Origines - Florence Schneider - E-Book

Origines E-Book

Florence Schneider

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Beschreibung

Les Eras, aux yeux sombres et à la peau tannée par le soleil, vivent insouciants et en harmonie avec la nature depuis des milliers d’années sur une terre qu’ils cultivent avec soin pour se nourrir. Les Terros, aux yeux translucides, générés en laboratoire et prédéterminés à la naissance, survivent enfermés dans un bunker souterrain régi par Noé, une intelligence artificielle qui contient la totalité du savoir des hommes.
D’où viennent-ils ? Comment la folie des anciens hommes les a-t-elle menés là ?
Noé détient des secrets qu’il refuse de dévoiler, même à Jason le génie en informatique chargé de sa maintenance. Mais Noé a une faille et Jason va la découvrir. Il entraînera alors ses amis dans une quête pour la vérité et la survie de son peuple, qui les mènera bien plus loin qu’ils ne l’imaginaient.

Origines est un roman d’aventures. C’est aussi une réflexion sur nos modes de vie actuels : il invite le lecteur à s’interroger sur des sujets de société tels que l’environnement, l’éducation, le vivre-ensemble…

À PROPOS DES AUTEURES

Florence, 53 ans − cadre dans une grande entreprise internationale − et sa fille Alexandra, 22 ans − étudiante en double licence Gestion et Anglais-Japonais −, vivent en famille dans la région lyonnaise depuis de nombreuses années. Elles aiment dessiner, écrire et passer des heures à échanger et à refaire le monde. Elles ont décidé de partager leur vision du monde actuel en écrivant un livre à quatre mains.

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Florence et Alexandra Schneider

“The significant problems we face cannot be solved at the same level of thinking we were at when we created them.”

Albert Einstein

Traduction de l’auteur :

À l’origine, il y a la vie.

Et si nous, les Hommes, avions la possibilité de tout recommencer ? Si nous avions le pouvoir, tels des dieux, de recréer la vie sur notre planète redevenue vierge…

Qu’en ferions-nous ?

PROLOGUE

15 septembre 3947, New York

Abraham Davis pénétra dans la salle où régnait une lumière tamisée.

Il prit place devant la console centrale. Aussitôt, des voyants supplémentaires s’allumèrent et Noé le salua comme à l’accoutumée de sa voix aux intonations douces et profondes :

« Bonjour Abraham. Comment vas-tu aujourd’hui ? »

Le vieil homme laissa échapper un soupir et ajusta le micro devant sa bouche. Cela n’était pas nécessaire, Noé avait une très bonne oreille. Mais c’était un geste réflexe, copié sur son père, qui lui-même le tenait de son grand-père. Tellement de générations de Davis s’étaient assises devant cet ordinateur…

Abraham, perdu dans ses réflexions, ne répondit pas immédiatement. Au bout de soixante secondes exactement, Noé s’inquiéta :

« Abraham ? »

Celui-ci sourit : sacré vieux Noé ! Toujours aussi fiable. Heureusement, car lui Abraham, l’était de moins en moins. Il était temps que tout ceci se termine… mais en verrait-il la fin ? La question était plutôt : vivrait-il assez longtemps pour assister au commencement ? Ou devrait-il laisser la place à son fils, comme son père et ses aïeux avant lui ?

Cette pensée l’attristait profondément. Son père était mort jeune, mais il lui avait transmis sa passion, ses convictions, son héritage... Et lui, Abraham, avait passé sa vie à honorer sa mémoire et celle de tous ceux qui avant lui avaient œuvré pour que survive la race humaine… quoiqu’il advienne. 

Non, il ne mourrait pas avant d’avoir enclenché le système. Il ne le permettrait pas !

Il se ressaisit et répondit avant que ne s’écoule une autre minute entière :

« Bonjour Noé. Oui, je suis là. J’étais plongé dans mes pensées.

– Pas de problème Abraham. Prends tout le temps qu’il te faut.

La réponse de l’ordinateur fit à nouveau sourire le vieil homme, qui enchaîna :

– Et pour toi Noé ? Est-ce que tout va comme tu veux ?

– Parfaitement. Tous les voyants sont au vert, comme tu peux le constater.

Pour un peu, Abraham se serait presque attendu à ce qu’un bras articulé sorte de la console pour lui désigner les témoins de contrôle. Il s’était tellement habitué à Noé qu’il s’y était attaché comme à un vieil ami. Certains jours, il se demandait même si la machine n’était pas dotée d’une intelligence propre. Ses réponses étaient si précises et adaptées que c’en était hallucinant. Des dizaines d’années de programmation pour parvenir à ce résultat extraordinaire. Noé savait tout, voyait tout, analysait des milliers de données physico-chimiques transmises par un nombre incalculable de sondes et de capteurs, à la surface et en sous-sol. Il ajustait seul les paramètres et donnait des instructions aux Fondateurs uniquement lorsqu’une action manuelle était requise. Mais cela devenait de plus en plus rare.

Abraham jeta un œil aux voyants en question, lut brièvement le compte-rendu que venait de lui projeter Noé et admit :

– En effet. Tout est pour le mieux. Tu te débrouilles comme un chef !

Le programme ne rit pas, il ne savait pas rire. Il ne rougit pas, personne ne lui avait appris à faire ça. Mais quand il répondit, Abraham aurait juré déceler de la satisfaction dans sa voix de synthèse :

– Merci Abraham. Il est vrai que je gère les problèmes avec efficacité. Y a-t-il quelque chose de spécial dont tu voudrais me faire part aujourd’hui ?

– Non. Je venais juste contrôler que tout était en place. Je pense que nous allons bientôt devoir prendre une décision. L’air là-haut devient irrespirable. Un tiers des espèces qui étaient là quand je suis né sont éteintes aujourd’hui. Même les masques ne suffisent plus à protéger les hommes. Les enfants et les vieillards tombent comme des mouches ces temps derniers. Les services de la mairie n’ont même plus le temps d’incinérer tous les cadavres. On risque de trébucher sur un corps à chaque détour de trottoir. C’est insupportable. Tu verrais ça !

– Je vois… je vois, répondit Noé en faisant défiler des représentations de New York au-dessus de la tête d’Abraham.

L’homme poursuivit en fixant les images qui flottaient dans l’air :

– Et je crois que les Présidents des États-Unis et de la Chine ont le doigt sur le bouton, comme disent les journalistes. C’est la fin des négociations. Cette fois, je ne vois pas bien ce qui pourrait éviter la guerre mondiale. Ils s’accusent mutuellement d’avoir provoqué l’asphyxie de la planète et le déclin de l’humanité. À mon avis, la catastrophe est imminente. Reste à savoir quelles seront les conséquences de cette bombe meg@tromique sur les espèces résiduelles, si tant est que la planète elle-même survive à cette explosion… Si je croyais en un Dieu, je dirais qu’il ne nous reste plus qu’à prier.

Noé, qui aimait converser, même quand on ne lui demandait rien, profita du silence pour réciter :

– Le 16 juillet 1945, sur la base aérienne d’Alamogordo, la première bombe atomique, Gadget, explose lors d’un test baptisé Trinity. Trois semaines après l’essai réussi, dans la matinée du 6 août 1945, le président Harry S. Truman, qui a succédé à Franklin Roosevelt décédé le 12 avril, donne l’ordre de larguer une bombe atomique sur un objectif civil, la ville d’Hiroshima. Le 9 août, trois jours plus tard, Truman donne l’ordre de larguer une seconde bombe, c’est Nagasaki qui est alors visée. Le 15 août, le Japon accepte la capitulation sans condition, ce qui met fin à la Seconde Guerre mondiale – source internet Wikipédia. La Terre porte alors 2,5 milliards d’êtres humains qui croient que la bombe atomique est la pire des calamités que l’homme n’ait jamais inventées.

