Mistik Lake - Martha Brooks - E-Book

Mistik Lake E-Book

Martha Brooks

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Beschreibung

Le passé refait toujours surface... Odella s'apprête à le découvrir à ses dépens.Par une nuit glacée de l’hiver 1981, dans le Grand Nord canadien, une voiture fit une embardée sur les rives de Mistik Lake puis dérapa sur la surface gelée du lac avant de couler à pic. Des quatre jeunes occupants, il y eut une seule survivante : Sally. Ce tragique accident est le point de départ d’une histoire de famille, avec ses non-dits, ses rumeurs, ses révélations… Aux côtés de ses deux sœurs, Janelle et Sarah, la jeune Odella – la principale narratrice – devra bientôt affronter le passé de leur mère, Sally, et d'autres secrets de famille. Jusqu'au jour où elle découvrira qu’elle était la seule, parmi la communauté du petit bourg provincial, à ne pas savoir.Qui était vraiment sa mère ? Pourquoi, lorsqu’Odella souhaite se rendre à Mistik Lake, son père est-il contrarié ? Que s’est-il vraiment passé à l’origine de cette nuit fatale où Sally a survécu à ce terrible accident de voiture sur le lac ? L’adolescente est bien décidée à connaître la vérité…Efficace et bouleversant, ce roman canadien nous fait découvrir les secrets les plus profonds des personnages de ce livre. Odella, bien sûr : son rôle de grande soeur l’empêche parfois de se consacrer à elle-même. La mort prématurée de sa mère l’oblige à grandir avant l’âge. Jusqu’à ce qu’elle tombe amoureuse… Nous découvrons aussi, à travers l’enquête d’Odella, d’autres personnages tout aussi attachants : Sally sa mère, dont le comportement égoïste cache en réalité une grande souffrance et un secret bien lourd à porter ; le père d’Odella qui essaie d’épargner la vérité à ses filles ; la tante Gloria, également dans le secret, et qui devrait pourtant savoir que le mensonge finit toujours par être découvert … Il est impossible de lâcher ce livre avant la dernière page : émotion, suspense, humour, tendresse… tout est présent pour fasciner le lecteur dès 14 ans.CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE :“Mistik Lake“ a figuré dans la sélection (Booklist) des dix meilleurs romans pour la jeunesse du Canada et dans celle de l’Internationale Jugend-bibliothek de Munich."Une histoire de résilience et d'amour tendre, à la fois sombre et lumineuse, comme les eaux du lac qui donne son nom au roman." - Le Devoir"Entre suspense et émotion, ce nouveau titre a peu à envier aux polars islandais." - Le Temps"Une atmosphère à la fois dense et troublante, une histoire dans laquelle évoluent des membres de la famille mais aussi ceux d'une communauté islandaise, immigrée depuis le XIXe. Ecriture limpide qui suit les mouvements des émotions vécues par Odella. Etude subtile des doutes, des questionnements. Un livre généreux qui apprend les choses de la vie." - Libbylit"Beaucoup d’amour, de vie dans ce roman, de beaux personnages avec un détour par l’Islande, d’où viennent les ancêtres de ce territoire rude et magnifique à la fois. Un froid canadien «délicieux». C’est un roman lumineux malgré les thèmes sombres abordés. Une lecture prenante et un livre généreux qui apprend les choses de la vie." - ARPLEÀ PROPOS DE L'AUTEUR :L’œuvre de la romancière et dramaturge canadienne Martha Brooks a été maintes fois primée. Ses livres, publiés au Canada, aux États-Unis, en Angleterre et en Australie, ont été traduits en Espagne, en Italie, au Japon, au Danemark et en Allemagne. Martha Brooks est également chanteuse de jazz.

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À mon mari Brian, avec amour et tendresse

Pour Jeffrey Canton

À la mémoire d’Ada Brooks (1916-1995)

« Peut-être était-ce vrai, ce que les gens disaient : que tout homme vivant suffisamment longtemps se rendait finalement compte que la malédiction qui le frappait était aussi une bénédiction. »

Alice Hoffman, Le roi du fleuve.

Prologue

Par une nuit glacée de l’hiver 1981, quatre jeunes firent une folle virée sur la surface gelée de Mistik Lake. Leur voiture slaloma d’abord entre des cabanes de pêcheurs – renversant l’une d’elles au passage, aux dires de plusieurs témoins oculaires –, puis dérapa vers le centre du lac dans un crissement de pneus avant de briser la glace et de couler à pic.

