Mississippi - Sophie G. Lucas - E-Book

Mississippi E-Book

Sophie G. Lucas

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Beschreibung

Fresque familiale à l’incroyable souffle romanesque, Mississippi, porté par les voix particulièrement incarnées de ses personnages, charrie près de deux siècles d’Histoire. Traversant les époques, les drames et les bouleversements sociétaux, cette généalogie mêle la petite et la grande Histoire, du XIXe siècle jusqu’au XXIe, de la colonisation à l’ouragan Katrina en passant par les chasses aux sorcières, la Commune, les deux Guerres mondiales…

En questionnant la violence sociétale et la manière dont elle innerve les familles au fil des générations, Sophie G. Lucas dresse les portraits d’êtres qui courent après leurs rêves, qui tentent de prendre des chemins de traverse et d’émancipation, et dont les existences sont comme une mythologie de vies ordinaires.

Nomination au Prix Révélation d’automne 2023 de la SGDL


À PROPOS DE L'AUTRICE 

Sophie G. Lucas est née en 1968 à Saint-Nazaire. Aujourd’hui AESH (accompagnante d’élèves en situation de handicap), elle a été journaliste dans des radios associatives, correspondante locale de presse sur des quartiers populaires, animatrice d’ateliers d’écriture en milieu scolaire et pénitentiaire. Et par-dessus tout, elle écrit des livres, plus ou moins épais, plus ou moins poétiques, qui s’inscrivent dans une littérature de l’intime et dans une veine sociale et documentaire. Son premier recueil, publié en 2007 (Le dé bleu), a reçu le Prix de la ville d’Angers, présidé par James Sacré. Récemment contributrice au recueil Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021), elle est également présente au sein de l’Anthologie de la poésie française (Philippe Torreton, éditions Calmann-Lévy, 2022). À La Contre Allée, elle est l'autrice de Témoin (2016), Désherbage (2019), Assommons les poètes ! (2023 en poche), moujik moujik suivi de Notown (2023 en poche), On est les gens (2023) et Mississippi, la Geste des ordinaires, son premier roman (2023).

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ma mère

As-tu senti parfois que rien ne finissait ?

Et qu’on soit là ou pas, quand même, on y serait

Et toi qui n’es plus là c’est comme si tu étais

Plus immortel que moi mais je te suis de près

Mortels, mortels, nous sommes immortels

Dominique A, Immortels

Car on peut faire commencer l’Histoire quand on veut. Ce ne sont pas ceux qui la font qui en décident mais celui qui la raconte et qui peut donc choisir comme premier mot de son récit n’importe quelle journée pour en faire le point zéro de son calendrier [...], [chaque date] et puis n’importe quelle autre aussi bien contenant en elle toute l’amplitude ramassée du temps, le passé, le présent et l’avenir, attendant juste le tour de passe-passe d’une parole propice pour se déployer à la fois dans toutes les directions de la durée.

Philippe Forest, Le Siècle des nuages Gallimard, 2010

NOUS DÉSIRONS LE MONDE

1839,

À quoi ça ressemble un homme du xixe siècle ? Comment ça bouge dans son corps ? Comment ça épouse le paysage ? Comment il s’arrange, ce paysan, de ses sabots, de son chapeau large bord, de ses vêtements raidis par l’épaisseur des tissus et de la crasse ?

Et celui-là, debout, chapeau à la main, colère rentrée ? Non, pas de colère, pas encore. D’abord de l’incompréhension. Du désarroi.

Impatient (c’est son prénom) est désarmé sur le moment. Impatient a le corps debout, mais immobile dans la moitié du paysage (Parce qu’à cet instant, une partie de son corps est dans la pièce et l’autre sur le pas de la porte, dehors. Quelque chose comme ça qui se dessine dans le paysage, un homme à demi, où que l’on se place, dehors ou dedans, et comment s’étonner dès lors que la ville porte le nom d’Ormoy).

