Monsieur Bergeret à Paris - Anatole France - E-Book

Monsieur Bergeret à Paris E-Book

Anatole France

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Beschreibung

Le hasard ou quelque dieu bienfaisant. à moins que ce ne soit simplement le jeu des hiérarchies universitaires, donne au professeur Bergeret une chaire à Paris. Les rêves de M.Beqrgeret se sont réalisés. Il a gagné la considération de ses pairs et obtenu sa nomination à la Sorbonne. Il s'installe à Paris. La République est encore divisée par l'affaire Dreyfus, affaiblie par le scandale de Panama et agitée par les complots royalistes. Avec sa sérénité coutumière, le sage universitaire traverse cette période fiévreuse en rêvant d'une Cité idéale où l'extinction du paupérisme et l'abolition de la propriété ramèneraient l'âge d'or. En attendant ces temps hypothétiques, il faut se contenter du spectacle éblouissant et dérisoire de cette " Belle Epoque " qu s'achève dans des flonflons de kermesse. L'Exposition universelle a commencé. Les foules se rendent à Longchamp pour acclamer l'armée française. Es français n'ont jamais eu de goût durable pour la tragédie.

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Monsieur Bergeret à Paris

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1

Monsieur Bergeret à Paris

Anatole France

2

Chapitre I

1

M. Bergeret était à table et prenait son repas modique du soir ;

Riquet était couché à ses pieds sur un coussin de tapisserie. Riquet

avait l’âme religieuse et rendait à l’homme des honneurs divins. Il

tenait   son   maître   pour   très   bon   et   très   grand.   Mais   c’est

principalement quand il le voyait à table qu’il concevait la grandeur

et la bonté souveraines de M. Bergeret. Si toutes les choses de la

nourriture   lui   étaient   sensibles   et   précieuses,   les   choses   de   la

nourriture humaine lui étaient augustes. Il vénérait la salle à manger

comme   un   temple,   la   table   comme   un   autel.   Durant   le   repas,   il

gardait sa place aux pieds du maître, dans le silence et l’immobilité.

— C’est un petit poulet de grain, dit la vieille Angélique en posant

le plat sur la table.

— Eh bien ! veuillez le découper, dit M. Bergeret, inhabile aux

armes, et tout à fait incapable de faire œuvre d’écuyer tranchant.

— Je veux bien, dit Angélique ; mais ce n’est pas aux femmes,

c’est aux messieurs à découper la volaille.

— Je ne sais pas découper.

— Monsieur devrait savoir.

Ces propos n’étaient point nouveaux ; Angélique et son maître les

échangeaient chaque fois qu’une volaille rôtie venait sur la table. Et

ce n’était pas légèrement, ni certes pour épargner sa peine, que la

servante s’obstinait à offrir au maître le couteau à découper, comme

1 Les volumes de l’Histoire contemporaine qui précèdent celui­ci ont pour titre :

L’Orme du mail. Le Mannequin d’Osier. L’Anneau d’Améthyste.

3

un signe de l’honneur qui lui était dû. Parmi les paysans dont elle

était sortie et chez les petits bourgeois où elle avait servi, il est de

tradition que le soin de découper les pièces appartient au maître. Le

respect   des   traditions   était   profond   dans   son   âme   fidèle.   Elle

n’approuvait pas que M. Bergeret y manquât, qu’il se déchargeât sur

elle d’une fonction magistrale et qu’il n’accomplît pas lui­même son

office de table, puisqu’il n’était pas assez grand seigneur pour le

confier à un maître d’hôtel, comme font les Brécé, les Bonmont et

d’autres à la ville ou à la campagne. Elle savait à quoi l’honneur

oblige un bourgeois qui dîne dans sa maison et elle s’efforçait, à

chaque occasion, d’y ramener M. Bergeret.

— Le couteau est fraîchement affûté. Monsieur peut bien lever

une aile. Ce n’est pas difficile de trouver le joint, quand le poulet est

tendre.

— Angélique, veuillez découper cette volaille.

Elle obéit à regret, et alla, un peu confuse, découper le poulet sur

un coin du buffet. À l’endroit de la nourriture humaine, elle avait des

idées   plus   exactes   mais   non   moins   respectueuses   que   celles   de

Riquet.

Cependant M. Bergeret examinait, au dedans de lui­même, les

raisons du préjugé qui avait induit cette bonne femme à croire que le

droit de manier le couteau à découper appartient au maître seul. Ces

raisons,   il   ne   les   cherchait   pas   dans   un   sentiment   gracieux   et

bienveillant   de   l’homme   se   réservant   une   tâche   fatigante   et   sans

attrait. On observe, en effet, que les travaux les plus pénibles et les

plus dégoûtants du ménage demeurent attribués aux femmes, dans le

cours   des   âges,   par   le   consentement   unanime   des   peuples.   Au

contraire, il rapporta la tradition conservée par la vieille Angélique à

cette   antique   idée   que   la   chair   des   animaux,   préparée   pour   la

nourriture de l’homme, est chose si précieuse, que le maître seul peut

et doit la partager et la dispenser. Et il rappela dans son esprit le divin

porcher Eumée recevant dans son étable Ulysse qu’il ne reconnaissait

pas, mais qu’il traitait avec honneur comme un hôte envoyé par Zeus.

