comme des petits vieux, et qu’ils se promènent nus ou vêtus de vieilles loques. Je ne les ai jamais vus, non, mais j’ai senti leur présence… une fois… j’étais un petit garçon de ton âge, j’avais fait une course à vélo. Je l’avais posé pour escalader un rocher, enfin, une petite montagne. Et au retour, mon vélo avait disparu ! Je l’ai cherché longtemps, la nuit était tombée et je commençais à avoir peur. C’est alors que j’ai vu ces petites lumières, et aussi des silhouettes de petits personnages qui s’affairaient. J’ai même entendu des rires ! Ils m’avaient volé mon vélo, et ils se moquaient de moi ! Mais après, j’ai suivi les lumières, et comme dans ton histoire j’ai pu retrouver mon vélo. C’est d’ailleurs celui que je t’ai donné.

— Le rouge ? Mais je voudrais quand même bien voir les fradets…

— Oh non ! Si tu les rencontrais vraiment, un malheur pourrait arriver !

— Ah ? C’est dommage…

— Mais, tu sais, ils aiment avoir une petite récompense… un verre de lait, par exemple, ils adorent le lait, ou la crème. Je demanderai à ta maman de mettre un petit bol de crème dehors… comme ça, on verra bien s’il y a des fradets dans le voisinage… Dors bien maintenant, dit le vieil homme en remontant le drap sur l’enfant. Bonne nuit, Noé.

— Bonne nuit, papacha…

Le vieil homme reste assis auprès de l’enfant, attendant qu’il s’endorme. Il contemple le visage confiant qui vient de fermer les yeux, gardant un sourire aux lèvres. Il pense à son fils, un garçon, comme Noé, à qui il racontait aussi des histoires anciennes, des légendes que lui-même avait entendues de son grand-père, dans son village de Vendée. Et puis son fils avait grandi, il était devenu un jeune homme. Et puis… c’est vrai qu’il ne faut pas les voir, les fradets, cela peut porter malheur, peut-être que si l’on en parle seulement, dans une histoire, il peut aussi arriver… Le vieil homme regrette d’avoir raconté cette histoire… si jamais elle provoquait… Non ! Le vieil homme pense à son enfant perdu, il y a si longtemps. La douleur s’est atténuée avec le temps, mais le vide, le vide, lui, est resté intact. Il est là, inexorable, fixé à jamais ! Il n’a jamais pu oublier, il n’a jamais pu accepter… Mais tout ça est si loin maintenant… Noé s’est endormi, il ne peut rien lui arriver… il ne lui arrivera rien ! Le vieil homme regarde longuement le visage de l’enfant, puis il se lève péniblement, laisse une petite veilleuse dans la chambre, comme si une lumière de la forêt y était entrée, il ouvre la porte et quitte la pièce sans faire de bruit. Il descend l’escalier qui donne directement dans la cuisine, il en perçoit les bruits, en respire les odeurs. Sophie, en tablier, prépare le repas. En entendant le pas lourd et inégal du vieil homme, elle demande d’une voix joyeuse :

— Vous avez réussi à endormir Noé… Voulez-vous rester dîner avec nous, monsieur Charles, la soupe est prête…

— Non, merci, Sophie, je vais rejoindre Joseph à l’atelier, il doit avoir une réparation à terminer…

— Comme vous voudrez. Merci pour Noé.

— Je lui invente des histoires… ça me fait plaisir…

— Je sais, monsieur Charles, mais merci encore.

Le vieil homme tarde à partir. Il est là, debout, sa canne à la main. Il voudrait continuer à parler avec Sophie, qui est comme sa fille, dans cette maison qui est comme la sienne… sa seule famille, son seul foyer… Mais il veut voir aussi Joseph, à l’atelier, il peut encore essayer de l’aider, malgré son âge, sa mauvaise vue, ses gestes plus lents…

— J’y vais, dit-il enfin.

— À demain, lui répond Sophie simplement.

Elle regarde monsieur Charles s’éloigner. Il porte sa vieille veste de motard en cuir, une casquette cuite de soleil sur sa tête, et une canne sonore. En ouvrant la porte qui donne directement sur la rue, il soulève le pommeau de sa canne pour saluer Sophie, qui est déjà retournée à ses fourneaux. Il s’engage dehors d’un pas claudicant.

La fin de journée a une douceur invitant à la promenade. Monsieur Charles marche en s’activant, maudissant cette patte qu’il doit traîner, un vieil accident de moto. Il veut arriver au garage avant que Joseph ne fasse la fermeture. Il sait qu’il n’a plus voix au chapitre, comme on dit, depuis qu’il lui a cédé l’affaire. Il doit assister, impuissant, à des transformations qu’il n’approuve pas toujours. Joseph, d’abord, a voulu faire un show-room, pour exposer des motos, et des scooters aussi, une vitrine où il a installé une Triumph T120 Bonneville de 1200 cm3 à côté d’une Vespa bleue pâle et jaune vif, qui devait attirer, avait-il dit « une clientèle plus jeune et plus féminine » ! Ensuite il a repeint le pignon métallique de l’atelier avec des bandes rouges et blanches, criardes et de mauvais goût, aux couleurs, avait-il justifié, du Stade Olonnais. Monsieur Charles lui avait dit qu’on n’était pas sur un stade de foot, mais Joseph lui avait répondu avec beaucoup d’assurance que tous les supporters du club viendraient ici faire réparer leur moto. Et enfin, le comble ! Joseph a fait installer une enseigne lumineuse, rouge, au-dessus du portail : La Clinique de la Moto. « Comme si on pouvait prendre un atelier de réparation de motos pour un hôpital ! avait fulminé monsieur Charles. » Mais Joseph n’avait rien voulu entendre, il affirmait qu’il « fallait faire moderne ». N’empêche, monsieur Charles n’était pas d’accord mais ne pouvait manifester sa réprobation que par une bouderie silencieuse. Autre sujet d’inquiétude, mais d’ordre financier cette fois : Joseph voulait absolument s’agrandir, et acheter le hangar voisin, en mauvais état, qui servait de stockage pour la pêche, et y construire un nouveau bâtiment.

