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Beschreibung

Extrait
| I
Ce matin de juin, une amazone et deux cavaliers parcouraient au petit trot la route large, bien entretenue, bordée de vieux arbres, qui conduisait aux forges de Rivalles et à la superbe résidence désignée dans le pays sous le nom de « Château Rose ». L’amazone était jeune, très blonde et d’une incontestable beauté. Les yeux d’un bleu vif avaient beaucoup d’éclat et la fraîcheur du teint pouvait soutenir toutes les comparaisons. Elle montait fort bien, avec beaucoup d’aisance. Son compagnon de gauche fit remarquer :
– Vous devenez une excellente écuyère, Florine.
Celui-là était le directeur des forges, Flavien Parceuil. Bien qu’il eût dépassé largement la soixantaine, il restait d’allure encore jeune et, visiblement, était plein d’activité. Une barbe grise très soignée terminait son visage long et pâle, creusé de petites rides. La bouche avait un pli dur, et les yeux se cachaient fréquemment sous de molles paupières flétries par l’âge.
Le second cavalier n’était autre que Christian Debrennes, vicomte de Tarlay, maître et seigneur non seulement des importantes forges de Rivalles et du Château Rose, mais encore d’une grande partie du pays, fort loin à la ronde.
Le beau Tarlay, comme on l’appelait à Paris et dans tous les endroits à la mode. Il venait d’atteindre ses vingt-trois ans. Cinq ans auparavant, en 1870, il s’était engagé, avait combattu avec une ardente bravoure. Puis, la guerre finie, il avait repris ses études, qu’il menait brillamment, la nature l’ayant doué d’une rare intelligence et d’une extrême facilité, il commençait alors de s’occuper des forges dont son père, toujours malade, laissait la direction à Parceuil, leur parent éloigné. Mais bientôt, le jeune homme n’avait plus guère songé qu’à l’existence mondaine qui lui réservait des succès bien faits pour flatter son orgueil. Adulé chez lui et au dehors, disposant d’une fortune presque sans limites, puisque chaque année les forges prenaient plus d’importance, il était devenu le plus parfait égoïste du monde, n’ayant souci que de satisfaire sa volonté fantasque et ses désirs impérieux...|

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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SOMMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

I

II

III

IV

V

DEUXIÈME PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

TROISIÈME PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

MITSI

DELLY

MITSI

roman

Raanan Editeur

Livre 591 | édition 1

PREMIÈRE PARTIE

I

Ce matin de juin, une amazone et deux cavaliers parcouraient au petit trot la route large, bien entretenue, bordée de vieux arbres, qui conduisait aux forges de Rivalles et à la superbe résidence désignée dans le pays sous le nom de « Château Rose ». L’amazone était jeune, très blonde et d’une incontestable beauté. Les yeux d’un bleu vif avaient beaucoup d’éclat et la fraîcheur du teint pouvait soutenir toutes les comparaisons. Elle montait fort bien, avec beaucoup d’aisance. Son compagnon de gauche fit remarquer :

– Vous devenez une excellente écuyère, Florine.

Celui-là était le directeur des forges, Flavien Parceuil. Bien qu’il eût dépassé largement la soixantaine, il restait d’allure encore jeune et, visiblement, était plein d’activité. Une barbe grise très soignée terminait son visage long et pâle, creusé de petites rides. La bouche avait un pli dur, et les yeux se cachaient fréquemment sous de molles paupières flétries par l’âge.

Le second cavalier n’était autre que Christian Debrennes, vicomte de Tarlay, maître et seigneur non seulement des importantes forges de Rivalles et du Château Rose, mais encore d’une grande partie du pays, fort loin à la ronde.

Le beau Tarlay, comme on l’appelait à Paris et dans tous les endroits à la mode. Il venait d’atteindre ses vingt-trois ans. Cinq ans auparavant, en 1870, il s’était engagé, avait combattu avec une ardente bravoure. Puis, la guerre finie, il avait repris ses études, qu’il menait brillamment, la nature l’ayant doué d’une rare intelligence et d’une extrême facilité, il commençait alors de s’occuper des forges dont son père, toujours malade, laissait la direction à Parceuil, leur parent éloigné. Mais bientôt, le jeune homme n’avait plus guère songé qu’à l’existence mondaine qui lui réservait des succès bien faits pour flatter son orgueil. Adulé chez lui et au dehors, disposant d’une fortune presque sans limites, puisque chaque année les forges prenaient plus d’importance, il était devenu le plus parfait égoïste du monde, n’ayant souci que de satisfaire sa volonté fantasque et ses désirs impérieux.

