Ouroboros - Jérémy Herkinn - E-Book

Ouroboros E-Book

Jérémy Herkinn

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Beschreibung

Entre la folie d’un homme qui erre au sein d’un monde qu’il ne comprend pas et qui tente de trouver des réponses dans son inconscient, le combat d’une femme pour la mémoire de sa mère dont la disparition a entaillé à jamais chaque parcelle de son âme, la rage de n’être qu’une femme au milieu de la perversité des hommes, la peur d’être finalement consumé par ce qui était pourtant une addiction assumée, le désespoir qui déraisonne et pousse au pire des actes et la jalousie d’un être dépourvu de sens, il y a un point commun : 6 nouvelles réunies dans un livre et qui oscillent entre réalisme, fiction et fantastique et plongent le lecteur dans l’esprit torturé des protagonistes.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jérémy Herkinn est né en 1979 à Annecy, en France. Depuis l’enfance il aime retranscrire sur papier son imaginaire, souvent sombre, comme si c’était un exutoire dont il ne pouvait échapper. Grâce à son premier récit, « Ouroboros », il a remporté le « Prix du roman Edit’o 2014 », ce qui l’a encouragé à continuer ce qui a toujours été sa passion : écrire des histoires.

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Jérémy Herkinn

Ouroboros

et autres nouvelles

 

 

 

OUROBOROS

 

« Où suis-je ? » est la première question que se pose Mathieu dans son réveil chaotique.

« Qui suis-je ? » pourrait être la deuxième.

La réponse à la première question se trouve autour de lui, dans cette obscurité parfaite, dans ces lanières qui l’empêchent de bouger ou ces gémissements qui semblent si proches de lui.

Pour la deuxième question, seul son subconscient détient la réponse. Et le subconscient peut parler au milieu des rêves, il suffit d’arriver à lire entre les lignes.

1

Une respiration lente dans une obscurité parfaite, voilà tout ce qu’il y a ici, seul le son reste visible. Un cri aussi, parfois, surgissant au loin comme le dernier écho d’une plainte crachée sur un mur.

« Où suis-je ? »

Mathieu est allongé, ses yeux sont grands ouverts mais le noir reste total et il sent un froid humide et désagréable lui parcourir le corps, ses vêtements sont trempés et une forte odeur de transpiration envahit ses narines. Il a la bouche ouverte et sèche, très sèche même. Ses maux de tête l’empêchent de réfléchir, ses yeux le tiraillent comme si quelqu’un s’amusait à les presser et il a l’impression qu’un marteau s’acharne à taper sur les parois de son crâne.

Malgré cela tout son corps semble inerte, son esprit est en panique et pourtant il ne peut se manifester. Il tente de bouger mais y arrive difficilement, de plus ses bras et ses jambes sont bloqués, il est attaché à un lit – suppose-t-il – qui couine à chaque mouvement. Il est en alerte, ne comprend rien, il tente de crier mais seul un souffle chaud sort de sa bouche aride. Il a été drogué, il en est sûr, mais pourquoi, et qu’a-t-il fait pour subir pareil supplice ?

Il tente de se débattre mais son corps mou semble manquer d’énergie, alors il ferme les paupières et essaye de se calmer. Est-il mort ? Est-ce donc cela l’enfer ? Enfermé, drogué, plongé dans les ténèbres sans aucune explication ? Il entend quelques plaintes lointaines incompréhensibles, d’autres semblent être comme lui, pris au piège dans cette punition qui n’a aucun sens.

Si cela est divin alors qu’a-t-il fait à Dieu ?

Le froid, l’odeur et les ténèbres ne sont rien à côté du sentiment d’incompréhension qui se mêle à la douleur de son âme tout entière, parcourant l’intégralité de ses membres. Son sang boue comme l’eau sur le feu, ses muscles durcissent comme la corde que l’on tend, et pourtant rien ne transparait, pas de bruit dans cette pièce obscure, son âme est prisonnière d’un corps qui ne dit mot.

Et qui sont les autres qu’il entend vaguement, ces gens ont-ils suivi le mauvais chemin, comme lui ?

