Non-Lieu - Jean-Philippe Vlahopoulos - E-Book

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Jean-Philippe Vlahopoulos

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Beschreibung

Elle a tué un Pachy et fait appel à moi pour ramener le corps parmi les siens, avant que l’enquête ne se conclue par un Non-Lieu.
L’histoire commence comme ça. Elle a pour cadre une des innombrables cités artificielles, où ce qui reste de l’espèce humaine s’est réfugié, après l’enchaînement de catastrophes qui a marqué la fin de ce siècle.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Agrégé de lettres modernes, Jean-Philippe Vlahopoulos exerce le métier d’enseignant, d’abord dans le secondaire et depuis quelques années dans le supérieur. Après L’Ombre creuse, également paru aux éditions 5 sens, Non-Lieu est son second roman.

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Jean-Philippe Vlahopoulos

NON-LIEU

 

Du même auteur

– L’ombre creuse, roman

5 Sens Editions, 2020

 

À Catherine, Léa et Claire

 

« Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre.

Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! »

 

Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une saison en enfer.

I

Nuit

 

Je la suivis dans le colimaçon. Son cul, moulé dans un fuseau d’algue mauve, se balançait doucement sous mes yeux.

Tantôt l’effleurant, tantôt s’y agrippant afin de prendre appui, ma main droite suit le cours de la rampe en métal qui s’élève en spirale à l’intérieur des parois blanches de la tour, tandis que je gravis une à une les marches d’un escalier en vis aux anneaux superposés, s’enroulant sur lui-même comme un gigantesque ténia, ne pensant à rien, obnubilé seulement par les ondulations suggestives de ce bas du dos.

Arrivés au sommet, nous faisons face à une porte en métal gris, garnie d’une rangée de rivets sur chacun de ses côtés et éclairée par un œil globuleux en verre dépoli, cerclé de métal.

Elle sort un trousseau de sa poche avant gauche, choisit une clé qu’elle enfonce dans la serrure et la fait tourner, en accompagnant la rotation de son poignet d’un mouvement sec de l’épaule.

La porte pivote lourdement sur ses gonds d’une quarantaine de degrés vers l’intérieur, et grince en laissant voir une petite pièce plongée dans une semi-obscurité, sas ou vestibule donnant sur une seconde porte de couleur plus claire. Elle la pousse, en appuyant sur la poignée, et me dit : « C’est ici. »

1

Le mort saisit le vif

 

Quand elle me rejoint, je suis à quatre pattes, traquant à l’aide d’une torche à fibre optique d’éventuelles taches de sang. Au contact du sol, la combinaison antivirale que j’ai à peine eu le temps d’enfiler me file de légers frissons. À première vue, tout a été minutieusement nettoyé. Seules quelques auréoles, visibles à la lumière fluorescente, dessinent une galaxie miniature venue s’incruster dans le ciel gris du revêtement synthétique.

– Tu te cherches une compagne ? me fait-elle, manifestement déçue par mon manque de maintien.

Je me redresse, la gorge nouée, et pour dissimuler ma gêne, je me mets à inspecter les lieux du regard.

La pièce est une salle de forme ovoïde, aux proportions modestes, éclairée au plafond par les clignotements d’un néon fatigué. Elle s’évase entre, à droite, un large hublot donnant sur l’extérieur, et à gauche, un mur multimédia accueillant huit écrans de visualisation, chacun composé de huit alvéoles, formant un ensemble d’unités optiques hexagonales et contigües.

Au milieu, un poste de travail gris sable accueille une console semi-circulaire, derrière laquelle se dressent trois fauteuils en simili cuir noir, montés sur roulettes. Un peu plus loin, sous le mur de droite, des armoires métalliques grises sont destinées au rangement des équipements d’intervention. D’autres équipements techniques sont stockés de part et d’autre, dans des armoires ouvertes de taille basse, à proximité du pupitre. Quelques gobelets renversés trainent çà et là, parmi des canettes de soda, des assiettes en carton, des cendriers et des sachets froissés, ayant contenu de la nourriture à emporter.

Le tout compose une de ces innombrables salles qui quadrillent notre Espace Vital, où sont collectées les données nécessaires à la sécurisation et au contrôle des flux.

La lumière intermittente du néon illumine les mèches blond vénitien de ses cheveux follets, rabattus sur le côté et dépassant de son béret, qui semblent soudain brûler comme une flambée de broussailles.