Il y eut une seule survivante : notre mère, Sally. Guidée par la lumière des phares braqués vers le ciel, elle réussit à se frayer un chemin dans l’eau noire. Quand, le souffle coupé, elle émergea enfin à la surface, le poids de ses vêtements gonflés d’eau l’aspira vers le fond. Tant bien que mal, elle trouva la force de se hisser sur la glace. Elle était sauvée.

Elle ne dut sa survie qu’à deux détails : sa tenue extravagante – l’absence de manteau en plein hiver – et le fait que deux vitres, couvertes de givre, avaient été baissées avant que la voiture ne s’éloigne de la rive.

C’était un miracle, tout le monde s’accordait à le dire.

Notre mère avait seize ans à l’époque ; elle vivait dans une ferme, un peu en dehors de Mistik Lake, petite ville canadienne de six cent quatre-vingt-dix-sept habitants d’ascendance écossaise, française, islandaise et ojibwa pour la plupart. Tous furent touchés par la tragédie.

Des obsèques collectives furent organisées pour Tracy Lavallee, Gordon MacDonald et Peter Palsson. Notre grand-tante de Toronto, Gloria Thorsteinsson, qui avait toujours été très proche de notre mère, prit l’avion pour être auprès d’elle, de papi Jon et de mamie Louise, et pour les soutenir dans cette épreuve.

Un an après l’accident, papi Jon vendit la ferme, qui était dans la famille depuis deux générations, et s’installa à Winnipeg avec mamie Louise et notre mère. Après ce drame, il n’y aurait en toute logique plus eu aucune raison de retourner à Mistik Lake, mais les choses se sont passées différemment. Quand notre mère était petite, tante Gloria avait fait construire un chalet surplombant le lac. Notre mère continua à aimer cet endroit et, le jour où elle épousa notre père, elle lui prédit qu’il l’aimerait aussi.

Mistik est un mot cree qui signifie « bois ». Dans la torpeur de l’été, de longs rubans de brume courent parfois sur l’eau du lac juste avant le lever du jour. Lorsque le soleil les a dissipés, c’est au tour des chênes, des peupliers et des bouleaux qui bordent la rive de lancer des reflets dans un jeu d’ombre et de lumière ; tout est si calme et si paisible qu’on en viendrait presque à oublier qu’un lac peut causer tant de malheurs.

Première partie

Hiver

1

Elle rentre à quelle heure, maman ?

ODELLA

Neuf ans (1994)

Photo de famille. un matin de semaine, au chalet de Mistik Lake. J’ai neuf ans. Sur le lit, bras et jambes entremêlés : Sarah, la petite dernière, âgée de dix mois, qui s’est encore endormie contre la poitrine de maman ; à sa droite, Janelle, cinq ans, en train de lécher une glace aux raisins ; et moi, la tête posée sur son épaule gauche. L’ombre et la lumière jouent sur notre peau.

— Tu fais toujours le même cauchemar, Odella, dit maman en se tournant vers moi. Tu rêves toujours de l’accident… Ça arrive aussi aux grandes personnes. Ce n’est pas grave. Les rêves ne sont pas dangereux.

— Quel rêve ? demande Janelle de sa petite voix flûtée.

Elle louche sur sa langue pour voir si elle a déjà viré au violet. J’enfouis mon visage dans les doux cheveux blonds de maman. Leur parfum de pomme, si familier, se mêle à l’odeur de moisi des oreillers. Une brise estivale, entrée par les fenêtres grandes ouvertes, frôle nos bras et nos jambes nus. J’attends. J’espère que maman va donner des détails.

— Vous savez déjà bien trop de choses sur ce qui m’est arrivé, dit-elle enfin.

Elle se tait, tapote le dos de Sarah, fixe le plafond. Échouées sur le lit de notre mère, nous nous blottissons contre elle et elle contre nous. Nous avons beau être en plein naufrage, nous sommes bien au chaud entre ses bras, dans son amour.

Treize ans (1998)

Une autre photo de famille. Maman descend prudemment les petites marches de l’escalier extérieur qui mène du balcon du premier étage à celui du rez-de-chaussée. Elle me tourne le dos mais, d’où je suis, je vois qu’elle observe le lac au loin. Il fait une chaleur suffocante en cette journée d’août. Un papillon orange surgit des arbres et volette au-dessus de l’eau. Derrière la moustiquaire, je regarde maman suivre le papillon des yeux avant de la rejoindre sur le balcon. Un verre scintillant de gouttes de condensation à la main, elle se retourne pour m’accueillir et titube.

