Mulligan, une seconde chance - Patrick Bédier - E-Book

Mulligan, une seconde chance E-Book

Patrick Bédier

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Beschreibung

Au cœur d’un golf en construction, quand de faux écologistes traficotent avec de vraies crapules, quand se jouent le passé et l’avenir et que le destin vous offre une seconde chance, il ne faut pas la refuser.
"MULLIGAN UNE SECONDE CHANCE", c’est l’histoire de plusieurs vies, celle d’une famille recomposée qui se décompose, d’un vieil homme qui s’accroche à la vie, à ses plaisirs et qui refuse de mourir, le récit d’une reconquête dans un lieu hostile. C’est aussi l’amour du golf et de la nature, l’amour d’une France profonde avec ses bocages, ses rivières et ses légendes.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Nantes en 1962, Patrick Bédier a toujours nourri une grande passion pour les livres. Bercé par la littérature du XIXème siècle (Balzac, Hugo, Flaubert…), il a longtemps hanté les bibliothèques municipales avant que ne surgisse Internet et que cette Toile mondiale ne fragilise ces indispensables institutions. Entravé par une grande timidité qui lui faisait perdre ses moyens devant une assemblée, Patrick Bédier se réfugiait dans la lecture. Son imagination en a été nourrie. Il a commencé à écrire dès qu’il a su tenir un crayon, laissant aller les idées au fil de son écriture. Ayant grandi à Nantes, il est muté à vingt ans dans les années 1980 à Paris comme tous les provin-ciaux de son époque. Ce déracinement sera propice à la rédaction de nombreux romans qui resteront à l’état de manuscrits. Sa première publication remonte à 2004 pour un concours de nouvelles, organisé par la Marie de Paris dont il a été un des lauréats. Cela a été un véritable déclencheur dans sa soif d’écrire. Romans, nouvelles, poèmes, articles sur le golf et thriller golf s’enchaîneront. Ainsi, le golf est une passion qu’il a voulu partager depuis ses premiers swings, il y a dix ans dans le Gers. Depuis, il écume les golfs à la recherche de ce swing parfait, tant vanté par les magazines de papier glacé, tout en gérant un concours littéraire, le Grand Prix Littéraire du Golf et l’écriture de ses romans.

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Patrick Bédier

« MULLIGAN, UNE SECONDE CHANCE »

Je suis revenue à Mézanges. C’est la reddition des comptes. Ils ont été lâches, ils ont trahi leurs

engagements et ils vont payer.

C’est maintenant que les ennuis vont commencer.

Chapitre 1

Deux silhouettes se dressaient dans la nuit. Une nuit claire et chaude où dans le reflet des étangs, la lune guidait les rôdeurs.

- C’est là, m’man ?, demanda l’enfant.

- Oui, mon trésor, c’est ici que j’ai grandi, répondit la mère.

À cette heure de la soirée, le hameau de Bois-Lissières avait l’attrait des campagnes endormies. Silence et quiétude. Il semblait que rien ne pouvait arriver, que le temps était suspendu aux hululements des chouettes chevêches et aux lointains aboiements des chiens. Cependant, les ombres qui se mouvaient le long de la route avaient cet aspect menaçant des maraudeurs à l’affût d’un mauvais coup. Il se tramait des choses, des conflits larvés, nés de rancœurs tenaces.

- C’est ici que j’ai souffert, continua la jeune femme.

Bois-Lissières était situé en pays de Craon, à la limite de la Mayenne et du Maine-et-Loire dans le bocage du Haut-Anjou. Une région giboyeuse, humide par ses marais, fertile par ses légendes. Paradis du lapin, de la chouette et de la bécassine. Contrée des chasseurs, des braconniers et des sauvageonnes.

- Je n’avais rien, j’aurais tout, dit-elle en fixant le manoir.

Une vaste demeure construite en pierre et moellons enduits à la chaux se dressait au-dessus des feuillages des chênes et des tilleuls. Derrière les fenêtres à meneaux se distinguait l’éclat chaleureux des lustres. C’était le grand salon où la famille Mulligan dînait paisiblement autour du patriarche. À soixante-dix ans, Shane Mulligan, surnommé le Kutch, était un homme respecté dans le milieu du golf. Architecte, il avait bâti plus de cinquante parcours à travers le monde, imaginé les dénivelés les plus fous et forcé le golfeur à batailler pour son handicap.