– J’ai garé la Zeppo dans la cour, me dit-elle. Dépêche-toi.

– Et le vigile ?

– Parti se shooter. Vu la dose d’HDP 1 que je lui ai refilée, il y a peu de risque qu’il émerge de sitôt. On a donc un bon tour de cadran devant nous pour tout remettre en ordre et foutre le camp.

1 - HDP : hématodrosophine, stupéfiant du plaisir et de l’oubli, à base d’hématite et de drosophine.

– Sûre ?

– Ne t’inquiète pas. Et je ferai le guet, au cas où, des fois que l’équipe de jour rappliquerait plus tôt que prévu.

– Ça lui arrive ?

Elle ne répond pas et baisse les yeux, en désignant du menton le cadavre d’un homme corpulent en salopette bleue, tassé dans le coin gauche de la pièce :

– Ça ira pour le descendre ?

– Faudra bien.

J’écarte timidement le coin de mes lèvres et glisse un « j’ai pas l’air comme ça, mais je suis une baraque », qui ne produit pas l’effet escompté.

Elle plante son regard dans le mien, me dévisage, et sort. On est souvent présomptueux avec les femmes, surtout quand elles sont jolies, et qu’on est un zélote. Il est lourd le salaud ! Je le saisis sous les aisselles et le traîne sur environ un mètre. Le nez enfoui dans sa barbe, on dirait qu’il dort. Un autre mètre.

Éparpillées sur toute la surface, les vignettes de l’écran de conformité reproduisent indéfiniment les mêmes motifs, captés sous différents angles : une demi-douzaine de mantristes s’empale en public, en débitant des versets du MELT, une pelleteuse exhume des cadavres des décombres d’une bâtisse qu’elle vient d’éventrer, une adorable enfant au teint rose et au regard émerveillé, droite dans une corbeille de fleurs, se fait baiser sur le front par un colosse attendri, etc.

J’arrive à la porte donnant sur l’escalier. La tête du gros bascule en arrière, il me sourit. Son crâne a été défoncé par un objet lourd. La plaie frontale forme une crevasse où le sang a coagulé, et autour de laquelle une masse de cheveux poisseux forme une bouillie épaisse et grisâtre, pareille au limon originel. Un filet noir comme de l’huile de vidange dégoutte du coin de sa bouche. Sa tempe droite porte la marque d’un poinçon. Peau sombre, cheveu crépu, nez épaté, sourcils épais se rejoignant à la base du nez : un Pachy. L’enquête (s’il y en a une) aboutira à un non-lieu. Alors pourquoi s’en faire ?

Toujours présomptueux. Je franchis le sas. Elle est jolie, avec sa couronne blonde aux reflets roux et le regard anthracite qu’elle s’est fait greffer, et je ne suis qu’un zélote. Le gros et moi entamons la descente. À chaque marche, les semelles en carbone du macchabée rebondissent gaiement. J’entends sa voix, en bas :

– Tout va bien ?

– Au poil !

Je suffoque un peu. Les bras du mort me font un collier. Il pue le rance, le fumier ! De larges gouttes de sueur me picotent les yeux et les narines. Impossible de m’essuyer, mais ça va. Il est plus lourd à chaque marche. J’ai hâte d’être en bas, au dehors, face à elle, afin de surprendre dans son regard une lueur d’admiration, et me redresser en faisant tourner mes biceps, à la façon d’un nettoyeur écogène. Mais, vu les allumettes qui me servent de bras, ça ne risque pas !

Et voilà, ça devait arriver ! Je rate une marche et perds l’équilibre. Dans un réflexe instantané, j’empoigne mon paquet, le serre encore plus fort, m’accrochant à lui désespérément. Retiens-moi, gros, ou je fais un malheur ! Mais l’autre fait mine de ne rien entendre et, pivotant sur lui-même, bascule vers la rambarde métallique en m’entrainant dans sa chute. Saleté de Pachy ! J’étouffe ma voix contre son torse, les ongles enfoncés dans sa chemise à hauteur des reins. Il bascule alors vers moi dans un élan d’affection et nous entamons les premières figures d’un étrange duo, bouche contre joue, ma tête enfouie dans sa tignasse. Sur le point de me noyer, j’avale un fumet acide de terre et de graisse mêlées et me mets à mastiquer une touffe de cheveux et de poils de barbe, en me tortillant comme un gros ver pour tenter de me dégager.