Monsieur Charles arrive devant l’atelier. Il aperçoit, devant le portail éclairé de l’intérieur, Joseph en conversation avec deux hommes qui semblent le serrer de près. Devant le garage sont garées deux motos, de vieux engins rafistolés. Elles ont gardé leurs moteurs en marche, qui pétaradent. Soudain il y a un mouvement, il voit nettement les deux hommes pousser Joseph et le plaquer sur le portail métallique. Monsieur Charles accélère le pas, martelant le sol de sa canne, un homme se retourne vers lui, puis, pointant un doigt vers Joseph, semble le menacer. Les deux hommes remontent rapidement sur leurs motos et partent en faisant hurler leurs machines. Joseph est toujours appuyé sur le portail. Il semble comme tétanisé.

— Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

— Non… rien… ils n’étaient pas contents d’une réparation…

— Et ils viennent se plaindre à cette heure ?

— C’est tard, je vais fermer.

— Je t’aide, fiston.

— Laissez, monsieur Charles, ça ira…

Monsieur Charles ne peut s’empêcher d’avoir un mauvais pressentiment. Que voulaient exactement ces deux hommes ? Il n’a pas aimé la façon dont ils serraient Joseph sur le portail, de beaucoup trop près. Il ne faudrait pas… Mais que peut-il dire ? Joseph a déjà éteint les lumières, fermé les battants, tourné la clé.

— J’ai vu Sophie… j’ai raconté une histoire au petit… dit-il, pour dire quelque chose, au vrai pour dire autre chose.

— Encore une vieille légende ?

Monsieur Charles ne répond pas. Ce qui se passe entre Noé et lui ne concerne qu’eux deux.

— Je vais rentrer, dit brusquement Joseph. Bonne nuit, monsieur Charles.

— Bonne nuit, Joseph…

Le vieil homme regarde Joseph enfourcher sa moto, et s’éloigner rapidement sans se retourner. Ce garçon, quelquefois, lui échappe, il le voit rêver de grandeur avec un sens tout relatif de la réalité, prêt à suivre la moindre chimère. Plusieurs fois, il a tenté de le raisonner, quand Joseph dressait des plans sur la comète, et bâtissait des châteaux en Espagne.

Joseph, lui, a besoin de réfléchir. Au lieu de rentrer directement chez lui, il se dirige vers le port, remonte jusqu’au bout de la digue, là où la mer est si proche que l’on pourrait marcher sur elle, et partir au loin, si l’on savait marcher sur la mer. Il doit terminer les derniers mètres à pied, s’appuie sur le rebord du môle en respirant une grande bouffée d’air marin, pour se laver des miasmes d’huile et d’essence de l’atelier, des ronflements des moteurs, et des demandes incessantes des clients. Ces hommes… c’est la deuxième fois qu’ils viennent, à la fermeture. La première fois, Joseph n’y avait vu que des clients tardifs. Ils étaient entrés dans l’atelier sans rien demander, avaient fait le tour des motos, s’étaient arrêtés devant les plus beaux modèles, puis étaient revenus vers lui, joviaux.

— Belles moutos !

C’est le plus petit des deux hommes qui parlait, avec un visage sombre, des yeux moqueurs.

— Ce sont celles des clients…

— Cha marche ben, alors ?

— Ça va… que puis-je pour vous ?

— Oh, pesque ren… un blouit dans le motour…

— Il est tard. Si vous pouvez me laisser la moto, je la regarderai demain.

L’homme parlait avec un fort accent, mais Joseph ne put deviner lequel. Il connaissait le modèle : une vieille Yamaha, un moteur pas très puissant, mais assez vif ; l’engin état sale, et manifestement pas entretenu.

— Vous permettez ? Joseph tourna la manette des gaz, poussa le moteur à différents régimes. Un bruit, vous dîtes ? Je n’entends rien…

— Vous êtes ben assoulé ? demanda l’homme brusquement.

— Bien sûr ! Et le garage est fermé la nuit.

L’homme se tourna vers son collègue, qui jusque-là n’avait rien dit, et fit à Joseph un mauvais sourire.

— On pout assouler la sécoulité, pour le bâtiment, et les moutos, ben sour…

— Je ne comprends pas… que voulez-vous ?

— Nous ? L’homme se rapprocha.

Joseph commençait à comprendre. À cette heure, il était seul, le bâtiment voisin était toujours fermé, les autres artisans à proximité étaient rentrés chez eux. Joseph prit un ton plus dur.

— Excusez, messieurs, je dois fermer. Revenez demain.

— Tou n’a pas ben complis. L’homme se rapprocha encore de Joseph. La sécoulité.

— Partez, je n’ai besoin de rien…

— Tou as tort… Léfléchis… on lepasse demain…

Et ce soir, ils sont revenus. Cette fois, il n’y a pas eu de préliminaires.

— Tou as léfléchi ?  Doux mille eurous… par mouas… en liquide. Alou ?

— Alors, c’est non, répondit brusquement Joseph.

C’est là qu’ils l’ont plaqué sur le portail, les yeux en feu, prêts à le frapper. C’en est resté là parce qu’ils ont vu arriver monsieur Charles. A-t-il deviné ? Ils reviendront, c’est sûr. Joseph n’a pas l’intention de céder à un quelconque petit chantage mafieux. Comment ça peut exister, dans cette ville ? Incroyable ! D’autres commerçants se feraient racketter ainsi ? Ce ne sont pas des questions qu’on peut poser facilement…

Joseph a du mal à se concentrer sur la beauté de la baie, les lumières le long de la plage, les clins d’œil des phares et des bouées du chenal, les feux des quelques bateaux qui longent la digue.

*

Sophie est souriante :

— Tu as vu monsieur Charles ?

— Oui, il est passé quand je fermais…

— Tu travailles trop tard. Viens, la soupe est prête.

— Deux clients, je n’arrivais pas à m’en débarrasser. Noé est endormi ?

— Monsieur Charles l’a couché.

— Il s’attache trop au petit…

— Il n’a pas d’autre famille…

— Je sais…

Joseph a commencé à manger. Sophie est restée debout devant lui. Après quelques lampées, il lève sa cuillère, la regarde. Elle a sur le visage comme une joie nouvelle. Il trouve qu’elle est vraiment jolie, avec ses grands yeux clairs, son nez mutin, ses lèvres gourmandes. Elle s’est fait couper les cheveux plus courts, ça lui va bien, elle fait plus… femme, à moins que ce ne soit la maternité. Elle s’est légèrement étoffée, des formes plus pleines. Elle le regarde la regarder. « Mon tablier ! » Elle l’enlève rapidement, apparaît telle que Joseph l’aime, avec un jean moulant et un pull à col roulé, naturelle, sans fard. Avec, pour l’instant, un grand sourire, comme si elle avait une bonne nouvelle à annoncer.