Shane était une force de la nature avec des cheveux gris coiffés en arrière, des épaules robustes et une haute taille. Une généreuse barbe poivre et sel lui donnait un air de barbare revenu de guerres lointaines. Tels les Fianna de la légende irlandaise, Shane Mulligan avait combattu le mal au sein de sa famille. Un mal pernicieux et délétère. En ce jour d’un printemps finissant, il avait enterré son dragon, sa femme, Mélanie. Mélanie, ou Mélie comme on avait aimé l’appeler, s’était tuée dans un accident de la route aussi stupide que fatal.

Les funérailles étaient closes, le cercueil avait rejoint le caveau familial. La harpie était morte. Et Shane savourait son saint-émilion. Heureux. Satisfait. Bon débarras. Le vin coulait dans sa gorge. Il en ressentait du plaisir, une joie interdite depuis longtemps ou consommée en cachette en compagnie de ses nombreuses maîtresses. Il était ce qu’on appelait un épicurien, aussi « un homme à femmes », un sérieux gaillard faisant pâlir d’envie les ménagères du cru. On lui prêtait au cours de sa vie plus de cinquante maîtresses, autant que le nombre de ses parcours, et autant d’enfants qu’il avait pris soin de ne pas reconnaître, sinon ceux de ses mariages successifs.

Avec un regard doucereux et attentif, il observait son fils aîné, Darren, cinquante-trois ans. Un puissant bonhomme lui aussi. Fichu caractère. Sportif et séduisant, Darren portait haut son arrogance. Il était de la marque de fabrique des Mulligan, d’un ancien clan gaélique du Moyen-Age et réduit au fil des siècles à la dispersion et à l’appauvrissement du sang. Cela n’avait pas empêché le rejeton de se lancer en politique. Président du Conseil Général, adjoint au maire de Mézanges sous l’étiquette écologiste, il s’imaginait député, au mieux, sénateur. Père de deux enfants, marié à une Irlandaise dont le père avait été sénateur, il menait tambour battant une existence de gagneur sans chercher à délimiter ses zones d’influence. Sa passion pour les armes à feu était connue de très peu et alimentait les rumeurs les plus folles sur un état de démence quand il jouait à la roulette russe.

Sa demi-sœur, Léone ou Léo, née d’une seconde union, avait quarante-six ans. Discrète et mutique, Léone était une névrosée, une habituée du Lexomil et des psychanalyses interminables. Jolie sans être belle, elle ressemblait à sa mère, Mélanie, mais n’en avait ni le caractère ni la pugnacité. Cependant, elle avait hérité de la gestion d’un golf compact et le gérait avec la vitalité des battantes quand il fallait transformer les problèmes en solutions, les obstacles en sentiers balisés, les obstructions en portes ouvertes.

À cette table, se trouvait Janet, l’épouse de Darren, féminine en tous points, digne dans ses bijoux et ses tailleurs. Elle partageait son existence entre les salons de coiffure, les essayages et ses rendez-vous secrets dans un hôtel borgne d’Argentré avec un gaillard taillé comme un bûcheron. Elle s’encanaillait avec la frayeur des épouses trop sages, ivres de mauvais vins et de caresses interdites. Seuls, ses enfants étaient sa fierté. La plus âgée avait quatorze ans, toute fine, le regard insolent avec la bouche des Mulligan, carnassière, avide de tout dévorer. Talentueuse au golf et prometteuse au collège, la jolie Mabel se laissait porter par son prénom, plus qu’elle ne le portait. Les garçons tournaient autour d’elle à l’école et les filles la jalousaient. Son frère, Rory, huit ans, était tout aussi volubile, mais moins impatient que sa sœur. Il avait un regard plus distancié, sans chercher à comprendre pourquoi son père exhibait à table une vieille pétoire et que sa mère revenait en larmes de ses rendez-vous secrets.

Soudain, la sonnette de la porte d’entrée vrilla. Tous s’ébrouèrent, surpris par une visite si tardive. Il était presque vingt-deux heures. Ils entendirent la gouvernante, Célestine, clopiner sur les dalles de marbre. Des éclats de voix retentirent. Le vantail s’ouvrit sur une femme de petite corpulence aux joues grasses et aux cheveux rares qui bégayait :

- Monsieur Shane, il y a quelqu’un qui veut vous voir. Je lui ai dit que c’était trop tard, mais elle insiste…

- Elle ?, demanda-t-il, l’œil soudain pétillant, pensant à Fanny, cette belle brune, rencontrée dans un casino de Monte-Carlo alors qu’il bataillait avec un bandit manchot. L’amour qu’il portait aux femmes avait souvent fait enrager Mélie. C’était une gourmandise des sens, un appétit féroce de vivre comme si ces ébats successifs lui auraient permis de repousser la grande mort et de savourer la petite.