« Eumée se leva pour faire les parts, car il avait l’esprit équitable. Il

fit sept parts. Il en consacra une aux Nymphes et à Hermès, fils de

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Maia, et il donna une des autres à chaque convive. Et il offrit, à son

hôte, pour l’honorer, tout le dos du porc. Et le subtil Ulysse s’en

réjouit et dit à Eumée : — Eumée, puisses­tu toujours rester cher à

Zeus paternel, pour m’avoir honoré, tel que je suis, de la meilleure

part ! »

Et M. Bergeret, près de cette vieille servante, fille de la terre

nourricière, se sentait ramené aux jours antiques.

— Si monsieur veut se servir ?…

Mais il n’avait pas, ainsi que le divin Ulysse et les rois d’Homère,

une faim héroïque. Et, en dînant, il lisait son journal ouvert sur la

table. C’était là encore une pratique que la servante n’approuvait pas.

— Riquet, veux­tu du poulet ? demanda M. Bergeret. C’est une

chose excellente.

Riquet ne fit point de réponse. Quand il se tenait sous la table,

jamais il ne demandait de nourriture. Les plats, si bonne qu’en fût

l’odeur, il n’en réclamait point sa part. Et même il n’osait toucher à

ce qui lui était offert. Il refusait de manger dans une salle à manger

humaine. M. Bergeret, qui était affectueux et compatissant, aurait eu

plaisir   à   partager   son   repas   avec   son   compagnon.   Il   avait   tenté,

d’abord, de lui couler quelques menus morceaux. Il lui avait parlé

obligeamment,   mais   non   sans   cette   superbe   qui   trop   souvent

accompagne la bienfaisance. Il lui avait dit :

— Lazare, reçois les miettes du bon riche, car pour toi, du moins,

je suis le bon riche.

Mais   Riquet   avait   toujours   refusé.   La   majesté   du   lieu

l’épouvantait.   Et   peut­être   aussi   avait­il   reçu,   dans   sa   condition

passée, des leçons qui l’avaient instruit à respecter les viandes du

maître.

Un jour, M. Bergeret s’était fait plus pressant que de coutume. Il

avait tenu longtemps sous le nez de son ami un morceau de chair

délicieuse. Riquet  avait  détourné  la  tête  et,  sortant  de  dessous la

nappe, il avait regardé le maître de ses beaux yeux humbles, pleins de

douceur et de reproche, qui disaient :

— Maître, pourquoi me tentes­tu ?

Et, la queue basse, les pattes fléchies, se traînant sur le ventre en

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signe d’humilité, il était allé s’asseoir tristement sur son derrière,

contre la porte. Il y était resté tout le temps du repas. Et M. Bergeret

avait admiré la sainte patience de son petit compagnon noir.

Il connaissait donc les sentiments de Riquet. C’est pourquoi il

n’insista pas, cette fois. Il n’ignorait pas d’ailleurs que Riquet, après

le dîner auquel il assistait avec respect, irait manger avidement sa

pâtée, dans la cuisine, sous l’évier, en soufflant et en reniflant tout à

son aise. Rassuré à cet endroit, il reprit le cours de ses pensées.

C’était   pour   les   héros,   songeait­il,   une   grande   affaire   que   de

manger. Homère n’oublie pas de dire que, dans le palais du blond

Ménélas, Étéonteus, fils de Boéthos, coupait les viandes et faisait les

parts.   Un   roi   était   digne   de   louanges   quand   chacun,   à   sa   table,

recevait sa juste part du bœuf rôti. Ménélas connaissait les usages.

Hélène   aux   bras   blancs   faisait   la   cuisine   avec   ses   servantes.   Et

l’illustre   Étéonteus   coupait   les   viandes.   L’orgueil   d’une   si   noble

fonction reluit encore sur la face glabre de nos maîtres d’hôtel. Nous

tenons au passé par des racines profondes. Mais je n’ai pas faim, je

suis   petit   mangeur.   Et   de   cela   encore   Angélique   Borniche,   cette

femme primitive, me fait un grief. Elle m’estimerait davantage si

j’avais l’appétit d’un Atride ou d’un Bourbon.

M. Bergeret en était à cet endroit de ses réflexions, quand Riquet,

se levant de dessus son coussin, alla aboyer devant la porte.

Cette action était remarquable parce qu’elle était singulière. Cet

animal ne quittait jamais son coussin avant que son maître se fût levé

de sa chaise.

Riquet   aboyait   depuis   quelques   instants   lorsque   la   vieille

Angélique, montrant par la porte entr’ouverte un visage bouleversé,

annonça   que   « ces   demoiselles »   étaient   arrivées.   M.   Bergeret

comprit qu’elle parlait de Zoé, sa sœur, et de sa fille Pauline qu’il

n’attendait pas si tôt. Mais il savait que sa sœur Zoé avait des façons

brusques et soudaines. Il se leva de table. Cependant Riquet, au bruit

des pas, qui maintenant s’entendaient dans le corridor, poussait de

terribles cris d’alarme. Sa prudence de sauvage, qui avait résisté à

une éducation libérale, l’induisait à croire que tout étranger est un

ennemi. Il flairait pour lors un grand péril, l’épouvantable invasion

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de la salle à manger, des menaces de ruine et de désolation.

