Nous avons tous commencé petit - Julien Pinol - E-Book

Nous avons tous commencé petit E-Book

Julien Pinol

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Beschreibung

Un instituteur revient sur le déroulement particulier d’une ancienne année scolaire. Sa classe est peuplée par les plus petits écoliers. Là où sonnent immanquablement l’humour, la poésie, les douleurs, l’incompréhensible, le fondamental et l’accessoire. L’Homme s’y révèle déjà dans sa richesse. Si la narration donne la part belle aux épisodes scolaires, la vie des enfants, les épisodes de la vie de leurs maîtres de classe, les adultes, s’ajoutent et se déploient en amont et en aval du récit. Sans jamais l’affirmer, la vie des uns se découvre et se comprend sous le prisme de l’autre.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Julien Pinol est né en France. Prolongeant une jeunesse dominée par la découverte des différentes formes d’expression artistique, les études d’Arts l’ont amené en Suisse. Certes musicien, il poursuit autour avec acuité la diversité de ses activités artistiques ou professionnelles.

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Julien Pinol

Nous avons tous commencé petit

 

 

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite.

 

À mes proches,

aussi éloignés dans l’espace ou le temps

sont-ils et subsistent-ils

1

Vous ne sauriez imaginer ce qu’il m’en a coûté de me lever de mon siège et rejoindre la réception avant qu’elle ne s’achève. Une épaisseur indicible traînait mes pas jusque vers la grande salle polyvalente de l’établissement. Des portes battantes s’échappait un brouhaha indistinct depuis l’intérieur. Il restait encore une petite trentaine de personnes éparpillées en d’informels petits groupes. Je trouvais là, en désordre, des visages connus, inconnus, oubliés ou à peine devinés. Tant de masques et de maquillage aussi. Aux côtés de quelques bouteilles encore à moitié pleines sur la longue table des agapes, des cadavres attendaient debout d’être débarrassés. Au regard des misérables miettes qui campaient au fond des plats, aucun doute, le dénouement de cette réunion commémorative n’allait pas tarder.

Je me tenais toujours un peu à l’écart lorsqu’un ancien collègue m’empoigna chaleureusement le bras en me promettant de m’appeler pour nous retrouver prochainement autour d’une table. Ce fut si bref que je ne suis plus sûr de l’avoir reconnu celui-là. Son sourire de circonstance esquissé, il partit, laissant derrière lui un espace à travers lequel je reconnus au loin l’ancienne directrice de l’établissement. Catherine de Carnot se tenait droite, dressée sur ses talons. Impossible de concevoir cette école sans elle.

Bien qu’issue d’une famille aisée, sa position et ses responsabilités de directrice ont été gagnées jadis à la suite de promotions individuelles liées à des compétences que personne n’irait lui contester. Depuis sa retraite, il y a de cela six ans déjà, son apparence a subi un léger changement. Les cheveux mi-longs que je lui aie toujours connus ont disparu au profit d’une coupe plus courte avec frange effilée. À peine libérée du poste de directrice, l’éclairage de son visage s’est transformé et s’accorde avec un quotidien moins chargé.

En croisant mon regard, elle se faufila à travers la foule dans ma direction, saluant au passage l’une ou l’autre des personnes sur son chemin. Arrivée à mon endroit deux bonnes minutes plus tard, elle tendit la main et me salua par mon prénom. Je n’en revenais pas ! L’inconcevable avait rejoint la réalité. Mes oreilles ne l’avaient en effet jamais entendue me tutoyer. Au travail, Catherine de Carnot nous vouvoyait. En vertu de ses fonctions, le retour allait de soi. Ce mode d’adresse resta inaltérable jusqu’au dernier jour des au revoir. Aucun collègue n’a pour autant vu en elle, durant toutes ces années, une ennemie ou une responsabilité à combattre. À l’image de l’ensemble de son travail et de sa carrière, sa conduite envers les enseignants joignait le sérieux et l’ordre avec l’écoute et l’impartialité.

