Assommons les poètes ! - Sophie G. Lucas - E-Book

Assommons les poètes ! E-Book

Sophie G. Lucas

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Beschreibung

Assommons les poètes ! tente de partager ce quotidien, ce choix de vie, forcément un peu marginal, sous forme de petits textes plus ou moins autobiographiques, graves et légers, écrits sur plusieurs années... Cet ouvrage est composé de textes nombreux et variés, répartis en quatre parties : Écrire/faire écrire, Lire (à voix haute), Résider, Résister. Cette forme représente le quotidien du poète. Les textes font écho à des situations et à des périodes différentes, faisant penser à un journal bien que ce ne soit pas une forme préméditée. Le système s’y apparente mais le récit n’est pas chronologique et comporte une part de fiction.


À PROPOS DE L'AUTRICE 


Sophie G. Lucas est née en 1968 à Saint-Nazaire. Aujourd’hui AESH (accompagnante d’élèves en situation de handicap), elle a été journaliste dans des radios associatives, correspondante locale de presse sur des quartiers populaires, animatrice d’ateliers d’écriture en milieu scolaire et pénitentiaire. Et par-dessus tout, elle écrit des livres, plus ou moins épais, plus ou moins poétiques, qui s’inscrivent dans une littérature de l’intime et dans une veine sociale et documentaire. Son premier recueil, publié en 2007 ( Le dé bleu), a reçu le Prix de la ville d’Angers, présidé par James Sacré. À La Contre Allée, elle est l'actrice de Témoin, moujik, moujik suivi de Notown, Assommons les poètes !, Désherbage, On est les gens et Mississippi, la Geste des ordinaires.

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ASSOMMONS LES POÈTES !

© (éditions) La Contre Allée

Collection Les Périphéries 2018

Collection La Sente 2023

SOPHIE G. LUCAS

ASSOMMONS LES POÈTES !

— Devinez ce que fait Sophie ? Un métier pas comme les autres…

— Astronaute !

— Magicienne !

— Des ménages !

— …

— Qu’est-ce que vous apprenez par cœur à l’école ?

— Des poésies…

— Je sais !… Elle est poésienne !

(Des amies, et les enfants des amies…)

Les poètes sont comme des fées… Ils ne devraient pas avoir à gagner leur vie !…

(Un ami…)

Écrire, Faire écrire

À part ça

Et à part écrire, vous faites quoi dans la vie ? Chaque fois que la petite dame du rez-de-chaussée m’attrape dans le couloir, invariablement, elle me pose la question fatidique. J’ai beau essayer de l’éviter, elle doit me guetter derrière sa porte. Blouse, bigoudis ou charentaises m’attendent sur un paillasson qui vous regarde en criant en vert « Essuyez vos pieds ». La petite dame me parle de la pluie et du beau temps, mais toujours, elle trouve le moyen de glisser Et à part ça, vous faites quoi dans la vie ? Et chaque fois, je pense à cet article de Brigitte Giraud, Être écrivain malgré tout où elle note combien c’est compliqué pour un écrivain, un poète, d’expliquer ce qu’il fait, comment il vit, d’être ce qu’il est. « L’écrivain travaille sur une matière quasi intransmissible. » Parce qu’en plus d’écrire, il faut gagner sa vie. Nous avons deux vies en une : la « vraie vie » et la vie à écrire. J’aurais pu énumérer à la petite dame tous les métiers que j’ai exercés pour pouvoir continuer à écrire : femme de ménage, serveuse, plongeuse, animatrice d’une ligne rose, formatrice, aide-documentaliste, animatrice de radio, laveuse de flacons d’urine et autres fluides dans un laboratoire, technicienne de son, aide-ménagère pour personnes âgées, correspondante de presse, et puis le Rmi, le Rsa, les contrats précaires, les contrats aidés. À présent que je publie, j’anime des ateliers d’écriture dans des écoles, des prisons, des hôpitaux, je participe à des tables rondes, je fais des lectures publiques, je suis « intervenante » en milieu scolaire sur la poésie contemporaine. Et à part ça ? J’essaie d’écrire.