Pauline sauta au cou de son père, qui l’embrassa, sa serviette à la

main,   et   qui   se   recula   ensuite   pour   contempler   cette   jeune   fille,

mystérieuse comme toutes les jeunes filles, qu’il ne reconnaissait

plus après un an  d’absence, qui  lui  était   à la  fois très proche et

presque étrangère, qui lui appartenait par d’obscures origines et qui

lui échappait par la force éclatante de la jeunesse.

— Bonjour, mon papa !

La voix même était changée, devenue moins haute et plus égale.

— Comme tu es grande, ma fille !

Il la trouva gentille avec son nez fin, ses yeux intelligents et sa

bouche moqueuse. Il en éprouva du plaisir. Mais ce plaisir lui fut tout

de suite gâté par cette réflexion qu’on n’est guère tranquille sur la

terre et que les êtres jeunes, en cherchant le bonheur, tentent une

entreprise incertaine et difficile.

Il donna à Zoé un rapide baiser sur chaque joue.

— Tu n’as pas changé, toi, ma bonne Zoé… Je ne vous attendais

pas aujourd’hui. Mais je suis bien content de vous revoir toutes les

deux.

Riquet ne concevait pas que son maître fît à des étrangères un

accueil si familier. Il aurait mieux compris qu’il les chassât avec

violence, mais il  était accoutumé à ne pas comprendre toutes les

actions   des   hommes.   Laissant   faire   à   M.   Bergeret,   il   faisait   son

devoir. Il aboyait à grands coups pour épouvanter les méchants. Puis

il tirait du fond de sa gueule des grognements de haine et de colère ;

un pli hideux des lèvres découvrait ses dents blanches. Et il menaçait

les ennemis en reculant.

— Tu as un chien, papa ? fit Pauline.

— Vous ne deviez venir que samedi, dit M. Bergeret.

— Tu as reçu ma lettre ? dit Zoé.

— Oui, dit M. Bergeret.

— Non, l’autre.

— Je n’en ai reçu qu’une.

— On ne s’entend pas ici.

Et il est vrai que Riquet lançait ses aboiements de toute la force de

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son gosier.

— Il y a de la poussière sur le buffet, dit Zoé en y posant son

manchon. Ta bonne n’essuie donc pas ?

Riquet ne put souffrir qu’on s’emparât ainsi du buffet. Soit qu’il

eût une aversion particulière pour mademoiselle Zoé, soit qu’il la

jugeât plus considérable, c’est contre elle qu’il avait poussé le plus

fort de ses aboiements et de ses grognements. Quand il vit qu’elle

mettait   la   main   sur   le   meuble   où   l’on   renfermait   la   nourriture

humaine, il haussa à ce point la voix que les verres en résonnèrent sur

la table. Mademoiselle Zoé, se retournant brusquement vers lui, lui

demanda avec ironie :

— Est­ce que tu veux me manger, toi ?

Et Riquet s’enfuit, épouvanté.

— Est­ce qu’il est méchant, ton chien, papa ?

— Non. Il est intelligent et il n’est pas méchant.

— Je ne le crois pas intelligent, dit Zoé.

— Il l’est, dit M. Bergeret. Il ne comprend pas toutes nos idées ;

mais   nous   ne   comprenons   pas   toutes   les   siennes.   Les   âmes   sont

impénétrables les unes aux autres.

— Toi, Lucien, dit Zoé, tu ne sais pas juger les personnes.

M. Bergeret dit a Pauline :

— Viens, que je te voie un peu. Je ne te reconnais plus.

Et Riquet eut une pensée. Il résolut d’aller trouver, à la cuisine, la

bonne Angélique, de l’avertir, s’il  était possible, des troubles qui

désolaient la salle à manger. Il n’espérait plus qu’en elle pour rétablir

l’ordre et chasser les intrus.

— Où as­tu mis le portrait de notre père ? demanda mademoiselle

Zoé.

— Asseyez­vous et mangez, dit M. Bergeret. Il y a du poulet et

diverses autres choses.

— Papa, c’est vrai que nous allons habiter Paris ?

— Le mois prochain, ma fille. Tu en es contente ?

— Oui, papa. Mais je serais contente aussi d’habiter la campagne,

si j’avais un jardin.

Elle s’arrêta de manger du poulet et dit :

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— Papa, je t’admire. Je suis fière de toi. Tu es un grand homme.

— C’est aussi l’avis de Riquet, le petit chien, dit M. Bergeret.

9

Chapitre II

Le   mobilier   du   professeur   fut   emballé   sous   la   surveillance   de

mademoiselle Zoé, et porté au chemin de fer.