— Eh bien, assieds-toi !

Joseph est pour prendre une nouvelle cuillerée, quand elle dit d’une voix un peu forcée :

— Joseph, on m’a fait une demande…

— …en mariage ?

— Sois pas idiot, c’est sérieux !

— Le mariage, c’est très sérieux !

— C’est pas ça, on est très bien comme on est. Non, on m’a demandé de constituer une liste.

— Une liste ?

— Une liste électorale… pour les prochaines municipales…

— De toute façon, le maire va être réélu, il est tellement pourri…

— Justement, il faut se battre ! On peut, on doit se battre ! Et on m’a demandé…

— De te battre ? Tu pars pour la guerre ?

— En quelque sorte… On peut gagner !

— Qui, on ? Dans quoi t’es-tu embringuée ? Tu n’as jamais fait de politique !

— Non, mais j’ai des convictions ! s’écrie Sophie avec une ardeur nouvelle, que Joseph ne lui connaît pas.

— Des convictions ? Mais lesquelles, s’il te plaît ?

— Parfaitement ! Je suis une fille de la campagne. La nature, pour moi, c’est important. Et la nature, actuellement, on la saccage !

— T’es écolo ?

— Je suis pour protéger la nature. On l’exploite, on la dégrade, on la simplifie, on la ramène à un gisement qui doit rapporter le plus possible, on…

— Bon, bon, j’ai compris. Et dans ta liste municipale, qui est la tête de liste ?

— Euh… et bien… moi.

— Tu plaisantes ?

— Non, mon cher. Pourquoi, tu ne me crois pas capable…

— Je te crois capable de toutes les bêtises possibles ! Mais j’avoue que celle-là, elle crève le plafond. Tu n’y connais rien !

— Si, j’y connais ! Cela fait plusieurs mois que l’on se réunit…

— Dans ton club Nature et cosmétiques ? Je croyais que c’était pour choisir des produits bio pour le salon de coiffure ?

— Au début, oui. Petit à petit, on a élargi le débat aux questions de la nature en général, de l’écologie… tous les produits qui l’abîment, les conservateurs, les engrais, les produits d’entretien, et même les vêtements, enfin tout ce qui pollue, réchauffe la planète, tout ça… Et puis, un jour, on s’est dit que pour faire connaître nos idées, notre combat ! on devait se présenter à des élections, municipales par exemple.

— Pour convaincre le maire ?

— Non, pour le vaincre !

— Une liste d’opposition ?

— De propositions. C’est comme ça qu’on a commencé…

— Eh bien, So, tu m’en diras tant…

— Non, sérieux, Jo, qu’est-ce que tu en penses ?

Pour le moment, Joseph n’en pense rien, sauf que cette fille, cette femme maintenant avec qui il vit, et qui lui a donné un fils, n’a pas fini de le surprendre.

— Faut réfléchir… viens manger, la soupe refroidit. Et tes… colistiers, c’est comme cela qu’on dit ? Tu les connais ?

— Pour la plupart, oui, ce sont des amies. Dis-moi, Jo, tu m’aideras ?

— Oui, bien sûr ! (il ne sait pas trop comment)

— Oh, t’es chou, mon lapin ! Sophie se lève pour venir embrasser Joseph. Elle le pousse pour s’asseoir sur ses genoux, l’enlacer. Elle sait qu’il ne résistera pas, qu’il succombera.

— So, arrête, j’ai compris !

Elle l’embrasse sur les yeux, sur les lèvres.

— Tu es un ange. J’ai une première réunion demain soir. Tu ne veux pas venir ? Tu pourrais même figurer sur ma liste ? Quoique, avec tes motos, tu fais pas trop écolo !

Chapitre 2

La chambre qu’occupait monsieur Charles était de la plus grande simplicité : un lit de fer, une armoire normande en merisier ornée d’une coquille au fronton, une table de chêne munie d’un tiroir, deux chaises, un fauteuil capitonné devant l’unique fenêtre, un évier, un placard pour ranger les quelques ustensiles nécessaires. Un réchaud à gaz lui permettait de préparer le café du matin et la soupe du soir. Les toilettes étaient sur le palier, et chaque semaine il allait prendre une douche chaude dans les toilettes du port, réservées aux marins. La chambre était claire, propre, rangée impeccablement, agrémentée seulement d’une photo de son fils et d’une reproduction représentant des tournesols, dont les couleurs étaient passées.

Après avoir transmis le garage au jeune Joseph, et vendu la masure qu’il avait reçue de ses parents dans la campagne vendéenne, il avait déposé l’argent à la banque et prit cette chambre en location. Il pensait qu’un vieil homme – et il se considérait déjà comme un vieil homme – sans plus d’activité, dont le fils était mort trop jeune et la femme partie depuis longtemps, n’avait plus de gros besoins, sinon survivre à lui-même. Cette pensée évolua cependant à la naissance de Noé. Il ne pouvait s’empêcher de venir le plus souvent possible voir le bébé, puis le jeune garçon, lui apporter des jouets, lui raconter des histoires qu’il improvisait à partir de vieilles légendes que son propre grand-père lui racontait jadis. Il appréciait Sophie pour sa joie de vivre non dénuée de bon sens. Elle l’accueillait comme un père, mais il prenait soin de toujours rester discret.

Monsieur Charles mit de l’eau à chauffer, ouvrit en grand sa fenêtre pour laisser entrer l’air frais du matin, fit une toilette rapide, s’habilla et prépara son café. Sa journée ne commençait véritablement que lorsqu’il se campait devant la fenêtre ouverte, un grand bol de café chaud entre les mains. Il regardait la ville et le port s’animer. Il jetait un coup d’œil sur le ciel pour supputer la météo du jour ; un autre sur la mer pour deviner l’état de la marée ; un autre encore sur l’activité des premiers bateaux qui sortaient ou entraient au port ; enfin la ville, les cafés qui installaient leurs tables, les joggeurs qui trottaient jusqu’au bout du môle, les vieilles dames qui se laissaient tirer par leur chien, les enfants qui partaient à l’école avec leurs cartables trop lourds, le bac électrique qui commençait sa navette de part et d’autre du chenal.