Puis, à la faveur d’un coude du mur, la jambe projetée en avant, j’essaie de me caler et mettre un terme à notre déroute. Ça craque, j’ai dû me péter quelque chose, mais ça marche : mon compagnon interrompt sa descente et s’effondre sur moi. Il me faut un certain temps pour me redresser : mes côtes et ma nuque me font un mal de chien, ma cheville droite brûle et me lance par à-coups.

– Jude… qu’est-ce tu fais ?… Ça va ?

– Oooh, on fait aller !

Orné de mon collier de viande froide, je m’adosse contre la paroi et cherche à reprendre mon souffle, en contrôlant son débit. Plus qu’une quinzaine de marches, vingt, à tout casser. Allez, mon gros, la descente continue !

Mais qu’est-ce qui m’a pris, Dieu borgne ? Qu’est-ce qui m’a pris ?

2

L’ombre d’un doute

 

– Et je conclurai par ces mots : « vive le Communalisme, et longue vie à Absenthia ! »

Applaudissements nourris.

Ici, on est entre soi : les manifestations exubérantes de foi en l’avenir sont jugées déplacées, chacun estimant ce folklore pittoresque tout juste bon à galvaniser la ferveur des zélotes, lors des cyber forums en polyvision synchronique.

À ces moments-là, l’orateur, un solide gaillard joufflu et rubicond, saisi en contre-plongée, lève les poings au ciel et fait mine d’en expulser l’occupant à coups d’uppercuts, tandis qu’un montage savamment orchestré le montre aux prises avec des hordes sans visage déferlant sur fond de musique guerrière, sous une grêle de pierres et de pointes acérées transperçant l’atmosphère dans un fracas assourdissant. Immanquablement, les soixante-quatre mille visi applaudistes, membres des huit tribus divisant le territoire en autant de juridictions, se dressent comme des cierges et scandent à tue-tête des slogans immémoriaux, dont le son répercuté de loin en loin fait penser aux roulements de tambour d’une marche funèbre. Puis la foule salue l’athlète d’un homérique : « Nihil in morte nihil est ! Liber mortis in morte vivit ! », en souvenir du match virtuel qui l’opposa, il y a près de trente ans, au dernier représentant des Sceptiques, prélude à leur liquidation définitive. Rude combat, dont les anciens conservent un souvenir ému.

L’orateur, le même qui officie chaque quinzaine aux shows de Conscientisation, essuie la sueur qui perle à son front, reboutonne le col dur de sa tunique sombre puis, longeant sur la droite le plateau semi-circulaire, s’installe dans le premier fauteuil de la rangée latérale, à la vue du public. Il est aussitôt remplacé par un petit bonhomme hilare au crâne dégarni. À peine visible derrière le pupitre, frère Rachembon tente de faire taire l’assistance en agitant ses longues mains aux ongles rongés, de haut en bas, comme ça, et en accompagnant ce mouvement répété d’un froncement de ses épais sourcils d’expert, puis, le calme revenu, entame son discours de remerciement au Vénérable membre du Conseil des Cinquante…

– Au premier d’entre nous, à notre incomparable et bien-aimé Ursule Liber !

À ces mots, la salle se lève dans un élan unanime et applaudit chaleureusement l’homme assis au premier rang, dont elle n’aperçoit que le profil renfrogné. Sans quitter son siège, celui-ci remercie l’assemblée par de brefs hochements de tête exécutés mécaniquement, de droite et de gauche, tandis que la semi-pénombre donne à son profil charnu une allure de marbre.

Inexplicablement maussade, en ce jour de fête. Il semble contrarié sans raison apparente. Serait-ce à cause du titre dont on l’affuble ? Certes, non !

Car, comme il aime à le rappeler, Ursule Liber, précédé de son patronyme, question sobriquet, ça a de la gueule ! Clovis Ursule Liber : non, y a pas à tortiller, ça sonne fier ! Et ça dit bien ce que ça veut dire : une charge, une autorité, un prestige qui l’élèvent au-dessus du commun. (Mais attention, hein : Liber, pas Lieber ! Il y tient. Comme si cette émasculation du « e » central donnait à son titre un caractère plus viril, faisant de lui l’amant des foules, le réceptacle de ses désirs, son géniteur symbolique, celui grâce auquel l’abondance et la prospérité se répandent à foison.)

– Avant de nous quitter, chers frères et sœurs, je vous invite à ne pas oublier d’apporter votre généreuse contribution au Fond de Promotion des Méritants.

