Notre lien quotidien - Mathieu Yon - E-Book

Notre lien quotidien E-Book

Mathieu Yon

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Beschreibung

Reprendre à frais nouveaux notre rapport à notre environnement, à la terre qui nous nourrit, n'est plus une option. Trop de dégradations ont déjà compromis notre avenir commun.
Mathieu Yon a fait le choix de s'établir comme maraîcher après des études de philosophie. Sa rencontre avec Simone Weil et sa spiritualité du travail l'a bouleversé au point de le conduire à mettre lui-même les mains dans la terre, goûtant la sagesse qui habite le travail manuel.
Loin de propos « hors-sol », Mathieu Yon réfléchit sur ce qu'il vit et vit du fruit de ses réflexions. Il hume l'air du temps et se laisse pénétrer par les intempéries de notre époque. Il en jaillit une spiritualité de la terre adaptée aux ruraux comme aux citadins.
Cette lecture nourrit et appelle à l'estime de nos artisans de la terre qui prennent soin de leurs sillons pour notre santé et notre bien-être.

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Notre lien quotidien

Mathieu Yon

Notre lien quotidien

Le besoin d’une spiritualité de la terre

Tous droits de reproduction,d’adaptation et de traductionréservés pour tout pays.

© 2023 Groupe ElidiaÉditions Nouvelle Cité10 rue Mercœur – 75011 Paris

www.nouvellecite.fr

ISBN : 978-2-375-82334-7EAN Epub: 9782375825495

« J’ai toujours ressenti la perte de quelque choseD’aussi loin que je puisse me souvenirJ’ étais Dépossédée – de quoi, je ne savais1. »

Emily Dickinson

1. Emily Dickinson, Poésies complètes, Flammarion, 2020, poème 1072.

Choisir sa vie

J’habite une petite maison de village, à Dieulefit. Ce lieu de vie, d’à peine quelques mètres de large, donne d’un côté sur la rue et de l’autre sur un minuscule jardin bordé de murs, comme un jardin de chartreux. La maison était en vente depuis deux ans et personne ne semblait vouloir l’acheter : elle avait des papiers peints vert pâle et des linos orangés aux motifs de parquet. Quand j’ai commencé à rénover cette habitation, j’ai découvert des journaux datant des années soixante, étalés entre le lino et le plancher en sapin. Pendant plusieurs semaines, j’ai poncé les sols, gratté les murs, et mis en valeur ce qui était déjà là, recouvert par les époques et les matériaux successifs.

La première pièce que je souhaitais finir, ce n’était pas la chambre des enfants, la cuisine ni même le salon, mais une alcôve dans le jardin qui abritait une ancienne cuve à fioul. J’ai sorti cette cuve, nettoyé la dalle en ciment, fabriqué une banquette en bois, puis j’ai allumé une bougie. Depuis, je médite quotidiennement dans cette pièce de quelques mètres carrés.

Julie est infirmière à temps partiel dans l’hôpital de notre commune. Elle va au travail à vélo. Quant à moi, je suis maraîcher sur un hectare, dans un terrain à quelques centaines de mètres de la maison. Je suis en fermage. Cela signifie que je loue la terre à des propriétaires. Nos deux enfants se rendent à l’école du village à pied. Nous n’avons plus qu’une voiture, qui nous sert essentiellement à transporter mes légumes jusqu’au marché.

En arrivant à Dieulefit, nous voulions faire un pas de côté et nous éloigner de la frénésie du monde, sans pour autant nous couper des autres. Avec Julie, cela faisait 15 ans que nous étions mariés, et nous avions déménagé à plusieurs reprises. Et pour la première fois, nous sentions le besoin de « fonder un foyer ». Il était temps de nous arrêter quelque part et de poser nos valises. Il n’était pas nécessaire d’aller très loin pour cela. La Drôme où j’avais grandi et appris à aimer la nature, était un territoire propice pour réinventer nos vies, et retrouver les traces d’une agriculture paysanne.

Les paysans, au fil du temps et des progrès technologiques, furent soulagés du poids de leur labeur physique, et ils ne s’aperçurent pas immédiatement que ce soulagement avait un prix : celui d’une course permanente au rendement et au profit, qui ôtait peu à peu le sens et la profondeur de leur travail quotidien. Ils oublièrent ainsi que leur vocation était de nourrir les humains, sans perdre le lien qui les unissait à la terre. Mon intention, en revenant dans la Drôme, était de retrouver ce lien. Car je ne voulais pas seulement vivre de mon métier, j’aspirais aussi à lui donner du sens.

Premièrepartie

Le temps de vivre

L’invisible qui manque

Il y a, dans ma vie, une poignée de souvenirs qui traversent le temps : ma grand-mère préparant des pains perdus les mercredis après-midi, mon grand-père lisant le journal dans le salon, avec une odeur d’eau de Cologne bon marché sur les joues. Ces souvenirs ne sont pas dans le passé. Ils sont vivants, comme si mes grands-parents étaient encore là, et que le temps habitait une chambre invisible.

