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Recueil de textes poétiques ou en prose, On est les gens fait la part belle à la révolte, à l’engagement, au singulier et au collectif. Sophie G. Lucas donne à entendre celles et ceux qui luttent pour leur dignité, qui ont risqué des traversées mortelles en bateau et ne sont jamais arrivé·es, celles et ceux qui ne peuvent plus payer leurs factures, qui se sentent trahi·es et méprisé·es par une société et une classe politique désinvoltes.
La lutte, c’est aussi parfois celle menée contre son propre corps, contre sa propre histoire, pour échapper à un avenir tout tracé et espérer encore...
Contre l’indifférence et le mépris, Sophie G. Lucas dessine un continuum de la lutte sociale, allant de la Commune aux Gilets Jaunes, en passant par les grévistes de Mai 68. Avec ce souffle militant qui lui est propre, elle montre la beauté et la force de la colère sociale face à la noirceur des quotidiens difficiles.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Sophie G. Lucas est née en 1968 à Saint-Nazaire. Aujourd’hui AESH (accompagnante d’élèves en situation de handicap), elle a été journaliste dans des radios associatives, correspondante locale de presse sur des quartiers populaires, animatrice d’ateliers d’écriture en milieu scolaire et pénitentiaire. Et par-dessus tout, elle écrit des livres, plus ou moins épais, plus ou moins poétiques, qui s’inscrivent dans une littérature de l’intime et dans une veine sociale et documentaire. Son premier recueil, publié en 2007 (Le dé bleu), a reçu le Prix de la ville d’Angers, présidé par James Sacré. Récemment contributrice au recueil Lettres aux jeunes poétesses (L’Arche, 2021), elle est également présente au sein de l’Anthologie de la poésie française (Philippe Torreton, éditions Calmann-Lévy, 2022).
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SOPHIE G. LUCAS
ON EST LES GENS
© (éditions) La Contre Allée
Collection La Sente 2023
Sophie G. Lucas
ON EST LES GENS
Ce texte est une transcription du plan-séquence « La reprise du travail aux usines Wonder », filmé par Pierre Bonneau et Jacques Willemont, étudiants en école de cinéma. Ils filment cette scène à Saint-Ouen, devant l’usine Wonder. Un film qui fait partie de l’histoire de Mai 68. Et surtout de l’histoire de cette inconnue célèbre.
Non je rentrerai pas là-dedans !
Je mettrai plus les pieds dans cette taule hein !
Vous rentrez-y vous !
Allez voir quel bordel que c’est !
(les gars)
On sait.
Ils disent ça les gars
On sait.
Le film est en noir et blanc.
Blousons de cuir
costumes
brouhaha de dizaines de visages fermés
bras croisés certains
(on l’entend pleurer) (la fille)
en arrière-plan l’auvent d’un café “La Chope des Puces”.
Une femme, trois hommes
(on saura qu’elle s’appelle Jocelyne)
ils l’entourent comme si
(elle est toute colère)
voulaient la faire taire
la protéger ou
pas faire de vagues
l’un sort des papiers
elle est au milieu
Jocelyne est au milieu
d’eux
deux membres du bureau local de la CGT
une main sur l’épaule.
Jocelyne porte un gilet blanc elle
pleure
cheveux en chignon
brune
visage italien on dirait
Jocelyne
belle dans sa colère
triste dans son désarroi
non je rentrerai pas là-dedans.
10 juin 1968 Saint-Ouen
il fait beau devant les usines Wonder
vers 13h30
ça brasse du monde.
On lit une banderole
“Nous ne cèderons pas. Nous ne rentrons pas”
dos ronds des ouvriers
le contremaître bat le rappel.
Je rentrerai pas là-dedans !
(les gars sont gênés).
Trois semaines d’occupation et
la reprise du travail votée
elle s’adresse aux deux types
Rentrez-y vous allez voir quel bordel c’est (s’interrompt)
(se reprend) on est dégueulasses jusqu’à là (elle montre
ses avant-bras)
on est toutes noires
hein
faut le voir vous !
(on sait)
Oh bien sûr toutes les bonnes femmes
dans les bureaux elles s’en foutent ! Là elles
fayotent avec le patron !
(on sait)
C’est tout ce qu’elles savent faire
alors !
(elle s’emballe Jocelyne)
De toute façon c’est fini
maintenant
on pourra plus rien avoir !
(geste affirmatif de la main comme trancher
quelque chose) (elle est
toujours au milieu d’eux)
Si
ils disent.
On disait ça il y a trois semaines...
ils murmurent
C’est pas vrai !
elle répond.
Pas avec le patron avec ce gros…
(elle s’interrompt) (renfrognée)
C’est une étape
(la voix du gars douce et rassurante)
T’en fais pas c’est pas fini c’est une étape
ça sera plus jamais comme avant
(elle fait face caméra) (les deux hommes
de côté la regardent)
Premièrement pour le vote ils ont fait des
saloperies
(toujours ce geste de la main) (geste qui sépare l’image
en deux) (ce qui divise le trio)
On le sait
(encore) (toujours) on le
sait
on le dénoncera
(cette voix posée du type)
on le dénoncera (il répète) mais
on peut pas tout
(interrompu par le gars à la cravate)
on peut pas tout avoir d’un seul
coup
ça a été saboté (elle reprend) ils
ont fait ça à lasaloperie !
(un gars derrière intervient calme)
le vote qui a été dépouillé a été fait sans
un seul représentant il y a eu des
pressions vis-à-vis du personnel
(Jocelyne pleure digne calme pleure)
ils nous ont eus les salauds
(les syndicalistes)
c’est une victoire tu entends
ils ont reculé ils ont reculé.