Le soleil matinal découpait à contre-jour les installations portuaires et nimbait la ville qui s’éveillait d’une couleur pastel. La contemplation de monsieur Charles fut troublée un instant par le souvenir de ces deux hommes qui, la veille, avaient bousculé Joseph. Mais déjà il s’habillait pour sa promenade quotidienne. Il prit sa casquette et sa canne et descendit l’escalier étroit qui débouchait directement sur le quai des Boucaniers. Il tourna à droite, passa devant la tour de la Chaume, poussa jusqu’au prieuré Saint-Nicolas, où il s’arrêta quelques instants pour regarder le large. Le soleil avait chassé la brume légère du matin, tout apparaissait avec netteté. Une belle journée s’annonçait. Comme souvent, une force qu’il connaissait bien le fit revenir sur ses pas, pour rejoindre le port de pêche, où se trouvait l’animation qu’il recherchait, celle du travail et de l’activité des hommes. Il passa le bac en saluant le pilote, longea le quai Garnier jusqu’au fond de la darse, près de la criée. Là était la vraie vie de la ville, son « poumon économique » comme disent les journalistes. Les arrivées et les départs des bateaux, les déchargements, les cris, les chocs métalliques, les filets étalés sur le quai, les bacs de glace où s’entassaient les poissons, toute cette agitation lui donnait de l’énergie. Il en regrettait presque de ne pas avoir été pêcheur, un métier qui lui apparaissait plus noble que réparateur de motos. Il n’avait pourtant jamais envisagé le grand métier, d’être un terre-neuva et de partir sur des courses lointaines, au Canada ou en Islande. Il n’avait fait qu’en rêver.

Aujourd’hui, il ne peut plus que venir traîner parmi les bateaux qui déchargent, ou ceux qui dressent leurs formes généreuses au sec, sur le quai de la Jauge, exposant les plaies et bosses de leurs œuvres vives, leurs avaries et leurs flancs rouillés, en attendant d’être réparés et remis à l’eau.

C’est en passant sous l’un d’eux, le Myosotis, que monsieur Charles rencontre une vieille connaissance, occupée avec deux ouvriers sur la coque du chalutier. L’homme est petit, massif, une tête ronde et chauve enfoncée dans de larges épaules, des bras courts et musclés qui restent ballants de chaque côté, des jambes puissantes qui ne craignent ni le roulis, ni la houle, le geste rare et brusque, le verbe fort, une voix de stentor qui sait se faire entendre aussi bien sur le pont d’un bateau que sur l’estrade d’un meeting syndical. Avec ça un regard qui semble inébranlable. Le patron-pêcheur possède deux chalutiers, l’un de douze mètres – le Myosotis, en cale sur le chantier –, et un autre, plus récent, de près de quinze mètres, Les Chignolles, qu’il vient de mettre en service. Président des marins-pêcheurs et membre de la coopérative de pêche, il passe lui-même pour un « gros poisson », ou un « requin » si l’on en croit les langues jalouses.

Les deux hommes se connaissent depuis longtemps. Le marin avait à l’époque une moto, une vieille BMW que monsieur Charles lui entretenait avec soin. Un jour il eut un accident. Il en ressortit lui aussi avec une claudication, suffisamment légère pour ne pas être considérée comme un handicap, mais perceptible, et qui lui donnait cette démarche légèrement chaloupée que d’aucuns attribuaient aux journées passées en mer. Les rapports entre les deux hommes en furent changés. Monsieur Charles en ressentait une forme de culpabilité, totalement injustifiée, et monsieur Fernand, qui ne remonta plus sur une moto, en eut la nostalgie. Pourtant, ils parlaient rarement de moto. Monsieur Charles l’écoutait dérouler inlassablement la litanie des éternelles difficultés de la pêche, la raréfaction des espèces, l’imbécillité des directives européennes, la perfidie de ces faux-culs d’Anglais, la brutalité de ces salauds d’Espagnols, la rapacité des grossistes et le pouvoir capitaliste des grandes surfaces. Dès qu’il le fallait, – et il le fallait souvent –, il organisait des manifestations, déployait banderoles et fumigènes, bloquait le chenal d’entrée, cherchait le contact avec les forces de l’ordre, déversait des camions de poisson devant la sous-préfecture pour que le gouvernement comprenne enfin la misère – la détresse ! – des pêcheurs, coincés entre des règles absurdes et des concurrences féroces. Monsieur Charles l’écoutait, vibrait à son indignation, se mobilisait à ses colères. Mais quand il avait fini sa harangue, et qu’il pointait un doigt sur son blouson de cuir usé en lui disant : « Et vous, les motos, ça va ? », il n’avait pas grand-chose à dire, depuis que Joseph avait repris l’activité, depuis qu’il errait dans l’atelier comme une âme en peine, inutile…

— Ça va, ça va… Au fait, Joseph aimerait s’agrandir, l’atelier est un peu à l’étroit…

— Je sais, il est venu me trouver pour me proposer d’acheter le hangar. Il est bien placé mais j’en ai encore besoin pour entreposer…

— Je disais ça…

— Dites-lui que j’dis pas non, mais ça va dépendre… vous savez, les affaires…

Et il repartait dans un long discours.

Les deux hommes n’étaient pas amis. Chacun vivait en solitaire, chacun connaissait le drame de l’autre – un accident de moto pour le fils de l’un, une disparition en mer pour celui de l’autre – ils avaient chacun l’un pour l’autre de l’estime, ils partageaient une proximité respectueuse, une intimité tacite. Et ça s’arrêtait là.

Monsieur Charles posa la main sur la grosse coque rouillée du Myosotis, qui semblait près de les écraser tous les deux.

— Rien de grave ?

— L’arbre d’hélice est faussé. J’en profite pour faire une révision générale.

— Bon, je vous laisse travailler. Bonne journée, Fernand.

— Vous aussi, Charles, portez-vous bien.

Les deux hommes, que tout le monde sur le port n’appelait que « monsieur Fernand » et « monsieur Charles », étaient les seuls à n’utiliser que le prénom. Ils n’étaient pas allés jusqu’à se tutoyer.