Ce n’était pas sa grand-mère paternelle, la présidente Debrennes, qui aurait cherché à le détourner de cette voie. Christian, descendant par son aïeule maternelle de la très noble race des vicomtes de Tarlay, et par son grand-père Jacques Douvres, d’une opulente famille de la vieille bourgeoisie d’Île-de-France, avait, assurait-elle, mieux à faire que de diriger par lui-même ces forges qu’il avait plu audit grand-père, homme d’une activité dévorante, d’établir dans ce pays, près du château de Rivalles, bâti par les Tarlay au cours du XVIIe siècle.

Flavien Parceuil, de son côté, trouvait cette situation fort à son gré. Il y avait en cet homme un besoin de domination, ou plutôt de tyrannie qu’il pouvait assouvir dans la direction dont Christian lui abandonnait l’entière responsabilité.

Laissant de côté le chemin qui menait aux forges, les promeneurs s’engageaient dans la magnifique allée de hêtres au bout de laquelle se dressait une grille immense, chef-d’œuvre de ferronnerie. Au-delà s’étendait une cour d’imposantes proportions. À droite et à gauche, des bosquets touffus dissimulaient communs et écuries. En face, dans la chaude lumière de juin, apparaissait un délicieux petit palais dans le style du XVIIe siècle, décoré de marbre rose et formant un corps de logis principal avec deux ailes en retour.

Comme l’amazone et les cavaliers allaient atteindre la grille, ils dépassèrent une femme et une petite fille qui marchaient d’un pas lassé. La femme était grande, forte, d’aspect commun, vêtue en campagnarde endimanchée. La petite fille portait une robe mal faite, d’étoffe grossière, qui engonçait complètement son frêle petit corps. Un affreux chapeau de paille brune, garni d’un ruban fané, s’enfonçait jusqu’à ses yeux, cachant ainsi presque tout son visage menu et très brun. Elle portait un sac qui paraissait assez lourd et sa compagne avait au bras un pesant cabas. Au moment où le cheval de Florine passait près d’elle, il se cabra, recula et la renversa. Un cri d’effroi s’échappa des lèvres de la femme. Christian, qui se trouvait en avant de ses compagnons, se détourna et demanda vivement :

– Eh bien ! qu’y a-t-il ? Cette enfant est-elle blessée ?

Mais déjà elle se relevait, en disant d’une voix tremblante :

– Non, je n’ai rien...

Petite sotte, ne pouviez-vous marcher tout au nord de la route ? s’écria sèchement Florine.

Parceuil dit entre ses dents :

– Voilà des gens que Laurent va mettre promptement à la porte, j’imagine.

Christian avait fait repartir sa monture. Il restait silencieux, avec son air distrait et hautain des mauvais jours. Florine glissait vers lui des regards inquiets et brûlants dont il ne paraissait pas s’apercevoir.

Des palefreniers, qui guettaient le retour des promeneurs, vinrent prendre les chevaux tandis que Christian, la jeune fille et Parceuil entraient dans le vestibule aux murs couverts de porphyre et que décoraient des statues d’une grande beauté.

L’une des portes à double battant donnant sur ce vestibule était ouverte, laissant voir un salon à trois fenêtres où se trouvaient en ce moment deux personnes. L’une d’elles, une femme âgée, aux traits accusés, vêtue de faille vert foncé, quitta le fauteuil qu’elle occupait et s’avança en demandant :

– Eh bien, avez-vous fait bonne promenade ?

Elle s’adressait à tous, mais son regard s’attachait plus particulièrement à Christian. Ce fut lui qui répondit avec indifférence :

– Mais oui, grand-mère... La chaleur n’était pas trop forte encore... n’est-ce pas, Florine ?

– Non... un temps délicieux, chère marraine !

La présidente inclina la tête en signe de satisfaction, tout en glissant un coup d’œil complaisant vers le beau couple que formaient sa filleule et son petit-fils, en ce moment l’un près de l’autre.

Florine, mince et souple, atteignait presque la taille cependant élevée de Christian. Sa chevelure semblait plus blonde encore près des épaisses boucles brunes que le jeune homme venait de découvrir pour saluer sa grand-mère, en lui baisant la main.

Parceuil demanda, tout en serrant à son tour cette main blanche garnie de fort belles bagues anciennes :

– Comment va Louis, ce matin ?