– Dans l’urne, sous le portique ! Faut leur dire de glisser ça dans l’urne, lui lance des coulisses une dinde à la voix haut perchée.

– Ben, dis-leur, toi, Yolande ! lui rétorque un Rachembon toujours hilare.

– Bon, bon ! ronchonne la dinde, qui s’exécute au milieu des ricanements.

Puis Clovis s’extrait de son fauteuil, défroisse son pantalon et traverse la salle de sa démarche imposante, le torse déployé, le ventre en avant. C’est le signal. Bientôt l’assistance se masse autour de l’urne, près de l’entrée, avant de quitter les lieux. Certains se retrouvent sur la place, face au dôme, au cœur du Céphalium, échangent quelques propos puis regagnent leur domicile. Contrairement à d’autres qui, munis d’une invitation, se rendent d’un pas pressé dans le grand hall jouxtant le bâtiment où se tiennent les réunions plénières du Conseil.

On y entre par une haute porte à colonnes en stuc que masque partiellement une bannière arborant le symbole du régime : un huit couché rayé d’un trait (qui peut faire penser soit à l’infini traversé par une droite, soit à un poulet en broche, question de point de vue). Symbole qu’encadre la triade illustrant sa devise officielle : « REPTITUDE, RICANISME, RÉSIGNANCE », (plus familièrement connue par l’abréviation « Ré-Ri-Ré », ou « Ri-Ré-Ré », ou « Ré-Ré-Ri », question de goût), elle-même surmontée d’une enseigne accrochée pour l’occasion, qui proclame fièrement : « TRENTE ANS ! »

Là, sous une verrière teintée au plafond en forme de saladier renversé, où des myriades de lucioles pareilles à des étoiles diffusent une lumière bienveillante, les invités se dispersent par affinité.

Des grappes de visages au teint laiteux s’agglutinent autour de vasques remplies à ras bord de pilules colorées, que soutiennent des piliers torsadés disposés en quinconce, ou s’égrènent le long des baies aux vitres fumées, en une collection de papillons délicats, de scarabées ventrus et de sauterelles alanguies. Tous ont troqué leur costume d’apparat pour un vêtement plus seyant, accordé à leur désir de jouir sans entraves de leur statut de demi-dieux. Certains semblent attendre je ne sais quoi, et font couiner leurs bottines en fibre d’acacia, en se balançant sur leurs talons ; d’autres, en polo d’eucalyptus et smoking de bambou, devisent avec des tailleurs en pétale de narcisse, au bustier d’ambre généreusement échancré, tout en rivalisant d’œillades…

Des domestiques en livrée sombre, cintrée à la taille, vont et viennent, portant à bout de bras des plateaux chargés de mets somptueux et de coupes pleines d’un liquide doré.

Le centre de la salle, réservé à la danse, est pour le moment désert, la musique diffusée par de petites stèles posées à mi-hauteur invitant plus à l’échange mondain qu’à la trémulation langoureuse. Seuls quelques enfants viennent par moments s’y jeter en glissant sur leurs genoux, avant que des nourrices à la peau mate les houspillent avec de petits cris.

À l’écart au fond de la salle, à quelques pas du buffet, le bouillant Sénateur Joseph Clovis s’entretient avec trois de ses conseillers.

– Comment j’ai été ?

– Excellent, comme à ton habitude, répond l’un d’eux, à la mèche folle et à la lèvre humide.

(Ouais, autant dire mauvais comme un cochon, conclut l’intéressé !)

– Surtout sur la question du recyclage, ajoute son alter ego, à la voix de tête légèrement nasillarde : c’était clair, carré, précis, pédagogique.

– En un mot, remarquable, résume le premier, du nom de Dumouriez.

– Tout à fait : remarquable, confirme le second, que nous avons aperçu précédemment, en clôture du meeting de célébration du trentenaire.

– Ton topo sur les micro-organismes n’y est pas pour rien, Gus. Je te remercie.

– Tout naturel, répond Rachembon, en rosissant du sommet du crâne.

– Le mérite en revient surtout à l’équipe, s’empresse d’ajouter Dumouriez. Et, bien sûr, à ton increvable talent d’orateur, qui sait si bien déc…, déc…, déc…

– Si bien mettre en musique la partition qu’on lui soumet.

– En musique, oui-oui, c’est ça, en musique : c’est le mot que je cherchais !

