Monténégro - Jean-Arnault Dérens - E-Book

Monténégro E-Book

Jean-Arnault Dérens

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  • Herausgeber: Nevicata
  • Kategorie: Lebensstil
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2023
Beschreibung

Il était une fois une forteresse juchée au-dessus de l’Adriatique. Une vigie. Une sentinelle posée sur les rochers, verrou balkanique résolu à toujours rester arrimé au continent européen. Le Monténégro résonne comme une danse austère. Ses syllabes se découpent comme les fissures des montagnes qui l’entourent. Ce petit pays est à l’image de ses côtes échancrées, devenues villégiatures d’une clientèle fortunée à la recherche d’un sanctuaire: tranquilles en surface, mais profondes et ténébreuses. Le Monténégro est une fresque que seul un amoureux de cette région comme Jean-Arnault Dérens pouvait nous raconter sans jamais oublier les convulsions de l’actualité et le souvenir de l’ex-Yougoslavie. Ce petit livre nous transporte le long des sentiers des vallées et dans les venelles de Cetinje, l’ancienne capitale royale. Ce Monténégro ne demande qu’à être aimé. Cela tombe bien, les pages qui suivent n’ont pas d’autre but. Un grand reécit suivi d’entretiens avec Nikola Petrovic-Njegos (héritier du trône du Monténégro), Serbo Rastoder (historien) et Milka Tadic Mijovic (journaliste).

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Couverture

Page de titre

À S.N., avec qui j’ai découvert le Monténégro,

À L.G., avec qui je l’ai redécouvert.

À la mémoire de France Petrović-Njegoš.

Carte

AVANT-PROPOSPourquoi le Monténégro ?

Le Monténégro est une vigie, un poste d’observation accroché au flanc des Balkans, surplombant l’Adriatique. Small is beautiful, répète, non sans un brin d’ironie, l’héritier de la vieille dynastie des Petrović-Njegoš, le prince Nikola. Une œuvre de son prestigieux ancêtre, Petar II, le « Njegoš », considéré comme le plus grand poète de la langue que l’on appelait serbo-croate, s’intitule Luča mikrokozma, « La lumière du microcosme ». Le prince Nikola tente inlassablement, depuis des années, de faire un atout de la petite taille du pays, rêvant de le voir devenir un laboratoire de la transition écologique et sociale. Ces projets se heurtent toujours à la petitesse des intérêts personnels et des énormes sommes d’argent qui transitent par le pays. Au pouvoir durant plus de trois décennies, alternant les charges de Premier ministre et de président de la République, Milo Đukanović a transformé le pays en haut lieu des trafics et de l’argent roi. Il voulait en faire un Monaco des Balkans dont tous les habitants auraient vécu de la rente des casinos, des marinas et des resorts de luxe. Bien sûr, les dures années de la « transition » post-socialiste se sont soldées par un accroissement démesuré des inégalités, certains s’enrichissant massivement, tandis que la plus grande part de la population ne bénéficiait au mieux que de quelques miettes de la manne, et pas seulement dans les vallées délaissées du Nord du pays, qui ont vu disparaître les unes après les autres presque toutes leurs industries, tandis que s’étiolaient l’agriculture et l’élevage.

J’ai découvert le Monténégro en 1997 quand, jeune journaliste, je commençais à arpenter les Balkans. Nikola Petrović Njegoš et son épouse, la princesse France, furent mes premiers guides dans le pays qui commençait à se dégager de la tutelle de Belgrade. Arrivé au pouvoir comme protégé de Slobodan Milošević, Milo Đukanović avait compris avant tout le monde que les jours du maître de Belgrade étaient comptés et qu’il fallait choisir d’autres alliés pour protéger ses intérêts. À cette époque, chaque élection semblait lourde d’une menace de guerre civile entre les courants fidèles à Belgrade et ceux qui tentaient d’inventer un autre Monténégro, souverain, démocratique, citoyen et pluriculturel. Milo Đukanović et ses affidés reprenaient peu à peu à leur compte les positions qu’avaient longtemps défendues les indépendantistes de l’Alliance libérale du Monténégro (LSCG) et quelques autres petites formations, comme le Parti social-démocrate.

Pourtant, au début de l’éclatement sanglant de l’État commun yougoslave, le Monténégro officiel était parfaitement aligné sur Belgrade. Quand les appelés monténégrins ont été mobilisés à l’automne 1991 pour prendre part au siège de Dubrovnik, la « perle croate de l’Adriatique », les libéraux furent les seuls à manifester dans leur bastion de Cetinje, l’ancienne capitale royale, en proclamant : « Dubrovnik, pardonne-nous ! » Le prince Nikola avait alors appelé les soldats monténégrins à déserter, à ne pas faire cette guerre honteuse. Même dans le Nord du pays, quelques militants héroïques tentaient de résister au rouleau compresseur du nationalisme serbe, tandis que la police monténégrine déportait les réfugiés bosniaques, les livrant aux milices serbes de Bosnie-Herzégovine.