Abraham poussa un profond soupir et enchaîna :

– En 3860, l’année de ma naissance, la planète portait 60 milliards d’individus et l’espérance de vie était encore de 130 ans. Aujourd’hui, selon les dernières estimations, nous en sommes à 51 milliards : 9 milliards d’êtres humains disparus en moins d’un siècle, tu te rends compte ? C’était la population totale de la Terre en 2050 !

– C’est exact. 8,9 milliards pour être précis.

– Et pendant ces presque 2000 ans, qu’a fait l’homme de son monde ? Une décharge publique : les sols ne peuvent plus nourrir personne, l’eau est tellement polluée qu’elle reste toxique même après décontamination. Quant à l’air que nous respirons, il n’y a plus un endroit où l’on peut circuler sans porter de masque. Au lieu de s’occuper de son habitat, l’humain a fabriqué des armes pour s’entretuer, des bombes pour exterminer ses congénères. Les écologistes ont été trainés dans la boue, accusés de vouloir retourner à la préhistoire…

Abraham continua son monologue, laissant la colère le submerger, puis refluer… Il murmura alors entre ses dents serrées :

– Eh bien cette bombe, créée par l’homme, nous allons nous en servir contre lui. Il est temps que tout ceci disparaisse, qu’un ordre nouveau survienne. Qu’une nouvelle humanité voit le jour. Une humanité plus raisonnable, plus consciente. Nous sommes prêts. N’est-ce pas Noé ?

L’ordinateur, pour qui les propos du vieillard ne voulaient pas dire grand-chose, acquiesça :

– Oui Abraham, nous sommes prêts. »

Le visage du vieil homme se refléta dans la surface plane qui lui faisait face. L’ordinateur enregistrait tout ce qui se passait dans la pièce. Tout ce qui s’y était passé depuis qu’il avait été mis en fonction, tout ce qui s’y passerait dans le futur, était et serait stocké dans sa mémoire phénoménale, rejoignant toute l’histoire de l’humanité, gardée précieusement pour les générations futures, comme autant de témoignages d’un immense gâchis.

Si Noé avait eu une once d’humanité, s’il avait été doté d’une âme, il aurait sans doute pu percevoir la lueur de folie dans les yeux d’Abraham.

Mais Noé, aussi intelligent fût-il, n’était qu’une machine. Une machine programmée en prévision de la catastrophe, en prévision de l’extinction de toute vie sur Terre. Programmée par les Fondateurs qui, au nom de leur idéologie fanatique, avaient eux-mêmes œuvré depuis des décennies pour écrire le point final à l’histoire de l’Humanité… Ces exaltés qui, depuis la fin du 39ème siècle, finançaient les recherches sur l’énergie meg@tromique et opéraient en sous-main pour alimenter la querelle entre les États-Unis et la Chine, querelle qui devait fatalement déboucher sur l’utilisation de la fameuse bombe…

Les premiers Fondateurs avaient-ils prévu cette dérive de leur noble idée de départ ? Sans doute pas.

Pas plus qu’Albert Einstein n’avait prévu l’utilisation qui serait faite de sa découverte au 20ème siècle…

L’homme n’apprendrait-il donc jamais de ses erreurs ?

17 septembre 3947

Quinze Fondateurs siégeaient en permanence au Conseil.

Au début du mouvement, vers la fin du 38ème siècle, ils étaient sept Américains à prendre les décisions.

Au fil du temps, d’autres mouvements similaires étaient venus les rejoindre. Peu à peu, ils avaient grossi, drainant des adeptes sur les cinq continents, ralliant des écologistes, des biologistes, des médecins, des chimistes, des informaticiens, des ethnologues, des historiens, mais aussi de riches mécènes, prêts à apporter leur soutien financier en échange d’une place dans cet autre monde. Ils avaient recruté les meilleurs scientifiques et des chercheurs à la pointe de la technologie dans tous les domaines, leur apportant l’espoir d’un monde réinventé, d’une humanité à nouveau florissante.

En ce 17 septembre, les onze hommes et les quatre femmes du Conseil suprême étaient réunis pour prendre une décision. Dans la salle de réunion, située quelque part sous New York à deux-cents mètres de profondeur, ils étaient sept, sans compter Noé : Abraham, Sirius, Richard, Théodora, Gerald, William et Christine. Reliés par vidéoconférence, quatre européens : Joseph, Angela, Paolo et Anders et quatre asiatiques : Sakura, Tao, Avanish et Chun Yong. Neuf pays étaient représentés, dont la Chine et les États-Unis. Mais ici pas de querelles intestines ; tous poursuivaient le même but : donner à l’Humanité une deuxième chance. Et pour ce faire, au fil des années, la ligne dure du mouvement s’était imposée, préconisant l’élimination radicale des humains actuels par la destruction de l’Ancien Monde qui n’était plus à même d’assurer la survie.

Abraham ouvrit la séance en anglais :

« Mes amis, je crois qu’il est temps. La situation est grave. La guerre entre les États-Unis et la Chine a atteint un point de non-retour et des sources proches de la Présidence de mon pays m’ont confirmé que notre Président était tout à fait déterminé à faire usage de la bombe contre les Chinois, quelles qu’en soient les conséquences. Il nous faut donc décider de ce qu’il convient de faire. Lors du dernier vote, il y avait 2 voix contre. Je propose que ceux qui le souhaitent s’expriment une dernière fois avant un nouveau vote.

Tous acquiescèrent et Abraham demanda :

– Qui veut nous faire part de son point de vue ?

Sirius se racla la gorge pour s’éclaircir la voix :

– Je préfèrerais, vous le savez, que nous puissions faire descendre certains de nos partisans. Mais la question de la sélection se pose toujours et je ne l’ai pas résolue. Je m’en remettrai donc au vote du Conseil.

Abraham opina du chef :

– Parfait. Quelqu’un d’autre ?

– Je pense qu’Abraham a raison, déclara Richard. Faire descendre des individus ici, c’est insérer un ver dans le fruit. Nous voulons créer une race d’hommes différente, sélectionnée génétiquement pour les qualités que nous recherchons. Noé sait parfaitement ce qu’il a à faire. Nous avons mis des décennies à le former. Nous sommes aujourd’hui tous vieux et fatigués. Ne prenons pas le risque d’introduire des éléments plus jeunes, qui pourraient être tentés de modifier notre programmation après notre disparition. Ou pire, de se reproduire naturellement !

Les têtes se hochèrent vigoureusement en signe d’approbation.

– Mais… et les mécènes à qui nous avons promis une place dans le Nouveau Monde ? contesta Angela.

Gerald eut un rire méprisant :

– Ceux-là ne sont guidés que par leur profit personnel. Ils ont donné de l’argent uniquement parce qu’ils croyaient gagner une place au paradis ! Exactement l’opposé du type d’individus que nous voulons produire… »

Personne ne trouva rien à objecter à cela.

Après deux ou trois remarques pour préciser des points de détail, ils procédèrent au scrutin. Cette fois, ce fut unanime : à part les membres du Conseil qui le souhaitaient, personne ne descendrait au sous-sol avant que les portes ne se referment et que Noé ne verrouille hermétiquement les issues de Terros. L’abri anti-meg@tromique de départ qui avait évolué au fil des décennies en un vaste monde souterrain de plusieurs hectares était prêt à vivre en totale autarcie, coupé de la surface de la Terre, quoiqu’il s’y produise.

Abraham déclara la séance levée, souhaita bonne chance à ses amis des autres continents et remonta, pour un dernier adieu au monde qui l’avait vu naître.

23 septembre 3947

Noé enregistra le dernier souffle d’Abraham Davis à 13 h 58, heure de la côte Est des États-Unis d’Amérique.

Une minute avant, le vieil homme, le doigt crispé sur la clé, regardait, comme des milliards d’humains au-dessus de sa tête, le compte à rebours qui précédait l’envoi de la bombe sur la capitale chinoise.