La présidente se détourna à demi, en jetant un coup d’œil vers la fenêtre la plus éloignée. Un homme était assis là, enfoncé dans les coussins d’une bergère. Son pâle visage creusé témoignait des ravages faits par la maladie. Dans les yeux noirs très doux, une profonde tristesse paraissait à demeure et disparut à peine pendant quelques secondes quand Christian, entrant dans le salon, vint à lui et se pencha pour lui prendre la main en demandant :

– Vous sentez-vous mieux, ce matin, mon père ?

– Non, pas mieux du tout, mon enfant.

Il enveloppait d’un regard d’ardente tendresse, où passait une lueur d’orgueil, le beau garçon élégant, d’une distinction raffinée, qui était son fils unique.

À mi-voix, répondant à l’interrogation de Parceuil, la présidente disait à ce moment même :

– Il a été fort souffrant cette nuit. Marcelin a dû se lever pour lui donner de la morphine.

Puis elle se recula et entra dans le salon où la suivirent M. Parceuil et Florine.

Louis Debrennes demanda, avec un accent un peu voilé :

– Tout va bien aux forges, Flavien ?

– Mais oui, cher ami. Avec mon système, c’est-à-dire la poigne de fer, cela marche toujours, en dépit des récriminations qui, d’ailleurs, n’osent s’exprimer tout haut.

La présidente approuva, tout en reprenant place dans le fauteuil qu’elle occupait en face de son fils.

– Vous êtes fait pour gouverner ces gens obtus et insupportables, Flavien. Aussi ai-je vu avec plaisir Louis se désintéresser complètement de cette direction. Sa trop grande faiblesse n’aurait pu que nuire aux intérêts de Christian.

M. Debrennes avoua :

– En effet, je ne savais pas résister aux sollicitations. Mais vous, Flavien, peut-être exagérez-vous en sens contraire...

La présidente l’interrompit :

– Non, non, pas le moins du monde ! Un chef d’industrie ne peut se permettre des sensibleries, mon cher Louis.

Ce « mon cher Louis » fut prononcé avec un accent de condescendance un peu dédaigneuse, assez habituel chez la présidente Debrennes à l’égard de son fils. Cette imposante dame au front orgueilleux, à l’âme froide et méprisante pour tout ce qui n’était pas la haute société dont elle faisait partie, avait toujours combattu chez Louis une vive tendance à l’indulgence, à la compassion pour les misères d’autrui. La vanité, en elle, le disputait à une complète sécheresse de cœur et à une ambition que seule avait pu assouvir l’union de son fils avec la fille de Jacques Douvres, l’opulent maître de forges, et de Jeanne de Tarlay, dernière descendante des puissants seigneurs normands de ce nom.

Louis Debrennes n’insista pas davantage. Depuis longtemps il avait renoncé à lutter contre sa mère et Parceuil.

La belle Florine s’était rapprochée de Christian. Elle demanda d’une voix aux modulations caressantes, en le couvrant d’un regard ardent et humble à la fois :

– Viendrez-vous me donner quelques conseils pour ma peinture, ce matin ?

Il lui jeta un coup d’œil de côté. On disait, dans le monde, que les femmes les mieux douées d’aplomb ne pouvaient supporter sans baisser les yeux le regard de ces prunelles étincelantes, où l’ironie semblait à demeure, se faisant tour à tour caressante ou impérieuse. Ces yeux d’un bleu foncé, qui semblaient noirs à certains moments, étaient doués d’un charme dominateur dont Florine n’était pas la première à faire l’expérience.

Négligemment, le jeune homme répondit :

– Peut-être.

À ce moment, la porte du vestibule fut ouverte, puis un domestique apparut au seuil du salon.

– Qu’est-ce, Baptiste ? demanda Mme Debrennes.

– Madame la présidente, il y a là une femme avec une petite fille qui demande à voir M. Parceuil.

Florine fit observer :

– Ce doivent être celles que nous avons dépassées tout à l’heure, près de la grille...

Parceuil fronça les sourcils.

– Êtes-vous fou, Baptiste ?... Vous auriez déjà dû mettre ces gens-là dehors... Et d’abord, comment Laurent les a-t-il laissées entrer ?

– La femme prétend que Monsieur connaît bien la petite fille, qu’il est son tuteur...

Parceuil tressaillit ; une lueur s’alluma dans son regard pendant quelques secondes.

La présidente avait eu un brusque mouvement de surprise et de colère. Quant à Louis Debrennes, il devint plus pâle encore et quelques mouvements nerveux agitèrent son visage.