Être écrivain malgré tout de Brigitte Giraud, texte que l’on peut compléter en lisant « Brigitte Giraud : des vies en parallèle » dans l’indispensable La Condition littéraire, la double vie des écrivains de Bernard Lahire (Éditions La Découverte, 2006)

Mignonne, allons voir si la rose

À sa manière de frapper à la porte, je sais que c’est ma voisine. Elle vient me voir pour deux choses, enfin trois : boire un verre, l’aider à écrire une lettre d’amour ou les deux à la fois. Elle s’engouffre dans la cuisine, pose une bouteille de Bordeaux, un journal, et une feuille de papier chiffonnée sur la table. Il n’est que dix heures du matin. Ma journée d’écriture est foutue. Foutu le poème commencé à cinq heures ce matin. Foutue la paix. Foutue la solitude. Elle me dit Je crois que je suis amoureuse. Elle tombe amoureuse une fois par semaine. J’ai rencontré ce type hier soir. J’ai écrit un brouillon de quelque chose que je voudrais lui envoyer. Mais là je veux frapper fort. Je veux un poème d’amour. Je ne comprends pas cette obsession de toujours vouloir écrire l’amour en poésie. Cette forme-là précisément. Mais j’aime bien ma voisine. Elle apporte chaque fois de bons vins et elle a un rire merveilleux. Je regarde son brouillon et je rougis jusqu’aux oreilles. Je me demande comment je vais convertir certains verbes. Elle s’installe en face de moi, ouvre son journal et sélectionne les canassons pour les courses de l’après-midi. Je sors un carnet d’un tiroir où je retrouve des Cassandre, Hélène, Ninon, Elsa ou Lou. Je convoque Ronsard, Musset, Sappho, Shakespeare. Au bout d’une heure, je lui tends le poème. Elle ne le lit pas. Elle le glisse dans une enveloppe. J’espère que cette fois-ci je vais miser sur le bon cheval ! Et elle brandit sa grille de PMU.

La vache !

Un poète, ça ne fiche pas grand-chose. Je le sais : je vis avec une poète. N’écoutez pas tout ce que les poètes vous racontent sur les heures passées à écrire, à travailler dur. Je me coltine une poète au quotidien, et je peux dire qu’ils exagèrent. La mienne de poète peut se lever tôt, c’est vrai. Mais qu’est-ce qu’elle fait ? Elle va à sa table. Elle ouvre un cahier, puis son ordinateur. Elle passe beaucoup de temps devant son écran. Pas sûr qu’elle écrive. M’est avis qu’elle répond à ses e-mails plutôt que d’écrire un poème. Après, ça se fait un café, puis deux, ça marche dans la pièce, ça mange son crayon de bois, ça lance la gomme au plafond, ça gribouille, ça jette du papier par terre, ça se lève, se rassoit, se relève, ça soupire. Quand je la vois se diriger vers la bibliothèque, je sais que c’est fichu pour un bon moment. Elle ouvre des livres. Elle lance un La vache ! de temps en temps. Là, c’est quand elle comprend qu’elle est une poète très moyenne. Mais ça ne l’empêche pas de s’y remettre le lendemain. Bon, arrivent parfois ses poèmes publiés dans un livre minuscule. Quand je dis qu’un poète ne fiche pas grand-chose, c’est qu’en plus, parfois, il peut n’y avoir qu’une seule ligne par page ! Tout ça pour ça. Le pire, c’est quand elle est lancée, vraiment lancée pour des journées entières. Elle oublie de remplir ma gamelle de croquettes.

(à Fantômette)

Un livre pour vendredi

Quand on demande à Marie ce qu’elle fera pour la Saint-Valentin, elle réfléchit quelques secondes et répond Je vais écrire un livre pour vendredi. Marie fait partie des jeunes gens, avec Agathe et Olivier, qui vivent dans un foyer pour jeunes déficients intellectuels. Je passe une heure avec eux. Je leur lis des poèmes : des classiques, des contemporains, quelques-uns des miens. Ils réagissent sur des mots, des images, des sons. Font des liens avec des événements de leur vie. Ils ne savent ni lire ni écrire, sauf Agathe qui déchiffre. Et elle nous fait, se fait, ce merveilleux effort de lire un court poème arraché à la page. Elle lève son petit poing en signe de victoire, radieuse. Ils prennent les livres, regardent les mots, mystérieux, demandent si c’est difficile de lire. À la fin ils réclament des poèmes d’amour parce que c’est bientôt la Saint-Valentin. Et pour ces jeunes gens, comme pour beaucoup d’autres jeunes gens, la poésie rime avec amour. Alors oui, on écrirait bien un livre d’amour pour vendredi.