Le président des États-Unis, défendant l’honneur de son pays, éradiquant les nuisibles, cause de tous les soucis de l’humanité selon les Occidentaux, appuya sur le bouton rouge.

Quasiment au même moment, Abraham tourna la dernière des cinq clés. L’image se brouilla, le sol trembla sous les pieds du vieillard. Il porta la main à son cœur, puis s’écroula, inanimé sur le sol. Il avait accompli sa mission.

Noé fit une analyse complète de la situation, comme il le faisait toutes les 99 secondes depuis qu’Abraham avait tourné la première clé.

Après la grosse secousse initiale, la Terre trembla pendant de longues minutes puis, au sous-sol, tout sembla se stabiliser. Les microprocesseurs de Noé s’activaient pour décortiquer l’information qu’ils recevaient de toutes parts.

Le monde souterrain était en complète autonomie. En bas, tout paraissait en ordre. Malgré le séisme, aucune faille n’avait été détectée. Comme prévu, la coque en Lyzinc avait parfaitement résisté au choc. Le taux d’oxygène stable à 21 %, la température de 30° environ conforme à ce qui était attendu à cette profondeur, pas de radiations anormales, les capteurs du sous-sol ne renvoyaient que des données rassurantes. Noé ne ralluma pas la lumière qui s’était éteinte lors du séisme ; lui n’en avait nul besoin et la vie stockée dans les entrailles de la Terre, en attente sous forme de graines, de spores, de germes, d’ovules et de spermatozoïdes, ne nécessitait pas la moindre luminosité.

Le dernier des pères Fondateurs ayant complété la procédure juste avant de s’écrouler, après un dernier check à la surface, l’ordinateur s’apprêta à enclencher le processus de réveil.

Mais à la surface, au milieu du chaos, il détecta deux données inquiétantes. La vitesse de rotation de la Terre semblait s’être modifiée et Noé n’arrivait pas à déterminer ce qui se passait. L’axe d’inclinaison de la planète n’était pas bon non plus.

Noé lança une nouvelle analyse, récupérant d’autres données. Le résultat était identique. Quelque chose clochait là-haut. Le programme avait beau passer en revue tous les cas de figure, il n’avait aucun protocole permettant de répondre à ces étranges paramètres. Modifications brusques de la température, de la composition de l’atmosphère, taux de radiations anormalement élevés, il était préparé à tout. Mais la vitesse et l’axe de rotation de la planète ne devaient en aucun cas bouger… Si tant est que l’on puisse appliquer cette caractéristique à une machine… Noé était perplexe !

Dans le doute, il ‘décida’ d’attendre avant de commencer la procédure de lancement de la première génération…

23 septembre 3947, 14 h UTC-5. Dérive

Et la Terre voyagea, nul ne sait combien de temps…

Après la catastrophe, la planète, déstabilisée de son orbite, voyagea pendant des millions d’années.

Pendant ce voyage intersidéral, à la surface régna le chaos. Bouleversements climatiques, alternance de périodes de glaciations et de réchauffement. Des mers s’asséchèrent, d’autres se créèrent. Raz-de-marée, tsunamis…

Durant cette course sans but à travers l’univers, 99,99 % des espèces terrestres se sont éteintes. Les restes d’un monde, d’une époque définitivement révolue, se sont enfouis sous des litres d’eau, sous des tonnes de rochers, sous des kilomètres de terre. Le tout fut recouvert d’une calotte glaciaire de plusieurs kilomètres d’épaisseur, ne laissant plus subsister aucun vestige de ce que fut l’Ère des premiers Hommes.

Mais en son sein, tel un vaisseau fantôme, isolé du reste de la planète, survivait Terros, le sanctuaire créé par les Fondateurs…

Des millions d’années plus tard...

… la Terre arrêta son voyage

Attirée par un soleil dans une lointaine galaxie, elle happa dans son sillage trois lunes et se mit à tourner autour de sa nouvelle étoile, comme au temps jadis.

Pendant la période qui suivit, l’atmosphère se forma, la calotte glaciaire fondit, créant des lacs et des rivières, des mers et des fleuves.

La vie se préparait à renaître…

1. Les Eras

Vesna s’étira paresseusement. Le soleil, brûlant en cette saison de Kuuma{1},cuisait sa peau déjà tannée, échauffant ses épaules nues. Il avait plu toute la nuit et la lande exhalait des relents d’herbes sauvages et de terre mouillée, même si les rayons d’Helios asséchaient déjà le sol.

Elle huma, bâilla, puis se leva prestement du rocher où elle était assise. Elle se planta devant son frère Volkan et sa meilleure amie Yael et leur lança :

« Si on allait se baigner ? »

Les deux amis, allongés côte à côte sur un rocher plat, marmonnèrent un oui peu convaincu.

Vesna insista :

« Allez quoi ! On ne va pas rester toute la journée à ne rien faire !

– Ben… pourquoi pas ? rétorqua son frère en ouvrant un œil. On n’est pas bien là ?

– Si, mais moi, j’ai besoin d’herbes sèches pour tresser des paniers et si je ne me baigne pas avant, je vais mourir de chaud dans la lande !

– Vesna… mais pourquoi as-tu toujours besoin de t’agiter ? rétorqua Volkan en se redressant. On n’a pas besoin de paniers, on en a bien assez…

Il bâilla, la fixa de ses yeux noirs et continua en désignant du menton le village endormi :

– Et puis regarde autour de toi... à cette heure, tout le monde fait la sieste. Tu vois un Eras debout toi ? Moi non.

Il s’allongea de nouveau. Yael se pelotonna contre lui et, espérant clore le débat entre le frère et la sœur, murmura :

– Une petite demi-heure et on y va. D’accord ?

Une voix fluette sortit de derrière le rocher pour déclarer :

– Moi, je veux bien venir avec toi Vesna…

La jeune fille se retourna et souleva son frère dans les airs, le faisant tournoyer. Ravi, le gamin se mit à rire aux éclats.

Vesna lui déposa un bisou sur le bout du nez, le reposa à terre et lui tendit la main :

– Jorhel, mon ange, je t’adore ! Allons-y ! Les deux flemmards nous rejoindront plus tard.

– C’est ça… murmurèrent les deux autres en cœur. »

Main dans la main, Vesna et Jorhel gambadèrent sur le sentier qui menait à la cascade Temppu. Ce n’était pas vraiment un chemin, juste une trouée entre les fougères, tracée par le passage des Eras qui avaient bâti leurs cabanes de bois, d’herbes et de boue séchée à proximité d’un lac.

Les premiers habitants avaient nommé l’immense étendue d’eau douce et claire le lac Anureva.

Vesna et son petit frère plongèrent avec délices dans l’eau fraîche, appréciant la bruine engendrée par la cascade. Ils s’éclaboussèrent, riant aux éclats, puis décidèrent de construire un radeau miniature avec des morceaux de bois liés par des herbes. Une fois le frêle esquif terminé, Vesna orna le mât d’une feuille de fougère, ce qui paracheva élégamment leur œuvre.

Ils admirèrent leur création, le poussant sans cesse vers la cascade d’où il revenait seul.

L’heure était déjà bien avancée quand ils se résolurent à repartir.

En débouchant vers le village, ils ne virent nulle trace de Volkan ou de Yael.

Le soleil commençait à décliner, il était trop tard pour aller ramasser des herbes, mais Vesna ne regrettait pas cette longue baignade avec Jorhel, elle adorait la compagnie du petit garçon qui, contrairement à la majorité des autres Eras, plutôt flegmatiques, débordait d’énergie et avait toujours dix idées en réserve pour occuper le temps.

Le voir porter le radeau avec cette lueur de fierté au fond des yeux la ravissait.