– Eh bien, vous adresserez mes compliments à l’orchestre, lâche Clovis.

(Imbéciles, imbéciles, imbéciles ! Et moi, qu’est-ce que je fous là, flanqué de ces deux crétins ? Rachembon et Dumouriez, duo d’andouilles aussi maladivement inséparables que diamétralement opposés.)

En effet.

L’œil pâle et la joue livide, Achille-Henri Dumouriez se tient droit sur ses guibolles ; il est grand, gros et grave, et pose sur toute chose le regard méprisant du parvenu. Affligé d’un goître qui donne à son profil pontifical un air de pélican mondain, il a les lèvres minces, et si molles que, quand il parle, en agitant ses mains dodues aux ongles soignés, de petites bulles de salive viennent exploser à leur surface, en faisant des pets, – des pets presque imperceptibles, qui donnent à sa diction empruntée une onctuosité quasi lubrique. Il bavote comme un nourrisson, la bouche pleine de phrases que son intelligence simplificatrice conçoit, à grand renfort de raccourcis faciles et d’assimilations abusives, et bégaie quand il est troublé.

Le crâne déplumé et grisonnant, Gustave-Hector Rachembon se tient vouté dans la diagonale, sa grosse tête enfoncée entre ses épaules ; il est sec, plissé, toujours hilare, et accompagne sa démarche d’un mouvement de balancier des bras, ses longues mains osseuses effleurant le sol. Une multitude de ridules se creusent en une dépression au-dessus des arcades, lorsqu’il roule ses yeux globuleux sous d’épais sourcils gris qui ponctuent chacune de ses réactions, tantôt se dressant comme les deux moitiés d’un pont pour laisser passer le flux des affects, tantôt s’abaissant brusquement, afin de signifier l’hostilité ou le refus. Sa voix de tête vrille en prenant des accents de crécelle en temps de peste, quand l’émotion la porte vers des sommets de frénésie qui la font dérailler.

Le premier est une amphore à concepts fort appréciée ; le second un débiteur de slogans au lyrisme contagieux. Tous deux ont en charge la communication officielle, et dirigent de main de maître un collège d’experts qui alimente la vie publique en informations, directives et rumeurs.

– Et sur la question des alliances ? relance Clovis.

– À mon avis, c’est le seul endroit où ça coince, diagnostique Suture, un albinos noueux et frisé, au visage plat. Les frères redoutent le monstre hybride, l’alliance territoriale contre-nature à visée expansionniste. Et je crains que, là-dessus, le Conseil ne cherche à se saisir de l’opportunité pour te bouler.

– Il y a longtemps que je pense qu’il y a parmi les membres du Conseil un bon nombre d’incapables et de froussards. Et qu’un petit nettoyage à sec ne serait pas du luxe.

– Permets-moi tout de même de te préciser qu’en tant que démographe, responsable de la gestion des territoires…

– Il n’est pas question de géographie dans c’t’affaire, mais de politique ! coupe sèchement la baderne.

– Désolé : tu nous demandes notre avis…

– Et j’m’en tape !

Clovis fait quelques pas brusques en direction du buffet, puis se ravise et va se poster dans un angle mort de la salle. Les autres le suivent à distance, le regard par en dessous, comme des enfants qu’on vient de gronder. Il expulse l’air par ses larges narines et embrasse la réception d’un coup d’œil circulaire, avec sa mine des mauvais jours. Tous là, ouais. Tous venus fêter les trente ans… « en petit comité » ! Et moi, à la place de visages, je ne vois que des gueules de cochons farcis et de requins assoiffés de sang. Imbéciles, imbéciles, imbéciles ! Une bande d’affairistes et d’escrocs, tous impatients d’imposer partout leur loi. D’ailleurs, y a que là-dedans que ça excelle. Ça croit représenter quelque chose, être le point de mire de toutes les attentions, et ça ne représente que soi-même. Simplement, c’est actif et ça a la bougeotte, comme la vermine. Là-dessus, mon pote, on est d’accord, on est d’accord !

– Tiens, ton poulain et ta fille, annonce Rachembon, arrivé à sa hauteur, en le fixant de ses yeux de chèvre.

– La médiocrité pendue au bras de la bêtise, marmonne Suture, qui préfère s’éclipser.