Kékchose

Le jeune homme assis sur le rebord de la fenêtre ouverte (avec barreaux), adossé à l’encadrement. Le soleil sur lui. Et entre ses mains, Va où. J’ai apporté une dizaine de livres et plaquettes de poésie contemporaine. Il a pris celui-ci entre tous. La couverture très belle (dessin de Michel Nedjar) sans doute l’a attiré. Il feuillette, lit à voix basse. Pour lui. Lève la tête, Ça me fait quelque chose en vrai cette poésie ça me fait quelque chose. Il ne sait pas quoi exactement, ça l’intrigue ce « quelque chose ». Il lit un moment, en tirant sur sa cigarette. Il ne participe pas aux consignes d’écriture. Pas encore. Je ne force pas. J’insiste pour que ce temps-là soit le leur. Libre. De temps en temps, le jeune homme lève la tête et lit des vers à voix haute. Il a envie de partager son « quelque chose ». Quand il lit, on voit derrière lui les grillages enroulés en haut d’un mur. Et pris, entortillés, emprisonnés, des sacs plastique, des chiffons. Et quand même. Quand même, quelques moineaux qui se posent derrière les barreaux. C’est peut-être ça ce quelque chose. Le jeune homme finira par s’asseoir avec nous. Il ne quittera pas le livre. Et puis il se mettra à écrire avec nous. De beaux, de très beaux textes sensibles. À la toute fin, il lira un poème entier de Va où. Chacun repartira avec un « kekchose » en soi.

Va où, Valérie Rouzeau (Le Temps qu’il fait, 2002)

« ça a toujours kékchose d’extrème / un poème »Un poème, Raymond Queneau

Pensée en rade

J’ai passé une bonne partie de la journée à l’ombre. À la maison d’arrêt ce matin, et à l’abri du soleil et de la chaleur cet après-midi. Le cœur à l’ombre aussi. La boule au ventre enfermée là-dedans, le bruit clac clac des verrous automatiques, résonnant haut et fort dans tout le bâtiment, la surveillance un peu serrée, la fatigue sur les visages des garçons, leurs corps penchés contre les barreaux de la fenêtre pour fumer parce qu’ici aussi l’interdiction de fumer dans des lieux publics s’applique, et on nous le rappellera avec autorité, et on passera vite à autre chose, à la poésie, à l’écriture, pour oublier un peu la privation des mouvements, les tensions entendues dans le bâtiment, des voix qui s’interpellent, et clac clac, l’énergie qui manque un peu ce matin, est-ce que tout ça a du sens, à quoi bon la poésie ici, la raison et l’expérience me disent que oui, mais le cœur est à l’ombre et n’entend guère. Tenir. Tenir parce qu’ils lisent à voix haute de la poésie en prenant plaisir, tenir parce qu’ils écrivent des choses légères, des choses graves, qu’ils en sont fiers, et qu’à la fin ils me serrent la main, plantent leurs yeux droit dans les miens et disent merci, clac clac je pousse sept lourdes portes et c’est la première fois de toutes ces expériences en prison que je me sens soulagée de sortir, j’absorbe les paysages par la bouche, par les yeux, par les oreilles, par la peau, le ciel, la route, les arbres, les oiseaux, les fourmis, je prends tout, je tapisse mes intérieurs, et toujours clac clac ne me quitte pas de la journée.

« pensée en rade / ancrée / dans l’après-midi bleu // ni désir ni élan / aucune envie de radio ou de livre / juste être là / d’aplomb dans le temps / presqu’arbre // tout est en place / et le corps chose parmi les choses / pas davantage // la lumière rebondit doucement / entre sables volets et feuilles / on la regarde jouer »

Rien l’été, Antoine Emaz (La Porte, 2010), poème lu ce jour-là par l’un des garçons à la fin de l’atelier

Je suis cet homme