- Oui, monsieur, c’est une fille, enfin quand je dis une fille, c’est plutôt… une vagabonde… une clocharde… oui, une pouilleuse, s’exclama-t-elle avec une hargne qui lui faisait dévoiler ses chicots.

Célestine n’eut pas le temps d’en dire plus. La « pouilleuse » se profila dans l’embrasure de la porte. Dans une veste longue aux bords élimés, chaussée de brodequins, une jeune femme d’une trentaine d’années entra dans la salle à manger, portant un sac à dos qu’elle jeta lourdement à ses pieds. Les cheveux coupés courts en bataille coiffaient une figure anguleuse avec deux yeux noirs comme des billes d’agate. C’était une beauté sauvage, indomptée, rebelle depuis son adolescence où elle avait tâté du couteau pour évacuer son trop-plein de haine.

Les visages s’étaient décomposés comme des faces de carnaval après une nuit d’ivresse. Shane se hissa sur ses jambes. Une sensation étrange venait de l’envahir, celle du passé toquant à la porte de sa mémoire. Le retour de sa fille adoptive.

- Louisa !!!

Darren avait blêmi. Ses mains tremblèrent légèrement. Abasourdi, il lâcha :

- Que fais-tu là ?

Louisa esquissa un rictus.

- Salut, Darren, ça fait longtemps, non ? Quinze ans, eh oui, quinze ans, dit-elle d’une voix grave et enrouée, les cordes vocales abimées par le tabac et l’alcool. Elle sentait le patchouli, ce parfum aux senteurs boisées, terreuses et humides. Une odeur de poussière et de colère.

- Allons, allons, on se calme. Ma fille est revenue et c’est un grand évènement… Mais qui est celui-là ?, demanda le père en découvrant un jeune métis de douze ans qui nonchalant, les mains dans les poches de son jogging, la casquette à l’envers, venait d’entrer dans la pièce. C’était un ange qui passait, un ange couleur café au lait, les cheveux crépus, le regard noir.

- C’est mon fils, rétorqua Louisa avec un sourire de fierté.

Interloquée, la famille Mulligan contemplait ce visage aux origines mélangées. Si sa beauté frappait de stupeur, la ressemblance avec un grand joueur de golf afro-américain saisissait l’assemblée. Un nom hantait les lèvres de chacun. Peut-être avait-il seulement les yeux et le front de sa mère, mais sans conteste, il possédait le nez, la bouche et le menton de son géniteur.

- Oui, maintenant, vous savez qui est son père. Viens Tiger, je te présente ta famille.

Sans sortir un son, l’enfant se posta près de Louisa. Il leur semblait sournois, car il ne pipait mot. Conscient du malaise ambiant, Shane dit :

- Vous êtes les bienvenus, dit-il. «Allons, faites-leur de la place, serrez-vous.» Les chaises raclèrent le carrelage, on protesta mollement. « Célestine, servez deux assiettes. Vous devez avoir faim. Nous en étions au fromage, mais il reste de la charcuterie, du pâté de foie d’autruche et des rillettes de canard. Apportez aussi le poulet au poivre vert, Célestine. Allez, dépêchez-vous, mais j’ai affaire à des empotés, ma fille est revenue, je vous le dis. Louisa, viens près de moi, ma chérie. »

Elle s’assit près de son père adoptif face à Darren qui dévisageait sa demi-sœur avec une légère crainte comme si un fantôme avait ressurgi de son passé pour le hanter jusqu’à cette table. L’arrogance n’était plus de mise. Il la regardait en se laissant séduire, comme il y a très longtemps alors que dans son insouciance, Louisa faisait déjà tourner trop de tête.

Elle avait laissé tomber à terre sa veste, une veste d’homme, d’un amant sans doute qui l’avait abandonnée sur les épaules de cette femme, et elle avait dévoilé un corsage à bretelles de mauvais goût. Sur l’épaule gauche se dessinait un tatouage maori, fleuri, touffu, avec un mot : « Warrior ». Guerrière. Elle portait aussi autour du cou un bijou en forme de tête de mort, surmontée d’une couronne. Le symbole du pouvoir pris d’assaut. Léo frissonna. Elle se souvenait encore de tout, des cris, des plaintes et des coups. L’atmosphère paisible d’une famille en deuil venait de se fissurer par leur seule présence, celles de cette fille accompagnée de son fils.