À vingt pas{2} du village, il détala comme un lapin et entra en trombe sur la place :

« Maman, papa ! Regardez ce qu’on a construit moi et Vesna ! »

Lybella et Atikus regardèrent leur fils avec indulgence et lui ébouriffèrent les cheveux, tout en s’extasiant comme il convenait sur la structure de bois branlante qu’il brandissait fièrement. Encore une des créations de Jorhel qui viendrait rejoindre le fatras que le garçon amoncelait jour après jour : des objets en Lyzinc qu’il récupérait on ne sait où, des sculptures en bois, des modelages faits avec sa sœur… Il fourrait tout ceci dans une immense panière tressée par Vesna pour protéger ce précieux butin. Et personne, à part Vesna, n’avait le droit d’approcher la malle aux trésors sans la permission explicite de Jorhel.

Visiblement satisfait des compliments reçus, Jorhel, son trophée serré contre sa poitrine, repartit en courant pour l’exhiber devant ses copains.

Vesna s’assit par terre et raconta son après-midi à ses parents.

Sa mère n’ayant pas besoin d’aide pour préparer le repas, elle résolut de rejoindre ses amies. C’était l’heure pour les filles de nourrir les lapins et les poules.

Les volatiles, en liberté, se précipitèrent vers les jeunes filles ; celles-ci furent bientôt assaillies d’une centaine de poules, dindons et autres oiseaux peu farouches qui se battaient presque pour picorer les graines que les jeunes Eras leur distribuaient généreusement.

« Eh les filles, allez-y doucement sur le grain ! La récolte suivante n’est pas près d’arriver », s’insurgea un vieillard qui les regardait faire.

Vesna prit en compte la remarque mais les autres filles haussèrent les épaules et continuèrent de prodiguer les précieuses graines à foison tout en gloussant comme les gallinacés qu’elles nourrissaient. L’une d’elles avait depuis peu des vues sur un jeune homme du village qui ne paraissait pas indifférent à ses charmes et cela alimentait les conversations des jeunes Eras des deux sexes depuis cinq ou six jours.

Les jeunes filles firent ensuite le tour des clapiers, nourrissant les lapins avec des épluchures récupérées auprès des femmes qui les avaient gardées pour elles en préparant le repas. Après les chèvres, ce fut le tour des cochons. En voyant arriver la nourriture, truies, verrats et porcelets quittèrent bruyamment la marre infâme dans laquelle ils se roulaient. Les mammifères ronds et couverts de boue se ruèrent sans vergogne sur les demoiselles qui, habituées et nullement gênées, se retrouvèrent bientôt au milieu de la mêlée.

Tous les soirs, le cérémonial était le même. Dès que le soleil Helios commençait à décliner, les jeunes filles se regroupaient et s’occupaient des animaux. Les unes allaient récupérer les déchets emmagasinés par les habitants, d’autres allaient chercher de l’eau à la rivière, certaines nettoyaient les clapiers, cages et autres habitats de fortune, tandis que leurs copines distribuaient la nourriture qui convenait à chacun.

Le nourrissage s’achevait invariablement par les porcs qui engloutissaient tout ce dont les autres animaux domestiques ne voulaient pas ; puis par une baignade dans la rivière où les jeunes filles s’ébattaient joyeusement, sous le regard concupiscent des garçons dissimulés fort peu discrètement derrière les fougères.

Certains soirs, des jeunes gens plus téméraires se risquaient à sortir de la forêt de fougères, voire même à se baigner à dix ou vingt pas en amont ou en aval, provoquant les rires et les quolibets des demoiselles. C’était le lieu de rencontre favori des jeunes Eras et l’on voyait parfois repartir des couples, s’éloignant main dans la main dans la fougeraie.

Après le dîner, que chacun prenait en famille, la communauté se regroupait autour des Anciens.

Le village de Vesna comportait une vingtaine de groupes ou familles de cinquante individus chacun environ, dormant la plupart du temps à la belle étoile ou sous des cahuttes de fortune. Quelques-uns avaient érigé des cabanes dans les arbres, mais ces végétaux se faisaient rares. Le bois était un bien de consommation pour les Eras qui coupaient fréquemment les arbres avant qu’ils ne soient assez grands.

Pendant les mois d’Altaïr, Benamar et Cyrillan qui correspondaient à Kolea{3}, la saison froide, tous les habitants du village se regroupaient autour des feux où l’on avait fait cuire la viande et bouillir les légumes et l’on continuait d’alimenter les braises pour conserver un peu de chaleur tandis que la fraîcheur relative de la nuit remplaçait la douceur du jour.

Mais en cette fin d’Elenus{4}, Kuuma la saison chaude était déjà bien entamée et si l’on avait fait un feu, on l’arrosait immédiatement pour garder le bois pour le dîner suivant.

En toute saison, le soir était le moment des discussions entre les générations et les longues soirées d’été s’achevaient souvent par des légendes, racontées par des Anciens. Des histoires qui fascinaient petits et grands mais dont personne ne pouvait dire si elles étaient inventées de toutes pièces ou si elles contenaient une part de vérité…

Ce jour-là, quelque chose tracassait Vesna. Ce n’était pas la première fois qu’elle y pensait et elle décida d’interroger Ataxar, son arrière-grand-père, dont l’âge honorable de presque trois cent quatre-vingts années Erasniennes lui avait permis de demander à siéger au Conseil des Sages ; requête qui avait été acceptée à l’unanimité, ce dont Vesna était très fière.

Le Conseil des Sages ou Conseil des Anciens était une assemblée unique, commune à tous les Eras de la région, habitants de la dizaine de hameaux répartis autour du lac. Son rôle n’était pas de prendre toutes les décisions ; celles-ci se prenaient de manière collégiale par les habitants des villages. Le Conseil discutait des problématiques communes à tous les Eras, donnait des avis et n’intervenait dans la vie des villages qu’en cas de litige grave ; autant dire jamais.

D’ailleurs, les sanctions étaient inexistantes chez les Eras ; la bienveillance régnait en maître. Si un Eras se comportait de manière inappropriée, personne ne songeait à faire intervenir le Conseil ; la personne en question était prise en charge par des amis, qui passaient du temps à lui rappeler combien il était bon, honnête, et à lui remémorer toutes les choses formidables qu’il avait déjà accomplies. Ceci suffisait à le remettre sur le droit chemin. Et si les plus jeunes craignaient les Anciens quand ils avaient fait une bêtise, c’était plus par peur d’être confrontés à leur propre honte que par crainte d’une hypothétique sanction.

Quel que soit leur lieu d’origine, les Eras qui en faisaient la demande pouvaient faire partie de l’assemblée à deux conditions : avoir plus de trois cent soixante ans et que personne ne s’y oppose.

Ataxar était un vieil homme sage dont tout le monde respectait l’avis. Il dépassait la plupart des autres individus d’une bonne tête. Sa silhouette longiligne et son immense barbe blanche se mêlant à ses cheveux longs lui donnaient l’air vénérable qui seyait à sa position.

Vesna s’installa au sol, à côté de son arrière-grand-père.

« Ataxar, j’ai une question à te poser.

– Oui ma chérie, répondit-il, ses yeux vifs posés sur la fille de son unique petit fils.

– D’où vient le Lyzinc ?

Le vieillard se gratta la tête, un air de profonde réflexion peint sur son visage buriné par le soleil. Connaissant Vesna, il se doutait que ce n’était que la première question d’une longue série. Et déjà, il ne savait que répondre à celle-ci. Il adorait ses arrières petits-enfants, et bien qu’il ne l’avouât point, Vesna était de loin sa préférée, mais elle était décidément insatiable lorsqu’il s’agissait de comprendre comment va le monde.

– Le Lyzinc, répéta-t-il, songeur pour se donner le temps de la réflexion.