La guerre civile évitée

Le pays reste toujours divisé par ces projections identitaires difficilement compatibles : outre les minorités bosniaque, croate et albanaise, cette dernière étant elle-même partagée entre catholiques et musulmans, les Slaves orthodoxes qui forment la majorité de la population se disent tantôt Monténégrins et tantôt Serbes. Longtemps, ces deux identités se fondaient en un complexe dégradé, mais les événements des trente dernières années les ont rendues antagoniques. Pourtant, alors même que le reste de l’ancienne Yougoslavie sombrait dans l’horreur des combats, le Monténégro a toujours réussi à éviter une guerre civile mille fois annoncée, mais toujours différée. Comme si quelque chose, tenant d’une volonté partagée de vie commune malgré tout, retenait les Monténégrins au bord de l’abîme. Ce n’est pas le plus petit titre de gloire auquel puisse prétendre le pays.

Le Monténégro que j’ai découvert s’est vite aimanté autour de quelques pôles, Cetinje, bien sûr, où j’ai vécu plusieurs années, mais aussi Rožaje, une petite ville du Nord du pays, sur les frontières du Kosovo, majoritairement peuplée de Slaves musulmans. Ma route passait toujours par Rožaje quand je partais couvrir les combats qui s’étendaient au Kosovo comme une mauvaise lèpre dès le printemps 1998. L’année suivante, la ville accueillit des dizaines de milliers de réfugiés albanais, puis elle vit passer les Serbes du Kosovo, chassés à leur tour en juin de cette même année 1999, et servit longtemps de refuge à des réfugiés roms, oubliés de tous.

Un autre pôle de « mon » Monténégro a toujours été Ulcinj, Ulqin en albanais, une ville de corsaires barbaresques dont les immenses forêts d’oliviers et la citadelle vénitienne puis ottomane dominent l’Adriatique. C’est là que pour moi, dans la crique de Valdanos ou sur les plages de sable noir d’Ada Bojana, la mer Adriatique est la plus belle, même si j’ai aussi eu la chance de naviguer bien des fois dans la Bouche de Kotor, cette immense ria où survivent toujours la mémoire et la nostalgie de Venise, malgré les nouveaux lotissements qui rongent les contreforts des montagnes et les énormes bateaux de croisière qui bouchent trop souvent l’horizon. Dès que je reviens au Monténégro, dès que j’en franchis les frontières, venant de Croatie, comme d’Albanie, de Serbie ou du Kosovo, je ressens immédiatement le sentiment d’un retour à la maison, dans ce microcosme qui m’est devenu indispensable.

L’observatoire du brasier

À la fin du dix-neuvième siècle ou lors des guerres balkaniques de 1912-1913, le Monténégro était un observatoire sur des Balkans en feu. Journalistes, espions et diplomates se croisaient dans les quelques auberges de Cetinje, minuscule capitale d’un petit pays qui se croyait un grand destin. Les mêmes scènes se sont répétées durant les bombardements de l’Otan, au printemps 1999 : la terrasse de l’hôtel Crna Gora, devenu depuis un Hilton, était le théâtre privilégié de ce ballet. Milo Đukanović commençait à se poser comme un indispensable allié de l’Occident, balayant par les plus hautes considérations géopolitiques toutes les critiques sur la dérive mafieuse de son régime. Cela passait d’autant mieux que dans chaque kafana de village, les habitués excellent à décrypter les arcanes les plus secrets de la politique mondiale, bien convaincus que les plus triviales des intrigues locales trouvent un écho immédiat à Berlin, Bruxelles, Moscou ou Washington… Luča mikrokozma : le Monténégro n’en finit pas de réfracter les déchirements qui travaillent le monde, y ajoutant les couleurs de ses propres passions. Et je sais que je ne finirai moi-même jamais d’en décrypter les multiples facettes.