Impatient en a le souffle coupé. Du proche paysage, il ne voit plus rien. Juste un flot de lumière. Pied dehors, pied dedans, le contre-jour, mais qu’importe cette sorte d’aveuglement, il ne voit pas clair de sa vie qui lui échappe, là, en une fraction de seconde, devant l’homme derrière le bureau de la Maison commune, Julien Henriot. Et Julien Henriot a dit Je ne te vois pas et Impatient était bel et bien là, mais Julien Henriot a dit Non. Non Impatient, tu n’existes pas (c’est ce qu’entend alors Impatient, Tu n’existes pas). Je ne te vois pas (c’est ce que prononce exactement Julien Henriot, ce sont ses mots). Alors Impatient a marché vers la sortie, juste prendre l’air et le feu du dehors, s’animer, animer le corps, et surtout s’éloigner de la langue fourchue de Julien Henriot, de la bouche qui lit à voix haute les mots que lui, Impatient, lit à peine. Mais Julien Henriot a tourné les pages et n’a pas lu ce qu’Impatient attendait, Impatient Lansard, né le 19 septembre 1808 à Ormoy.

Bel et bien là pourtant.

Un paysan, un homme. Debout. Il est né en ce pays, Impatient. Il le sait. Il l’a porté en lui-même, loin. Ces plaines par cœur. Ces forêts jusqu’à la gueule. Comment il tient, Impatient, dans ce paysage. Par la résistance. Il a résisté à ce pays. À sa famille. Il a résisté aux vignes, aux plaines, aux forêts, à la rivière, à la Grand’Rue. Mais Impatient est revenu. Et à présent c’est tout le pays qui lui résiste. Qui ne cède pas à sa demande d’homme. Exister. Ici.

L’accablement d’Impatient ne dure pas. Il ne ressemble pas aux paysages de son pays. Tout juste peut-être cet affaissement vers le cours d’eau au niveau du cœur. Mais il ne leur ressemble pas. Il s’est forgé sur d’autres paysages. Anguleux. Hauts. Puissants. Furieux. Coups de pied au cul des plaines, douceur et monotonie, silence, coups de poing à la brume, aux chemins, aux rivières. Impatient balaie de son chapeau les mots de Julien Henriot, les rais de lumière, la poussière, son père, Dieu et tout ce qu’il peut y avoir sur son chemin, exister.

Impatient les fleuves, les mers, les sommets, le bruit, l’agitation, J’existe bien quelque part Julien, enfin tu me connais. Julien Henriot soupire, tourne la tête, Ce n’est pas moi Impatient, c’est la Loi. Tu n’es pas dans le Registre, tu n’existes pas aux yeux de la Loi, on ne t’a pas déclaré, un oubli, une erreur. Impatient se fait plusieurs dans la Maison commune, il peste et s’insurge, les hauts paysages, et c’est tout ce qu’il a traversé qui le traverse, Impatient l’Amérique, Impatient un navire, Impatient la guerre, Impatient l’Algérie (enfin croit-il), Alors quoi je n’existe pas, je suis une erreur, je suis un oubli ? Et les autres ? Mon frère idiot ? Ma sœur morte ? Ils sont là, ils sont bien là, confirme Julien Henriot (et c’est de la honte que cela inspire à Impatient le dernier-né, un mauvais fils jusqu’au bout, et s’il n’était pas), Si je n’étais pas leur fils, à voix haute, comme échappé de son corps empaysagé par l’humiliation.

Bang ! Ça fait bang. Ça.