Félix Lobottom s’avance en effet dans leur direction. Boudiné dans son complet jaune, l’allure ondoyante et la mèche en accroche-cœur plaquée sur son front étroit, il fend la foule des convives, accompagné de son insupportable et radieuse épouse, une créature qui ondule du bassin dans une robe vert émeraude, tout en secouant sa chevelure aux reflets sombres, incrustée de pierreries.

– Ohoo, réunion au sommet !

– Tu peux nous laisser Edith ? J’ai deux mots à dire à ton crétin de mari… Merci ma chérie.

– Si c’est pour les gifles d’hier soir, je t’assure que c’est elle qui les a cherchées !

– S’agit pas de ça, triple buse, mais de la connerie de c’matin, que j’ai dû rattraper au vol comme j’ai pu. Où qu’tu t’crois ? Chez tes anciens potes du PSOUT ? 2 (Il prononce à chaque fois ce sigle comme si sa sonorité même est frappée d’infamie. Le « psout » : quelle quantité de dégoût peuvent concentrer à ses yeux ces cinq misérables lettres ?)

2 - PSOUT : Pulsion Solidaire d’Ostracisation Unitariste Transversale.

– Ça va, ça va !

– Non, ça va pas ! Bordel de foutre, je serai pas continuellement derrière toi à t’essuyer les couilles ! Comment qu’tu feras quand tu siégeras au Conseil, hein, comment qu’tu feras ?

– Vu le nombre de conneries qu’il s’y débite à la seconde, je risque de passer inaperçu.

– TA GUEULE ! hurle Clovis écarlate.

L’assistance cesse illico son caquetage et opte pour un chuchotis fébrile, parsemé de raclements de gorge. Apercevant Yolande, Rachembon la rejoint près du buffet, escorté de Dumouriez, qui espère s’enfiler quelques asperges aux morilles. Suture a trouvé un confrère qu’il tente en vain d’entrainer au dehors, sur le patio. Et Edith roucoule à mi-voix au milieu d’un cercle d’admirateurs, en distribuant de part et d’autre son regard améthyste et son sourire éclatant.

Clovis entoure les frêles épaules de son gendre d’un bras affectueux et l’entraine à l’écart. Puis, reprenant deux tons plus bas :

– Si tu crois que la campagne pour ton élection est gagnée d’avance, tu te fourres le doigt dans l’œil. Trop à gauche, et c’est Andréani qui gagne du terrain, trop à droite, et c’est ton électorat naturel qui vote avec ses pieds. Résultat : tu te coltines le marais et tu te retrouves à discuter le bout de gras avec cette enflure de Mikiewczki. Quant à ton Alliance pour la Pérennité, je ne lui donne pas quinze jours pour voler en éclats. Tout affaibli qu’il est, le vieil Andréani est un malin. Je l’ai souvent pratiqué et, crois-moi, il ne se gênera pas pour tirer profit du moindre de tes faux pas. Cette place au Bureau du Conseil, pour lui, c’est le couronnement de sa carrière, son bâton de maréchal. Alors si tu t’imagines que ce fils de pute te tiendra l’échelle pendant que tu grimperas au plafonnier, tu te le fourres jusqu’au trognon.

– Oui oui, je sais tout ça !

– Et tu sais sans doute aussi qu’au sein des Vénérables ta candidature est loin de faire l’unanimité, et que je dois constamment user de mon influence pour la faire admettre.

– Enfin, puisque Suture lui-même…

– Suture est un pervers, qui se sert de sa langue pour empaler les naïfs de ton espèce et les faire danser sur le cul au gré de ses intérêts. Il n’a jamais admis que je te choisisse à sa place. Et il en garde une rancune qui ne disparaîtra qu’avec lui. Je t’ai déjà dit de t’en méfier, mais tu ne m’écoutes pas.

L’œil humide, le colosse tapote la nuque de son gendre avec sa grosse paluche et lui bafouille un :

– J’ai de grandes ambitions pour toi, Félix, et tu n’ignores rien de l’estime que je te porte.

Puis, d’un ton ferme et bourru, avec par endroits des grondements de basse rocailleux :

– Mais tu comprends, j’espère, que la situation où nous sommes ne peut plus durer. Malgré l’intensification des programmes triennaux, nos institutions se délitent, nos mœurs s’avachissent. Et notre gestion des Pachys laisse foutrement à désirer. Certains, à ce qu’on raconte, vont même jusqu’à s’immoler au lieu de perpétuer l’espèce. Ce qui, si la rumeur se confirme, constitue une menace pour notre propre survie. Alors ne te fais aucune illusion : l’alliance intercommunaliste que je propose n’est rien qu’un pis-aller qui aura autant d’effet qu’un cautère sur une tumeur cancéreuse, si on ne se décide pas au plus vite à s’attaquer à la racine du mal. Et, crois-moi, le mal est grand. Terrible.