C’est l’été de mes premières règles. La petite Sarah m’a suivie jusque dans la salle de bains.

— Qu’est-ce que tu fabriques, Odella ? Pourquoi tu regardes sous le lavabo ?

— Je cherche des serviettes hygiéniques. J’ai du sang.

Sarah sort de la pièce en trottinant et revient avec maman. Maintenant je suis assise sur la cuvette, ma culotte autour des chevilles. Je pleure.

— Y a pas de serviettes.

— Mais si…, dit maman.

Elle s’assied par terre, ouvre le meuble du lavabo et en scrute l’intérieur.

— J’ai déjà regardé.

Sa main farfouille tout au fond du placard et en ressort un sachet de serviettes déchiré.

— Pour les urgences ! s’exclame-t-elle.

Sourire aux lèvres, elle installe la petite Sarah sur un genou, dépose un baiser sur ses cheveux en bataille et décolle un Cheerio de sa joue. Maman arrive encore à se tenir, elle n’en est qu’à son deuxième vin grenadine de l’après-midi. Janelle et moi, on a commencé à les compter.

Cet été-là, on a aussi commencé à cacher à papa le nombre de verres que maman boit quand il n’est pas là. Papa est architecte. Il passe presque tout son temps à notre maison de Winnipeg à travailler à des projets de construction pour ses clients de McLean Peters. Il nous rejoint au chalet le week-end.

— Qu’est-ce qu’on en fait ? me demande Janelle tandis que nous trimballons dans les bois des sacspoubelles remplis de bouteilles et de canettes vides.

— On pollue l’environnement. Quand je serai assez grande pour conduire, je les mettrai à la déchetterie.

Tous les vendredis après-midi, avant le retour de papa, nous répétons cette opération.

*

Une autre bribe de souvenir : Janelle – son petit corps maigre serré dans un maillot de bain rose qui était son préféré l’an dernier et qu’elle porte encore cette année, bien que deux maillots neufs l’attendent sur une étagère de son placard – reste en arrière pour m’entendre dire à papa :

— On a passé la journée au lac. Si tu faisais un saut chez l’épicier, toi ?

De la chaise longue où elle est étendue sur le balcon, maman interpelle papa par-dessus son épaule :

— Je pensais que tu ferais les courses avant de venir, Daniel.

Il semble déconcerté. Ses habits sont froissés. Même après une longue journée, sa joue conserve une légère odeur d’after-shave.

— Sally…, dit-il patiemment, le réfrigérateur est presque vide !

Maman tourne le haut de son corps vers nous.

— Tu ne m’avais pas laissé assez d’argent.

— Je t’avais laissé deux cent cinquante dollars ! Où sont-ils passés ?

— L’argent, ça file…, réplique-t-elle d’une voix redevenue éteinte et monocorde.

Elle se réinstalle face au lac, ignorant notre père.

— Je viens avec toi, papa ! annonce Janelle avec enthousiasme.

Les bras tendus, Sarah se balance sur ses pieds nus.

— Papa ! Papa ! gazouille-t-elle.

Il la soulève dans ses bras.

— Pourquoi on n’irait pas tous ensemble ? dis-je.

— Vous ressemblez à une bande de romanichels ! s’exclame-t-il en nous regardant toutes les trois avec un sourire affectueux et crispé.

— On est en vacances ! dis-je en lui prenant Sarah. Donne-moi quelques minutes pour habiller le bébé.

— Je suis pas un bébé, j’ai quatre ans ! proteste Sarah.

— Tu as raison. Et le temps passe tellement vite que tu en auras bientôt cinq ! lui dis-je en l’embarquant dans la chambre pour lui trouver un tee-shirt propre et essayer de passer une brosse dans ses boucles.

Sur la route de chez Isfeld, la seule épicerie de Mistik Lake (qui fait aussi boucherie, charcuterie, vidéo-club et commerce de vins et spiritueux), papa demande d’un ton hésitant :

— Comment va maman… ?

Si je lui réponds que Janelle et moi, on a compté sept verres de vin grenadine depuis midi, ils se disputeront pendant deux jours et ce sera la fin des vacances. On rentrera à la ville, et ce sera fini d’aller s’amuser au lac. Et puis, quand le week-end avec papa se passe bien, il arrive que maman boive moins.