Monsieur Fernand retourna examiner le chalutier sur lequel travaillaient les deux ouvriers, tandis que monsieur Charles reprenait sa promenade, devant la coopérative de l’Entente Cordiale jusqu’à l’ancienne cale du canot de sauvetage. Puis il revint vers la ville pour acheter le journal et s’installer, comme chaque matin, à l’Étoile de mer et parcourir les nouvelles du jour. Pour monsieur Charles, le temps s’étirait. Aucun article intéressant : un accident de poids lourd sur la rocade, un incendie dans un atelier, l’inauguration par le Maire d’une crèche. Il ne rencontra personne, un passant l’interpella d’un « bonne journée ! » sans qu’il eût le temps de répondre. Et ce fut tout.

Peu à peu, le soleil prenait position dans la ville et le port, il rejouait avec la mer leur ballet quotidien, éternel et chaque jour différent.

« Je ferai un tour à l’atelier cet après-midi, se dit-il avec vigueur ». C’était pour donner un but à sa journée. Quelques instants plus tard, il s’assoupissait au soleil…

*

« Je vous abandonne la responsabilité du salon ! avait dit la patronne à Sophie après le départ de la dernière cliente. Puisque vous allez y refaire le monde ! Mais veillez à bien fermer les lumières et la porte en partant ! »

La patronne lui tendit solennellement les clés avec un sourire ironique, mais, somme toute, bienveillant. Sophie était, et de loin, sa meilleure employée. Elle n’avait pas pu lui refuser d’organiser dans les locaux de son honorable salon de coiffure sa première « réunion électorale ». Elle était même un peu flattée, grisée même, qu’il soit le creuset où se fomenterait en secret une petite révolution. Sophie lui avait promis de chercher rapidement un local pour réunir ce qu’elle appelait déjà son « équipe de campagne ».

Sophie reçut les clés avec un respect exagéré, puis fit signe aux quelques jeunes femmes qui attendaient dehors l’autorisation d’entrer. Elles la saluèrent gaiement :

— On a droit à un brushing ?

— Un shampoing, plutôt !

— Je me ferais bien une permanente…

— Sous les casques sèche-cheveux ?

— C’est quoi, ton parfum ?

— On peut emporter des flacons ?

— Asseyez-vous comme vous pouvez, dit Sophie. On attend encore Amandine et Yohann…

Chaque jeune femme trouva un siège, un accoudoir, un rebord pour se poser, excitée par la nouveauté et l’étrangeté du lieu.

Amandine, une grande fille maigre vêtue d’une robe très colorée, arriva en coup de vent :

— On aura tout vu ! La politique s’infiltre partout ces temps-ci, elle entre même dans les salons de coiffure !

Sophie tira un rideau pour qu’elles ne soient pas vues de l’extérieur.

— C’est une conspiration ?

— Presque…

— On commence ? demanda Pamela, une rousse flamboyante, d’une sensualité débordante, avec une coiffure frisée qui entourait son visage comme un coucher de soleil. Elle travaillait dans une agence de publicité et s’était proposé de prendre en charge la communication de la campagne.

Sophie fit le tour des participantes. Plusieurs étaient rivées sur leurs smartphones.

— On y va, lança-t-elle. On ferme les portables s’il vous plaît ! Certaines grognèrent et finirent leur texto en agitant les pouces encore plus rapidement. Puis elles relevèrent la tête d’un air innocent, comme si elles découvraient où elles étaient.

Sophie était plus stressée qu’elle ne le pensait.

— Merci à toutes d’être venues pour cette nouvelle aventure. Un nouveau défi que nous allons gagner ! Et Joseph est d’accord pour…

— Quoi ! interrompit Charlotte, une petite boulotte à l’épaisse chevelure crépue. Voilà encore une preuve de l’emprise du patriarcat dominant ! Je rêve ! Sophie ! Tu veux conduire une liste féministe et la première chose que tu fais, c’est de savoir ce qu’en pense ton « homme » ! Tu n’as pas à lui demander l’autorisation ! Il faut que tu t’émancipes, Sophie, si tu veux conduire notre équipe !

— Charlotte, ne commence pas s’il te plaît, nous sommes réunies aujourd’hui pour constituer une équipe écologiste…

— Éco-féministe ! On ne peut pas séparer les deux. Qui, depuis des siècles, nous a conduites à ce monde pourri ? Les hommes ! Qui nous a maintenues dans une condition inférieure ? Les hommes ! Qui a pris la mainmise sur l’économie mondiale par un capitalisme conquérant qui détruit la planète ? Les hommes ! On ne peut pas être écolo sans lutter contre les hommes ! La destruction de l’environnement, l’oppression des femmes, c’est le même système de violence et de domination des hommes !

Une fille voulut intervenir. Sophie tendit la main pour adoucir le ton et tenta de revenir au sujet de la réunion.

— Nous devons d’abord établir un programme, pour être crédible face au Maire…

— C’est simple, commença Sabine, une grande fille au visage ingrat mais à la poitrine généreuse, on propose juste le contraire de ce qu’il fait depuis des années : moins de béton, plus de nature, moins de pollution, plus de bio, moins d’autos, plus de vélos, moins de tourisme, plus d’activités locales. Voilà !

— Sabine a raison, enchaîna Pamela en faisant cliqueter les douze bracelets qui ornaient son poignet. Il nous faut trois ou quatre idées fortes, pas plus.

— Et la lutte contre les pesticides et les engrais azotés ! renchérit Paulette, une fille discrète aux cheveux plats, mais qui avait fait une école d’ingénieurs.

— Et pour la lutte contre le sexisme, l’égalité des salaires, les violences faites aux femmes, reprit Charlotte, qu’est-ce qu’on fait ? Et c’est pas tout ! Les violences policières, la lutte contre le racisme, l’homophobie, le colonialisme, et la cancel culture !

— C’est écolo, ça aussi ? s’étonna Yohann, qui était arrivé discrètement, et qui se trouvait être le seul garçon du groupe.