– Te voilà aussi à la retraite, Bertrand. Je ne fais pas erreur, n’est-ce pas ?

– Vous ne vous trompez pas, rassurez-vous.

On retourne toujours à la première chanson ; la tutoyer relevait encore de l’impensable.

Après avoir pris grand intérêt aux vagues questions que me posait ma retraite anticipée, elle me demanda d’une autre voix :

– Ton cher Antoine n’est pas là ?

– Il y a peu de chance de le voir arriver.

Son regard circonspect me poussa à paraphraser :

– Juste après sa démission, Antoine s’est engagé, sans avertissement ni explications je dois dire, dans l’enseignement des langues à l’étranger auprès d’une organisation humanitaire.

– C’est ce que j’ai entendu en effet. En Afrique, il me semble.

– Et en Asie également, avant de…

Ma voix marqua involontairement une pause.

– Avant quoi, Bertrand ?

– Son instinct de survie semble être devenu quelque peu défectueux, ou peut-être, au tréfonds de lui, il y a quatre ans maintenant, un devoir l’a appelé.

– Que veux-tu dire ? s’inquiéta-t-elle.

– Antoine semble avoir finalement voyagé au gré des circonstances. Ce n’est qu’épisodiquement que me sont parvenues par courrier ses dernières nouvelles. Une phrase toute faite ou une formule de circonstance trois fois par année.

– Je connais en effet ce dont il est capable.

– Pour tout dire, l’unique chose dont je suis sûr est que ses dernières occupations se sont concentrées dans des pays en guerre ou dévastées… à aider les enfants et les adultes à survivre, manger et tenir debout. Sa dernière lettre provenait d’Irak. Cela fait trois ans maintenant.

– Depuis, plus de nouvelles ?

– Non, aucune.

Retenu des mois durant par l’inquiétude de son avenir jusqu’à la continuelle question de sa survivance, je m’étais renseigné auprès des organisations avec lesquelles il fut parfois en contact. De l’enquête sortit cette unique constatation : chacune avait perdu sa trace.

Catherine de Carnot m’écouta en silence et ajouta à son regard affecté une timide grimace au coin de la bouche. Elle mit ensuite une main sur mon épaule comme d’autres un bras autour de quelqu’un pour le consoler, me salua et marcha en direction de la sortie.

En m’avançant vers les tables du banquet, je tournai mon regard vers la décoration murale. À la liste des instituteurs et de leurs années passées ici, s’ajoutait la photo de chacun d’eux. Ce mur était presque entièrement tapissé de ce souvenir. L’ornement atteignait le sommet. Je restai un moment sans bouger, moins effaré par tant de visages devant moi que par le mauvais goût du rendu. La photocopieuse avait forcé sur la couleur, sans compter le cadre blanc de chaque feuille qui les enfermait. Qu’au moins cela ait ressemblé à des cartes postales aurait préservé un certain charme à la souvenance. Or, avouez qu’ainsi photocopiées, ces faces humaines ressemblaient davantage à des suspects ou des prisonniers qu’à des honnêtes employés de l’État.

La première intuition de ne point venir rejoindre cette réception me revint. Comment la Mairie a-t-elle pu se prêter à cette comédie à ce point ? Je veux bien que là-bas on ait voulu faire les choses au mieux ; je ne peux cependant m’empêcher de penser qu’elle n’a pas tant cherché à saluer tout le personnel qui œuvra ici que remplir la fonction administrative et publicitaire d’organiser des adieux officiels et de s’en laver les mains.

La culpabilité de détruire ces murs a-t-elle atteint l’administration de notre ville ? Ce béton qui devant moi portait et affichait le bel âge de tous, va bientôt en effet être réduit en poussière. De nouveaux toits à la rentrée ont été prévus pour les classes de l’établissement. Le retard de leurs travaux complique le passage à la rentrée. Qu’importe, cette bâtisse-là s’écroulera dans quelques jours. Après avoir précipité ma retraite, la fermeture quelque peu hâtive mais définitive de l’école préparait en vérité la destruction complète de ses murs. Un gigantesque centre commercial est attendu à la place. Se libérer du remords de détruire le bâtiment scolaire devait être assez sérieux, pour qu’après de nombreuses délibérations, la Mairie se décide d’organiser cette commémoration. Tous les anciens professeurs reçurent en début de semaine une invitation qu’accompagnait une lettre signée de notre maire.