La mer de pierres

Monténégro. Ce sont les marins qui ont ainsi nommé l’énorme massif montagneux qui plonge à pic dans la mer. Montenegro, la Montagne noire, en italien ou plutôt en veneto da mar, le « vénitien de mer », qui fut durant des siècles la véritable lingua franca de l’Adriatique. Crna Gora, dans la langue slave vernaculaire. Au vrai, de quelque côté que l’on arrive, c’est toujours cette masse sombre que l’on voit apparaître d’un coup, bouchant l’horizon, que l’on cabote le long de la côte, pénétrant dans l’impressionnante ria des Bouches de Kotor, que l’on arrive du port italien de Bari ou bien que l’on approche le pays par la terre, par exemple depuis le Kosovo : ce sont alors les hauts sommets du massif des Prokletije, les Montagnes maudites, qui s’imposent brusquement comme une infranchissable muraille.

Le Monténégro serait, prétendent les pisse-vinaigre de la statistique, l’un des plus petits États d’Europe, avec ses 13812 km2 et pas beaucoup plus de 600 000 habitants, mais les Monténégrins savent qu’il n’en est rien. En effet, leur pays serait le plus grand du continent si l’on prenait seulement la peine de le repasser afin d’en aplanir les montagnes, et il ne faut pas trop jouer avec les chiffres. Au dix-neuvième siècle, quand certains voyageurs trop curieux demandaient aux Monténégrins l’importance de la population du pays, ils obtenaient toujours la même réponse : « Nous et les Russes, cent millions ! – Oui… Mais sans les Russes ? – Jamais le Monténégro n’abandonnera la Russie ! » De fait, le royaume monténégrin déclara la guerre au Japon en 1904, aux côtés de son puissant allié, mais fut oublié lors de la signature du traité de Portsmouth, si bien qu’un des premiers actes diplomatiques que le Monténégro dut accomplir quand il recouvra son indépendance, un siècle plus tard, en 2006, fut de lever l’état de guerre avec le pays du Soleil-Levant.

Dire aux Monténégrins que leur pays est devenu indépendant en 2006 reviendrait, en effet, à commettre une autre bévue. Cette année-là, le Monténégro a restauré une indépendance qui avait été pleinement reconnue par le congrès de Berlin en 1878 et seulement « suspendue » quarante ans plus tard, en 1918, par le rattachement au nouveau « Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes ». Plutôt que de rattachement, certains préfèrent parler « d’annexion » : les mots et l’histoire constituent toujours le plus périlleux des champs de bataille. Avant cela, avant 1918, avant le congrès de Berlin, avant que le prince Nikola Ier ne prenne le titre de roi en 1910, le Monténégro était une petite principauté autonome, théoriquement vassale de l’Empire ottoman mais qui, retranchée dans ses imprenables montagnes, jouissait de facto d’une très large autonomie. Il revenait aux hommes libres de tous les clans, de toutes les tribus, d’en élire le vladika, évêque et seigneur, chef spirituel et chef de guerre, toujours désigné depuis 1696 dans la même lignée des Petrović-Njegoš.

Entre Venise et la Sublime Porte

Le premier élu fut Danilo Šćepčev, le vladika Danilo, né en 1670 dans le village de Njeguši, au pied du mont Lovćen. Danilo arriva au pouvoir en des temps troublés : en 1689, les armées autrichiennes avaient pris Belgrade aux Turcs, descendant même jusqu’au Kosovo, avant d’en repartir en débandade l’année suivante, chassées par le typhus et les bachi-bouzouks, entraînant derrière elles des milliers de chrétiens du Kosovo qui trouvèrent refuge en Hongrie et dans les confins militaires, les Vojne Krajine, de l’empire des Habsbourg.

C’est de l’Église orthodoxe serbe que Danilo reçut sa consécration épiscopale, mais il n’alla pas la demander au siège patriarcal de Peć, au Kosovo, sur lequel les Turcs avaient hissé un fantoche, mais auprès du vieux patriarche Arsenije Čarnojević, réfugié en Hongrie après avoir pris la tête de la grande « migration » des Serbes fuyant le Kosovo en 1690. C’était un geste très clair de rupture avec la Porte, alors que dans les parages de l’Adriatique, les combats se poursuivaient entre celle-ci et la République de Venise : à la guerre de course qui opposait galions et lourdes galères, s’ajoutaient les raids et les coups de main sur les places fortes du littoral, les razzias qui dévastaient l’étroite bande côtière, où des populations de pêcheurs et de marins tentaient de survivre, entre les montagnes et les dangers venus du large. Le Monténégro cessa de payer le haraj, l’impôt qu’il devait verser en échange de sa relative autonomie, et se lança dans de longues années de guerre.

Las, Cetinje fut prise en 1712 par Ahmet Pacha, tandis que deux ans plus tard, l’immense armée du pacha bosniaque Mehmed Numan Ćuprilić ravageait les villages du vieux Monténégro. Danilo avait reçu le soutien, surtout moral, de Pierre Ier