Et la première pensée, Maman, parce que prononcée à voix haute, Bang ! Maman ! J’ai tué un homme. Un cri sorti, là, des tripes, ça danse un peu la tête et le ventre, envie de vomir, envie de chier, un cri. Et puis l’obstination de la vie, ça il s’en souvient encore, d’ailleurs il ne se souvient que du premier crime, pas de ceux qui ont suivi, doit-on dire crime, c’est la guerre, l’obstination de la vie. Le sang sur le visage de l’homme, qui se fraie un chemin entre les poils de barbe et les creux de vie sur la peau, le souffle encore un peu, alors pour aider, pour ne pas voir un homme agoniser, J’existe, coups de crosse sur la tête encore, c’est la guerre, et encore, J’existe, et encore, Je ne te vois pas (c’est le premier mort d’Impatient), prendre soin dans le feu de lui donner une fin digne, Maman, bang bang bang, Je ne connaissais pas son nom et on ne le reconnaîtra pas sous les coups de crosse et de botte. Et le silence. Pas longtemps le silence, juste le temps de reprendre respiration, d’avaler les odeurs de corps étendus, de poudre, de baïonnettes, les ordres, son sang, sa sueur, sa salive, sa merde (pas le temps de pisser, pas le temps de se soulager, tuer, avancer il faut) (sauver sa peau plus que gagner bataille, c’est ça la guerre, des milliers d’hommes qui mettent toute leur énergie pour sauver leur peau et chaque jour ne faire que ça, sauver sa peau, se lever à l’aube, mensonges que les belles victoires, l’héroïsme, les médailles, le courage, le Pays, ça c’est pour les nantis) (Impatient remplace un jeune noble au mauvais tirage au sort) (d’ailleurs a touché une jolie somme Impatient et il ne pense qu’à revenir pour la dépenser, ça fait de lui un bon soldat). Tout ça pue, un champ de bataille pue, les soldats puent, Nous sommes des héros. Impatient porte des hommes par-dessus tête, et pas foutu d’être un homme, un seul, sur la page d’un Registre, Je fais comment, moi, pour revenir ?

Le mot lui avait échappé, revenir, comme revenu d’entre les morts, revenu de tout, revenu d’un océan et d’une mer, cinq années dans la boue, le pavé du Pays et d’ailleurs, qu’importe où finalement, des hommes contre d’autres hommes à s’entre-tuer en attendant la paix, et puis une autre guerre, et puis des insurrections à mater, des hommes comme lui. Il avait mis du temps, Impatient, à revenir au pays. Comme s’il avait dû se nettoyer, se refaire neuf, mais de porter tant d’hommes morts faisait de lui un autre homme. Finalement, et ça l’avait effleuré, l’Impatient du Registre, s’il avait été inscrit, ne serait pas le même que l’Impatient d’aujourd’hui, celui devant Julien Henriot. C’était une manière d’aller au bout, de faire peau nouvelle et puisqu’il était un autre homme, pouvait-il changer de prénom, de date de naissance, de parents ? Ne plus être Impatient. Continuer à être celui qu’il avait commencé à devenir en revenant ? Revenant se murmure Impatient, revenant.

C’est comme si j’étais mort, Impatient à Julien, et Julien, debout droit, poings posés sur le Registre, Mort tu serais signifié, là tu n’es rien, ni vivant ni mort, C’est une façon de parler, se reprend Julien. Et si j’étais mort à la guerre ? Julien Henriot tourne la tête, Je ne sais pas, Impatient lâche ce sourire, mi- désabusé, mi-moqueur, Je sais moi, rien, poussière, os et terre mais. Mais il avait un papier sur lui, rien d’officiel, il avait demandé à un camarade instruit de lui écrire son nom, Impatient Lansard, fils d’Antoine et d’Anne Lansard, né le 19 septembre 1808 à Ormoy, Bourgogne. Un papier dans sa poche de militaire. Il se disait que s’il mourait, ses parents auraient bien voulu le savoir. Se fichait bien alors du Registre, qui aurait bien pu le consulter, qui aurait pu s’intéresser à la mort d’Impatient Lansard, militaire, fils de vignerons ? C’est pour cette raison, après tout, qu’il était parti, qu’il avait pris sa chance, dépasser les forêts d’ormes, la Saône, rejoindre ce qui grondait au-delà, sortir de ce foutu Registre, de ces foutues limites du village, mais il n’y était pas dans ce Registre, et peut-être, se dit-il, peut-être que c’était ce qui l’avait poussé à vouloir se faire un nom, c’est moi, Impatient.