« Mais quel chemin fallait-il prendre seigneur ? Je ne comprends pas. Je souffre, arrêtez ça s’il vous plait, je souffre tellement. Épargnez-moi au moins cela ! »

Il hurle à l’intérieur de lui-même, crie à l’aide, demande pardon, supplie le bien comme le mal, peu importe qui lui tendra cette main qui lui serait tant précieuse, il n’en peut plus, son esprit réclame l’accalmie, la vie contre la survie. Il sent des picotements le long de ses bras et des gémissements sortent douloureusement de sa bouche qui n’arrive plus à baver. Il se raidit encore, serrant fort le peu de drap qui reste sur lui et il fait des bruits qui ressemblent à ce que ferait un porc que l’on égorge. Alors voilà à quoi ressemble une âme en peine, un corps jeté à son propre sort, désordonné sous l’influence tragique et barbare de ses angoisses qui le harcèlent à coups d’électrochocs chargés de désolations, ayant non plus la vision d’un homme mais d’une machine vivante devenue folle dont les circuits endommagés lui font faire l’improbable. Mais ici, apparemment, personne pour réparer la malheureuse mécanique. La dure réalité vient à lui, même s’il ne peut définir ce qu’il ressent, ne peut pas en expliquer les terribles subtilités, maintenant il sait, l’enfer n’est qu’un mot, la réalité est toute autre.

2

Une grosse caisse bleue, pleine à craquer, où les jouets débordent et semblent vouloir s’en échapper. Ils ne sont pas d’hier, loin de l’être même, et se retrouvent perdus dans un chaos où le sens n’existe plus. Pour un il lui manque un bras, pour l’autre c’est la tête, sans parler de celui qui n’a plus d’yeux ou qui a tout mais dont le sourire s’est effacé avec le temps. C’est comme s’il n’y avait plus de vie là-dedans, comme si cette caisse n’était rien d’autre qu’un gros cercueil jouant le rôle de fosse commune pour jouets périmés.

Un seul sort du lot, un qui brille encore et qui, au milieu des autres, fait office de vedette. Il est là avec ses poils presque brossés, son visage impeccable et ses yeux grands ouverts. Son air indécent le rend presque vaniteux, faisant passer les autres pour des figurants trop peu payés pour qu’ils se donnent la peine d’avoir quelque allure. Et pourtant il n’est qu’un singe en peluche qui serait ô combien ridicule si ses voisins étaient autre chose que des restes de jouets. Mais celui que l’on regarde, ici, c’est bien lui, le brillant, le lustré, celui qui ne rend pas jaloux par sa beauté mais par sa jeunesse trop éternelle. Il ressemble à l’innocent auquel on a trop confiance, jouant le mignon dont on ne doit rien craindre, mais vous tendant la main pour vous mettre à l’abri dans son enfer avec les autres âmes en peine.

Une grosse caisse bleue au milieu de l’obscurité omniprésente où tout se devine. Un vieux vélo d’enfant qui a encore ses roulettes arrière, un berceau recouvert de poussière, beaucoup de cartons remplis de livres, babioles et vieilles photos jaunies par le temps qui semble vouloir en effacer les souvenirs. Un silence profond depuis des lustres, sous un toit où il fait trop chaud l’été et trop froid l’hiver. Grenier qu’on oublie, dépotoir de ce qui a fait plusieurs parties de notre vie où tout est mis dans un coin avec la conviction d’y retourner, un jour, pour soit y faire le tri soit y faire une chasse au passé.

 

Une porte qui grince, des bruits de pas qui montent une échelle et enfin une lumière qui parcourt l’ensemble de cette pièce qui n’a plus l’habitude de la vie. La tête d’un homme dépasse du plancher et fait le tour avec sa lampe torche. Il monte complètement et se retrouve vouté sous le plafond trop bas pour lui. Il ne se sent pas très bien ici et ne saurait dire pourquoi. Il est angoissé, se retrouver courbé dans un endroit trop sombre ne l’enchante guère. Et il a cette atroce impression de déjà-vu, de ressentir les évènements prochains sans pouvoir les énoncer, juste la certitude désastreuse que rien ne va aller dans le bon sens. Il ferme les yeux et tente de s’apaiser.

« Calme-toi Mathieu, calme-toi. Ce n’est qu’un grenier rempli de babioles. »

Tapant du pied à plusieurs endroits il se met à crier :

– C’est bon vous pouvez monter ! Maria, passe la première et monte-moi la lampe à pétrole s’il te plait !