Mme Debrennes dit avec irritation :

– Que signifie cela ?... Pourquoi nous envoie-t-on cette enfant ?

Parceuil dit entre ses dents :

– C’est ce que je vais voir.

Il ordonna :

– Faites entrer dans le vestibule, Baptiste.

Et lui-même se dirigea de ce côté.

Christian demanda :

– C’est la fille de la ballerine ?

La présidente inclina affirmativement la tête. Puis elle expliqua :

– Sa nourrice est morte il y a un mois. Flavien avait écrit au mari de cette femme pour qu’il continue de garder l’enfant... Et voilà que cet individu la renvoie, sans prévenir ! C’est inconcevable !

Elle se dirigea à son tour vers le vestibule, d’un pas majestueux.

Florine se tourna vers Christian, en demandant :

– De quelle ballerine parlez-vous ?

– Un cousin germain de ma mère, Georges Douvres, avait connu à Vienne une danseuse hongroise dont il eut une fille. Il périt dans un incendie, peu avant la naissance de l’enfant. Cette femme prétendit alors qu’ils avaient été mariés, que la petite était la fille légitime de Georges. Mais elle ne put montrer aucune pièce à l’appui de ses dires. Parceuil s’occupait de l’affaire, car mon grand-père Douvres était à ce moment fort malade... Sur ces entrefaites, on trouva la danseuse morte un matin, étouffée par un mystérieux assassin dont on ne put retrouver la trace. Parceuil, voyant l’enfant seule au monde, en eut compassion et la ramena en France. Il la confia à une paysanne normande, et elle est restée là jusqu’à ces derniers jours...

Tout en parlant, Christian s’avançait vers le vestibule et Florine le suivit. Ils arrivèrent au moment où, sur les pas du valet, apparaissait la femme, une forte Normande à la mine décidée, qui tenait par la main l’enfant visiblement intimidée.

Parceuil apostropha l’arrivante, sans aménité :

– Pourquoi m’amenez-vous cette petite ?... À quoi songe donc Larue ?

– Voilà, monsieur, ce pauvre Larue est quasiment fou depuis la mort de sa femme. Il ne veut plus garder Mitsi, et comme je venais à Paris, il a profité de l’occasion pour me confier l’enfant et me charger de vous l’amener.

La femme s’exprimait avec assurance et ne paraissait aucunement gênée par les regards mécontents ou furieux qui s’attachaient à elle.

Parceuil dit avec une colère difficilement contenue :

– Il aurait pu au moins se donner la peine de me prévenir, cet individu, avant de m’expédier cette petite !... J’aurais pris alors des dispositions en conséquence.

– Il n’est guère capable de réfléchir en ce moment, le pauvre !... Et puis, Mitsi ne vous gênera guère, dans ce grand château. Elle est bien élevée la mignonne, et saura se tenir tranquille.

Parceuil dit brusquement :

– C’est bon, laissez-la, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement... Que vous dois-je pour votre dérangement et le voyage de l’enfant ?

– Rien du tout, monsieur. Larue m’a donné l’argent nécessaire sur le trimestre que vous lui aviez envoyé... Alors, messieurs, mesdames et la compagnie, je vous salue bien.

Elle se pencha vers l’enfant, qui demeurait immobile, sa main brune, toute petite, serrant convulsivement les gros doigts rouges de la Normande.

– Au revoir, Mitsi. Soyez bien sage, n’est-ce pas ?

La petite fille leva la tête, et cette fois ses yeux apparurent, dans l’ombre du vilain chapeau brun. C’étaient des yeux extraordinairement beaux et vivants, d’un brun velouté, doré, sur lesquels tremblaient de longs cils noirs. En ce moment, ils exprimaient une angoisse telle que le cœur peu sensible de la Normande en fut ému.

– Allons, allons, ma belle, ne vous faites pas de chagrin. Ces messieurs et ces dames ne vous avaleront pas... Embrassez-moi, ma petite Mitsi.

L’enfant offrit sa joue au baiser sonore de sa compagne. Puis celle-ci, après un petit salut, franchit la porte du vestibule que tenait ouverte le valet.

Mitsi demeurait seule en face de Parceuil et de la présidente qui, tous deux, ne cherchaient pas à dissimuler leur vive contrariété. Plus loin, Christian s’appuyait au chambranle de la porte. Il considérait avec indifférence la scène qui se passait devant lui, tout en frappant à petits coups sa botte, de la cravache qu’il tenait à la main. Près de lui, Florine jetait des regards dédaigneux sur la petite créature engoncée dans sa vieille robe fripée par le voyage.