Ce sont les premiers mots prononcés à son retour, à son père, à sa mère, à son frère et à sa sœur, C’est moi, Impatient. Dix ans. Presque dix ans. Et ils n’avaient dit mot. Ils ne l’avaient pas reconnu. Un peu plus épais, barbe, un enfant devenu un homme, à qui pouvait-il ressembler, tant d’hommes morts avec lui, tant de paysages traversés, Impatient se montrait pays inconnu pour ses proches. Il avait fallu du temps pour retrouver le regard du jeune homme d’avant, était-ce la mère, était-ce le père, il ne s’en souvient pas, leur hébétude oui, ils avaient dû le croire mort, C’est notre petit. Impatient le benjamin. Impatient le fils mal aimé. Une main posée sur son bras comme pour s’assurer qu’il était bien là, en chair et en os (dépassant le geste jusqu’à l’âme a-t-il senti, mais on ne s’encombre pas de ces choses-là) (et puis, ce sentiment d’étrangeté revenu).

Ce sentiment déjà ressenti cinq années plus tôt, quand il faillit revenir. Ce sentiment qui l’avait fait repartir, pas revu les parents, pas revu le village, rien que du haut des collines et demi-tour. Impatient avait essayé de revenir, mais c’était comme si son corps lui avait échappé, comme s’il n’avait pu l’inscrire dans les paysages de l’enfance et des aïeux. Il avait vu cela, des hommes ainsi s’absenter, disparaître peu à peu quelque chose dans les yeux. Pas comme la mort, non, une sorte de détachement qui faisait aller le corps plus vite, pour aller tuer, pour se déplacer, pour prendre les coups. C’est quand il arriva là pour la première fois depuis toutes ces années, sur les hauteurs d’Ormoy, qu’Impatient sentit que ce n’était pas le moment, qu’il n’était pas tout à fait revenu, il ne voulait pas voir dans leurs yeux ce qu’il était devenu à force alors. Alors il a pris la somme d’argent enterrée près de l’orme à l’orée du bois. Et il est reparti. Il a traversé le Pays et un océan. Il a senti lors de cette marche solitaire jusqu’à l’océan qu’il se délestait de quelque chose déjà, il aurait pu s’arrêter là, mais il était porté, Impatient l’océan pour faire poids dans le paysage.

Je suis plus vivant que toi Julien, je ne suis peut-être pas dans ce Registre, mais j’ai mille vies en moi, il le dit d’une voix calme, sans éclats, Julien les yeux baissés, on l’avait entendu si souvent, Impatient, avec ses histoires, on n’était pas toujours sûr qu’il disait la vérité, ça s’entendait parfois comme des contes, mais il savait y faire en matière d’histoires, on l’écoutait volontiers, d’autant qu’il pouvait se taire des semaines. Julien pense que cela ne pouvait arriver qu’à Impatient ce truc de Registre, comme s’il était un moulin à histoires, comme si sa vie ne pouvait épouser les collines d’Ormoy, douces et monotones, comme si cela ne lui suffisait pas et qu’il lui fallait un Mississippi. C’est ça, un Mississippi, Julien n’a pas trop compris de quoi il s’agissait, un animal ou une ville, mais quelque chose de sauvage, Impatient en est plein de ce Mississippi, mais cela ne fait pas de lui un homme qui prend toute place et parole, c’est un homme retenu cet Impatient. Plein. C’était donc curieux cette absence. J’étais revenu pour exister, pour faire poids, voilà que d’un coup tout m’est ôté, Comment peut-on me rendre vie Julien ?

Splash. Lumière dans la Maison commune, comme jetée d’un coup, un soleil de presque printemps (l’hiver a été si doux), quelques instants Impatient dans la lumière, un homme plus très jeune, trente ans, taille moyenne, mais aux épaules larges (décrire Impatient ne dirait rien de l’homme qu’il est) (on sent cependant qu’il hésite à occuperl’espace), Alors ?