À chaque visage connu pouvait surgir une image, un souvenir du passé. Je ne voulais m’attarder sur aucun et regardais cette mosaïque avec un voile. Peut-être par peur de me confronter avec Antoine, l’image de sa personne et de son absence immanquablement douloureuse. De manière inattendue, mon regard se fixa spontanément vers un visage. La raison ? Inconnue. Pour comprendre, il me fallait remonter le temps jusqu’au début de ma troisième année comme instituteur. Ce passé ne paraît pas si éloigné tant il semble proche et d’un simple geste de la main pouvoir être attrapé. Ces événements se sont déroulés tout le long de mes trente-neuf ans. Le privilège m’a été donné de vieillir un peu depuis tout en gardant ces souvenirs bien vivants.

2

L’été touchait à sa fin. Une lumière douce brillait sur notre ville. La température restait extrêmement agréable la journée et les premières fraîcheurs apparues durant les nuits ne s’évanouissaient définitivement qu’à l’apparition du soleil. Ce lundi-là, l’étoile se détacha de l’horizon à 7 heures, l’heure à laquelle je coupai le contact de ma voiture. Je fis un pas vers l’établissement scolaire, une première empreinte sur le gravillon de l’allée qui mène droit à l’entrée principale. Un brin cérémonial, je m’arrêtai et inspirai profondément. La pleine satisfaction de me retrouver là s’élevait en moi. Je sentis la chaleur de cette nouvelle journée sur la peau de mon visage, de jeunes lueurs du ciel s’y poser. L’impression de reconquérir sa vie. Je ne pourrais dire jusqu’où la mienne avait été autrefois abîmée, mais la sensation du renouveau, ressentie sur ce même sol deux années plus tôt, était encore bien réelle.

La beauté de l’architecture n’y était en tout cas pour rien. Celle de notre bâtisse ne peut en effet prétendre à aucun style particulier sinon celui du confort moyen. Un aggloméra de plusieurs blocs allongés, des rectangles à deux niveaux, que l’on peut croire avoir été placés au hasard en un week-end mais qui, à vol d’oiseau, forment une sorte de A. Leur spatialisation confectionne ainsi deux cours distinctes, la petite intérieure étant réservée à la récréation comme à l’accueil des plus jeunes classes. Question chiffres, notre école comptait cette nouvelle année-là 234 élèves, 12 classes, 12 enseignants. Difficile de ne pas l’avoir déjà compris : à chaque instituteur une classe. On tenait ici au contact d’un unique enseignant avec ses élèves durant l’année complète. Ce précepte s’applique à tous les degrés, des petits de quatre ans jusqu’aux grands âgés de neuf.

La direction attendait de ses instituteurs d’être actifs et de faire appel le plus souvent possible à leurs spécialités. L’établissement ne faisait partie d’aucun groupe scolaire particulier pour autant. Il ne répondait pas davantage à une école alternative à pédagogie ouverte qu’à un centre scolaire expérimental. On aimait simplement voir ici la spécificité, pratique ou culturelle de chaque enseignant, intégrer le programme ordinaire des classes dès les toutes premières sections de la primaire.