— Elle va très bien. On va toutes très bien.

Il hoche la tête sans rien dire, pas très convaincu.

*

Parfois, quand j’en ai assez d’être la seule à avoir le sens des responsabilités, je leur fausse compagnie. Avant même que maman, Janelle ou Sarah aient le temps de s’apercevoir de mon absence, me voilà partie dans les collines qui s’élèvent au-dessus de Mistik Lake. Je me laisse tomber dans l’herbe parsemée d’armoises soyeuses à souhait, de buissons de saules, de plumes du Kansas et de rudbeckias jaunes à cœur noir, et je sens que je m’enfonce jusqu’au centre de la terre. Dans la chaleur torride, j’aperçois maman en contrebas, occupée à vider verre après verre en surveillant les petits corps bronzés de mes sœurs, qui barbotent dans le lac.

Je veille sur elles, mais à distance. Seule. Libre de toute contrainte pendant une heure ou deux. Libre d’attendre que des libellules cuivrées, ailes déployées, bruissent autour de moi dans le ciel délavé ou, quand la magie opère, qu’elles atterrissent, pareilles à des anges, sur mes épaules nues. L’hiver, en ville, il me suffit de fermer les yeux pour revoir ces collines dans la splendeur de l’été.

*

Chaque hiver, notre grand-tante Gloria prend l’avion pour sa visite annuelle. Nous n’allons jamais chez elle, à Toronto. Et, bien que le chalet de Mistik Lake lui appartienne, elle n’y a plus mis les pieds depuis des années. Nul ne sait pourquoi elle vient toujours nous voir à Winnipeg pendant les deux premières semaines glacées de février.

Elle vient d’arriver. Assise au bord du lit de la chambre d’amis, elle retire ses chaussettes noires, révé-lant des pieds d’une blancheur de lait, étonnamment lisses. Les ongles de ses orteils sont recouverts du même vernis que ceux de ses doigts. En plein hiver ! Alors que personne ne peut les voir !

— Dis, tu veux bien me faire les ongles des doigts de pieds ? dis-je en m’asseyant à côté d’elle.

— Tout de suite ?

— Oui ! je réponds en roulant mes chaussettes bleues molletonnées et en remuant les orteils.

Elle rit.

— Et tes sœurs ?

— Elles peuvent attendre jusqu’à demain. Je veux que tu t’occupes de moi maintenant !

Elle ouvre sa trousse de toilette et en extrait un coupe-ongles, un flacon de vernis, de petites boules de coton et un paquet de kleenex. Elle a même emporté une petite serviette rose, qu’elle déplie sous mes pieds selon le cérémonial d’usage. Après un sourire rassurant, elle saisit mon gros orteil entre son pouce et son index. Je me renverse sur le lit pour la regarder faire. J’adore me laisser dorloter par ma tante Gloria.

Mais bientôt, Janelle nous trouve. Elle est suivie de Sarah, puis de maman, qui s’arrête dans l’embrasure de la porte, un verre de vin blanc à peine entamé à la main.

— Moi aussi ! Moi aussi ! s’écrie Sarah. Maintenant !

Elle enlève ses chaussettes en deux temps, trois mouvements et grimpe sur le lit à côté de moi. Je vou-drais lui dire de s’en aller, mais elle est si mignonne avec ses petits orteils qui gigotent…

Pourquoi maman ne voit-elle pas que mes sœurs sont de trop ? Pourquoi ne leur dit-elle pas de nous laisser entre nous ?

Au lieu de ça, elle reste là à siroter son vin, à sourire à Sarah, la petite, qui me paraît subitement beaucoup moins mignonne.

— J’ai retrouvé de vieilles photos, tante Gloria, dit maman. Tu veux les voir ?

— Demain, Sally, répond tante Gloria, comme si maman avait dix ans. J’ai de quoi m’occuper pour l’instant : trente orteils, pour être précise ! Ou quarante, si tu veux que je vernisse les tiens aussi.

Elle nous fait un clin d’œil à toutes les quatre, y compris à maman, qui tourne les talons et s’en va.

— Vous pensez que je l’ai vexée ? murmure-t-elle.

— Aucune idée. Dis, tu me mets deux couches ou trois ?