Soupir de Julien, Il te faut des témoins, je ne peux pas revenir sur l’année de ta naissance pour t’y inscrire, tes témoins et toi devrez témoigner, prêter serment devant le Tribunal, et après cette audience publique nous pourrons rectifier l’omission et t’inscrire dans le Registre, une fois qu’il sera prouvé que tu es bien Impatient Lansard. Silence (Impatient réfléchit sans doute aux témoins puisque père et mère et sœur morts, seul reste un frère idiot). Mais comment avaient-ils pu l’oublier ? Ce sont des choses qui arrivent Impatient, Julien refermant le Registre. Tu es né pendant les vendanges. Et qu’est-ce que ça peut faire, se dit Impatient (il ne répond pas à Julien) (mais des hommes et des femmes nés pendant les vendanges par ici, il y en a des dizaines, c’est un pays de vendanges, et les mères n’oublient pas d’enfanter, et les pères n’oublient pas de déclarer leurs enfants) alors, alors quoi, je dois me contenter de ça, de choses qui arrivent (c’est à ce moment-là qu’Impatient exprime de la colère, ce sera la seule fois, comme si quelque chose de plus ancien que lui remontait, il ne saurait pas l’expliquer) (sinon que cela entrave ses projets de mariage), ventre et tête bouillonnants, sang retourné, Impatient fleuve, Impatient déborde, Quelque chose qui a toujours été là se surprend-il à dire. Pour m’empêcher. C’est dit, il le dit. Ce quelque chose qui l’a empêché de rester auprès des siens, ce quelque chose qui l’a fait partir d’Ormoy, ce quelque chose qui l’a empêché de revenir une première fois, ce quelque chose qui l’a vu enterrer presque toute sa famille en une année juste après son retour, ce foutu quelque chose qui l’empêche une fois encore de faire sa vie ici. Tout le pousse toujours à partir, à renoncer. On ne veut pas qu’il existe, lui qui persiste, lui qui Suis-je une faute, Suis-je d’ailleurs qu’on ne me veuille pas ici ? Mais il ne dit mot à voix haute Impatient, il donne coups de pied et poing dans la porte, Julien ne dit rien, juste laisser passer la colère, Impatient n’est pas de ces hommes qui. Dis-moi comment je dois faire une fois encore, dis-moi les mots précis, et quand je serai délivré de cet oubli. Dis-moi.

En si peu de temps, quelques secondes peut-être, la rumeur du Registre a fait d’Impatient un autre homme, Je suis une nuit, tombée d’un coup, un homme incertain. Il pourrait, Impatient, il pourrait se dire qu’il ne s’agit que d’une erreur, que d’un foutu Registre, mais Impatient n’est pas homme facile, et comme il s’est toujours senti autre parmi les autres, il cherche. Alors il s’allonge. Il fait ça Impatient, à la nuit venue, il sort du village, grimpe une colline et s’allonge, faire corps avec la terre. Mais c’est grand jour, et il se moque des regards, et il s’allonge, là, le long de la Saône, se pénétrant des odeurs, des bruits, de la saison, faire tomber les pensées déraisonnables, Suis-je bien le fils d’Antoine Lansard et d’Anne Jacquot, leur dernier-né, Suis-je bien né le 19 septembre 1808 à Ormoy, Suis-je bien le frère de Pierre et de Françoise ? Et ça martèle dans son corps, et ça cogne dans son ventre, il est bien vivant Impatient, mêlé aux herbes et aux arbres, mêlé à ce qui monte quand vient la nuit, mêlé à l’eau qui galope, mêlé aux courses d’oiseaux, sangliers, cerfs et lièvres. Foutu Registre !