Enfin, avec les frémissements du trémolo :

– Notre monde s’épuise, Félix, telle est ma conviction. Et nous devons impérativement susciter une nouvelle mystique pour en régénérer le récit fondateur. C’est l’unique condition de notre redressement : retrouver l’élan qui nous permettra de puiser en nous les forces spirituelles, sans lesquelles aucun peuple n’est grand. C’est pourquoi, dans cette tâche immense, j’ai besoin d’individus dans ton genre. Des hommes de ta trempe, déterminés, durs à la tâche, prêts à tout sacrifier pour la cause commune, et n’ayant pas froid aux yeux.

« Ursule Liber dans ses œuvres », pense Lobottom. Qui ajoute : « Mais gare ! Qui se conduit en démagogue, attire sur soi Gog et Magog. »

Et, tout en énonçant mentalement cet adage énigmatique, le gendre idéal se fend d’un sourire de faux-cul, destiné à montrer à quel point le compliment le flatte, et même l’émeut.

Pendant que cet entretien se poursuit à mi-voix, Thomas Suture se glisse parmi les convives avec la discrétion d’une punaise dans un plat de semoule. Si certains le toisent sans lui prêter la moindre attention, d’autres se risquent à afficher leur mépris, en lorgnant sur sa démarche oblique et son air cauteleux.

En réalité, tous le redoutent, tous craignent d’avoir affaire à lui. Aussi évitent-ils son regard, pour ne pas se sentir obligés de lui adresser la parole et se retrouver empêtrés dans une conversation sinueuse, lourde de rancœur et de sous-entendus. Conscient de son déficit de notoriété, Suture dissimule son autorité naturelle, que trahit une voix sèche et cassante comme une coquille d’œuf, sous un sourire contrit et un regard obséquieux, les yeux mi-clos, qu’il oppose à la morgue dédaigneuse de ses contradicteurs.

Il sait que des rumeurs circulent sur son compte. On dit qu’à sa naissance, l’algorithme qui distribue la vigueur chez les mâles l’a oublié et que nul n’a alors songé à rectifier cette anomalie à temps, quand les organes sont encore souples et tendres (les employés des ovariums sont parfois d’une négligence !) Et qu’il a dû souffrir durant sa jeunesse des sobriquets injurieux que lui jetaient à la face des congénères mieux dotés que lui. Certes, on dit aussi qu’il s’est fait greffer depuis un appareil en parfait état de marche mais, malgré des efforts déployés avec une rage systématique et froide, la rumeur n’a pas cessé.

Alors Suture marche, il erre parmi les convives qui l’ignorent, cherchant à attirer leur sympathie. Il marche et se tait, habitué à parler bas et à ronger son frein, impatient de pouvoir faire un jour résonner pour le plus grand nombre cette voix de métal aux vibratos intenses, qui crisse comme du gravier sur une plaque de verre. Cette voix qui, quand il la pousse pour lui donner de l’ampleur, ondule et chavire de tous ses harmoniques, si bien qu’on dirait qu’il chante à la manière d’un toucan qu’accompagne un duo de pintades.

Quoi, quoi, quoi ?

Lorsque, par une nuit d’hiver, le vent glacé s’engouffre à la dérobée dans votre chambre douillette et qu’il vous glace jusqu’aux os, ainsi, semblable à l’apparition du squelette d’argent aux articulations grinçantes, le commandant Fred Montfred, chef des unités spéciales de la COSETTE (COmpagnie de SEcurité TransTErritoriale, en charge des personnes et des biens), vient de faire irruption, escorté d’un détachement d’androunides, le fusil-laser au poing – escorte au demeurant parfaitement inutile, mais qui fait toujours son effet.

Hein, quoi, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi cette irruption inaccoutumée, au beau milieu d’une réception privée ? Le fait est exceptionnel. Non, ce qui se passe n’est pas normal !

Dans le couscoussier géant, tous se figent, resserrant leur anus, qui ne forme plus qu’un minuscule o de stupeur, tous retiennent leur souffle et restent cois. Intimidés par ces créatures mécaniques au regard buté qui ne savent qu’obéir et cogner, et dont les pieds survolent le sol sans le toucher, on se coagule en grumeaux, tendant l’oreille et s’interrogeant du regard. Quoi, déjà ? Pas possible !