Il y a de l’invisible dans nos vies. Parfois, j’arrive à l’entendre. Quand j’étais étudiant en philosophie, le chant du merle perçait l’amphithéâtre de son bec jaune et venait me chercher au beau milieu d’un cours de philosophie sur Kant ou Spinoza.

Toute ma vie, l’invisible m’a manqué, et j’essayais de le retrouver par tous les moyens. À 17 ans, je m’asseyais devant une table basse en bois, j’allumais une bougie, et, sans savoir comment faire ni à qui m’adresser, je priais. J’avais le sentiment qu’en m’adressant à l’invisible, je m’adressais à quelqu’un dont je pouvais entendre les pas, de l’autre côté du temps.

À 14 ans, j’étais quelqu’un d’impulsif et de violent. Je n’arrivais pas à maîtriser mon agressivité et cela me faisait terriblement souffrir. Je me sentais de plus en plus dur et sec envers les autres et envers moi-même, mais j’étais incapable d’agir autrement. À l’âge de 15 ans, entre le collège et le lycée, il y eut un moment décisif, devant la fenêtre de ma chambre. À cet instant, je sentis que j’avais un choix à faire, et je me dis : « Soit tu continues dans la voie de la violence et de la dureté – et tu seras de plus en plus sec. Soit tu pleures – et tu prends un autre chemin. »

J’ai pleuré à chaudes larmes devant la fenêtre. Cette petite conversion a marqué un tournant. J’avais le sentiment que la vie était venue me chercher, devant la fenêtre de ma chambre, pour réparer un événement dont j’ignorais encore l’existence.

À ma naissance, ma mère traversa un moment de folie, au sens psychiatrique du terme. Elle pensait que des moines tibétains viendraient me chercher et m’enlever à elle, et elle essaya de me jeter par la fenêtre pour empêcher cette séparation. Mon père, qui était en bas avec une amie, entendit mes cris et accourut pour desserrer l’étreinte de ma mère. Lorsque mes parents me racontèrent cet épisode pour la première fois, bien des années plus tard, je leur demandai de me décrire la scène avec précision. Je voulais entendre et mettre des mots sur cet événement fondateur qui était, pourtant, absent de ma mémoire.

Pendant longtemps, j’ai cru que mon cheminement spirituel était dû à cet événement. Je formulais, alors, deux hypothèses : soit je cherchais en Dieu ce que ma mère ne m’avait pas donné – autrement dit une stabilité et une sécurité affective –, soit ma quête spirituelle était une manière de réaliser la prophétie de ma mère qui, dans sa folie, avait imaginé que j’étais la réincarnation d’un lama tibétain. Je pris alors conscience qu’un travail thérapeutique était nécessaire.

Je fis plusieurs thérapies pour essayer de comprendre et surtout d’accepter mon histoire. L’approche de la Gestalt-thérapie fut d’une grande aide. Il s’agissait de mettre du temps et de la durée dans les sensations physiques et dans les émotions. À travers cette méthode, j’appris à observer le fil de mon propre vécu. La possibilité de ralentir et de regarder ce vécu fut un acte libérateur. Ce qui vint après, ce ne fut pas le désir de faire éclater les cadres ou de repousser les limites, ni même une volonté de rupture avec mes parents, ou de séparation avec mon épouse. Ce qui vint après, ce fut une expérience singulière et surprenante : la dilatation du temps. Je n’étais plus un individu enfermé dans une actualité sans passé ni futur. Je faisais partie d’une histoire. Le présent prit alors une gravité et une densité que je n’avais jamais éprouvées auparavant.

Je me souviens d’un état de calme après ce long travail thérapeutique. Des objets simples du quotidien comme une lampe de chevet, une table ou encore une chaise, avaient soudainement un poids que je pouvais sentir, comme s’il était possible de mesurer leur pesanteur. Cette sensation était d’une incroyable légèreté. Elle me donnait à vivre une joie pure et sans cause : comme l’odeur de la pluie sur l’herbe sèche un soir d’été, ou celle du linge qui pend aux fenêtres des ruelles étroites et fraîches d’une ville de la Méditerranée. J’appris ainsi la première leçon d’une spiritualité de la terre : les expériences spirituelles les plus marquantes ne sont pas les plus extraordinaires, mais les plus banales.

Mes grands-parents

Avec mes deux frères, David et Pierre, nous étions très proches de nos grands-parents maternels. Ils habitaient à côté de chez nous, et ils venaient nous chercher chaque mercredi : à la sortie du collège, puis du lycée. Je me souviens des trajets dans l’AX rouge trois portes et de ma grand-mère faisant le ménage chez mes parents avant de nous donner des cours de mathématiques sur la table de la cuisine. Elle s’appelait Thérèse Abad. C’était une immigrée espagnole, orpheline depuis l’âge de 10 ans. C’était une battante, une survivante. Elle disait souvent que les mathématiques l’avaient sauvée, parce qu’elles lui avaient permis de devenir institutrice. Et, bien que laïcarde et révolutionnaire jusqu’au bout des ongles, elle adorait Pascal, ce mathématicien mystique.