Vivant, des herbes sur la paume des mains juste posées, aériennes, l’humidité de la terre dans le dos et la nuque, l’air léger et frais sur le visage, vivant, ouvrant les yeux sur le ciel, nuages bordéliques d’une fin d’hiver, quelques rapaces haut, très haut, vivant, la voix du fleuve d’ici qui le mène au fleuve là-bas, comme si la Saône pouvait courir sous la Terre, relier la mer jusqu’au Mississippi, vivant, Je ne peux nommer tout ce qui m’entoure, tout ce que je touche, comme je ne peux me nommer moi, mais. Mais ce n’est pas pour ça que cela n’existe pas, vivant, je suis vivant, avec ou sans nom, reconnu ou non, j’ai accumulé suffisamment de vies pour dire que je suis plus que vivant, plus que moi, Impatient, quelque chose m’empêche mais quelque chose me dépasse, j’ai gagné ma vie, mon nom, ma place, vivant (détresse, herbes écrasées sous son poids, air semblant comme, lourd).

Ils sont tous morts. Les uns après les autres. Morts. Le père. La mère. La sœur. La mère du père. La mère du père qui a clos le cycle commencé le 29 janvier 1838, par le 29 janvier 1839. Une année de malheurs. Et c’est lui, Impatient, qui a porté les corps, présenté les corps, vivant, Impatient vivant.

Il ose ce geste, les bras étendus en croix, comme s’il se livrait à (quoi, le ciel, le vent, ce quelque chose, le silence), le bordel des nuages sur lui, la fraîcheur, du vivant, du bouillant dans le sang (chasser l’instant de détresse), ce qui se franchit du dehors en dedans, vols d’oiseaux. Peut-être qu’Impatient ne sait pas mettre les mots sur ce qu’il ressent, sur les arbres et les oiseaux, mais il ressent tout ce qui l’entoure comme mille hommes, ce qui agit en lui. Son père savait, nommait toutes choses de la nature, un savoir qui lui venait de loin disait-il, comme un savoir à respecter qu’on aurait déposé en lui, il aurait pu faire de même pour son benjamin, mais. Mais animal se sent Impatient. La connaissance par son corps, même s’il ne se le disait pas, il agissait, corps et âme, il ne se séparait pas en nommant (car cela aurait été se séparer des forêts et des fleuves et des animaux, tout, s’il avait fallu se saisir du langage, se bâtir autre quand il était un avec les éléments). S’enfoncer plus encore dans la terre, épouser la coulée des cerfs, tressaillant Impatient. Narguer la mort. Quelque chose de plus grand que lui, Mississippi. Le voilà murmurant le mot Mississippi Mississippi Mississippi. Qui englobe tout de ces années, de ces voyages, des paysages. Mississippi. Ce qu’il voit. Là où c’était possible. Là où tout était neuf. À des milliers de kilomètres. À une terre et un océan d’ici. Alors quoi serait-il resté là-bas, Impatient, sur les rives du Mississippi. Et tout ce qui lui vient (allongé là, à l’écart du village, le ciel ici est le même là-bas, mais Impatient ?), les images, pas les mots.

Jamais n’oubliera le Mississippi, jamais, et la toute première rencontre avec le fleuve effaça l’enfer de la traversée, et l’enfer du retour se fit dans les souvenirs du fleuve (pour ne pas sombrer), ce n’est pas la traversée, ce n’est pas le débarquement dans le chaos qui lui reviennent, non, c’est le fleuve découvert là dans la plaine, paysage comme un écho d’Ormoy là-bas, collines et forêts, bougrement plus vaste, Impatient, déployé dans tous ses sens, jamais n’oubliera, tout blaireau qu’il fut (et ce ne fut pas la mer qui l’impressionna, il en avait vu la peur et les dangers, il en avait même senti l’odeur de mort mais), le fleuve, comme une rencontre avec quelqu’un, le Mississippi est une personne, c’est ça se murmure-t-il, et ce qui coule dans mes veines n’est pas le sang de mon père mais l’eau du Mississippi, Je suis le fils de Mississippi, C’est mon nom, quelle force avait bien pu pousser Impatient sur les rives du Mississippi, il n’en sait toujours foutre rien, lui fils de vignerons, d’un village franc-comtois d’un millier d’habitants, parti pour une terre, pour