Sophie aurait préféré discuter plus calmement de certains sujets, des éoliennes en haute mer, par exemple. Elle se sentit un peu submergée devant l’avalanche des thèmes à traiter. Une jeune fille, menue, avec des lunettes rondes, et qui n’avait pas encore pris la parole, leva le doigt, comme à l’école. Sophie pensa nécessaire de la lui donner. « Oui, Chantal, tu veux dire quelque chose ? »

— Oui… enfin… c’est-à-dire… il ne faudrait pas oublier la cause animale, les souffrances infligées dans les abattoirs, les usines à poulets, les porcelets châtrés vifs, et la chasse à la glu…

Sabine reprit la parole :

— On s’éloigne un peu de l’écologie, non ? N’oublions pas les impacts du réchauffement climatique, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la protection des zones humides et la lutte contre le recul du trait de côte…

Sophie soupira : « Oui, oui, bien sûr… » Amandine reprit la parole, en faisant des gestes carrés pour montrer qu’elle y voyait clair.

— OK, OK ! Voilà ce qu’on va faire : d’abord on établit une liste de thèmes. Ensuite, on arrête ensemble une position commune sur chaque thème. Chacun en choisit un ou plusieurs et potasse les sujets. Et Sophie assume le tout ! OK ?

Elles discutèrent ainsi plus d’une heure pour se mettre d’accord. Amandine, qui cherchait à prendre le leadership du groupe, choisit la nature en ville et les déplacements doux ; Paulette, la lutte contre la pollution, sous toutes ses formes, ajouta-t-elle avec force. Sabine prit les activités économiques, la pêche, le tourisme, et l’écologie dite classique. On attribua à Yohann la lutte contre les discriminations et le racisme. « Vous ne me confiez pas ça parce que je suis un black homo, hein, j’espère ? demanda-t-il, inquiet. » Chantal ne démordit pas des souffrances animales et personne ne put empêcher Charlotte de vouloir défendre l’éco-féminisme et le wokisme. Pamela se proposa pour assurer la coordination et la communication. Enfin, tous réaffirmèrent leur confiance en Sophie comme tête de liste. Restait à trouver un nom pour ce nouveau mouvement. Pamela proposa de faire un brainstorming :

— Le nom doit à la fois évoquer l’écologie et la ville des Sables.

— Original…

— Les Sables, Écoville ?

— Sables et Nature ?

— Et pourquoi pas Une oasis dans les Sables tant que tu y es !

Elles échouèrent à se mettre d’accord, et Pamela, la professionnelle de la com’, fut chargée de trouver un nom et un logo.

Au moment opportun, Sophie sortit une bouteille de champagne et des flûtes de l’arrière-boutique.

— Wouaouh !

— À nous !

Elles reprirent en chœur :

— So-phie, la-mairie, So-phie, la-mairie !

— À notre victoire ! conclut Sophie. Bonne santé à tous !

— À toutes et à tous, rectifia Charlotte.

*

Pendant que Sophie se lançait en politique, Joseph terminait de ranger son atelier. Le vendredi soir était un jour particulier à la Clinique de la Moto. Une habitude avait été prise, qui était devenue une tradition. C’était au moment de la fermeture que se réunissait une bande de motards, avant de se disperser à grand bruit dans la ville comme une nuée d’oiseaux, comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, aurait écrit le poète… Pendant que Joseph rangeait les machines, de petits groupes se formaient à l’extérieur. D’abord des adolescents maigrichons qui avaient sillonné la ville sur leurs mobylettes débridées, au maximum de leurs décibels. Joseph les reconnaissait rien qu’à leur bruit, puisqu’il les avait pratiquement toutes réparées, rafistolées plutôt tant il se demandait par quel miracle certaines marchaient encore. Plusieurs avaient été volées, disons empruntées, sans que personne ne se plaigne. Généralement les garçons se mettaient à l’écart, dans l’ombre, et parlaient bas. Ces gamins, dont les engins ne dépassaient les 50 cm3, on les appelait les « minots ». Ils étaient l’objet de sarcasmes et de menaces de la part des plus âgés, les dix-huit / vingt ans qui avaient, eux, des 125 cm3 ou plus. Ceux-là étaient bruyants, prétentieux, sans gêne et insolents, ils cherchaient la bagarre avec les minots pour les faire fuir. On les appelait les « marquis ». Joseph ne les aimait pas, ils n’hésitaient pas à envahir l’atelier, n’entretenaient pas leurs machines mais exigeaient qu’il fasse les réparations immédiatement. Ils passaient leur temps à draguer les filles pour les emmener sur leurs engins, des gamines aux cheveux trop longs et aux jupes trop courtes, absorbées en permanence par leur téléphone qu’elles tenaient dressé devant elles. Elles se filmaient en riant bêtement pour poster leurs vidéos sur les réseaux. Enfin, il y avait les « caïds ». Eux, ils arrivaient sur des gros cubes rutilants qu’ils faisaient hurler en aboiements brefs et violents. Joseph connaissait bien leurs machines, certaines étaient de vrais bijoux. Quelquefois ils en faisaient un peu trop. Mais ils aimaient sincèrement leurs engins et respectaient Joseph. Ils arrivaient par deux ou trois, alignaient leurs machines devant l’atelier, et restaient là, le casque à la main, à discuter. Chacun venait dire un mot à Joseph, juste pour le saluer, pour lui signaler qu’il était là. L’un ou l’autre pouvait aller jusqu’à la confidence. Joseph s’arrêtait une seconde pour l’écouter. C’est peut-être ce qui faisait son succès : Joseph avait compris que l’essentiel n’était pas la moto elle-même, mais la relation du motard et de sa moto, entre l’homme et la machine. Connaissant bien les motos, et devinant les hommes – et quelquefois les femmes – Joseph ne remettait jamais une moto réparée à son propriétaire sans l’accompagner d’une remarque, d’un conseil, d’un encouragement qui visait juste, qui le rassurait, et qui le (la) faisait revenir.

Ils sont maintenant une bonne quinzaine, par petits groupes, dans l’obscurité qui envahit le parking. Certains ont laissé leur phare allumé qui projette des ombres mouvantes. Quelques autres fument, un seul a ouvert une canette de bière. Joseph, tout en travaillant, les surveille discrètement, saisit quelques bribes de conversation, surprend un éclat de rire. Tous semblent attendre, et ils ont pris soin de laisser une zone libre devant le portail de l’atelier où personne n’oserait s’aventurer. Oui, ils attendent le « boss », le patron de la bande, qui ne devrait plus tarder maintenant. Il vient toujours, et toujours en dernier. Soudain, on entend un grondement monter, lourd, puissant, qui immobilise tout. Il précède l’arrivée de deux motos, tous phares allumés : d’abord une Harley Davidson Fat Boy, chevauchée par une montagne de chair et de muscles, et une autre, guère moins grosse, une Street Boy, montée par une femme non moins imposante.