Cet élargissement de notre activité s’accompagnait de son équipement, dont nous, instituteurs, étions maîtres. Le matériel devait rester simple mais pouvait s’adapter à nos souhaits. Il me revient en mémoire la venue en classe du piano droit. Le budget afin de l’acquérir avait été trouvé lors de ma deuxième rentrée scolaire. Organiser son déménagement pendant les heures de cours me parut une idée savoureuse. Ainsi, une fin de matinée, les 310 kg de bois et d’entrailles métalliques furent amenés d’une pièce par les deux déménageurs sous le regard ébahi et stupéfait des enfants. Assis à leur pupitre, ces êtres vieux de quatre ans n’en croyaient pas leurs yeux. Comment une chose aussi imposante et lourde nécessite-t-elle un tel soin et une telle délicatesse dans son transport ? Possédant tout l’équipement nécessaire et particulier pour camionner et déplacer l’instrument, les deux forts-à-bras leur jouaient une scène bien étrange. Je leur avais même commandé d’y ajouter de l’effet, en exagérant tour à tour les efforts physiques et la méticulosité du transport. S’il est peu probable que la comédie dont ils ont fait preuve eût inspiré un acteur à leur suggérer d’entreprendre une nouvelle carrière, il ne fait aucun doute depuis que, pour ces nouveaux écoliers, le piano n’est pas un meuble comme les autres !

Les deux classes de première année se situaient au rez-de-chaussée ; pas d’escaliers à surmonter ou à dévaler. Que d’inutiles mètres ainsi évités. Sans compter que, chaque jour, lorsque la cloche sonne, la course frénétique de la pause fait oublier aux grands que des plus petits et plus neufs existent. Chocs, bouscules et bobos à gogo à l’arrivée sont de la sorte évités également.

Juste à l’orée du couloir de gauche, se trouvait la salle de classe où j’officiais. En me tenant au-devant de sa porte au front de laquelle mon nom était inscrit sur la plaque adhésive, je me jurai prochainement de supplier le concierge de remplacer « Monsieur » par mon prénom. En entrant, je redécouvrais cet espace quitté au début de l’été. Vide de décors, la salle était méconnaissable. Devant le traditionnel tableau noir, mon bureau désert encore de tout matériel portait sur son plateau ma chaise à roulettes. Côté fenêtres, logeait le piano droit. C’est vers là précisément que je me dirigeai sans réfléchir. Je tirai son tabouret et m’y assis. Mes mains ouvrirent soigneusement le clapet en bois, et, sans aucun bruit, plièrent le tissu feutré rouge protecteur qui recouvrait le clavier. Des cordes et de la table d’harmonie verticale s’éleva ensuite le son de la petite phrase que mes doigts jouaient sur les touches. Je formai plusieurs grappes sonores pour m’assurer qu’un accordage n’était pas nécessaire. On frappa à la porte restée entrouverte. Il en fallait davantage pour interrompre mon petit exercice ; je devinai qui venait.

– Rentre, rentre, fis-je d’un trait sans le regarder.

Antoine s’approcha, écouta encore trois accords avant de succomber à l’impatience. Elle l’appelait à m’applaudir pour m’interrompre.

– Bravo. Allez, ferme ce truc et viens saluer ton copain.

Il vola ma main au-dessus du clavier en l’empoignant chaleureusement tout en fermant le clapet du piano avec une virtuosité confondante. Dans le même élan il demanda des nouvelles de mon voyage au mois d’août.

– Magnifique. Tout du long.

– Parfait. Et Lena est de ton avis ?

– Absolument ! Ma douce revient enchantée de notre visite chez ses parents. De plus, nous avons profité au retour pour nous arrêter et visiter des endroits qu’elle connaissait peu autour de son pays.

– Tu as bonne mine en tout cas, fit-il en me tapotant amicalement mon ventre. Le panier à pain a peut-être légèrement gonflé, Bébé, mais c’est tout. C’est l’âge.

« Bébé » ? Ne cherchez pas, c’est comme cela qu’Antoine souvent m’appelait au lieu de « Bertrand ». Cela l’amusait depuis ma première année dans l’école où lui travaillait depuis presque vingt ans déjà. Parce que j’étais jeune dans la profession sans doute.

– Et toi, Antoine, tes vacances ?

– Ah…

La tendresse avec laquelle il laissa volontairement traîner la voyelle enleva toute curiosité à la suite. Je voyais à peu près de quoi il s’agissait.

– J’ai rencontré quelqu’un.