Les plats furent disposés sur la table. La mère et le fils dévorèrent la charcuterie et le poulet, comme si tous deux n’avaient pas mangé depuis la veille au soir. Darren demanda :

- Sais-tu que Mélie est morte ?

Louisa le regarda en mâchant bruyamment, les lèvres luisantes de graisse.

- C’est pour ça qu’on est là, répondit-elle, la bouche pleine.

- Tu viens pour l’enterrement ? C’est trop tard. Tout est terminé, le cercueil repose dans le caveau.

Louisa eut une attitude sournoise, ironique et détestable.

- Je sais, on y était. On a attendu que tout le monde s’en aille et je me suis approchée du trou, et j’ai regardé dans le vide, et j’y ai vu l’obscurité, la noirceur de son âme… Et j’ai craché sur son cercueil !!!

Un bruit de fourchette jetée dans une assiette. Léo cria d’une voix suraigüe :

- C’en est trop, tu parles de ma mère, je ne te permets pas !!!

- Assez, hurla Shane. « Assez. Aujourd’hui, c’est un jour de deuil et de concorde. J’ai perdu ma femme et je retrouve ma fille. Je ne veux pas de dispute dans ma famille. »

Darren baissa la tête devant son père pour lui montrer son assentiment, mais en lui, il bouillonnait de rage. Louisa n’était pas sa fille, mais une adoptée, une bâtarde, une sang-mêlé. Et elle n’avait pas changé depuis la maison de correction. Si elle était toujours aussi belle, un brin vulgaire, largement fascinante et cordialement détestable, on sentait un besoin palpable de violence. Louisa passa un bras sur l’épaule de son fils. Tiger frotta sa joue contre la main aimante en regardant de côté Mabel et Rory. Mabel n’était pas indifférente au métis. Le garçon lui plaisait par sa taille et son envergure. À douze ans, c’était déjà un petit homme, rompu aux travaux physiques, la musculature fine et racée. Mais bien plus encore, il était évident pour elle que le père de Tiger était le plus grand champion de la planète golf.

Chapitre 2

La grande demeure était silencieuse. Dans la torpeur de l’aube, à ces instants magiques où les songes filaient sur le collier du temps, Louisa écoutait les soupirs de l’horloge et le craquement des meubles anciens. Allongée près de son fils, elle le regardait bouger dans des rêves tumultueux, celui d’un enfant guerrier, se battant contre des monstres pour protéger des fées. Elle aurait voulu caresser ses cheveux et baiser ses tempes, mais elle craignait de le réveiller. Puis lentement, les rayons pâles du soleil éclairèrent la chambre à la fenêtre sans rideau. C’était la campagne, ruisselante d’eau à la terre spongieuse, aux fourrés épais et aux arbres noueux. C’était aussi le premier jour de l’été, mais Louisa n’en avait rien à faire des saisons. Elle vivait au jour le jour, sans réfléchir, avec l’élan insoupçonné des désinvoltes et des bohèmes. Son seul but, protéger son enfant et l’aimer comme jamais on l’avait elle-même aimée.

Elle pensa au manoir. Cette bâtisse lui avait toujours fait peur. Et rien n’avait réellement changé dans cette vaste maison datant des guerres de religion. Il y avait les tentures rouges gansées de velours et les croisillons des fenêtres, cette odeur d’encaustique qui imprégnait les meubles et le moelleux des tapis épais où il faisait bon marcher pieds nus. Sur les murs étaient accrochées les décorations en l’honneur des chevaux, de ces animaux pour lesquels Mélie avait voué une grande passion.

Louisa se leva lentement. Elle se dirigea vers son sac où pêle-mêle, avaient été jetés des vêtements sales, les siens datant de plusieurs semaines. Sa main rencontra la forme froide et plate d’une plaque en acier brossé qu’elle déposa délicatement sur la table de chevet. C’était un ordinateur portable, un MacBook Air, fin et gracieux qu’elle avait dérobé à une complice qui avait voulu lui faire danser une valse à l’envers.