Mes grands-parents maternels n’ont pas cessé de donner de l’argent à leurs filles. Et, au soir de leur vie, ils n’avaient ni biens précieux, ni propriété. J’aimais particulièrement l’odeur de leur appartement : une odeur de toile cirée et de café soluble, d’eau de Cologne bon marché et de laque pour les cheveux. Rien n’avait de la valeur chez eux : ni les fauteuils, ni la télévision, ni la table en pin, ni les chaises. Pas même les tableaux accrochés aux murs que mon grand-père peignait. Mais il y avait quelque chose d’essentiel, que je retrouvais chaque fois que j’allais les voir, quelque chose d’inestimable : de l’amour et du temps.

Quand ma grand-mère est partie, après une chute et une opération de la hanche qui lui a été fatale, mon grand-père s’est laissé mourir. Ils avaient été instituteurs dans la même école, séparés par une petite cloison et une porte en bois entre leurs deux classes, et ils passaient toutes leurs vacances ensemble. Mon grand-père ne pouvait pas vivre sans ma grand-mère. Quand ils arrivèrent en maison de retraite, leur chambre était trop petite pour installer leur vieux lit en bois et nous avions dû poser deux lits simples achetés à la hâte dans un magasin. C’était la première fois, depuis des décennies, qu’ils ne dormaient pas dans le même lit.

À la toute fin de sa vie, mon grand-père ne mangeait plus et parvenait à peine à boire de l’eau. Il avait les joues creuses et saillantes. Il regardait le mur blanc en face de son lit, chaque seconde, chaque minute, sans détourner les yeux. Il attendait la mort. Mon grand-père était athée, et je l’ai vu attendre sa mort avec une incroyable dignité : elle puisait sa force dans quelque chose qui m’échappait et que je n’arrivais pas à nommer. Cette dignité n’était pas dans le corps qui n’avait plus que la peau sur les os, ni dans une parole de sagesse. Elle provenait d’une présence dénuée de force et d’un incroyable courage.

Il y a dans cette présence de ceux qui vont bientôt mourir quelque chose que nous ne pouvons pas saisir. Les mourants ont quelque chose à donner aux vivants ; ils ont un cadeau à nous faire, encore faut-il que nous trouvions le temps de les accompagner dans cette ultime traversée.

La dernière fois que j’ai vu mon grand-père vivant, j’ai compris qu’il allait bientôt partir. Il était allongé dans son lit, il regardait le mur, sur lequel j’avais accroché le tableau d’un sous-bois qu’il avait peint des années auparavant. Je lui ai demandé s’il avait besoin de quelque chose. Avec toutes les peines du monde, il prononça le mot : « Limonade. » Je lui servis un verre et il manqua de s’étouffer en essayant d’avaler une gorgée. J’étais bouleversé. La toux finit par s’arrêter. Je le pris alors dans mes bras et je lui demandai pardon de le laisser seul et de m’en aller.

Dans le hall de la maison de retraite, une aide-soignante vit mon désarroi. Je lui racontai la scène. Elle me répondit une phrase qui me fait encore chaud au cœur. Cette femme me dit avec douceur que ce n’était pas un verre de limonade qui le tuerait, mais son état grabataire généralisé, et qu’au moins, il partirait avec un dernier plaisir. Mon grand-père est mort deux jours plus tard.

Frère Antoine

L’été 1999 – j’avais 17 ans , nous rentrions de vacances en Corse avec mes parents. Depuis l’autoroute, j’aperçus le rocher de Roquebrune, qui m’impressionna par sa beauté. Je le dis à mon père, qui proposa de s’arrêter pour aller y marcher. Il me répondit qu’un ermite vivait encore probablement dans une grotte du rocher, qu’il s’appelait frère Antoine. Nous avons marché des heures, sans trouver ni la grotte ni l’ermite. À la fin de la journée pourtant, je dis à mon père, qui me regarda avec étonnement : « J’ai rencontré frère Antoine ». Je ne l’avais pas vu physiquement, cependant, j’avais eu la sensation d’avoir fait sa connaissance. Le mystère s’invitait dans ma vie.

Frère Antoine était un moine cistercien. Il entra au monastère de Port-Salut à l’âge de 18 ans. Natif de Mayenne, il était le dixième d’une famille de onze enfants. Toute sa vie, il séjourna dans de nombreux monastères où il laissa des sculptures remarquables, comme la porte du chapitre de l’abbaye de Bellefontaine. À l’âge de 43 ans, il quitta la vie communautaire et se lança dans la vie érémitique. Son chemin le mènerait jusqu’à la grotte du rocher de Roquebrune, dans le Var. Mais sa curiosité et son désir de rencontrer d’autres traditions ne devait pas s’arrêter là, et il ferait son premier voyage en Inde en 1967. Ce pays immense et profondément spirituel marquerait frère Antoine pour toujours.