– C’est-à-dire que tu fréquentes à nouveau ?

– Absolument. Tu as tout juste.

Dire que son affection pour les femmes se transforme très facilement en désir amoureux, n’a rien d’exagéré. Notre dernière rencontre remontait à mon anniversaire, début août, la veille de mon départ en vacances avec Lena. Il était à parier qu’une telle nouvelle accompagnerait nos retrouvailles.

– Par quelle inconcevable fatalité cela est-il arrivé ?

– Comment cela est arrivé ? De mon plein gré.

– Mais encore ?

– Tu connais mes voisins du rez-de-chaussée. C’est autour d’un dîner avec eux que je l’ai rencontrée.

– Et alors ?

– J’ai regardé comment elle mangeait.

– Et c’est suffisant ?

– Je t’explique, Bébé. Nous étions une dizaine, invités dans leur maison de campagne durant trois jours. Dès le premier jour, je l’ai bien regardée. J’ai remarqué le deuxième qu’elle mangeait probablement de tout. Tu sais, je crois qu’il existe une relation entre la capacité d’aimer et d’apprécier la nourriture dans son ensemble, sa diversité, et la capacité de vivre une pleine relation. Lorsque nous sommes peu difficiles avec la nourriture, nous le sommes aussi avec nos semblables. Et ma chère Marie-Antoinette aime tout.

– En effet, même toi !

Mon orateur un brin farfelu le reconnut avec une grimace pleine d’humour et surtout de plaisir.

– Le temps file. À moi d’ouvrir et préparer ma classe. À tout de suite !

L’arrangement de nos affaires terminé, il nous fallait gagner l’étage de la petite aile qui relie les deux blocs. Dès le premier jour de la rentrée, toute l’équipe se réunissait chaque lundi à la salle des maîtres une vingtaine de minutes avant la première heure.

Mobiliser l’attention des élèves autour de sujets et d’applications variées afin de les faire raisonner par eux-mêmes ne servait pas simplement d’épigraphe et ne se résumait point uniquement à une enseigne gravée sur un édifice. Cette visée n’existait pas qu’en apparence. Elle était effective et s’harmonisait avec les objectifs primordiaux à atteindre. La quinquagénaire qui insistait chaque nouvelle année sur ces mots était bien entendu Catherine de Carnot, notre directrice. Ce jour de rentrée, sous sa dictée, les informations s’enchaînèrent sans tergiverser.

– Un dernier mot encore. Les ressources budgétaires sont identiques à celles de l’année dernière.

– Ont-elles augmenté depuis ces dernières années ? laissa échapper Robert, notre ancêtre.

– Vous avez sans doute raison, mais, peu importe, gardez vos prévisions de l’année dernière. Aucun fond particulier ne pourra probablement voir le jour avant l’année prochaine.

Elle remit pour finir à chacun la liste des enfants qui composaient nos classes.

L’école comptait deux divisions de la plus petite section des classes primaires. Une nouveauté dans son histoire. Je gardais comme l’année précédente la responsabilité d’une, l’autre étant conduite par Clotilde, une nouvelle institutrice qui venait fraîchement d’achever l’examen final de ses études supérieures.

En apparence, cette jeune femme est la fille de la campagne qui borde notre ville et part poser son étalage aux différents marchés vendre ses légumes et produits maison. Avec les traits un peu sévères de son visage et le caractère masculin de sa voix, elle donnait l’effet d’être plus à l’aise au milieu des poules et des vaches que devant une classe scolaire. À cela près que, pour se présenter brièvement, Clotilde insista sur la place qu’occupaient la psychologie et la peinture dans ses activités régulières.