Le visage éteint, Janelle s’en va aussi – on a gâché son plaisir – et monte dans sa chambre, où elle va sûrement s’affaler sur son lit, ramasser un livre par terre et se plonger dans la lecture sans réapparaître avant le lendemain.

Ce qu’elle veut, c’est que l’une d’entre nous lui coure après et la cajole pour la convaincre de nous rejoindre dans la chambre d’amis. Pour une fois, ce quelqu’un, ce ne sera pas moi.

Un pouce en bouche, Sarah se blottit contre moi. Les yeux lourds de sommeil, elle regarde tante Gloria me vernir les ongles des orteils.

*

Le lendemain, vers huit heures du soir. Papa s’est levé à l’aube, est parti travailler, est rentré dîner, a embrassé ses filles, serré sa femme dans ses bras, s’est attardé un peu avant de s’enfermer dans son bureau. Il a rapporté des dossiers à la maison. Il a toujours des projets à terminer.

Assise à la table du dîner, maman trie des montagnes de photos de famille. Ses mains lentes déclen-chent de mini-avalanches ; les photos s’écroulent une à une, comme prises de folie.

— Je suis si heureuse que tu les aies gardées, dit Gloria en caressant le dos de maman. Toute l’histoire de notre famille est là !

Son regard est attiré par une photo d’elle, debout entre papi Jon et mamie Louise, dans la cour de leur ancienne ferme. Papi Jon était le frère de Gloria. On voit bien qu’ils sont de la même famille : ils sont blonds tous les deux et ils ont les mêmes yeux, ceux de maman, gris-vert avec une pointe de bleu océan.

Tenant la photo par un coin, tante Gloria dit à maman :

— Celle-ci a été prise juste avant mon départ pour l’Inde. Tu te souviens de ce sari que je t’avais envoyé ? Tu avais quoi… sept ans ?

— Huit.

— Mon Dieu ! Nous étions tous si jeunes…

Tante Gloria met la photo de côté en lissant le bord déchiré, rajuste ses lunettes et se concentre sur celle que tient maman. Maman doit avoir quinze ans. Elle est debout à côté de papi Jon, qui a mis un bras autour de ses épaules. Ils sourient à l’objectif.

— Tu étais si jolie, Sally ! Mais tu es encore plus jolie aujourd’hui.

— Ah bon ?

Maman se rapproche de Gloria. Ce soir, elle n’a rien bu.

Elle est émue. Bien sûr qu’elle aimait papi, me dis-je, c’était son père. Pourtant, il n’est venu nous rendre visite que deux fois et maman est allée à son enterrement à Vancouver toute seule.

Sarah s’agenouille sur une chaise et se penche par-dessus la table pour admirer la bague en émeraude de tante Gloria, que tout le monde a remarquée et feint d’ignorer.

— T’as un fiancé ? ose enfin la petite.

Tante Gloria, qui a soixante-huit ans, rejette la tête en arrière et éclate de rire. Tout le monde rit avec elle. À travers ses larmes, maman se joint à l’hilarité générale en jetant des regards timides à sa tante.

— Ma puce, je suis une vieille demoiselle !

Gloria prend les mains potelées de Sarah dans les siennes et les étudie.

— Tu as cinq doigts à chaque main ! Voilà qui est extraordinaire ! Je peux les manger ?

— Pff ! Elle est bête, tantine ! dit Sarah en piquant un fou rire qui secoue son corps tout entier pendant que Gloria se cale contre le dossier de sa chaise en souriant.

Ce soir-là, un peu plus tard. Je ramasse la photo de papi Jon et de maman quand elle était adolescente et je l’apporte à ma tante.

Le visage de Gloria s’affaisse légèrement. Son front se barre d’une ride profonde.

— Qu’est-ce qui rend maman si triste ? C’est parce que son père est mort ?

Gloria me caresse le dos, comme elle a caressé tout à l’heure celui de ma mère.

— C’est compliqué, ma chérie.

Mon regard quitte la photo de maman – une version plus jeune de maman – et se pose sur Gloria :

— Alors, la bague en émeraude, tu te l’es achetée ?

Tante Gloria balance ses chaussettes roulées dans sa valise grande ouverte.

— Non, quelqu’un me l’a offerte  ! répond-elle doucement.

Ce petit aveu me remplit de bonheur. Il me semble qu’à présent nous partageons un merveilleux secret. Une information que je suis seule, dans la famille, à connaître. J’ai l’impression d’avoir un morceau de Gloria rien qu’à moi.