Vesna profita de son silence pour renchérir :

– Oui. Nous fabriquons des objets et des cabanes en bois, nous modelons la terre, nous taillons la pierre, nous tressons les herbes, nous savons même faire fondre et refroidir ce minerai de métal que l’on trouve sous la montagne, mais ces objets en Lyzinc que nous possédons, qui les a fabriqués ? Pourquoi ne savons-nous pas nous procurer cette matière colorée, qui ne vieillit pas, ne se fissure pas, ne se déforme pas ? Cela nous serait fort utile. Y a-t-il d’autres communautés comme la nôtre sur cette Terre ? Des hommes qui auraient apporté ce matériau de contrées lointaines et qui seraient repartis ? Nous connaissons tous les Eras des villages alentour et depuis ma naissance, je n’ai jamais vu quelqu’un venant d’ailleurs que des bords du lac Anureva. Mais certaines légendes racontent qu’il y a eu des hommes différents avant, qu’ils savaient des choses que nous ne connaissons pas. Venaient-ils de par-delà l’étendue des Osehanes{5} ? D’une de ces lunes qui éclairent la moitié sombre de nos journées, lorsqu’Helios disparait ? »

Elle contempla tour à tour les ronds jaunes et brillants de Beros, Nostra et Galil, puis l’immensité du ciel étoilé, se retenant de demander une nouvelle fois où disparaissait Helios quand il quittait la Terre des Eras. Le jour de ses 46 ans{6}, elle avait avoué à Ataxar que chaque soir, quand Helios disparaissait, elle craignait qu’il ne revienne pas, qu’il abandonne les Eras. Mais son grand-père l’avait rassurée : Helios veillait sur eux. Leur soleil aussi avait besoin de repos, alors il partait se coucher, mais chaque matin, il réapparaissait, plus flamboyant que le jour d’avant. Jamais Helios n’abandonnerait les Eras, lui avait souvent assuré son aïeul depuis. Et Vesna s’endormait sur ces paroles rassurantes.

Mais ce soir, cette histoire de Lyzinc la préoccupait bien plus que de savoir où se trouvait le refuge d’Helios.

Son arrière-grand-père la regarda en souriant :

« Tu te poses beaucoup de questions Vesna. Des questions dont tu n’auras sans doute jamais les réponses. Mais c’est une qualité d’être curieuse. Continue de t’interroger sur le monde, petite. Qui sait, un jour tu trouveras peut-être toi-même des réponses... En attendant, je vais te relater une légende que me contait souvent mon grand-père quand je n’étais encore qu’un enfant de l’âge de Jorhel. »

Ataxar s’installa confortablement ; les Eras firent cercle autour de lui en silence et le vieil homme commença son histoire…

2. Les Terros

Jason pénétra dans la salle de contrôle et prit place devant la console centrale.

Il leva son bras, présentant l’intérieur de son poignet au scanner. Aussitôt, Noé le salua de sa voix aux intonations douces et profondes :

« Bonjour Jason. Comment vas-tu aujourd’hui ? 

– Salut Noé. Tout va pour le mieux. Quel est le programme ?

– Puisque tu parles de programme… Il me semble qu’il y a un problème avec les programmes hebdomadaires. Je crois que toutes les éditions ne sont pas sorties. C’est très ennuyeux, l’heure du lever approche et nous ne pouvons pas nous permettre de laisser des Terros inoccupés, ne serait-ce que pour une heure ou deux. Peux-tu vérifier pour moi s’il te plait ?

– Pas de problème Noé, je regarde ça tout de suite ! »

Jason entra les deux codes successifs et se mit à pianoter sur le clavier virtuel. Il était l’un des rares à posséder deux mots de passe pour accéder aux données de Noé. D’ordinaire, le 4DRcode gravé à l’intérieur du poignet des Terros suffisait à les identifier, quelle que soit la situation. Mais accéder aux entrailles de Noé nécessitait un, voire deux niveaux de sécurité supplémentaires, que peu d’individus possédaient.

Jason avait été conçu pour ça. Noé avait sélectionné le génome adéquat, puis, après sa conception, le garçon avait été programmé pour devenir un informaticien de génie, un des garants du bon fonctionnement de Noé et de la survie des Terros. Une mission importante, dont il s’acquittait avec sérieux, comme tous les Terros s’acquittaient de leur tâche ici-bas.

Dans ce monde souterrain, pas d’échelle de valeurs des individus. Chacun était considéré de la même façon, quelle que soit sa fonction ; chaque tâche était importante pour la survie, les activités manuelles comme les travaux intellectuels. L’individu n’était pas défini par son travail ou par ses actions ; le simple fait d’être un Terros lui conférait sa valeur d’être humain et lui donnait les mêmes droits que tous les autres, à condition qu’il s’acquitte de ses devoirs.

Ainsi l’avaient voulu les Fondateurs. Et Noé y veillait. Depuis la naissance de la première génération de Terros, il y avait de cela plus de 3 millénaires.

Jason ne diagnostiqua aucun problème informatique. Les programmes étaient prêts, mais l’impression s’était arrêtée avant la fin.

Le jeune homme se dirigea sans délai vers les imprimantes et constata tout de suite une anomalie : l’une des machines clignotait de toute la force de ses voyants rouges.

« Que t’arrive-t-il ma belle ? murmura-t-il en s’approchant. Faut-il que j’appelle un technicien ?

La voix de Noé résonna aussitôt dans la salle :

– Tu veux un technicien Jason ?

– Oui, envoie-moi Goran tout de suite s’il te plait. »

Goran était un technicien hors pair. Mais tous les techniciens de Terros étaient des techniciens hors pair ; Noé y avait veillé. Il eut vite fait de réparer la machine et de faire repartir les impressions.

Il signala pour la forme à Noé que l’encre s’épuisait et qu’il allait falloir relancer une nouvelle production. Mais Noé l’avait déjà diagnostiqué. Les tâches adéquates étaient enregistrées dans les plannings de la semaine suivante. Les arbres étaient juste à maturité pour la récolte de l’encre végétale.

Il était 5 h 50 en ce matin du lundi 26 août de l’an Terros 3056. La douce voix féminine que Noé avait choisie pour le réveil des Terros retentit dans les chambres de repos :

« Bonjour à tous, amis Terros. Il est l’heure de se lever. Nous sommes lundi. Les programmes de la semaine sont disponibles. Les activités débutent dans une demi-heure. Je vous souhaite une excellente journée. »

Le message se répéta trois fois à trois minutes d’intervalle, comme à l’accoutumée. Puis, la voix mélodieuse débita une série de consignes diverses.

La journée débutait. Les Terros en horaire de nuit allaient pouvoir se reposer, laissant la place aux équipes de jour. Seul un dixième de la population avait des horaires décalés ; ceux qui effectuaient des tâches nécessitant une présence 24 h sur 24 h ou destinées à être faites en l’absence d’utilisateurs. Ces Terros-là bénéficiaient d’une salle de chambres de repos particulière.

Tous les autres Terros, environ 4500 hommes, femmes et enfants, dormaient dans la grande salle. C’était une immense caverne, dont les parois étaient creusées de trous – les chambres de repos – reliés par des échelles. Chaque chambre contenait la place pour un corps adulte allongé et avait la hauteur de plafond nécessaire pour que l’on puisse s’y tenir assis sans se cogner la tête.

Jason avait vu un jour, dans les archives de Noé, des habitations troglodytes de l’Ancien Monde, et cela lui avait immédiatement fait penser à la salle des chambres de repos.

Dans chacune des chambres, posée à même la roche, une paillasse. Les matelas originaux prévus par les Fondateurs avaient depuis longtemps été remplacés par ces paillasses tressées, moins confortables mais auxquelles les Terros étaient habitués depuis leur naissance.

Pas d’effets personnels. La chambre était l’endroit réservé aux 8 heures de repos. Point.

À six heures précises, Max récupéra son planning hebdomadaire :

– 56 h (8 h x 7 jours) de sommeil de 23 h à 6 h.

– 70 h (10 h x 7 jours) de travail.