En âge, près de trente ans la séparaient de Mathilde. Autant d’autres choses encore. Cette enseignante, professeur de français à ses débuts, portait un esprit que l’on devinait sans hésiter distingué. Son corps tout en hauteur et son visage sans fard l’illustraient. Sa discrétion simple et naturelle renforçait cette agréable appréciation à laquelle s’ajoutait son humeur accommodante. En deux ans, ses cheveux rejetés en arrière étaient devenus cendrés et rendaient curieusement son visage plus juvénile. Elle et moi n’avions jamais réellement fait connaissance. Il me semblait cependant suffisamment la connaître pour savoir que je l’aimais bien. Curieux de l’écrire, je l’avoue ; le sentiment ne l’était pourtant point, analogue par ailleurs à celui que je portais à sa voisine, notre secrétaire Valentine.

Cette femme possédait le don de frôler la quarantaine sans jamais l’atteindre. Et ce, à cette époque, depuis près de six ou sept ans ! Les personnes qui lui avaient demandé son âge l’ont entendu ; celui qu’elle avouait restait le même : trente-sept. Sa particularité ne résidait pourtant pas là. Par son aspect vestimentaire, Valentine s’apparentait à un catalogue de haute couture. Croire assister à la mise à l’épreuve d’un nouvel ensemble est une impression que chacun avait dû ressentir maintes fois. D’entre tous, sa garde-robe était la plus riche de beaucoup. Valentine n’entamait, certes, jamais une discussion au sujet de ses vêtements, elle n’en perdait néanmoins pas un mot de nos remarques. Ce jour de rentrée scolaire, sa magnifique tenue attisa les regards, avant que notre directrice ne vienne accaparer toute notre attention en entrant dans la salle.

La palme du contraste parmi les treize employés ne lui revenait plus. Outre Clotilde, venue ouvrir une deuxième classe de première primaire, un autre nouvel instituteur remplaçait une ancienne partie à la retraite. Il portait le nom de Karl. Karl comme Kolossal. Un colosse de deux mètres et cent vingt kilos. En photo, il ressemblait davantage à un gardien de prison qu’à un enseignant, qui plus est, un instituteur. Même assis, on mesurait à quel point sa taille dépassait la nôtre. Une fois debout, il nous fallait lui parler le visage à la hauteur de ses épaules. Comment les géants comme lui font pour ne jamais se cogner la tête en franchissant les portes reste un mystère. Lequel de nous ne s’était pas également demandé par quel miracle il allait parvenir à ne point effrayer les enfants de six ans de sa classe le premier jour ?

Avant de se présenter ou de paraphraser ce que notre directrice nous avait rapidement expliqué de lui, ce brave homme prit la voie de la courtoisie :

– Merci Madame de Carnot. C’est une belle école et je suis très honoré d’y travailler et de faire partie de votre équipe.

Il était rassurant de l’entendre nous le dire ! Personne n’en voulait comme ennemi de celui-là ! Une fois mentionnée l’ancienne école où il officiait l’année précédente, il ajouta un nouveau mot bienveillant à notre encontre. La manière pleine de civilité qu’il choisit, un brin trop fabriquée ou calculée m’interrogea. Est-ce la bonne recette pour s’intégrer ? Un souvenir sortit de l’ombre pour me rappeler que ce fut la conduite que je pris moi-même à l’époque.

Mme de Carnot nous souhaita « bonne journée », ainsi qu’elle le faisait ordinairement à la fin de chaque réunion, avant de se lever et rejoindre son bureau à quelques pas, au même étage. Six courtes minutes plus tard, 8 heures sonnèrent.

Les premiers jours d’école offrent des découvertes pour tout le monde. Aux élèves purs de tout écolage, bien entendu ; il en va de même pour leurs instituteurs. L’ouverture de l’année scolaire est pleine de nombreux événements. Parmi eux, découvrir la personnalité de ceux avec qui, toute une année durant, le quotidien va se dérouler, reste celui attendu sur toute chose. Et pour cause, puisqu’il nous faut trouver les situations qui permettent à l’ensemble du groupe, cette variété renouvelée, variable, de découvrir le bonheur d’apprendre. Chaque année, la combinaison que forment les éléments individuels d’une classe modifie sensiblement la manœuvre à suivre. Muni de nos outils d’appréciation, tout un travail d’adaptation et d’ajustements.