Maman est plus douce pendant les deux semaines que Gloria passe avec nous. Elle boit toujours, mais moins. Par contre, après le départ de notre grand-tante, elle s’enfonce plus profondément encore dans cette chose étrange qui la tient éloignée de nous. Une fois par semaine, elle part à son cours de cinéma et elle ne rentre à la maison que bien après minuit.

Papa a des gestes lents et silencieux. Le regard sombre et humide, il observe maman. Et nous le regardons, lui. Notre famille n’est pas une famille heureuse.

Quinze ans (2000)

Notre mère s’est mise à fréquenter son prof de cinéma, un réalisateur islandais dénommé Einar Bjornsson. Ma meilleure amie, Sandy, m’accompagne à la projection de son film d’art et d’essai à petit budget, Les derniers jours désespérés de Halldor Sigurdur Vigfusson et de ses brutes d’Akureyri, un truc sanglant mais barbant, que nous détestons toutes les deux.

Au cocktail qui suit, Einar – qui est très grand, plus grand même que papa – n’arrête pas de poser ses mains sur maman, et on dirait que ça ne la dérange même pas. Ça fait un moment que je me doute de quelque chose. Elle rentre parfois à la maison au beau milieu de la nuit. Le seul point positif, c’est qu’elle boit moins et qu’elle sourit plus.

*

Le jour où notre vie sera bouleversée à jamais, je suis rentrée plus tôt que d’habitude. J’ai séché le cours de français, mais ce n’est pas grave parce que je suis la première de la classe. Et puis, j’ai mes règles.

J’entre dans la cuisine. Je vois maman penchée au-dessus de l’évier, buvant au robinet. Elle se redresse et s’essuie la bouche d’un air coupable, comme si je l’avais surprise en train de faire un truc honteux. Elle s’essuie la bouche une deuxième fois et durcit son regard.

— C’est toi, Odella… Je ne t’avais pas entendue.

— J’ai mal au ventre ; et puis, tu n’es pas rentrée hier soir.

Je la regarde fixement pour l’obliger à s’expliquer. Avant, elle était toujours à la maison. Elle disait que trois enfants, c’était un boulot à plein temps.

— Prends un cachet, propose-t-elle enfin, l’œil hagard.

Plus tard, alors que je suis allongée sur mon lit, à demi assommée par les médicaments, j’entends Janelle et Sarah rentrer à la maison. Maman fait des allées et venues dans la chambre qu’elle et papa partagent depuis aussi loin que remonte ma mémoire. Elle pleure doucement, en ouvrant et en fermant des tiroirs. Janelle et Sarah me rejoignent sur mon lit sans même ôter leurs chaussures ou leur doudoune, me prenant toutes les deux en sandwich.

Sarah brandit un dinosaure rouge qu’elle a dessiné en classe d’art, à l’école. À présent, papa est rentré lui aussi. Il monte l’escalier. Sarah se couvre la figure avec son dessin. Je le retire et lui dis que tout ira bien. Elle me regarde d’un air désemparé.

Papa est arrivé sur le palier. De là, il bifurque vers leur chambre à coucher. Après trois secondes de silence, je l’entends demander, perplexe :

— Mais qu’est-ce qui se passe, Sally ?

— J’avais l’intention de partir avant ton retour.

— Attends ! Ne t’en va pas comme une voleuse ! Tu as pensé aux filles ? Je t’en prie, réfléchis !

— C’est fini, dit maman. Je suis désolée, je n’y arrive plus, Daniel. J’en crève. Si je reste ici, je vais devenir folle et je vous entraînerai tous avec moi. Et puis… je l’aime.

Ces derniers mots tombent comme un couperet. Je sais que mes deux sœurs ont ressenti la même chose que moi. C’est lui qu’elle aime. Elle aime Einar. Pas notre père.

— Ne dis pas ça…, implore-t-il, la voix brisée. Sally, je t’en supplie, ne fais pas ça !

Nouveau silence. J’imagine papa en train de faire des gestes désespérés. Ils sont toujours gênés quand ils sont ensemble. Je suis certaine qu’elle ne le regarde pas. Elle est sûrement en train de fourrer de la lingerie, des pulls et des grosses chaussettes dans son sac de voyage à roulettes.

Brusquement, avant même que nous comprenions ce qui se passe, elle est partie, laissant son armoire béante.