Mais Louisa n’était pas femme à se laisser entourlouper. Cette énergie à combattre son intégrité remontait à ses quinze ans, frêle adolescente au visage boudeur. Elle n’aurait jamais dû prendre le couteau dans la cuisine. Elle n’aurait jamais dû menacer Mélie, comme elle n’aurait jamais dû céder à la violence qui avait bouillonné en elle après que sa belle-mère l’ait poussée dans ses retranchements. Mais à quinze ans, on ne réfléchit pas, on est cette pile électrique qui vibre devant l’injustice, on est ce cri qui sort d’une bouche trop longtemps silencieuse, on est cette violence que seul, le sang peut rétamer.

À trente-quatre ans, Louisa avait beaucoup appris sur la vie. Coûte que coûte, elle avait tracé son sillon sur une terre ingrate. Elle avait donné un fils à cette terre, un bel enfant qui n’avait d’yeux que pour sa mère. Il était encore à un âge où la chrysalide ne s’était pas déchirée, où le futur adulte n’était pas dans la volonté de s’affranchir. Mais intelligent et malin, il s’était durci par les épreuves, imposées par une mère fantasque, fragile et amoureuse de la vie.

Louisa s’habilla en silence et sortit de la chambre. Tout dormait. La grosse horloge comtoise rythmait les secondes des deux poids en fonte et de son lourd balancier. Elle entra dans la cuisine, prit du pain avant de s’assoir sur la table et manger négligemment son quignon. Dans cette pièce odorante, près des fourneaux, Louisa avait souvent surpris Heliade Monteclerc, la cuisinière et Matthew Johnson, le palefrenier, s’embrasser dans une tendre complicité. Longtemps, elle avait cru qu’ils avaient été ses vrais parents, avant de comprendre que cet homme de la Barbade à la peau noire ne pouvait donner vie à une enfant au teint caucasien. Alors, qui était son vrai père ? Une question sans réponse alors que tout revenait à l’essentiel : ses parents l’avaient abandonnée. Cette trahison hantait encore Louisa, comme une déchirure de son âme, une meurtrissure de son cœur, une béance impossible à combler.

Elle s’engagea dans le couloir et s’arrêta devant le bureau de son père adoptif qu’elle appelait « papa » par négligence, mais sans espérer qu’il put être réellement son géniteur. Un homme qu’elle avait à peine connu, toujours absent sur les continents pour des golfs à construire. Elle poussa la porte entrouverte. Elle reconnut la bibliothèque aux rayonnages infinis de vieux livres traitant d’architecture. Sur des chaises étaient posés des tubes avec des bandoulières afin de transporter les dessins. Au milieu de la salle trônait une table d’architecte avec des carnets de croquis et le kutch, cette règle qui permettait de mesurer des distances à diverses échelles. C’était ainsi que l’on surnommait Shane Mulligan, le Kutch. Un surnom qui lui allait bien. Droit dans ses bottes sur les chantiers à travers le monde, il aimait surveiller les travaux avec une intransigeance minutieuse. Près de la fenêtre, ronronnait un ordinateur. Elle déplaça la souris. L’écran s’alluma sur un plan de masse représentant un parcours de golf en construction. En icône, le synopsis du dessin d’un trou avec les notes et les commentaires.

- Bonjour, Lou…

- C’est un nouveau golf ?, demanda-t-elle à son père qui venait de la rejoindre.

- Oui, j’ai réussi à persuader Mélie de me céder en donation les terres qu’elle avait héritées de ses parents.

Il était vêtu d’un vieux chandail et d’un jean usé, les cheveux un peu fous et la barbe mal peignés. Il fut ravi de voir sa fille dans son bureau. Un temps, elle avait émis l’hypothèse d’être architecte de golf comme lui, mais le destin ne l’avait pas épargnée dans les coups du sort. Elle s’était retrouvée les mains dans la terre à soigner les plantes. « Sans jardinier, pas de golf, disait-elle souvent aux directeurs des clubs, après avoir réclamé une augmentation de salaire.

- Ma chérie, je vais construire le 27 trous qui manque à la Mayenne. C’est une œuvre gigantesque, un projet qui s’appelle ALBATROS. AL pour les deux premières lettres du prénom du maire, Albert Dumontier. Je l’ai flatté en ce sens, mais Dumontier n’est pas un soutien inconditionnel. Il représente la municipalité avec toutes les dissensions internes de la politique ; BAT, c’est pour BATEX Ingénierie, une société constituée de propriétés d’exception dont le Castel, un château-hôtel qui surplombera le golf, et ROS pour RoseVent, un fabriquant de textile technique pour le sport. RoseVent a obtenu l’exclusivité pour la tenue du personnel et pourra vendre ses produits au proshop. Ces trois entités représentent AL-BAT-ROS.