La présidente demanda, en se tournant vers Parceuil :

– Eh bien, qu’allons-nous faire, Flavien ?

– Je vais y réfléchir... En attendant, Léonie pourrait s’en occuper ?

– Évidemment... Mais on ne dirait jamais que cette petite a treize ans !

Florine répéta d’un ton stupéfait :

– Treize ans ?... Ce n’est pas possible ! Elle en paraît huit !

– C’est ainsi pourtant... Êtes-vous bien portante, petite ?

Une voix un peu tremblante, au timbre harmonieux, répondit :

– Je n’ai jamais été malade, madame.

– Alors, pourquoi êtes-vous si chétive ? Vous aviez cependant de quoi manger chez les Larue ?

– Oui, madame.

La présidente eut un léger mouvement d’épaules, en disant entre ses dents :

– Sait-on d’où elle sort, et quelles tares physiques ou morales existent dans sa famille ?

Mitsi l’entendit sans doute, car elle tressaillit, et ses yeux exprimèrent une sorte d’angoisse, pendant quelques secondes.

Parceuil étendit la main vers une des banquettes garnies de tapisserie qui se trouvaient dans le vestibule.

– Assieds-toi là. Tout à l’heure, la femme de charge s’occupera de toi.

Et, tournant le dos, il vint à Christian.

– Voulez-vous, mon cher ami, me donner votre avis au sujet de l’affaire dont je vous parlais hier ?

– Non, Parceuil, agissez pour le mieux. J’ai toute confiance dans vos capacités.

– Je vous en remercie, mon cher Christian. À tout à l’heure.

Il se dirigea vers une des autres portes ouvrant sur le vestibule... Bien que sa résidence habituelle fût aux forges, dans un élégant pavillon, il avait ici un appartement où il demeurait fréquemment pendant le séjour des Debrennes à Rivalles. Pour la présidente, il était une sorte de confident, de conseiller très influent. Louis Debrennes subissait passivement sa domination. Seul, Christian, par son caractère indépendant, volontaire et orgueilleux, échappait au joug que Flavien Parceuil faisait peser autour de lui.

Sans plus s’occuper de Mitsi, la présidente revenait au salon. Elle s’arrêta près de son petit-fils, en demandant :

– Quand attends-tu tes amis, mon cher enfant ?

On n’aurait pu croire que cette intonation douce, caressante, sortît de la même bouche qui parlait tout à l’heure à l’enfant avec tant de sécheresse.

Sans quitter son attitude nonchalante, Christian répondit :

– Demain ou après-demain, grand-mère.

Florine dit avec vivacité :

– Ce sera charmant !... Nous organiserons des choses amusantes. J’ai trente-six idées en tête, figurez-vous ! Tiens, à propos, j’aurai besoin d’une petite bohémienne, pour réaliser l’une d’elles ! La petite là-bas, fera tout à fait mon affaire... Comment l’appelez-vous ? Mitsi ? Où a-t-on été cherché ce nom-là ?

Mme Debrennes expliqua :

– C’est celui que sa mère lui avait donné. Parceuil n’a pas cru devoir le changer, car cela n’avait aucune importance. Cette enfant ne peut d’ailleurs que nous être antipathique, vu son origine et les tares morales qu’elle doit porter en elle. Par charité, nous ne la laisserons pas à l’abandon, nous lui donnerons les moyens de vivre modestement plus tard – si elle reste honnête, ce dont nous pouvons douter ! Mais j’avoue que je dois me faire violence, pour ne pas rejeter loin de mes yeux la fille de cette misérable ballerine !

Comme la présidente ne prenait pas la peine de baisser la voix, chacune de ses paroles devait être entendue par la petite fille assise dans le vestibule.

Christian eut un rire moqueur.

– Ne soyez pas en peine du sort de cette jeune personne, grand-mère. Avec des yeux comme les siens, dans quelques années d’ici, elle ne sera pas embarrassée pour se tirer d’affaire, sans votre aide.

– Quoi donc ?... Qu’ont-ils donc de particulier, ses yeux ?

Il rit de nouveau.

– Vous ne les avez donc pas vus ?... Regardez-les bien, et vous constaterez qu’ils sont extraordinaires... Des yeux de feu, positivement. Ils paraissent d’autant plus singuliers dans ce petit visage d’enfant, sans beauté. Mais ils suffiront à faire de votre protégée une personne peu banale.