Elle a oublié sa montre. Le bracelet est large et violet, et le boîtier en argent comporte quatre petits points turquoise à la place du 3, du 6, du 9 et du 12. Il faut plus ou moins deviner l’heure à mesure que les aiguilles font le tour du cadran. Sarah la trouve un peu plus tard dans la cuisine. Elle est trop grande pour elle, mais elle la met quand même à son poignet.

Elle grimpe sur mes genoux, fait glisser le bracelet-montre tout en haut de son bras de fillette de sept ans et, les yeux sur le cadran, demande :

— Elle rentre à quelle heure, maman ?

Papa et moi, on se regarde. Il tend une main par-dessus la table et la pose sur celle de Sarah.

— Tu ne veux pas venir t’asseoir près de moi, ma puce ?

— Nan ! s’écrie-t-elle, les yeux rouges toujours vissés sur le cadran. Je veux savoir !

— On n’en sait rien, dis-je.

C’est un mensonge. Si, on sait. Maman est partie. Elle est partie vivre avec l’homme qu’elle dit aimer. Elle ne reviendra pas.

— Vous êtes fous ? s’exclame Janelle en se levant de table. Je ne comprends pas pourquoi vous lui mentez.

— Je ne mens pas !

— Les filles, ne vous chamaillez pas…, implore papa.

— Je l’enlèverai jamais ! déclare Sarah. Pas avant qu’elle revienne ! Vous êtes que des menteuses ! Maman, elle va revenir ce week-end.

— Oh, écoute, Sarah ! s’écrie Janelle. Grandis un petit peu !

*

Pourtant, Sarah a en partie raison. Nous voyons maman le week-end suivant. Elle vient nous chercher en voiture et nous emmène dans notre librairie préférée. Il y a une cafétéria où on peut déjeuner.

Voici ce qui me revient de cette journée : nous choisissons chacune un livre et, pendant que maman fait la queue à la caisse, elle m’envoie trouver une table. Arrivée au milieu du magasin, je me retourne pour regarder ma mère et mes deux petites sœurs. Sarah presse son visage contre la manche en cachemire de la veste de maman. Janelle se tient légèrement en retrait, la mine renfrognée, le regard tourné vers les portes et le va-et-vient des clients.

Au déjeuner, Sarah laisse presque tout son petit pain au poulet dans son assiette. Maman touche à peine à sa soupe de potiron et Janelle et moi, qui avons toutes les deux commandé des pâtes, les engloutissons jusqu’à nous rendre malades.

Quand tout est fini, maman nous reconduit à la maison. Arrivée dans l’allée, elle éteint le moteur et nous restons assises dans la voiture, sans rien dire. Le silence est tel que nous entendons les feuilles d’automne tourbillonner dans notre rue balayée par le vent.

Je baisse la vitre de mon côté pour laisser entrer un peu d’air frais. Maman paraît reprendre conscience. Elle inspire rapidement avant de déclarer, comme si elle avait soudain perdu ses bonnes manières :

— Bon, eh bien, c’était très bien.

— Quand est-ce que tu rentres à la maison ? demande Sarah de la banquette arrière en s’arc-boutant des pieds sur le dossier du siège avant.

Janelle tripote les serrures automatiques. Clic-clac. Clic-clac.

— On se verra la semaine prochaine, peut-être ? dit maman en se tournant vers mes sœurs. Je vous téléphonerai.

Sarah escalade le dossier et atterrit dans ses bras.

— Je veux pas que tu t’en ailles !

Maman la serre contre elle en murmurant :

— Je sais, ma puce, je sais…

Janelle descend et commence à remonter l’allée.

— Au revoir, Janelle ! crie maman. Je t’aime !

Janelle ne se retourne pas.

— Alors, tu nous appelles, sûr ? demande Sarah.

Maman hoche la tête sans quitter Janelle des yeux.

Sarah m’enjambe, ouvre la portière et s’en va aussi.

— Les livres, Sarah ! N’oublie pas les livres ! s’écrie maman.

Sarah ne l’entend pas.

— Je les prends, dis-je.

Maman suit mes sœurs du regard, jusqu’à ce qu’elles soient en sécurité dans la maison. Puis elle cligne des yeux, comme si elle n’arrivait pas à croire qu’elles soient parties. Elle tend le bras vers la banquette arrière et tire maladroitement le sac de livres vers l’avant. L’un d’entre eux tombe du sac.