Pendant les jours de déménagement, Riquet errait tristement dans

l’appartement dévasté. Il regardait avec défiance Pauline et Zoé dont

la   venue   avait   précédé   de   peu   de   jours   le   bouleversement   de   la

demeure naguère si paisible. Les larmes de la vieille Angélique, qui

pleurait toute la journée dans la cuisine, augmentaient sa tristesse.

Ses plus chères habitudes étaient contrariées. Des hommes inconnus,

mal vêtus, injurieux et farouches, troublaient son repos et venaient

jusque dans la cuisine fouler au pied son assiette à pâtée et son bol

d’eau fraîche. Les chaises lui étaient enlevées à mesure qu’il s’y

couchait   et   les   tapis   tirés   brusquement   de   dessous   son   pauvre

derrière, que, dans sa propre maison, il ne savait plus où mettre.

Disons, à son honneur, qu’il avait d’abord tenté de résister. Lors

de   l’enlèvement   de   la   fontaine,   il   avait   aboyé   furieusement   à

l’ennemi. Mais à son appel personne n’était venu. Il ne se sentait

point encouragé, et même,  à n’en point douter, il  était combattu.

Mademoiselle Zoé lui avait dit sèchement : « Tais­toi donc ! » Et

mademoiselle Pauline avait ajouté : « Riquet, tu es ridicule ! »

Renonçant désormais à donner des avertissements inutiles et  à

lutter seul pour le bien commun, il déplorait en silence les ruines de

la maison et cherchait vainement de chambre en chambre un peu de

tranquillité. Quand les déménageurs pénétraient dans la pièce où il

s’était réfugié, il se cachait par prudence sous une table ou sous une

commode, qui demeuraient encore. Mais cette précaution lui était

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plus nuisible qu’utile, car bientôt le meuble s’ébranlait sur lui, se

soulevait, retombait en grondant et menaçait de l’écraser. Il fuyait,

hagard et le poil rebroussé, et gagnait un autre abri, qui n’était pas

plus sûr que le premier.

Et   ces   incommodités,   ces   périls   même,   étaient   peu   de   chose

auprès   des   peines   qu’endurait   son   cœur.   En   lui,   c’est   le   moral,

comme on dit, qui était le plus affecté.

Les meubles de l’appartement lui représentaient non des choses

inertes, mais des êtres animés et bienveillants, des génies favorables,

dont le départ présageait de cruels malheurs. Plats, sucriers, poêlons

et   casseroles,   toutes   les   divinités   de   la   cuisine ;   fauteuils,   tapis,

coussins,   tous   les   fétiches   du   foyer,   ses   lares   et   ses   dieux

domestiques,   s’en   étaient   allés.   Il   ne   croyait   pas   qu’un   si   grand

désastre pût jamais être réparé. Et il en recevait autant de chagrin

qu’en pouvait contenir sa petite âme. Heureusement que, semblable à

l’âme humaine, elle était facile à distraire et prompte à l’oubli des

maux. Durant les longues absences des déménageurs altérés, quand

le   balai   de   la   vieille   Angélique   soulevait   l’antique   poussière   du

parquet, Riquet respirait une odeur de souris, épiait la fuite d’une

araignée,   et   sa   pensée   légère   en   était   divertie.   Mais   il   retombait

bientôt dans la tristesse.

Le jour du départ, voyant les choses empirer d’heure en heure, il

se désola. Il lui parut spécialement funeste qu’on empilât le linge

dans   de  sombres   caisses.  Pauline,   avec   un   empressement   joyeux,

faisait sa malle. Il se détourna d’elle comme si elle accomplissait une

œuvre mauvaise. Et, rencogné au mur, il pensait : « Voilà le pire !

C’est la fin de tout ! » Et, soit qu’il crût que les choses n’étaient plus

quand il ne les voyait plus, soit qu’il évitât seulement un pénible

spectacle, il prit soin de ne pas regarder du côté de Pauline. Le hasard

voulut qu’en allant et venant, elle remarquât l’attitude de Riquet.

Cette attitude, qui était triste, elle la trouva comique et elle se mit à

rire. Et, en riant, elle l’appela : « Viens ! Riquet, viens ! » Mais il ne

bougea pas de son coin et ne tourna pas la tête. Il n’avait pas en ce

moment   le   cœur   à   caresser   sa   jeune   maîtresse   et,   par   un   secret

instinct, par une sorte de pressentiment, il craignait d’approcher de la

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malle   béante.   Pauline   l’appela   plusieurs   fois.   Et,   comme   il   ne

répondait pas, elle l’alla prendre et le souleva dans ses bras. « Qu’on

est donc malheureux ! lui dit­elle ; qu’on est donc à plaindre ! » Son

ton était ironique. Riquet ne comprenait pas l’ironie. Il restait inerte

et morne dans les bras de Pauline, et il affectait de ne rien voir et de

ne rien entendre. « Riquet, regarde­moi ! » Elle fit trois fois cette

objurgation   et  la   fit  trois  fois  en  vain.   Après  quoi,  simulant   une

violente colère : « Stupide animal, disparais », et elle le jeta dans la

malle, dont elle renversa le couvercle sur lui. À ce moment sa tante

l’ayant appelée, elle sortit de la chambre, laissant Riquet dans la

malle.