Il parlait en déplaçant de grandes feuilles avec des plans de parcours.

- Il y aura quatre par 5 avec des doglegs et des pièces d’eau, des greens doubles et des bunkers géants. Je le veux international, ce sera sans doute mon dernier. 

- Maintenant, Mélie est morte, tu es libre, répondit-elle, narquoise.

- Ce n’est pas si simple, Louisa. Mélie n’a rien prévu pour moi, tous les biens fonciers vont à Léo et à Darren. Léo hérite du compact et Darren, du haras et du manoir. J’ai seulement l’usufruit de l’ensemble. Ils ne peuvent rien faire sans mon accord, mais c’est bien tout. Quant aux liquidités, cela sert aux fonds de roulement de chaque entité. Le golf est en faillite et ne tient que par l’énergie de ses membres. Cela me coûte une fortune.

Elle demanda :

- Comment Mélie est-elle morte ?

Il se pencha sur le chantier en gestation et rétorqua en jouant avec un stylo tubulaire :

- Un accident de voiture. Elle se trouvait avec mon associé, Lambert Falconi. Un homme de confiance. Je sais qu’ils étaient amants. Mélie et moi, nous ne nous sommes jamais aimés, notre mariage a été une union financière, une transaction avec ses parents, des propriétaires terriens avides au gain… Le jour où j’ai dit « oui » face au maire, j’aurais mieux fait de taper la balle. Passons, changeons de sujet. Lambert accomplissait des prodiges. Il était en relation avec tous les corps de métier pour le Projet Albatros, il faisait remonter les infos lors des réunions hebdomadaires avec les contremaîtres et l’ingénieur. Sans lui, ça va être dur de gérer tout ça.

- Mais l’accident ?

- Pourquoi veux-tu savoir tout cela ? Qu’est-ce que cela peut te faire ? Elle est morte.`

- Je veux savoir, c’est tout, répondit-elle, hargneuse.

Il fut impressionné car elle n’avait pas changé. Enfant puis adolescente, Louisa avait toujours su imposer ses choix.

- Leur auto a quitté la route et s’est encastrée dans un platane. Tous les deux sont décédés sur le coup. Ils avaient pris la Mercedes, la 600, une voiture de collection. Mais à cette époque-là, les airbags ne se fabriquaient pas en série, c’étaient des caisses dans lesquelles tu pouvais démarrer sans qu’un signal sonore te rappelle que tu n’as pas mis ta ceinture.

- Où se situera ce parcours ?, demanda-t-elle, songeuse, revenant à leur sujet de prédilection, le golf.

- À quelques kilomètres, à équidistance de tous les parcours des départements voisins. Regarde, je veux imiter le Old Course de Saint-Andrews, des greens doubles. Sept greens seront chacun partagés par deux trous dont la somme devra toujours être égale à 18, le 2 avec le 16, le 3 avec le 15 et ainsi de suite.

Puis il grogna :

- Tout devrait bien se passer. J’ai eu les financements de justesse avec des clauses qui ne me satisfont pas, mais je n’avais pas le choix. Louisa, Darren est contre le projet, il use de son pouvoir auprès de la municipalité grâce à son parti pour faire arrêter les travaux de terrassement.

- Quel parti ?

- L’EAT, Écologie Avant Tout. Un parti qui monte, des ultras verts qui rejettent toutes nouvelles constructions dites polluantes. Le maire, Albert Dumontier, a laissé Darren gérer la communication. Dumontier était Sans Étiquette et savait qu’il n’aurait pas eu un second mandat. Alors il s’est rallié à l’EAT. Grâce à Darren et à ses hommes, Dumontier a gagné de nouveau les municipales. Depuis, Darren est devenu incontournable à la mairie. C’est le personnage clé de la région. Que veux-tu ? Il n’a jamais aimé le golf, il préfère la chasse.

Louisa paraissait songeuse.

- J’aimerais que tu restes près de moi, dit-il. « Je suis si heureux que tu sois revenue. »

Elle fit la moue.