L’histoire d’un lieu est en grande partie celle des êtres qui l’ont composée. Des vies qui traversent et peuplent ces couloirs et salles je ne vous ai pour l’instant parlé que de celles qui concernent les moins neuves, les adultes. La quintessence de l’absurdité dans un endroit pareil !

Faisons confiance à la diversité pour offrir de quoi étonner l’instituteur chaque année. Pour exemple, le petit Gabriel de cette volée-là. L’on devait vivre en apesanteur chez lui ! Les premiers jours, ce garçon d’à peine quatre ans, découvrait la gravitation en faisant tomber plusieurs fois son stylo de sa table sur le sol. L’expérience continua avec une gomme. Il y avait aussi Timéo. Un bambin à tête carrée couverte d’une épaisse masse sombre de cheveux. Avec sa carrure et la frimousse déterminée presque menaçante qu’il aimait faire quand il vous articulait quelque chose, on n’avait pas dû l’appeler longtemps Titi celui-là.

Certains brûlent de se lancer dans l’aventure scolaire au point de vouloir à tout prix entrer les premiers dans la classe. « De la folie ! » devait penser Victoria. Cette petite fille n’entra dans la classe qu’après s’y être arrêtée au seuil cinq bonnes minutes. Elle n’avait pas frappé à la bonne porte ? Ou, peut-être, n’en avait-elle connu d’aussi grande ? Il semblait chez une autre que les cauchemars de la nuit l’avaient poursuivie jusqu’à son pupitre. Aucune force ne l’a retenue de pleurer et d’appeler au secours ses parents une heure durant le premier jour. Qui sait, papa et maman avaient peut-être aussi oublié de préciser à leur fille que l’école ne lui voulait aucun mal ? Quoiqu’il en fût, ma première évaluation la concernant se révéla fausse. Le lendemain tout avait disparu. Elle entra dans la classe comme on entre chez soi et se sentit à l’aise par la suite sans défaillance dans tout l’établissement.

Dans le cas de Thomas, la réalité fut autrement. Bien au chaud dans sa famille depuis sa naissance, ce fut dans une crainte qu’il tentait de feindre que tout son être franchit les portes de l’établissement. En début de semaine, Thomas traversait la classe très au ralenti pour rejoindre sa place. Pour son malheur, celle-ci se trouvait à l’autre bout de l’entrée. Aucun de ses camarades ne manqua de remarquer son comportement. Je choisis le troisième jour de placer son pupitre tout près de la porte d’entrée. Cela participa sans doute, d’une manière ou d’une autre, petit à petit à l’amélioration de son attitude.

Les toilettes enfants, filles et garçons, se trouvaient au rez-de-chaussée à proximité des classes des plus petits. Les heures de cours ne sont pas exemptes d’urgences. Lorsqu’elles survenaient, vous entendiez ma voix invariablement claironner : « Va. Dépêche-toi, et n’oublie pas de te laver les mains ! » Il arrivait fréquemment qu’un tout neuf et frais écolier jugea peu nécessaire de se dépêcher et de revenir en classe le plus vite possible. Cette première semaine, l’un n’était revenu qu’après huit minutes. Pour un peu, j’ai pensé qu’il s’était perdu dans le bâtiment. Je m’apprêtais à devoir le chercher, quand enfin, le voilà qui ouvrit la porte.

– Eh ben Gaston, tu en as mis du temps ! T’as pris une douche ?

Dans ce genre de scène, ceux qui comprennent rient en premier, les autres participent ensuite.

Une semaine plus tard, ce fut une tout autre expression qui peignait mon visage en lui parlant. Je jouai la mine sévère. Après deux années complètes, maîtriser l’échelle des mesures qu’il convenait aux situations et aux enfants à qui elles étaient adressées devenait presque instantané. Car un instituteur comme un éducateur le démontrerait : les élèves ne doivent pas douter de certaines conventions. Le bien de mes élèves passait par là, et ceux des camarades de Gaston en l’occurrence, car le garçon avait ce jour-là mordu l’épaule de Leonardo. Deux heures passèrent, le même bloquait l’une des portes des toilettes enfants, empêchant le pauvre Thomas de sortir.