Sur ces mots, il quitta le salon, par une des portes latérales donnant sur le large corridor qui desservait toutes les pièces du château.

La présidente se tourna vers sa filleule :

– Va te déshabiller, chère belle.

Quand la jeune fille eut disparu, Mme Debrennes fit observer, en s’asseyant de nouveau en face de son fils :

– Cette Florine est délicieuse !... Un caractère charmant, une beauté qui s’affirme chaque jour... Christian paraît la trouver à son goût et je m’en réjouis.

Louis sembla faire effort pour chasser une pensée absorbante.

– Vous m’étonnez, ma mère. Je croyais que vous souhaitiez pour lui une jeune fille pourvue à la fois d’une origine très aristocratique et d’une très grosse dot.

– J’ai eu en effet cette ambition... Mais depuis que je vois quelle femme charmante est Florine, je me demande si ce n’est pas elle, tout simplement, qui ferait le bonheur de notre cher Christian.

– Oui, c’est possible...

De nouveau, M. Debrennes semblait ressaisi par sa préoccupation... Pendant un instant il regarda sa mère qui reprenait le livre abandonné au moment de l’arrivée des promeneurs. Puis il dit, avec une hésitation dans la voix :

– Si, pourtant, cette petite était bien la fille légitime de Robert Douvres ?

Mme Debrennes eut un sursaut et attacha sur son fils un regard chargé d’indignation :

– Es-tu fou ?... À quel propos ce doute ? Parceuil a pu constater le mensonge de cette femme.

– Oui... certainement. Mais pourtant, ces paroles rapportées par le valet de chambre... Et Georges avec sa nature scrupuleuse, était de ceux qui réparent leurs fautes, quoi qu’il puisse leur en coûter.

Une rougeur de colère monta au visage de la présidente et sa voix trembla d’irritation en ripostant :

– Georges était une nature faible, influençable, proie toute désignée pour une intrigante. Mais, comme tous les Douvres, il avait l’orgueil de son vieux nom, pur de toute tache, et n’aurait pas été le donner à une femme de cette sorte !

– Je suis de votre avis sur ce point. Mais cette Ilka Drovno était-elle bien la créature déchue que nous a représentée Parceuil ? Celui-ci, je l’ai remarqué parfois, n’est pas toujours l’impartialité même, et dans son zèle pour défendre les intérêts de mon beau-père et de Christian, il a pu exagérer...

Mme Debrennes leva les mains au plafond, dans un geste d’indignation fort dramatique.

– Et c’est toi, Louis, toi qui bénéficies chaque jour de son dévouement... c’est toi qui oses de telles insinuations contre cet excellent Parceuil ! Oh ! si la Providence ne nous avait opportunément délivrés de cette créature, elle aurait eu beau jeu de venir faire du chantage près de toi, pauvre cœur naïf ! Non, mon enfant, calme les scrupules de ta conscience, car nous n’avons rien à nous reprocher, bien au contraire. En nous occupant de cette enfant, dont rien ne nous garantit même qu’elle soit la fille de Georges, nous faisons plus, beaucoup plus que notre devoir.

Louis ne répliqua pas, cette fois. Un pli soucieux demeurait pourtant sur son front... Mme Debrennes reprit sa lecture. Mais de temps à autre, elle glissait vers son fils un regard assombri, où passait une lueur de colère mêlée d’une sorte d’inquiétude.

II

En se réveillant le lendemain dans l’étroite petite chambre que lui avait attribuée Léonie, la femme de charge, Mitsi se demanda un moment où elle se trouvait... Puis le souvenir lui revint, accompagné de la souffrance poignante qui, la veille, l’avait fait sangloter longtemps dans la nuit.

Seule ici, au milieu d’étrangers qu’elle avait pressentis aussitôt hostiles, ou tout au moins indifférents, elle se sentait comme perdue et sa pauvre jeune âme en détresse avait peine à se ressaisir.

Pourtant son existence chez les Larue n’avait rien eu de particulièrement heureux. Sa nourrice n’était pas mauvaise pour elle et la soignait bien ; mais elle n’avait pas une nature affectueuse et ne comprenait rien à l’âme ardente, délicate et très affinée de cette enfant que Parceuil lui avait confiée en disant :

– Apprenez-lui à travailler pour gagner sa vie, car elle n’a rien à attendre de personne en ce monde.