Il   y   éprouvait   de   vives   inquiétudes.   Il   était   à   mille   lieues   de

supposer qu’il avait été mis dans ce coffre par simple jeu et par

badinage.   Estimant   que   sa   situation   était   déjà   assez   fâcheuse,   il

s’efforça de ne point l’aggraver par des démarches inconsidérées.

Aussi demeura­t­il quelques instants immobile, sans souffler. Puis,

ne   se   sentant   plus   menacé   d’une   nouvelle   disgrâce,   il   jugea

nécessaire d’explorer sa prison ténébreuse. Il tâta avec ses pattes les

jupons   et   les   chemises   sur   lesquels   il   avait   été   si   misérablement

précipité,   et   il   chercha   quelque   issue   pour   s’échapper.   Il   s’y

appliquait   depuis   deux   ou   trois   minutes   quand   M.   Bergeret,   qui

s’apprêtait à sortir, l’appela :

— Viens, Riquet, viens ! Nous allons faire nos adieux à Paillot, le

libraire… Viens ! Où es­tu ? …

La voix de M. Bergeret apporta à Riquet un grand réconfort. Il y

répondait  par  le  bruit  de  ses  pattes  qui,  dans la  malle,  grattaient

éperdument la paroi d’osier.

— Où est donc le chien ? demanda M. Bergeret à Pauline, qui

revenait portant une pile de linge.

— Papa, il est dans la malle.

— Pourquoi est­il dans la malle ?

— Parce que je l’y ai mis, papa.

M. Bergeret s’approcha de la malle et dit :

— Ainsi l’enfant Comatas, qui soufflait dans sa flûte en gardant

les chèvres de son maître, fût enfermé dans un coffre. Il y fut nourri

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de miel par les abeilles des Muses. Mais toi, Riquet, tu serais mort de

faim dans cette malle, car tu n’es pas cher aux Muses immortelles.

Ayant ainsi parlé, M. Bergeret délivra son ami. Riquet le suivit

jusqu’à l’antichambre en agitant la queue. Puis une pensée traversa

son esprit. Il rentra dans l’appartement, courut vers Pauline, se dressa

contre   les   jupes   de   la   jeune   fille.   Et   ce   n’est   qu’après   les   avoir

embrassées tumultueusement en signe d’adoration qu’il rejoignit son

maître dans l’escalier. Il aurait cru manquer de sagesse et de religion

en  ne  donnant  pas ces  marques  d’amour   à  une  personne  dont  la

puissance l’avait plongé dans une malle profonde.

M. Bergeret trouva la boutique de Paillot triste et laide. Paillot y

était   occupé   à   « appeler »,   avec   son   commis,   les   fournitures   de

l’École communale. Ces soins l’empêchèrent de faire au professeur

d’amples adieux. Il n’avait jamais été très expressif ; et il perdait peu

à peu, en vieillissant, l’usage de la parole. Il était las de vendre des

livres, il voyait le métier perdu, et il lui tardait de céder son fonds et

de se retirer dans sa maison de campagne, où il passait tous ses

dimanches.

Bergeret s’enfonça, à sa coutume, dans le coin des bouquins, il

tira du rayon le tome XXXVIII de l’Histoire générale des voyages.

Le livre cette fois encore s’ouvrit entre les pages 212 et 213, et cette

fois encore il lut ces lignes insipides :

« C’est à cet échec, dit­il, que nous devons d’avoir pu visiter de

nouveau les îles Sandwich et enrichir notre voyage d’une découverte

qui, bien que la dernière, semble, sous beaucoup de rapports, être la

plus   importante   que   les   Européens   aient   encore   faite   dans   toute

l’étendue   de   l’Océan   Pacifique ».   Les   heureuses   prévisions   que

semblaient annoncer ces paroles ne se réalisèrent malheureusement

pas. »

Ces lignes, qu’il lisait pour la centième fois et qui lui rappelaient

tant d’heures de sa vie médiocre et difficile, embellie cependant par

les  riches  travaux  de  la  pensée,  ces  lignes  dont  il  n’avait  jamais

cherché   le   sens,   le   pénétrèrent   cette   fois   de   tristesse   et   de

découragement, comme si elles contenaient un symbole de l’inanité

de toutes nos espérances et l’expression du néant universel. Il ferma

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le livre, qu’il avait tant de fois ouvert et qu’il ne devait jamais plus

ouvrir, et sortit désolé de la boutique du libraire Paillot.

Sur la place Saint­Exupère, il donna un dernier regard à la maison

de la reine Marguerite. Les rayons du soleil couchant en frisaient les

poutres historiées, et, dans le jeu violent des lumières et des ombres,

l’écu de Philippe Tricouillard accusait avec orgueil les formes de son

superbe blason, armes parlantes dressées là, comme un exemple et un

reproche, sur cette cité stérile.