Les cheveux ceinturés d’un éternel bandana, et serrés à l’arrière par un catogan, les yeux cachés de jour comme de nuit par d’énormes lunettes de soleil, la barbe envahissante et dure, les bras nus recouverts de tatouages et de bracelets, des bagues skull ornées de têtes de mort à chaque doigt, un gilet de cuir, une chemise noire entrouverte sur une épaisse toison, des pantalons et des bottes de cuir. Voilà Fat Bob. On raconte – mais personne n’a pu le vérifier – que ses tatouages couvriraient entièrement son corps, qu’il se serait fait tatouer spécialement au Japon par le grand maître Hariyoshi, qu’il aurait sur la poitrine des dragons sortant des flammes du Fuji-Hama et sur le dos une reproduction de la célèbre estampe La Vague de Hokusaï prête à noyer le monde. On peut douter de cette légende car personne ne l’a jamais vu sortir de sa Vendée natale. Mais les bruits les plus fous ont couru sur ces tatouages, entretenus par son propriétaire lui-même, et les pouvoirs qu’ils pourraient lui procurer, comme de créer à volonté toutes sortes de yokai, ces petits monstres japonais qui hantent les forêts et les villes, lointains cousins des elfes et autres fradets de nos régions. Mais personne n’a pu le confirmer, pas même sa compagne, dont le gabarit avantageux n’invite pas plus à la confidence. Lui monte une Harley Fat Boy qu’il a customisée à outrance par des chromes, des phares, des sacoches de cuir, et quantité de lanières qui pendent comme sur les vestes de Buffalo Bill dans son Wild West Show. Il surveille son engin avec un soin jaloux, et Joseph n’a jamais rien eu à redire. Tout le monde l’appelle Bob (ceux qui l’ont appelé Fat Bob ne savaient pas l’anglais et l’ont regretté). Il entretient avec Joseph les meilleurs rapports. Il arrive toujours dans le bruit et la poussière, dans les cris et les rires, et ne quitte sa Harley que pour héler Joseph : « Crénom, Jo, viens voir, j’ai un petit problème ! C’est grave, docteur ? » Joseph fait semblant d’ausculter la Fat Boy et lui répond invariablement « Elle se porte mieux que toi ! » et Bob part dans un rire hénaurme qui secoue l’air comme on secoue un tapis pour l’aérer. Sa compagne s’esclaffe de concert. Joseph reçoit alors une énorme claque dans le dos qui le propulse en avant de plus d’un mètre. « Doucement, Bobby ! » Joseph est le seul à pouvoir l’appeler Bobby. On voit alors Bob sourire et se détendre. Il se met à sortir son petit matériel, prend tout son temps pour réaliser le miracle de rouler une cigarette avec d’aussi gros doigts, puis la tend à Joseph ; il en fait une seconde qu’il offre à sa compagne (que personne n’a jamais osé appeler « Bobbinette » non plus), enfin une troisième pour lui. Il sort un vieux Zippo pour les allumer, lentement, en regardant Joseph à travers ses lunettes noires où se reflète la flamme du briquet, grande comme un feu de la Saint-Jean. Se crée soudain une atmosphère chaleureuse, dans la nuit éclairée par les seuls phares et l’enseigne La Clinique de la Moto qui la teinte de rouge. « Tu devrais la mettre clignotante, il lui avait dit une fois. Ça ferait de l’animation. » Un calme survient quand s’arrête le dernier moteur, un moment d’apaisement amical un peu étrange où chacun goûte seulement la présence de l’autre. Joseph n’a jamais envisagé une seconde d’être ami avec Bobby, de partager avec lui les virées à moto qu’il fait chaque week-end par exemple, mais, semaine après semaine, son arrivée tonitruante suivie justement de ce moment de calme, le temps de griller une cigarette, d’échanger quelques mots banals, témoigne d’une appartenance à la même fratrie, celle des motards.

Joseph, une fois les cigarettes éteintes, les mégots écrasés sous les lourdes semelles, reprend le rangement de l’atelier. Petit à petit, par deux ou trois, les motards se dispersent, la « bande à Jo » comme certains l’appellent – ou même la « Banjo » – se dilue dans la nuit, pour aller se montrer sur les quais et finir dans les bars de la ville. Bobby part en dernier, en esquissant à l’adresse de Joseph un demi-salut militaire. Le silence est complet autour de l’atelier, après que les bruits des moteurs se sont éloignés dans leurs derniers rugissements. Joseph, seul, finit de ranger les derniers outils, éteint les lumières. Il songe à Sophie qui doit être dans le feu de sa première réunion électorale, à monsieur Charles qui a dû encore raconter à Noé une histoire pour l’endormir. Il a soudain faim. Il se hâte de ranger les dernières motos. Il abaisse le portail dans un froissement métallique quand il entend une voix dans l’ombre : « Alours, tou as léfléchi ? » Deux silhouettes indistinctes se tiennent le long de la paroi de métal. Pourtant il n’est qu’à moitié surpris. Il répond immédiatement :

— Je vous ai déjà répondu.

— Tou es sour ?

— Je vous l’ai dit, c’est non.

La batte l’atteint à la jambe et le fait vaciller. Le second coup le frappe à la tête et sa vue se brouille. Le troisième, plus fort, lui écrase le ventre et le fait plier en deux. Le dernier lui aplatit le dos et le plaque au sol. Il n’a rien pu faire.

— Doux mille. Demain midi.

Ils partent en lui enfonçant chacun un coup de pied dans le thorax, dans un bruit mou qui fait gémir Joseph.

*

Pendant que Joseph, plié en quatre, allait mettre un sacré bout de temps à retrouver ses esprits, et que Sophie tentait de maîtriser une réunion assez rock’n’roll, quatre hommes partageaient un excellent dîner dans l’un des meilleurs restaurants de la ville, calmement installés dans un petit salon discret aux murs recouverts de boiseries rehaussées d’aquarelles illustrant des scènes de chasse à courre.