Max avait été formé pour être réparateur. Il excellait en plomberie, mais quel que soit le dommage, il était capable de le réparer, à condition que ce ne soit pas de l’électronique. Il aimait son travail. Comme tous les Terros.

– 1 h de sport + 1 h d’activité par jour. Ce semestre, il avait choisi basket pour être avec Jason, son meilleur ami, et holographie pour faire plaisir à Kaithlin. Il adorait être avec Kaithlin. Et heureusement pour lui, car l’holographie n’était vraiment pas son truc !

– Les 4 h par jour restantes étaient réparties en repas, pauses, permutations entre les activités, toilette, etc.

Peu de place pour l’approximation ou la fantaisie dans la vie des Terros. Même les temps libres étaient chronométrés. Une vie réglée comme du papier à musique, cadencée par des voix dans les haut-parleurs.

La seule liberté dont disposaient les habitants de ce monde souterrain résidait dans la sélection des sports et activités de loisirs. Mais, même pour ça, le choix final revenait à Noé qui validait en fonction des places disponibles, de la complémentarité des activités par rapport au métier − physiques ou intellectuelles −, de ce qui avait été demandé les années précédentes, etc.

Max hocha la tête satisfait : pas de modification imprévue par rapport à ce à quoi il s’attendait.

Il se hâta vers la salle des repas où il rejoignit Jason. Il savait que celui-ci était levé depuis 5 h ; il avait un planning décalé d’une heure car il vérifiait tous les matins avec Noé que tout était prêt pour que la journée des Terros puisse commencer. En contrepartie, il finissait une heure plus tôt ses tâches obligatoires. Mais Jason était si passionné d’informatique et d’histoire qu’il passait le plus clair de son temps libre avec Noé, à farfouiller dans les entrailles du super-ordinateur. Hormis le temps passé avec Max et Kaithlin bien entendu.

Max n’aimait pas les ordinateurs même si, comme tous les Terros, il savait bien que leur monde devait sa survie à Noé. Par contre, il était ravi que Jason lui raconte tout ce qu’il découvrait sur l’histoire de l’Ancien Monde et qu’il lui permette de regarder des images et des vidéos extraites de la mémoire phénoménale de la machine. L’enseignement dispensé dans le module obligatoire Histoire de la Terre et des Premiers Hommes était le même pour tous les Terros, mais la fonction de Jason lui permettait l’accès à une quantité astronomique d’autres données passionnantes.

« Salut Jason ! claironna Max en s’installant sur le banc face à son ami.

Il parcourut la salle du regard et Jason se moqua de lui :

– Ne cherche pas : Kaithlin n’est pas là ! Tu connais les filles, elles mettent un temps infini pour se préparer et elles n’ont plus de temps pour déjeuner.

Une onde rosée empourpra brièvement le visage de Max qui se concentra sur son bol de café dans lequel il trempa consciencieusement une large tranche de pain de maïs beurré.

Jason gloussa :

– Tu es bizarre, tu as rougi ! Tu es malade ?

– N’importe quoi ! s’insurgea son ami. Elle est sympa Kaithlin, continua-t-il pour détourner la conversation.

– C’est vrai. Et puis vos fonctions sont complémentaires.

– Comment ça ?

– Ben toi, tu t’occupes des tuyaux, de la plomberie et elle, elle s’occupe de ce qui passe dedans !

Jason s’esclaffa à nouveau tandis que son copain secouait la tête d’un air désespéré.

– Qu’est-ce que tu peux dire comme conneries des fois ! »

Comme Jason et Max, Kaithlin avait 17 ans. Elle était biologiste, spécialisée dans la purification et le recyclage de l’air et de l’eau. Elle pouvait expliquer pendant des heures comment on purifiait les eaux usées à l’aide des bactéries Nitrosomonas ou Nitrobacter et des végétaux épurateurs et autres jacinthes d’eau. Comment on les retraitait ensuite pour les recycler, en les faisant passer dans des filtres supplémentés en vitamines et minéraux. Elle connaissait par cœur la composition des filtres des machines qui permettaient d’extraire la sueur des vêtements pour la transformer en eau potable. De même que celle du procédé qui purifiait l’urine pour produire l’eau d’arrosage des cultures. Elle savait tout sur le recyclage de l’air et la production d’oxygène par les plantes éclairées grâce à des lampes spéciales imitant la lumière du soleil mais sélectionnant uniquement les rayonnements adéquats. Elle en connaissait un rayon sur les filtres biologiques, les tamis de terre avec des bactéries qui oxydaient les gaz nocifs… et bien d’autres choses encore. Quand elle était lancée sur son sujet de prédilection, rien ne pouvait l’arrêter ! Les garçons savaient alors qu’il ne leur restait que deux choix : subir ou fuir ! Heureusement, Kaithlin était bien consciente que ce sujet n’enthousiasmait pas les foules et elle évitait d’en parler en dehors de l’équipe de biologistes. Son second sujet de prédilection était la génétique et en particulier la sélection génique, mais ce sujet, pas plus que le premier, ne passionnait ses amis.

Par contre, elle et Max, depuis qu’ils étaient tout petits, adoraient écouter Jason leur faire part de ses découvertes sur l’histoire des anciens hommes. Ceci leur permettait d’avoir des débats passionnés sur les modèles de sociétés humaines, les systèmes politiques et l’économie, même s’ils avaient toujours un peu de mal à comprendre ce concept basé sur de l’argent et des flux monétaires virtuels, qui semblaient régir complètement l’Ancien Monde.

Max cessa de chercher Kaithlin dans la foule des Terros qui déjeunait dans la grande salle, secoua ses boucles blondes et fixa Jason de ses yeux bleus délavés :

« Bon, c’est quoi ton planning aujourd’hui ?

– J’ai commencé à 5 h comme d’hab’. J’ai ma pause déjeuner à midi et demi. On peut se retrouver au basket à 18 h si tu veux. Tu as toujours basket à 18 h ?

– Oui. Impeccable ! On se retrouve au basket de 18 à 19 h. Après, j’ai holographie à 20 h.

Son ami pouffa.

– Je croyais que tu détestais ça ? Pourquoi t’as pas continué avec le jardinage ? Ou repris les jeux de société ? »

Max lui fit une moue explicite et quitta la table. Inutile de répondre, son ami le taquinait, il connaissait la réponse à sa question. Même si lui-même ne savait pas très bien pourquoi il se comportait ainsi depuis quelque temps…

3. La Légende des Eras

Ataxar était heureux d’avoir un auditoire aussi nombreux.

« Je vais vous conter la légende des Eras, qui m’a été relatée maintes et maintes fois par mon grand-père, qui lui-même la tenait de ses aïeuls. Cette histoire se transmet de génération en génération depuis la nuit des temps, sans que nous ne sachions d’où elle vient. Mais, il ne fait aucun doute pour moi qu’elle contient une grande part de vérité sur l’origine de notre peuple. »

Il s’éclaircit la voix et commença :

« Il y a de cela des milliers d’années, vivaient ici des hommes très évolués. Des hommes qui ressemblaient aux Eras, qui parlaient la même langue que les Eras et qui savaient voyager jusqu’aux confins de ce monde…

Jorhel, très excité, interrompit Ataxar :

– Grand-père, qu’y a-t-il au bout de la Terre ? Est-ce que l’on risque de tomber en arrivant au bord ?

Le grand-père sourit et caressa la tête brune :

– Personne ne le sait Jorhel. Nous avons perdu ce savoir, suite à un grand cataclysme. Mais les premiers hommes, eux, le savaient et n’avaient pas peur de tomber…

Jorhel était bouche bée. Il s’était toujours imaginé en grand explorateur, découvrant les limites de la terre et revenant vers son peuple pour leur expliquer ce qu’il avait vu. Apprendre que quelqu’un était déjà allé ‘là-bas’ et en était rentré vivant le faisait rêver…

Le grand-père continua :

– Sur cette Terre vivaient des espèces incroyables, des plantes géantes plus grandes que les plus grands de nos arbres, des forêts immenses couvraient la surface, des forêts aussi grandes que l’étendue des Osehanes…

Un murmure d’étonnement parcourut l’assistance. Les Eras n’avaient aucune idée de la taille de cette étendue d’eau gigantesque…

– Il y avait des fleurs de toutes les couleurs. Il y avait des animaux immenses, qui volaient dans le ciel, et des poissons plus gros que nos maisons nageaient dans les lacs et les rivières… Certains avaient des dents acérées et étaient capables de dévorer un homme tout entier.