– Commissaire ! Que nous vaut ce plaisir ? lance Clovis, par-dessus la foule des invités.

– Bonsoir Sénateur. Vous avez un instant ? Deux mots en particulier… Dubreuc, vous connaissez ?

– Le responsable du sixième secteur, eh bien ?

– Il vient de me signaler la disparition depuis vingt-quatre heures de sa fille, âgée de treize ans. La dernière fois qu’on l’a aperçue, elle participait à une oribasie aux abords du Non-Lieu, et…

– Et ?

– Et le fait est qu’il s’agit de la septième en moins de deux semaines, et que ça commence à compter. Ce qu’on a d’abord pris pour des foucades d’adolescentes en mal de sensations fortes commence à prendre des proportions inquiétantes. C’est pourquoi, en tant que gestionnaire civil, je me dois d’en alerter les autorités supérieures. Et comme vous avez tenu à être personnellement mis au courant de l’évolution de cette affaire, je me suis permis de…

– De m’en informer en premier. Ce en quoi vous avez parfaitement raison. Une piste ?

– Pas l’ombre d’une.

3

Excès de zèle

 

– De la lumière, quelqu’un ! me souffle-t-elle d’en bas.

Je me bloque dans le dernier anneau de l’escalier, plaquant le macchabée contre la paroi à l’aide de mon épaule et de mon bras. Puis je tente de contrôler ma respiration, en comptant 1, 2, 3… et risque une œillade au dehors, le cou tordu. Par l’ouverture supérieure de la porte, je la vois se diriger vers le faisceau lumineux et disparaître dans la nuit, lançant un sonore :

– Bonsoir Emile.

– Bonsouâr, lui répond à la même hauteur une voix rauque et traînante. Pas encore couchée ?

– Une insomnie.

Nuit de septembre sèche et suffocante. Mon sang bat contre mes tempes, je sue à grosses gouttes. Dans toute action périlleuse, il y a une part d’imprévu, un impondérable qui vient s’inviter et qu’on doit intégrer à sa préparation, si on tient à sa peau. Celui-ci en est un.

À hauteur de mes yeux, une araignée se pend à son fil par ses deux pattes arrière, les six autres en suspension dans le vide. Petite carapace cuivre aux reflets étincelants, immobile. Elle aussi attend.

La torche s’est éteinte. Ils marchent dans ma direction. Elle, fine, mince, sans être grande, plus élancée qu’elle ne l’est en réalité. Je ne peux m’empêcher d’admirer son allure souple, aux mouvements déliés, et le calme dont elle semble faire preuve en toute circonstance. Lui, échalas maigre à la silhouette courbe, revêtu de l’uniforme beige des vigiles, la dépasse de plus d’une tête.

Ils ne sont plus qu’à une dizaine de pas de moi et stationnent dans le carré lumineux que forme un couple de réverbères au milieu de la cour. Je n’entends pas tout ce qu’ils se disent, quelquefois, ils parlent bas.

– Z’êtes seule ?

– Oui, pourquoi ?

Emile considère le véhicule garé sur le côté et s’y adosse en interrogeant sa propriétaire du regard. De profil, avec son menton en galoche, il a l’air d’un croissant de lune, et ne s’en distingue que par la touffe de poils blonds qui lui pend sous le nez, à la manière de la queue d’une comète qui s’y serait encastrée. Ils échangent quelques phrases inaudibles. Elle lui désigne une casemate au fond de la cour. Il acquiesce. Ils s’éloignent.

Mon compagnon de galère s’impatiente et commence à avoir des envies de bitume. Il glisse doucement en me demandant la sortie. Je tends ma jambe valide et coince mon pied entre deux barres verticales de la rampe, pour freiner sa descente. Rien d’autre à faire que laisser faire : ma cheville droite me fait trop mal. Je parviens tout de même à le bloquer dans l’angle du mur en l’adossant contre le chambranle de la porte. Faudra attendre comme ça, mon vieux.

La bourrasque de grêle qui s’est abattue ici en fin d’après-midi a déposé ses marques un peu partout, crevant les toits de torchis et de zinc des habitations environnantes et parsemant la chaussée de crevasses pleines de boue. À présent, le ciel est limpide, étincelant d’étoiles. Mais pour combien de temps ?