L’Islande en sept jours.

— Tu pars en voyage avec Einar ?

Je me sens trahie, furieuse, écœurée.

Elle remet tous nos livres dans le sac et fourre le sien dans son vide-poches. Elle se retourne vers moi, pose la main sur mon bras, joue avec ma manche, semble sur le point de dire quelque chose, hésite et murmure enfin :

— Je t’aime.

— Non, tu ne m’aimes pas. Si tu m’aimais, tu resterais à la maison et tu t’occuperais de nous !

Elle me serre longtemps dans ses bras avant de me libérer, les yeux mouillés de larmes.

*

Deux semaines après son départ de la maison, maman nous abandonne pour de bon. Manifestement, elle et Einar avaient prévu beaucoup plus qu’un voyage.

— Ils sont partis en Islande pour toujours ? je demande à papa.

— Je crois qu’ils vont tourner un film là-bas, dit-il en passant une main lasse sur son visage.

Sa peau est grise, comme s’il n’avait pas dormi depuis des jours. En fait, personne dans la famille ne trouve plus le sommeil.

— Et ça prendra combien de temps ?

Je ramasse son coupe-papier, un couteau en laiton à manche de nacre. J’ai envie de le planter dans son bureau. Il me le prend des mains et le jette sur une pile de courrier à ouvrir.

— Franchement, Odella, je ne sais pas. Je n’en sais rien, vraiment. Mais ça pourrait prendre un certain temps. Oui, un certain temps.

— Elle reviendra bien un jour, non ?

Il ne répond pas. Il me regarde d’un air triste, passe un bras autour de mes épaules et m’embrasse sur le front.

— Je suis tellement désolé, me dit-il. Ça ne sera facile pour aucun d’entre nous.

Plus tard, au fond de mon lit, prenant lentement conscience de ce qui nous arrive, j’essaie de me convaincre que c’est un peu comme quand on se fait arracher une dent. Après, il reste une absence. On passe la langue dans le trou tous les matins en se réveillant, on explore l’endroit où était la dent, la gencive blessée, encore gonflée et encore sensible. Et puis, un jour, on se réveille et on oublie d’aller vérifier la dent en moins.

Mais ce qui nous arrive est bien pire. Nos cœurs ont cessé de battre. En février, quatre mois exactement après le départ de notre mère, notre grand-tante Gloria vient à la maison pour sa traditionnelle visite annuelle. Cette année, elle reste un mois entier.

Un dimanche, vers la fin de son séjour, papa vient me tirer du lit, l’air perdu.

— Gloria prépare un vrai petit déjeuner !

— Je suis fatiguée, papa…, dis-je en émergeant lentement de sous les couvertures.

— Ce serait malpoli de faire la grasse matinée. Tout le monde est déjà levé.

Je ferme les yeux. Silence. Je les rouvre. Mon père est toujours là, le regard vide dans la lumière matina-le. Il attend que je sois enfin assise, jambes pendantes au bord du lit, pour s’en aller.

Après avoir passé mon chandail bleu marine pardessus ma tête comme un linceul, je rejoins la famille en bas.

Sur la table de la salle à manger, l’argenterie brille de mille feux. Il y a des bougies allumées, un centre de table composé d’oranges et de pommes vertes entrelacées de morceaux de bois de cèdre, la belle porcelaine à fleurs bleues et à liserés dorés, et des serviettes en tissu toutes douces couleur miel. Une grenouille de faïence importée du salon a trouvé place à côté d’une cruche remplie de sirop d’érable.

C’est Noël en février ! Assis autour de la table, nous nous regardons les uns les autres en nous imprégnant lentement de cette sensation. Gracieuse et parfumée, Gloria s’installe à côté de Sarah.

— Alors voilà ! commence-t-elle en posant un pancake bien au centre de l’assiette de Sarah. J’ai beau-coup repensé à ma jeunesse à la ferme. Votre papi Jon et moi, on allait souvent faire du patin à glace sur Mistik Lake. On allait chercher Baldur Tomasson et son petit frère Leif dans la vieille Packard et hop ! c’était parti pour la journée. On a vécu des moments formidables.

— C’est qui, Baldur Tomasson ? Ton maçon ? demande Sarah en vidant la cruche de sirop dans son assiette.

Gloria rit.

— Baldur Tomasson était le meilleur ami de votre grand-père.