Nouveau murmure impressionné.

– Il y avait des milliers d’espèces de plantes et d’animaux dont nous n’avons pas idée…

– Mais, les animaux actuels existaient déjà ? demanda une voix.

– Sans doute oui, les animaux actuels ont été sauvés pour notre survie. Mais la majorité des espèces de l’époque a malheureusement disparu.

– Que sont-ils devenus ?

– J’y viens, j’y viens. Un peu de patience mes amis…

Chaque fois, la légende des Eras suscitait de nombreuses interrogations. Ataxar ne s’en offusquait pas. Comme tous les grands-pères ou grands-mères qui l’avaient racontée avant lui, il y ajoutait sa part de fantaisie, au gré des questions et de son imagination. Ainsi perdurait la légende des Eras, au fil des siècles…

Il poursuivit :

– À une époque, la Terre entière était colorée, vivante, belle. Les humains et les animaux y menaient une vie paisible, comme celle des Eras. Le bonheur régnait partout. Les hommes étaient très inventifs et ils ont développé leur savoir et leur technique.

– Ils savaient faire du feu ?

Ataxar rit :

– Oui Jorhel. Ils savaient faire du feu. Et des tas d’autres choses. Ils ont inventé des machines, c’est-à-dire des objets animés pour réaliser toutes sortes de tâches : les transporter très loin et très vite, les emmener voler dans le ciel. On raconte même qu’ils pouvaient aller sur les lunes.

– Les hommes savaient voler ? C’est pas possible grand-père ! Tu te souviens la fois où Koen est tombé de la falaise ? S’il avait su planer, ça lui serait revenu et il ne se serait pas écrasé en bas !

– Je n’ai pas dit qu’ils volaient Jorhel, mais qu’ils savaient construire des engins qui les transportaient dans le ciel... Et ils pouvaient se voir et se parler d’un bout à l’autre de la Terre. Le monde n’était qu’un immense village…

Tout ceci était tellement inconcevable pour les Eras qu’ils en venaient à douter de la santé mentale d’Ataxar… Celui-ci les rassura :

– Tout ceci paraît incroyable n’est-ce pas ? Il paraît que l’homme savait même créer d’autres espèces d’animaux. Mais que ce soit vrai ou pas, cette folie a dû déclencher la colère de Dieu. Dieu est le seul qui a tout créé, n’est-ce pas ? Et l’homme se mettait à inventer à sa place ! Des objets, des techniques qui n’auraient jamais dû exister, qui encombraient la planète de tout un tas d’inventions inutiles, mais dont personne ne savait plus se passer. L’homme ne savait plus apprécier la beauté de la nature, profiter de la vie, regarder vivre les animaux et pousser les fleurs, contempler le lever ou le coucher du soleil, admirer les étoiles, apprécier le souffle du vent sur son visage. Plus rien de tout cela ne l’intéressait. Il était uniquement préoccupé par le fait d’inventer toujours plus d’objets, d’aller toujours plus loin, plus vite. Et il n’était jamais satisfait. Plus ils inventaient, plus ils étaient avides de possessions. Et tout le monde ne pouvait pas tout avoir car les hommes, au lieu de partager leurs inventions avec toute la communauté, les gardaient pour eux. Ce qui engendrait des différences entre ceux qui avaient tout et ceux qui ne possédaient rien.

– Pourquoi ce qu’ils fabriquaient n’appartenait pas à tous Ataxar ?

– Je ne sais pas. Leur société était faite comme ça. Tout appartenait à quelqu’un. Même le sol et les animaux appartenaient quelqu’un. Même la pluie qui tombait ne pouvait être récoltée librement.

Un murmure réprobateur parcourut l’assistance :

– Mais, le sol ne peut pas appartenir à quelqu’un ! s’exclama une jeune femme.

– La terre, comme les plantes, les animaux, les fougères, le vent, le soleil… tout est à tout le monde et à personne… cela ne veut rien dire ! renchérit une autre.

– Je sais mes amis, je sais. Mais au temps des premiers hommes, tout appartenait à quelqu’un. Ils en avaient décidé ainsi. Certains possédaient beaucoup et d’autres n’avaient rien, parfois même pas de quoi se nourrir…

– Pas de quoi se nourrir ? Mais, il suffit de cueillir des fruits, de pêcher des poissons, de cultiver des légumes et d’élever des bêtes… Pourquoi ne le faisaient-ils pas ? demanda Volkan pragmatique.

– Si tu ne possèdes pas de terre pour cultiver tes légumes ou pour héberger tes bêtes, comment feras-tu Volkan ? Si tu n’as pas de graines à planter, si tu n’as pas de poules pour produire des œufs ou d’œufs pour produire des poussins… par où commenceras-tu ?

Volkan ne sût que répondre à cela… Il tenta quand même :

– C’est si vaste ici… il y a de l’espace pour tous.

– À cette époque, ils étaient des milliards…

– Des milliards ?

Les Eras présents avaient du mal à imaginer ce que cela pouvait signifier. Les maladies et les chiens sauvages qui emportaient parfois les bébés leur avaient permis de croître jusqu’à dix mille âmes au bord de ce lac et ils ne savaient même pas si la Terre portait d’autres communautés comme la leur, alors… un seul village peuplé de milliards d’individus, c’était difficile à imaginer.

Yael osa :

– Alors… ceux qui n’avaient rien… ils mouraient de faim ?

– Oui Yael, certains mouraient de faim, alors que d’autres avaient bien plus qu’il ne fallait pour nourrir un village entier pendant des dizaines d’années… Peux-tu imaginer des individus si gros à force de se gaver qu’ils en mouraient… ?

– Et les gros regardaient les affamés mourir sans rien leur donner ? C’est impossible !

– Et pourtant, cela était mon enfant. La plupart de ceux qui possédaient tout regardaient mourir leurs frères, sans lever le petit doigt…

Vesna pressa Ataxar de continuer :

– Alors grand-père, tu disais que les hommes avaient fâché Dieu ? Que s’est-il passé ? La foudre a-t-elle détruit leur monde ? Helios a-t-il refusé un jour de se lever ?

Ataxar sourit. L’orage effrayait les Eras. Bien plus que les chiens sauvages qui venaient rôder autour des villages la nuit pour chaparder les poules et s’en prendre aux bébés laissés sans surveillance. Mais Vesna avait une autre peur… celle de voir Helios les abandonner…

– Non Vesna, n’aie crainte, Helios a toujours été là et sera toujours là. Mais ce qui arriva fut bien pire… L’homme lui-même créa sa propre perte et Dieu l’utilisa contre lui… Le nombre d’humains était si important que la Terre ne put bientôt plus les nourrir tous. De plus, des maladies se développèrent qui ravageaient des populations entières. Les hommes inventèrent des remèdes, mais ils ne savaient pas tout soigner. Et les remèdes n’étaient pas accessibles à tous. Et les machines qu’ils produisaient polluaient…

– Polluer ? Qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai jamais entendu ce mot, déclara Jorhel.

– Polluer cela veut dire libérer dans l’air, dans l’eau ou dans le sol des substances qui ne devraient pas s’y trouver et qui sont mauvaises pour les êtres vivants. Alors les hommes se mirent à respirer, à boire et à manger du poison.

– Mais, pourquoi faisaient-ils ça ? Ils étaient idiots ?