Rentré dans la maison démeublée, Riquet frotta de ses pattes les

jambes de son maître, leva sur lui ses beaux yeux affligés ; et son

regard disait :

— Toi, naguère si riche et si puissant, est­ce que tu serais devenu

pauvre ? est­ce que tu serais devenu faible, ô mon maître ? Tu laisses

des hommes couverts de haillons vils envahir ton salon, ta chambre à

coucher, ta salle  à manger, se ruer sur tes meubles et les traîner

dehors, traîner dans l’escalier ton fauteuil profond, ton fauteuil et le

mien, le fauteuil où nous reposions tous les soirs, et bien souvent le

matin, à côté l’un de l’autre. Je l’ai entendu gémir dans les bras des

hommes mal vêtus, ce fauteuil qui est un grand fétiche et un esprit

bienveillant. Tu ne t’es pas opposé à ces envahisseurs. Si tu n’as plus

aucun des génies qui remplissaient ta demeure, si tu as perdu jusqu’à

ces petites divinités que tu chaussais, le matin, au sortir du lit, ces

pantoufles que je mordillais en jouant, si tu es indigent et misérable,

ô mon maître, que deviendrai­je ?

— Lucien, nous n’avons pas de temps à perdre, dit Zoé. Le train

part à huit heures et nous n’avons pas encore dîné. Allons dîner à la

gare.

— Demain, tu seras à Paris, dit M. Bergeret à Riquet. C’est une

ville illustre et généreuse. Cette générosité, à vrai dire, n’est point

répartie entre tous ses habitants. Elle se renferme, au contraire, dans

un très petit nombre de citoyens. Mais toute une ville, toute une

nation résident en quelques personnes qui pensent avec plus de force

et   de   justesse   que   les   autres.   Le   reste   ne   compte   pas.   Ce   qu’on

appelle le génie d’une race ne parvient à sa conscience que dans

d’imperceptibles minorités. Ils sont rares en tout lieu les esprits assez

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libres   pour   s’affranchir   des   terreurs   vulgaires   et   découvrir   eux­

mêmes la vérité voilée.

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Chapitre III

M. Bergeret, lors de sa venue à Paris, s’était logé, avec sa sœur

Zoé et sa fille Pauline, dans une maison qui allait être démolie et où

il commençait à se plaire depuis qu’il savait qu’il n’y resterait pas.

Ce qu’il ignorait, c’est que, de toute façon, il en serait sorti au même

terme.   Mademoiselle   Bergeret   l’avait   résolu   dans   son   cœur.   Elle

n’avait pris ce logis que pour se donner le temps d’en trouver un plus

commode   et   s’était   opposée   à   ce   qu’on   y   fît   des   frais

d’aménagement.

C’était une maison de la rue de Seine, qui avait bien cent ans, qui

n’avait jamais été jolie et qui était devenue laide en vieillissant. La

porte cochère s’ouvrait humblement sur une cour humide entre la

boutique  d’un  cordonnier  et   celle  d’un  emballeur.   M.  Bergeret   y

logeait au second étage et il avait pour voisin de palier un réparateur

de tableaux, dont la porte laissait voir, en s’entr’ouvrant, de petites

toiles sans cadre autour d’un poêle de faïence, paysages, portraits

anciens et une dormeuse à la chair ambrée, couchée dans un bosquet

sombre, sous un ciel vert. L’escalier, assez clair et tendu aux angles

de toiles d’araignées, avait des degrés de bois garnis de carreaux aux

tournants. On y trouvait, le matin, des feuilles de salade tombées du

filet   des   ménagères.   Rien   de   cela   n’avait   un   charme   pour   M.

Bergeret. Pourtant il s’attristait à la pensée de mourir encore à ces

choses, après être mort à tant d’autres, qui n’étaient point précieuses,

mais dont la succession avait formé la trame de sa vie.

Chaque jour, son travail accompli, il s’en allait chercher un logis.

Il pensait demeurer de préférence sur cette rive gauche de la Seine,

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où son père avait vécu et où il lui semblait qu’on respirât la vie

paisible et les bonnes études. Ce qui rendait ses recherches difficiles,

c’était l’état des voies défoncées, creusées de tranchées profondes et

couvertes de monticules, c’était les quais impraticables et à jamais

défigurés. On sait en effet, qu’en cette année 1899 la face de Paris fut

toute bouleversée, soit que les conditions nouvelles de la vie eussent

rendu nécessaire l’exécution d’un grand nombre de travaux, soit que

l’approche d’une grande foire universelle eût excité, de toutes parts,

des activités démesurées et une soudaine ardeur d’entreprendre. M.

Bergeret s’affligeait de voir que la ville était culbutée, sans qu’il en

comprît   suffisamment   la   nécessité.   Mais,   comme   il   était   sage,   il

essayait de se consoler et de se rassurer par la méditation, et quand il

passait sur son beau quai Malaquais, si cruellement ravagé par des

ingénieurs   impitoyables,   il   plaignait   les   arbres   arrachés   et   les

bouquinistes chassés, et il songeait, non sans quelque force d’âme :

— J’ai perdu mes amis et voici que tout ce qui me plaisait dans

cette ville, sa paix, sa grâce et sa beauté, ses antiques élégances, son

noble   paysage   historique,   est   emporté   violemment.   Toutefois,   il

convient que la raison entreprenne sur le sentiment. Il ne faut pas

s’attarder aux vains regrets du passé ni se plaindre des changements

qui nous importunent, puisque le changement est la condition même

de la vie. Peut­être ces bouleversements sont­ils nécessaires, et peut­

être faut­il que cette ville perde de sa beauté traditionnelle pour que

l’existence du plus grand nombre de ses habitants y devienne moins

pénible et moins dure.