— Je pense que notre projet est maintenant très abouti, dirent en chœur deux hommes en costume rayé, très soignés de leur personne, très assurés dans leurs gestes. Si vous permettez, monsieur le Maire, notre architecte peut vous en rappeler les grandes lignes.

Un homme au visage rond et jovial, rehaussé de lunettes carrées rouge vif, auréolé d’une chevelure argentée, et agrémenté d’une large moustache frétillante qui suivait les mouvements de ses lèvres quand il parlait, commença à s’agiter. Il portait une veste en tweed jaune canari sur une chemise noire agrémentée elle aussi d’un nœud papillon jaune vif, et autour du cou une écharpe légère de soie blanche à la propreté douteuse. Il enchaîna immédiatement :

— Monsieur le Maire, il s’agit d’un projet TRÈS ambitieux, TRÈS innovant, et… TRÈS qualitatif. Il s’agit, répéta l’architecte, de créer une nouvelle image de la ville par une reconquête urbaine de ses installations portuaires, de créer un morceau de ville – un gros morceau quand même – qui en symbolisera le renouveau. Toutes les fonctions, logements, commerces, activités, services, seront intégrées dans un « éco-quartier » exemplaire sur le plan environnemental. Il comprendra des bâtiments à énergie positive, des toits-terrasses plantés, des panneaux solaires et photovoltaïques, des espaces naturels avec récupération des eaux pluviales, des circulations douces, et même une forêt urbaine ! Il rénovera entièrement ce quartier où se mêlent actuellement de vieux hangars, des bâtiments désaffectés, des activités sur le déclin, et des terrains vagues. L’architecte avait souligné ces derniers termes par un geste un peu condescendant. Et nous livrerons à la Ville – gracieusement évidemment – des équipements publics flambant neufs, une crèche, une nouvelle salle polyvalente, peut-être un gymnase. Ce magnifique ensemble sera, nous pouvons l’assurer, monsieur le Maire, la nouvelle vitrine de la Ville, et, pour votre prochain mandat, la marque assurée de votre réussite !

Les deux hommes en costume rayé approuvèrent énergiquement ces propos en adressant leur meilleur sourire à monsieur le Maire, tandis que l’architecte, reprenant son souffle, soulevait son verre rempli d’un excellent Château Margaux 2009 – une année exceptionnelle ! – le faisait tourner une seconde d’un œil gourmand, tout en observant la réaction du Maire, avant d’en prendre une gorgée et d’attaquer son coquelet aux morilles sans ajouter une nouvelle tache à son écharpe blanche. Le Maire, quant à lui, venait de finir son risotto aux coquilles Saint-Jacques. Il s’essuya la bouche avec une large serviette en tissu aux armes du restaurant.

— Messieurs, dit-il du ton solennel qu’il avait l’habitude de prendre quand il pensait que ce qu’il allait dire était particulièrement important, messieurs, vous répondez à mes vœux les plus chers : donner à notre déjà belle ville une nouvelle dimension, la positionner au niveau des plus grandes capitales régionales atlantiques, comme Nantes ou Bordeaux, et lui permettre de jouer à jeu égal avec elles, ou plutôt contre elles, ah ah ! Voilà mon ambition ! Notre ville dispose d’atouts considérables, exceptionnels, qu’il faut exploiter. Ce projet sera le fer de lance de mon prochain mandat – si je suis réélu, ajouta-t-il à mi-voix avec un sourire qui ne laissait que peu de doute sur le résultat – et donnera à cette ville, que je chéris entre toutes – comme une maîtresse, ah ah ! dit-il avec un regard coquin – une véritable dynamique ! Le Maire marqua une pause, porta une main à sa fine moustache noire, comme s’il pensait soudain à quelque chose de grave. Une petite brise d’inquiétude parcourut les trois autres convives. J’ai cependant une interrogation, reprit-il d’une voix moins exaltée. Dois-je annoncer ce projet dès maintenant, avant les élections ? Ne peut-on pas craindre quelque réaction ? Ne faut-il pas attendre ma réélection ?

Les deux costumes rayés s’agitèrent quelque peu sur leurs chaises avant de répondre quasi simultanément :

— Maintenant ! Il faut le présenter le plus tôt possible. Ce projet va booster – excusez l’anglicisme – votre campagne. Vous apparaîtrez comme un maire entreprenant, audacieux, qui ne songe qu’au développement de sa ville et au bonheur de ses administrés. Et comment pourriez-vous le dévoiler au grand jour juste après votre réélection, comme un magicien qui sort un lapin du chapeau ?

— Peut-être, oui… mais il conviendrait de consulter la population… cela se fait désormais, non ?

— Certainement ! intervint l’architecte. Nous avons déjà réalisé une maquette virtuelle du projet. Elle peut être présentée en réunion publique, une belle image produit toujours un effet de curiosité et d’intérêt, elle fait rêver !

— Un dernier point, si vous permettez, monsieur le Maire, reprit un des deux promoteurs avec une attitude servile. Le Maire fit un geste agacé devant cette obséquiosité. Nous avons commencé à prendre des contacts… informels… avec certaines personnes… pour l’acquisition… à l’amiable, bien sûr… de certains bâtiments ou terrains, les plus dégradés… en attendant la déclaration d’utilité publique, que vous aurez à prononcer…

Le Maire parcourut les trois hommes d’un regard inquisiteur comme pour sonder leurs véritables intentions.

— Bien sûr ! Messieurs, je vois que vous avez réponse à tout. Bien sûr, il le faut ! Eh bien, ajouta-t-il avec un nouveau sourire, je crois que nous pouvons commander les desserts ?

La porte du salon s’ouvrit miraculeusement et deux serveurs en tenue impeccable vinrent débarrasser les couverts. Le maître d’hôtel arriva sans bruit comme s’il glissait sur la moquette épaisse. Il prit un ton doucereux :

— Tout se passe bien, messieurs ? Qu’est-ce qui vous ferait plaisir comme dessert ?

Le Maire s’adressa à ses convives :

— Je vous recommande le baba au vieux rhum, ah ah !

— Notre Paris-Brest est également excellent, osa avancer le maître d’hôtel.