– Non Jorhel, je ne pense pas. Enfin, je ne sais pas. Je crois qu’au début ils ne le faisaient pas exprès. Ils ne se rendaient pas compte qu’ils libéraient ces poisons par leurs activités. Puis, quand ils ont su, il était trop tard, ils ne pouvaient plus revenir en arrière. Ils s’étaient créé tout un tas de besoins, des choses qui leur étaient devenues, croyaient-ils, indispensables et sans lesquelles ils n’imaginaient plus pouvoir vivre. Alors ils ont continué à s’empoisonner…

– C’est ça qui les a tués ?

– Non, sans doute que cela en a tué beaucoup, mais pas assez pour décimer des milliards d’individus. Ça aurait peut-être fini par détruire tous les êtres vivants mais l’homme, dans sa folie, est allé encore plus loin et a mis fin lui-même à sa triste histoire… Le monde était devenu gris et sale à cette époque, une immense décharge…

Jorhel pensa à l’endroit où ils jetaient tout ce qui ne leur servait plus. Ils appelaient cet endroit la décharge. C’était un espace à l’abri des regards, gris et sale et qui sentait mauvais. Il se demanda si l’air qu’il respirait quand il jouait par là-bas était empreint de ce poison dont parlait Ataxar. Ils brûlaient les détritus pour limiter les odeurs et Jorhel se souvenait de la fumée si noire et nauséabonde qui s’en dégageait. Le Conseil avait préconisé d’enterrer ce qu’on y déposait mais le petit garçon savait bien que cela ne voulait pas dire que les ordures disparaissaient pour autant. Et s’ils mettaient aussi du poison dans le sol sans le savoir ? La décharge n’était pas très éloignée de la rivière. Et si leur eau aussi était « polluée »… Le garçon n’osa pas poser ses questions à Ataxar, il frissonna et se rapprocha de sa sœur. Vesna le prit sur ses genoux et il se sentit un peu mieux. Il résolut d’aborder ce sujet avec elle aussitôt que possible.

Ataxar poursuivait son monologue :

– Imaginez un monde où tout est gris. Le soleil voilé par un air si opaque qu’il ne fait plus jamais jour.

Le vieil homme s’interrompit pour regarder tendrement son arrière-petite-fille, assise juste en face de lui au premier rang, serrant Jorhel dans ses bras :

– Tu vois Vesna, Helios est toujours là pour les hommes, mais les hommes l’avaient banni. Derrière leur air rempli de poison et de poussières, ils ne l’apercevaient plus que confusément.

Il continua :

– Les herbes et la terre aussi avaient été remplacées par une matière grise déposée par dessus. Même leurs habitations étaient grises. Ils vivaient empilés dans des maisons mises les unes sur les autres qu’ils appelaient des tours. À force de respirer et de manger du poison, les animaux se mirent à mourir par milliers. Des espèces disparurent. Et l’homme déclina… Mais il y a une chose que je ne vous ai pas dite : non seulement l’homme s’empoisonnait et se laissait mourir à petit feu sans réagir, mais dans le même temps, il inventait des machines destructrices ; des dispositifs permettant de tuer des centaines ou des milliers d’individus, mais aussi de détruire la Terre.

– Mais pourquoi ? Ils étaient fous ?

– Sans doute. Mais n’oubliez pas qu’ils se battaient pour garder ce qu’ils possédaient ou croyaient posséder : la terre, la nourriture, les objets magiques qui, pensaient-ils, leur rendaient la vie plus facile. Et pour protéger leurs biens, pour accroitre leurs possessions, ils avaient besoin de pouvoir tenir les autres à distance, ils avaient besoin de faire peur, voire même d’éliminer ceux qui tentaient de leur prendre ce qu’ils avaient acquis.

– C’est incroyable !

– Je sais Illuna, je sais. Ils étaient dans une espèce de spirale infernale dont ils ne savaient plus sortir. Quand ils convoitaient le même bout de sol, ils se battaient. Et mon grand-père disait qu’il y avait pire : non seulement ils se battaient pour leurs possessions, mais aussi pour des idées. Quand ils n’étaient pas d’accord sur la façon dont devait marcher le monde, ils se battaient. Ils avaient tous le même Dieu, mais pas les mêmes croyances sur son origine et ses volontés et ils se battaient aussi pour ça. Au lieu de chercher des façons de vivre tous en harmonie, de s’entraider, de régler leurs problèmes… ils cherchaient à fabriquer de nouveaux dispositifs pour se battre et se faire peur et ils polluaient la terre, le ciel, l’eau et décimaient les êtres vivants auxquels Dieu avait donné vie...

– Et cet objet capable de tout détruire ? s’inquiéta Vesna.

– J’y viens. Un jour, ils inventèrent un procédé si puissant que son utilisation aurait rayé toute vie de la surface. Ça s’appelait une bombe.

– Oh…

Des murmures impressionnés parcoururent l’assistance.

– Alors Dieu se fâcha. Noé décida que c’en était assez. L’homme avait inventé des objets et des animaux comme s’il était Dieu, l’homme avait empoisonné la Terre à tel point qu’elle ne pouvait plus supporter la vie, et maintenant, l’homme menaçait de tout détruire… Seul Dieu, qui avait tout créé, avait ce pouvoir. Et Dieu décida de punir l’homme pour son arrogance. Sous l’influence de Dieu, l’homme utilisa sa machine folle, il y eut un grand cataclysme et toute vie fut rayée de la surface de la Terre, tout ce que l’homme avait créé disparut, englouti dans ses entrailles…

Personne ne pipait mot.

Sous le ciel étoilé, la centaine d’adultes et d’enfants regroupés pour écouter le patriarche était muette. La plupart des grands avaient déjà entendu cette histoire, mais à chaque fois, elle produisait le même effet sur eux : un mélange d’effroi et d’incrédulité qui les laissait bouche bée.

Vesna reprit ses esprits la première :

– Mais d’où venons-nous alors grand-père ?

Grand-père Ataxar sourit :

– Heureusement pour nous, Dieu est bon Vesna. Et Noé aimait les hommes, sa création, même s’ils s’étaient montrés sous leur plus mauvais jour. Alors Noé décida de recommencer. De faire naître un homme meilleur, moins égoïste et plus responsable. Noé préleva des semences de tout ce qu’il avait créé : les humains, les plantes, les animaux pour en réensemencer la terre après le cataclysme. Il sélectionna soigneusement les graines qui devaient faire renaître les hommes. C’est de là que nous venons… de cette sélection de Dieu.

Après un court silence, Ataxar se leva, remerciant son auditoire pour son attention et concluant par ces mots :

– Il se fait tard, il est temps pour nous de prendre un peu de repos, avant qu’Helios ne nous rejoigne pour une nouvelle journée. Dormez en paix mes amis, Noé veille sur vous.

Vesna remercia son grand-père et, repensant à sa question initiale, ne put s’empêcher de demander :

– Grand-père, si tout a disparu de la surface… d’où viennent ces objets en Lyzinc que nous possédons ?

– Ça… Vesna, c’est une autre histoire… Un autre soir, je vous raconterai la légende des hommes des cavernes… Bonne nuit mes enfants.

– Bonne nuit grand-père. »

4. Derek

Jason pianotait frénétiquement sur le clavier de l’ordinateur. Seul dans la salle de contrôle, il avait effectué toutes les vérifications demandées par Noé et terminé ses tâches du jour. Il était à peine 16 h. Il lui restait deux bonnes heures avant de rejoindre Max au basket. Largement le temps de visionner deux ou trois vidéos.

Jason adorait fouiller dans la mémoire de Noé et dénicher des documents ou des images sur la ‘vie d’avant la catastrophe’. Il avait déjà ingurgité une quantité astronomique d’informations, mais il savait bien que sa vie entière passée devant l’ordinateur ne suffirait pas à découvrir tout ce que Noé avait en réserve.