Et M. Bergeret en compagnie des mitrons oisifs et des sergots

indolents, regardait les terrassiers creuser le sol de la rive illustre, et

il se disait encore :

— Je vois ici l’image de la cité future où les plus hauts édifices ne

sont marqués encore que par des creux profonds, ce qui fait croire

aux hommes légers que les ouvriers qui travaillent à l’édification de

cette cité, que nous ne verrons pas, creusent des abîmes, quand en

réalité peut­être ils élèvent la maison prospère, la demeure de joie et

de paix.

Ainsi   M.   Bergeret,   qui   était   un   homme   de   bonne   volonté,

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considérait   favorablement   les   travaux   de   la   cité   idéale.   Il

s’accommodait moins bien des travaux de la cité réelle, se voyant

exposé, à chaque pas, à tomber, par distraction, dans un trou.

Cependant, il cherchait un logis, mais avec fantaisie. Les vieilles

maisons lui plaisaient, parce que leurs pierres avaient pour lui un

langage. La rue Gît­le­Cœur l’attirait particulièrement, et quand il

voyait l’écriteau d’un appartement à louer, à côté d’un mascaron en

clef de voûte, sur une porte d’où l’on découvrait le départ d’une

rampe   en   fer   forgé,   il   gravissait   les   montées,   accompagné   d’une

concierge sordide, dans une odeur infecte, amassée par des siècles de

rats   et   que   réchauffaient,   d’étage   en   étage,   les   émanations   des

cuisines   indigentes.   Les   ateliers   de   reliure   et   de   cartonnage   y

mettaient d’aventure une horrible senteur de colle pourrie. Et M.

Bergeret s’en allait, pris de tristesse et de découragement.

Et rentré chez lui, il exposait, à table, pendant le dîner, à sa sœur

Zoé et à sa fille Pauline, le résultat malheureux de ses recherches.

Mademoiselle Zoé l’écoutait sans trouble. Elle était bien résolue à

chercher et à trouver elle­même. Elle tenait son frère pour un homme

supérieur, mais incapable d’une idée raisonnable dans la pratique de

la vie.

— J’ai visité un logement sur le quai Conti. Je ne sais ce que vous

en penserez toutes deux. On y a vue sur une cour, avec un puits, du

lierre et une statue de Flore, moussue et mutilée, qui n’a plus de tête

et qui continue à tresser une guirlande de roses. J’ai visité aussi un

petit appartement rue de la Chaise ; il donne sur un jardin, où il y a

un grand tilleul, dont une branche, quand les feuilles auront poussé,

entrera dans mon cabinet. Pauline aura une grande chambre, qu’il ne

tiendra   qu’à   elle   de   rendre   charmante   avec   quelques   mètres   de

cretonne à fleurs.

— Et ma chambre ? demanda mademoiselle Zoé. Tu ne t’occupes

jamais de ma chambre. D’ailleurs…

Elle n’acheva pas, tenant peu de compte du rapport que lui faisait

son frère.

— Peut­être serons­nous obligés de nous loger dans une maison

neuve, dit M. Bergeret, qui était sage et accoutumé à soumettre ses

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désirs à la raison.

— Je le crains, papa, dit Pauline. Mais sois tranquille, nous te

trouverons un petit arbre qui montera à ta fenêtre ; je te promets.

Elle suivait ces recherches avec bonne humeur, sans s’y intéresser

beaucoup pour elle­même, comme une jeune fille que le changement

n’effraye point, qui sent confusément que sa destinée n’est pas fixée

encore et qui vit dans une sorte d’attente.

— Les maisons neuves, reprit M. Bergeret, sont mieux aménagées

que les vieilles. Mais je ne les aime pas, peut­être parce que j’y sens

mieux,   dans   un   luxe   qu’on   peut   mesurer,   la   vulgarité   d’une   vie

étroite. Non pas que je souffre, même pour vous, de la médiocrité de

mon état. C’est le banal et le commun qui me déplaît… Vous allez

me trouver absurde.

— Oh ! non, papa.

— Dans la maison neuve, ce qui m’est odieux, c’est l’exactitude

des dispositions correspondantes, cette structure trop apparente des

logements qui se voit du dehors. Il y a longtemps que les citadins

vivent les uns sur les autres. Et puisque ta tante ne veut pas entendre

parler   d’une   maisonnette   dans   la   banlieue,   je   veux   bien

m’accommoder   d’un   troisième   ou   d’un   quatrième   étage,   et   c’est

pourquoi   je   ne   renonce   qu’à   regret   aux   vieilles   maisons.