Euphémie Larue avait plus d’une fois répété ces paroles à sa nourrissonne, et avait mis en pratique l’invitation de celui qui s’était présenté comme le tuteur de la petite fille. Mais elle avait eu soin de ménager les forces de cette petite Mitsi, dont l’enfance était délicate. M. Parceuil payait une somme convenable, qui ferait défaut dans le ménage si l’enfant venait à mourir... Mitsi avait donc été employée de préférence aux travaux de l’intérieur ; elle avait gardé les vaches, besogne peu fatigante, et mené les oies à la pâture. Euphémie ne négligeait pas non plus de l’envoyer au catéchisme et à l’école. À l’un et à l’autre, Mitsi Vrodno – c’était le nom de sa mère – avait fait montre d’une vive intelligence et d’un grand désir d’apprendre davantage.

Elle n’avait pas d’amies, parmi les petites paysannes des alentours. Son caractère était réservé, un peu sauvage. Elle passait des heures en songeries tristes, tout en gardant le bétail dans les prés des Larue. Presque toujours, sa pensée revenait vers l’énigme de sa naissance. Une nièce de sa nourrice, la grosse Céline Dublanc, qui était jalouse d’elle, lui avait dit un jour, avec un ricanement mauvais :

– On ne sait pas d’où tu sors... Tes parents, qui étaient-ils ?... Pas grand-chose de bon, probablement.

Ces paroles avaient pénétré profondément dans l’âme vibrante de Mitsi. La nourrice, questionnée par elle, répondait en toute bonne foi :

– C’est vrai qu’on ne sait pas qui c’est. M. Parceuil m’a dit qu’ils étaient morts et que tu n’avais personne au monde qui puisse s’occuper de toi, sauf lui, qui le fait par charité.

Mitsi, à dater de ce moment, était devenue de plus en plus songeuse et mélancolique – de plus en plus sauvage, disaient les gens du pays. Son jeune cœur se fermait sur les trésors d’affection qu’il contenait, sa nature délicate recherchait la solitude, dans un secret désir de fuir les contacts vulgaires. Euphémie, tout en disant : « La drôle d’enfant ! » la laissait libre sur ce point, dont elle se souciait peu.

Et tout à coût, la petite créature un peu farouche se trouvait transplantée dans ce milieu étranger, complètement différent de celui où elle avait vécu jusqu’alors. Elle avait entrevu des splendeurs dont elle n’avait jusque-là aucune idée. Des personnages inconnus l’avaient toisée avec dédain... Et elle avait entendu les paroles prononcées par l’imposante vieille dame, avec tant d’écrasant mépris.

Ainsi donc, elle n’était pour ces étrangers qu’un être antipathique dont on s’occupait seulement par charité... On paraissait même douter qu’elle fût honnête plus tard, et l’on devait se faire violence pour ne pas rejeter loin de soi « la fille de cette misérable ballerine ».

Une ballerine ?... Cette expression ne disait rien à Mitsi. Mais à l’accent de la vieille dame, elle comprenait que celle-ci considérait une personne de cette sorte comme un rebut d’humanité.

Maintenant, elle se tenait assise sur le lit, son corps frêle un peu penché, les mains jointes et crispées. Autour de son mince petit visage, les cheveux s’éparpillaient en boucles courtes, d’un noir brillant. Elle était ainsi d’une grâce touchante, la petite Mitsi, et ses beaux yeux pleins d’angoisse auraient attendri un cœur de fauve.

Mais Léonie, la femme de charge, ignorait toute sensibilité. Elle entra brusquement, l’air revêche, la parole autoritaire...

– Pas encore levée ?... Voulez-vous bien vous dépêcher, petite fainéante ? Dans un quart d’heure, j’enverrai quelqu’un pour vous chercher et vous mener déjeuner. Puis vous reviendrez faire votre chambre... Et tâchez de vous conduire de telle sorte qu’on ne s’aperçoive pas que vous êtes ici.

Pauvre Mitsi, elle ne demandait que cela : passer inaperçue. Mais il lui fallut, ce jour-là, subir la curiosité des domestiques, avec lesquels la présidente avait décrété qu’elle prendrait ses repas. Encore n’était-ce que le personnel secondaire, l’autre – premiers valets et femmes de chambre, premiers cochers et autres importants personnages de cette catégorie – faisaient bande à part du menu fretin.

La timidité un peu farouche de Mitsi fut prise aussitôt pour de la fierté. Une jeune et très élégante femme de chambre se moqua de ses gros souliers, de ses bas épais, de sa vieille robe mal faite. Une autre, grande fille pâle, aux yeux tristes, prit la défense de l’enfant.