- J’ai tant de mauvais souvenirs. Cette nuit, je n’ai pas pu dormir. Je croyais entendre hurler Mélie contre moi. Cette voix stridente. Quand j’étais enfant, elle me terrorisait.

Shane se frottait nerveusement les cheveux parce qu’il n’avait aucune répartie. Que pouvait-il rétorquer ? Qu’il avait été lâche face à Mélie ? Il avait été mille fois coupable de sa négligence et de son égoïsme. C’était à l’époque où les contrats pleuvaient. Il s’était retrouvé dans les hôtels aux quatre coins du monde à dessiner des parcours de golf tandis que ses enfants se languissaient de lui, et que Louisa pleurait dans son lit.

- J’ai envie que tu restes, Louisa, répéta-t-il.

Elle s’exclama avant de prendre la porte :

- Je ne sais pas, il faut que je réfléchisse.

Chapitre 3

La famille Mulligan s’était réunie pour le déjeuner dans la salle à manger cossue. La longue table de chêne pouvait accueillir jusqu’à vingt convives sous l’admirable lustre vénitien en verre soufflé. Ils dévoraient de bon appétit le bœuf braisé après la salade de crudités du potager, servis par Célestine, petite bonne femme rondouillarde, à la santé solide. Née en Mayenne, elle était une ancienne femme de la terre que la mort de son mari avait poussée à prendre un emploi chez des maîtres.

- Tout à l’heure, on a été jouer avec Tiger, s’exclama Rory. « Il connait tous les coups de golf. »

- Ouais, il nous a bluffés, renchérit Mabel en regardant ardemment le métis. « Après on a monté des poulains, Denis nous les avait préparés. »

Cette remarque des enfants parut insignifiante pour les adultes, mais Shane que la présence de cette jeunesse autour de lui ravissait, demanda à Tiger où il avait appris à faire du cheval.

- Je te laisse répondre, mon trésor, s’exclama Louisa.

Tiger sentit les regards se braquer sur lui. Un peu rougissant sous la peau café au lait, il s’exclama :

- Aux States quand on était à Augusta, rétorqua-t-il dans un Français impeccable, mais un fort accent outre-Atlantique. « C’est papa qui m’a tout appris. Mon père possède plusieurs chevaux de course, bien plus qu’ici. »

L’enfant mentait effrontément. En réalité, il était le fils d’un livreur de pizza new-yorkais, sosie parfait de Tiger Woods. Il n’avait plus été à l’école depuis l’âge de ses dix ans et il ne connaissait la langue française que par un as du tatouage maori, propriétaire de quelques bêtes et alcoolique notoire. Intelligent, Tiger apprenait vite, sans effort apparent. Il nourrissait pour toutes les choses de la vie une curiosité gourmande. À douze ans, rien ne lui faisait peur, emporté par la fougue de sa mère. Et s’il fallait mentir ou voler, il le faisait avec un certain délice.

Janet tapota ses lèvres avec sa serviette et répondit :

- Sans doute, Louisa, mais Mabel n’est pas en reste non plus, c’est une championne de golf…

- Maman, s’il te plait, maugréa la jeune adolescente.

- Dimanche, il y a la Coupe des Juniors. Mabel est index 7,1 et elle a remporté d’autres tournois depuis la saison dernière. Elle compte bien passer 5, hein, ma puce ?

- On verra, murmura Mabel.

- Mais il n’y a pas « on verra », c’est qu’elle en bouffe du practice et des heures de cours avec son pro.

- Fier de ma petite-fille, proclama le grand-père avec un généreux clin d’œil pour la gamine.

- Ouais, n’empêche que ton paternel, il est plutôt dans la déroute en ce moment, s’exclama Darren, indifférent aux compliments adressés à sa progéniture. « Et il ne vous a pas aidés tous les deux ? Excusez-moi, mais quand on a la chance d’avoir un père aussi prestigieux, on ne le laisse pas tomber. À moins que ce soit lui qui vous ait plaqués. »

Lou sourit, amusée.

- Tu veux savoir comment ça s’est passé ma rencontre avec Tiger Woods ? Eh bien, je vais vous raconter. C’était en 2007, à l’USPGA, le quatrième championnat qu’il remportait, en fait, son treizième Majeur. Il avait gagné le tournoi à deux coups du finaliste Woody Austin. Moi, j’étais toujours aux premières loges. Un jour, je me suis laissé enfermer dans les vestiaires. Quand il est rentré après avoir signé sa carte de score et répondu aux journalistes, je l’ai rejoint sous la douche et je me suis occupée de lui… Cela a été la première fois. Ensuite, on se retrouvait en cachette de sa femme, la Suédoise. Je le kiffais grave !!!