L’irrégularité  de  celles­là  rend  plus supportable  l’empilement.  En

passant dans une rue nouvelle, je me surprends à considérer que cette

superposition   de   ménages   est,   dans   les   bâtisses   récentes,   d’une

régularité qui la rend ridicule. Ces petites salles à manger, posées

l’une sur l’autre avec le même petit vitrage, et dont les suspensions

de cuivre s’allument à la même heure ; ces cuisines, très petites, avec

le garde­manger sur la cour et des bonnes très sales, et les salons

avec leur piano chacun l’un sur l’autre, la maison neuve enfin me

découvre, par la précision de sa structure, les fonctions quotidiennes

des   êtres   qu’elle   renferme,   aussi   clairement   que   si   les   planchers

étaient de verre ; et ces gens qui dînent l’un sous l’autre, jouent du

piano l’un sous l’autre, se couchent l’un sous l’autre, avec symétrie,

composent, quand on y pense, un spectacle d’un comique humiliant.

— Les locataires n’y songent guère, dit mademoiselle Zoé, qui

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était bien décidée à s’établir dans une maison neuve.

— C’est vrai, dit Pauline pensive, c’est vrai que c’est comique.

— Je trouve bien, çà et là, des appartements qui me plaisent, reprit

M.   Bergeret.   Mais   le   loyer   en   est   d’un   prix   trop   élevé.   Cette

expérience me fait douter de la vérité d’un principe établi par un

homme admirable, Fourier, qui assurait que la diversité des goûts est

telle, que les taudis seraient recherchés autant que les palais, si nous

étions en harmonie. Il est vrai que nous ne sommes pas en harmonie.

Car alors nous aurions tous une queue prenante pour nous suspendre

aux   arbres.   Fourier   l’a   expressément   annoncé.   Un   homme   d’une

bonté   égale,   le   doux   prince   Kropotkine,   nous   a   assuré   plus

récemment que nous aurions un jour pour rien les hôtels des grandes

avenues,   que   leurs   propriétaires   abandonneront   quand   ils   ne

trouveront plus de serviteurs pour les entretenir. Ils se feront alors

une joie, dit ce bienveillant prince, de les donner aux bonnes femmes

du peuple qui ne craindront pas d’avoir une cuisine en sous­sol. En

attendant, la question du logement est ardue et difficile. Zoé, fais­moi

le plaisir d’aller voir cet appartement du quai Conti, dont je t’ai parlé.

Il est assez délabré, ayant servi trente ans de dépôt à un fabricant de

produits chimiques. Le propriétaire n’y veut pas faire de réparations,

pensant le louer comme magasin. Les fenêtres sont à tabatière. Mais

on voit de ces fenêtres un mur de lierre, un puits moussu, et une

statue de Flore, sans tête et qui sourit encore. C’est ce qu’on ne

trouve pas facilement à Paris.

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Chapitre IV

— Il est à louer, dit mademoiselle Zoé Bergeret, arrêtée devant la

porte cochère. Il est à louer, mais nous ne le louerons pas. Il est trop

grand. Et puis…

— Non, nous ne le louerons pas. Mais veux­tu le visiter ? Je suis

curieux de le revoir, dit timidement M. Bergeret à sa sœur.

Ils   hésitaient.   Il   leur   semblait   qu’en   pénétrant   sous   la   voûte

profonde et sombre, ils entraient dans la région des ombres.

Parcourant les rues à la recherche d’un logis, ils avaient traversé

d’aventure   cette   rue   étroite   des   Grands­Augustins   qui   a   gardé   sa

figure de l’ancien régime et dont les pavés gras ne sèchent jamais.

C’est   dans   une   maison   de   cette   rue,   il   leur   en   souvenait,   qu’ils

avaient passé six années de leur enfance. Leur père, professeur de

l’Université, s’y était établi en 1856, après avoir mené, quatre ans,

une existence errante et précaire, sous un ministre ennemi, qui le

chassait de ville en ville. Et cet appartement où Zoé et Lucien avaient

commencé de respirer le jour et de sentir le goût de la vie  était

présentement à louer, au témoignage de l’écriteau battu du vent.

Lorsqu’ils traversèrent l’allée qui passait sous un massif avant­

corps, ils éprouvèrent un sentiment inexplicable de tristesse et de

piété. Dans la cour humide se dressaient des murs que les brumes de

la Seine et les pluies moisissaient lentement depuis la minorité de

Louis XIV. Un appentis, qu’on trouvait à droite en entrant, servait de

loge au concierge. Là, à l’embrasure de la porte­fenêtre, une pie

dansait dans sa cage, et dans la loge, derrière un pot de fleurs, une

femme cousait.

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— C’est bien le second sur la cour qui est à louer ?

— Oui. Vous voulez le voir ?

— Nous désirons le voir.

La concierge les conduisit, une clef à la main. Ils la suivirent en

silence.   La   morne   antiquité   de   cette   maison   reculait   dans   un

insondable passé les souvenirs que le frère et la sœur retrouvaient sur

ces   pierres   noircies.   Ils   montèrent   l’escalier   de   pierre   avec   une

anxiété douloureuse, et, quand la concierge eut ouvert la porte de