– Laissez-la donc, Adrienne. Ce n’est pas sa faute si elle est pauvrement mise, cette petite.

Adrienne haussa les épaules.

– Eh bien, quoi, on ne peut plus s’amuser ?... Toujours prêcheuse, Marthe !... Tenez, regardez-moi donc quel air fiérot elle prend, cette petite mendiante !

Les autres se mirent à rire. Seule, Marthe considéra avec un intérêt compatissant la jeune fille qui rougissait, en essayant de faire bonne contenance.

Dans la journée du lendemain, quatre hôtes arrivèrent au Château Rose. C’étaient des jeunes gens amis de Christian : Ludovic Nautier, fils d’un peintre en renom, Thibaud de Montrec, Alban des Sarcettes et Olaüs Svengred, un Suédois qui avait été le plus intime camarade d’enfance de M. de Tarlay.

Ils venaient passer deux ou trois semaines à Rivalles, dont l’hospitalité fastueuse était bien connue et les chasses renommées dans toute la haute société européenne.

Puis, la semaine suivante, arriveraient d’autres invités, parmi lesquels devait se trouver la jeune comtesse Wanzel, qui appartenait à une des plus nobles familles d’Autriche. Elle était veuve et fort riche. Christian avait fait sa connaissance l’année précédente, pendant un séjour à Vienne. Elle venait passer quelques mois en France et avait manifesté le désir de connaître Rivalles. Tout aussitôt, Mme Debrennes, qui faisait les honneurs chez son petit-fils, lui avait adressé une invitation en règle à laquelle la jeune femme avait gracieusement répondu.

– Voilà qui va faire faire la grimace à Mlle Dubalde, disait Adrienne, spécialement attachée à Florine. « Elle est folle de M. le vicomte et ne sait quelles coquetteries imaginer pour lui plaire. Aussi verra-t-elle d’un mauvais œil cette noble étrangère, qui se rangera peut-être parmi ses nombreuses rivales. »

Martial, le second valet de chambre de M. de Tarlay, répliqua en riant :

– Oh ! elle y est déjà ! Vous pouvez penser qu’à Vienne, M. le vicomte était aussi remarqué qu’à Paris, et la comtesse Wanzel passait pour l’une de ses plus dévotes admiratrices... Mais je doute qu’elle lui plaise. Elle n’est pas jolie, on la dit peu intelligente...

– Oui, mais elle est d’une grande famille, et sa solitude intérieure, comme à La Ménardière, chez sa fortune est très considérable. M. le vicomte la trouvera peut-être à son goût pour l’épouser...

– Ça, je n’en sais rien... Mais je serais bien étonné qu’il songe à se marier si jeune. Il aimera mieux garder sa liberté pendant quelques années encore.

Adrienne leva les épaules en répliquant ironiquement :

– Avec ça qu’il se gênera pour la garder quand même !

Mitsi écoutait ces entretiens sans y apporter beaucoup d’attention. Elle continuait de vivre dans une nourrice. Le premier moment de curiosité passé, les domestiques ne s’occupaient plus d’elle. Seule, Marthe, la pâle jeune fille qui remplissait les fonctions de lingère, lui adressait parfois quelques mots d’amitié. Quand l’enfant avait fait les menus travaux dont la chargeait Léonie, elle était libre de s’en aller errer dans les merveilleux jardins et dans le parc immense qui s’en allait rejoindre la forêt, propriété, elle aussi, du vicomte de Tarlay. Elle y passait une partie de ses journées, évitant soigneusement de rencontrer aucun des habitants du château. De loin, un jour, elle avait aperçu la belle Florine et la majestueuse présidente, puis une autre fois, le jeune vicomte et deux de ses amis... Elle se demandait avec anxiété ce qu’on allait faire d’elle, et si les personnages disposant de son sort ne l’oubliaient pas.

Un après-midi, comme elle songeait tristement, assise au pied d’un arbre, elle vit surgir près d’elle un des grands valets portant la livrée de Tarlay.

– Ah ! je vous trouve enfin !... Ce n’est pas malheureux ! Allons, ouste ! venez vite ! Mlle Dubalde vous demande.

Mitsi savait que cette demoiselle Dubalde était la jeune fille blonde entrevue par elle le jour de son arrivée. Tout en suivant le domestique, elle se demandait :

« Que me veut-elle ?... Peut-être va-t-elle me dire ce qu’on fera de moi ? »