À la fin de cette première journée, tous les parents avaient fort heureusement retrouvé leurs enfants vivants. Les retrouvailles furent célébrées avec galops et cris de joie. Je partis une demi-heure plus tard à mon tour rejoindre mes pénates non sans avoir téléphoné à ma douce. Une fois rentré, je me voyais en effet mal reprendre ma voiture pour aller faire des courses. J’ai préféré par prudence appeler Lena pour m’en assurer.

3

La municipalité qui a abrité cette école est restée à la fois celle où je vis, je suis né et celle où j’ai grandi. Son histoire ne tire aucune gloire de son passé. Chacun peut se consoler avec l’une des deux églises, un édifice vieux de nombreux siècles dont le porche merveilleusement sculpté faisait l’objet de nouveaux entretiens. Les deux cimetières à proximité et le monument très ancien tout d’une pierre devant la Mairie, demeurent des vestiges respectables. Un guide doit bien exister quelque part pour vous raconter tout ce qu’il faut savoir de ces anciennetés, mais rien de plus.

La richesse visuelle tient des alentours. D’un large côté, la plaine dessine une campagne fleurie et boisée, traversée par de petits ruisseaux. Presque aussi inhabitée, l’autre versant est constitué de fermes, de champs agricoles et de propriétés privées. Isolée au centre de ce paysage champêtre, notre ville et ses 25 000 habitants. Un ensemble qui s’étale sans jamais s’élever plus haut que le toit de notre centre commercial de cinq étages ou le clocher de notre principale église. Cette localité n’en reste pas moins imposante par la diversité d’occupations qu’elle propose aussi.

En dehors des grandes vacances, notre population voyage peu au-delà des prairies et des verdures qui l’entourent. Les étourneaux du coin, remarquez, ne sont guère particulièrement migrateurs. Il est à peine exagéré de dire qu’une majorité des habitants de notre ville se sent vite en exil lorsqu’elle en visite une autre, même la plus proche, le point de ralliement de toute notre grande région, à 30 km de routes et de paysages. C’est au cœur de ce chef-lieu que se trouvent, entre autres choses, les endroits culturels et les scènes musicales principales auxquelles j’ai appartenu peu de temps auparavant.

Synthétiser la quasi-totalité des habitants revient à signaler en premier lieu qu’ils sont du cru, nés à l’endroit même où ils se trouvent. En effet, si une personne née et vivant à Dubaï et de parents issus de cette capitale présente une rareté, il en va tout autrement ici. Les exceptions existent bien entendu ; ma préférée reste naturellement celle qui partageait déjà ma vie : Lena Fialová.

Née à Prague, ses talents de violoncelliste l’ont amenée jeune adulte à voyager. Je l’ai rencontrée lors d’un festival de musique où nous étions l’un et l’autre programmés. Deux semaines passèrent, puis une année. L’espace entre sa première venue chez moi et notre décision de trouver un appartement à notre mesure.

À la fin d’après-midi de cette journée, je la retrouvais occupée dans la cuisine.

– Droby den.

« Bonjour » en tchèque. Tout en me saluant, Lena cherchait hâtivement plusieurs aliments dans le frigidaire. Un tendre geste autoritaire de sa main me fit arrêter à l’entrée de notre cuisine. Elle mijotait quelque chose. Portant négligemment un tee-shirt qui lui dévoilait l’une des épaules, elle distrayait délibérément mes émotions en me laissant attendre. Lorsqu’elle se dirigea avec un petit plateau vers notre petit balcon, elle me cria :

– Maintenant tu peux venir !

Son accent aux voyelles marquées, la trace du terroir où elle grandit jadis, reste un délice après dix années passées auprès d’elle. Qui plus est, dans sa langue maternelle, l’accent est naturellement mis sur le mot principal de la phrase. Lena parle le français ainsi.