Le syndicaliste ouvre un dossier
elle regarde
les salaires ils augmentent de
6 %
le paiement des jours d’arrêt de
travail le coup des vacances qu’ils voulaient
vous faire travailler sur votre semaine de vacances
il a fallu qu’ils reculent alors il y a
encore des trucs à
gagner
(elle arrache les feuilles furieuse Jocelyne)
oh et tiens pourquoi pourquoi ils reprennent
tous le boulot hein
pour avoir une demi-journée en plus de payée !
Les deux syndicalistes rassurent
posent les mains sur ses
épaules
mais non mais non pas tous les
travailleurs
Oh ben y en a pas mal hein !
(Jocelyne ne cherche pas complicité Jocelyne
est en colère Jocelyne est seule)
Les travailleurs qui rentrent aujourd’hui rentrent dans
l’unité
bien conscients de ce qu’ils ont fait
bien conscients
(les syndicalistes)
(elle a croisé les bras)
c’est pas fini
(elle)
En tout cas
moi
je rentre pas !
Si je rentre moi
c’est pour
(elle lève la main comme pour
frapper comme)
Mais non
Mais non
(eux) (petits dans leur cravate et polo et costume)
(elle) (grand geste)
Allez-y rentrez tiens !
Jocelyne interpelle ceux qui veulent
rentrer
geste balayant devant elle
Jocelyne feu de tout bois
Il y aura des représailles maintenant
elle vient de gueuler
c’est fini
(quelqu’un dit)
(sourire en coin) (de profil bras croisés)
(Jocelyne en impose parmi
tous ces hommes conciliants)
Représailles représailles (l’autre
syndicaliste voix d’un acteur de théâtre)
(plan serré toujours elle met son poing Jocelyne
sur sa bouche)
mais c’est là l’important (lui
continue théâtre)
avant il n’y avait rien chez Wonder
ils faisaient ce qu’ils voulaient maintenant
ils ne peuvent plus faire ce
qu’ils veulent
(il détache ses mots).
La caméra lâche le visage de Jocelyne
elle passe en arrière-plan un
étudiant parle argumente échange avec
les syndicalistes on croit ne plus l’entendre
Jocelyne
mais
on entend sa voix
seule femme
On a été trompés !
(sa voix menace)
On est noirs ! On est dégueulasses !
On est comme des charbonniers quand on sort
de l’d’dans !
On a même pas d’eau chaude !
(un gars dans le groupe épaule
contre épaule)
Allez allez te fâche pas
(elle reprend) (cigarette à la main) (libre
rebelle Jocelyne)
On peut même pas aller aux chiottes ! On a pas
le droit hein !
(Le contremaître sévère et lunettes dit)
Les gens de chez Wonder vous allez rentrer
(Jocelyne)
C’est ça mon beau !
Dans le calme.
C’est ça ! (elle toujours)
Il répète
Je répète
Les gens de chez Wonder rentrez
reprendre votre travail
tranquillement
C’est ça ! (voix de Jocelyne) (pendant ce
temps) (ça rentre)
(quelqu’un)
Allez viens avec nous.
On ne voit plus Jocelyne on
entend
juste
sa voix et
et la voiture en panne dans
l’allée la neige par-dessus
le chauffage qui ne
tourne plus assez
le bois qui
ne prend pas on reste
longtemps à la
fenêtre le voisin
déblaie on hausse les
épaules là on en a fait
le tour
de ces vouloir sortir de
sous la neige
on n’ouvre pas le journal ni
les lettres de rappel ça
reste plié sur la table
de la cuisine
sous des tracts publicitaires
on grille quelques
cigarettes on ne
fait rien
les yeux sur des nœuds
on écoute
le bois
travailler
on sent le poids de
la neige sur le toit
on se rend
au centre commercial on
achète des yaourts en
promotion une boule de pain
tranchée
un poulet premier prix
quarante et un jours des
frites surgelées précuites des tomates
calibrées trois paires de
chaussettes pour le prix de deux
un paquet de chewing-gum
familial
on fait la queue un caddie dans
les reins un écran des images
au-dessus de la caisse
ça défile on n’a rien d’autre à
faire on pose on sourit on range on
paie on en a marre
non pas de monnaie on fait un
tour dans la galerie marchande
on n’a envie de
rien on respire mal
de toute façon on n’a pas
l’argent
on achète un ticket perdant
au bureau de tabac et les
programmes télé
on voudrait bien faire
autrement mais
on est les gens
on ne saurait
dire ce
qui est le plus difficile on
se sent dénudé
comme
un fil
relié à
on ne saurait
l’écrire
même mais
peu à peu on
dans la nuit
le salon la télé
se fabrique des
tigres dans
la bouche
on écoute la guerre
on reprend du pain on
à peine sur le bord
du tabouret on ne
parle plus on
regarde le jardin on remarque
l’eau glacée on se décide on
va casser la glace pour
les oiseaux on
revient s’asseoir on regarde
les oiseaux prendre bain boire
on fait ce qu’on peut on
écoute la guerre
on termine son vin de table
dans ces petits verres ronds
mal lavés
une main posée là
inutile
l’autre sous le menton
sans doute
on se détache
on se trouble
un peu
quand l’autre dit
tu ne m’écoutes pas
on se demande
s’il restera assez de vin
pour deux
depuis des heures on
dit
qu’il faudrait débarrasser
la table mais on ne se lève pas
on plante un couteau
dans des peaux d’oranges
on fait des trous dans
la conversation
on raye le fond des
assiettes
on tue les vieux jours
on se pose dans le
paysage
on cherche à se
lier à la pierre
l’herbe le vent quelqu’un
on invente avec tout ça
les klaxons les panneaux