- Non, enfin, pas devant les enfants, décréta Janet. « Je crois que tout le monde a compris. »

- Ça te gêne, Janet ? Eh, c’est moi, Lou, j’ai toujours agi ainsi, surtout depuis Sainte-Rita, tu connais ? Près de la déchèterie ? Un lieu immonde avec des rats gros comme ça qui filaient entre nos jambes quand on allait au réfectoire. On pourrait en parler des heures. Et ça a bousillé ma vie, hein, papa, qu’est-ce que tu en penses de tout ça ?

Le père fronça les sourcils. Son visage était devenu livide.

- Bon, on va en rester là, Célestine, apportez les desserts, décréta-t-il.

- Les desserts ? Mais papa, on s’en fout des desserts.

- Tais-toi, Louisa, tonna la voix de baryton.

La jeune femme obéit à son père adoptif sans chercher à les pousser dans leurs retranchements. Elle avait le temps d’agir à sa guise, d’aiguillonner leur curiosité et de remuer le couteau dans les plaies béantes de leurs souvenirs.

Après le repas, ils s’étaient éparpillés. Les enfants étaient partis jouer dehors. Léone avait rejoint son bureau au golf de Bois-Lissière et Janet, migraineuse, était montée s’allonger dans sa chambre à l’étage. Darren venait de la quitter après une scène où souvent, il avait le dernier mot. Rien ne filtrait de leur mésentente dans cette apparente cordialité entre deux époux que tout séparait. Seuls, les enfants pâtissaient du silence redoutable qui planait lors des repas et des piques échangées entre la poire et le dessert.

Darren vit Louisa au potager. Les mains de la jeune femme étaient enfoncées dans la terre, cet humus aux particules fines dont elle connaissait le pouvoir et la force. En toute simplicité, elle œuvrait pour fortifier les plantes et les rendre plus belles. Il l’observa. Elle portait son short un peu sale, élimé par endroits et son corsage à bretelle fripé. L’arrière de ses cuisses dévoilait un tatouage, deux serpents tirant une langue crochue et qui descendait de son dos jusqu’à ses chevilles.

- Ces tatouages te donnent des airs de mauvaise fille, lâcha-t-il avec un rictus amusé.

- Mais je suis une mauvaise fille, Darren, rétorqua-t-elle, amusée. « Tu oublies que j’ai fait de la prison ? On m’a même envoyé en maison de correction. Je ne le méritais pas, mais cela, tout le monde s’en fichait. Tu t’en souviens quand ils m’ont passé les menottes pour Sainte Rita ? Les menottes ? J’avais bien besoin de cela, à quinze ans. »

- Il parait que tu te débattais comme une forcenée, tu as failli éborgner deux gendarmes.

- Bien faits pour eux, ils n’avaient pas à mettre leurs mains là où il ne faut pas.

Elle reprit son jardinage avec un léger frisson. Trop de mauvais souvenirs.

Il s’approcha d’elle.

- Pourquoi es-tu revenue ?

Il jetait des coups d’œil nerveux vers la fenêtre ouverte d’une des chambres, de peur que quelqu’un entende leur conversation. Il y avait trop de secrets entre eux, trop de passions avortées, trop de ressentiments.

- Tu veux vraiment le savoir ?, rétorqua-t-elle en le regardant. « J’avais envie de te revoir. »

Il fut troublé. Tenant toujours sa paire de ciseaux en main, elle fit un pas vers lui.

- Je suis rentrée pour toi, Darren. Tout ce qu’on a fait ensemble, je ne pourrai jamais l’oublier, murmura-t-elle, de sa voix rauque et sensuelle. « C’est toi qui m’as offert la liberté. Tu m’as fait rencontrer Sorin. Sorin et ensuite, JR. »

Il huma son parfum de patchoulis, une odeur envoûtante qui lui rappelait des émotions interdites dans une villa à Deauville. Son corps était une liane, un serpent, une forme élastique perverse et magique. Tout palpitait en elle, la vie, l’ardeur et la passion. Une évidence : il était toujours amoureux d’elle.

- Quand je t’ai vue hier soir, j’ai cru devenir fou, murmura-t-il. « Je n’avais qu’une envie, te serrer dans mes bras. »