– Oui papa !

La voix de la petite fille résonne, celle-ci monte à son tour et tend la lampe qu’on vient de lui demander. Elle s’enfonce dans le noir sans appréhension, s’échappant volontairement de la lumière restreinte que la lampe peut donner. Mathieu se retourne, lui aussi, et il n’arrive pas à distinguer quoi que ce soit dans cet endroit. Il tend le bras pour éclairer plus loin et il croise le regard du petit singe. Il ne bouge plus, regardant cette peluche comme s’il voyait un animal enragé prêt à lui bondir dessus. La vision de ce singe, il ne saurait dire pourquoi, le ramène à une réalité brutale. Il est comme l’ange rêveur tombant du ciel et redécouvrant malgré lui le monde terrifiant d’en bas. Ce n’est qu’une boule de poils inerte pourtant, prête à être adoptée, mais ses yeux fous la trahissent, et surtout Mathieu se voit en eux, c’est comme s’ils étaient siens. Malgré cela aucun souvenir réel ne semble vouloir apparaître, seulement cette impression, cette inexplicable impression, d’être habité tout entier par la folie.

– Wouah ! Papa, on se croirait dans un bateau fantôme !

– Oui, eh bien tu n’es pas dans un bateau alors fais attention et arrête de gesticuler comme ça, il y a peut-être des vieux clous ou d’autres trucs qui trainent sur le sol.

Cette blondinette d’à peine huit ans se sent comme dans un de ses rêves, ses yeux pétillent et son sourire ne la quitte pas. Elle papillonne en tournant sur elle-même, se sentant telle une aventurière prête à retrouver le trésor perdu d’une quelconque princesse. Ses couettes semblent flotter à chaque mouvement de tête et les paillettes de sa robe forment de petits reflets brillants sur le sol tout autour d’elle dès qu’elle passe vers la lumière. Ses grands yeux bleus ne veulent plus se fermer et sa joie la rend si belle que son frère, qui vient de monter, ne peut s’empêcher de la sublimer du regard.

– Maman, viens ici c’est trop bien !

La mère vient d’arriver et ne parait pas trop rassurée. Peut-être y a-t-il trop de désordre ici, et trop de vieilles choses qui rappellent à quel point le temps passe trop vite.

La lumière manque, Mathieu tient toujours la lampe de l’autre côté de la pièce, immobile comme s’il était empaillé, on le prendrait presque pour un objet du décor, une vieillerie sans intérêt, juste bonne à porter ce qu’on lui accroche à sa main désespérément tendue.

La mère se cogne la tête sur le plafond en poussant un petit cri. Maria se retourne tout de suite, prête à pleurer à la place de sa mère qui lui frotte la tête pour la rassurer. Petite fille trop sensible, jamais l’esprit tranquille car toujours cette angoisse pour les autres, fragile comme du verre où chaque coup laisse une fissure visible à jamais. Mais quelque chose l’attire, au fond de la pièce il y a cette caisse bleue dans laquelle dorment trop de curiosités, surtout ce petit singe, là, le sourire éternel, seul vivant parmi les morts, réclamant les bras d’un bambin en mal d’amour, éclairé comme s’il ne fallait voir que lui.

– Papa ! Je le veux ! Je le veux !

Maria crie ces paroles en faisant des bons, se jette sur la petite peluche et la serre contre son torse, elle a les yeux qui pétillent comme si elle avait trouvé un trésor.

– Allez papa ! S’il te plait !

Mathieu regarde autour de lui mais tout semble flou, c’est comme si les autres objets entreposés ici ne voulaient pas se montrer, les souvenirs, ici, manquent cruellement d’indécence. Il se concentre, pourtant, en faisant le tour, et il croise le visage de sa petite Maria, qu’il ne peut quitter du regard. Il se sent pris par une multitude de sentiments, tout en elle le perturbe, il est un amoureux forcené de ce don que lui a fait le ciel, cadeau divin qui accompagne chacun de ses gestes, énergie vitale sans laquelle rien ne serait possible. Elle est là, immobile, en face de lui, ses cheveux ont fini de flotter et son visage reste ouvert et souriant. C’est comme si le temps venait de s’arrêter et qu’ils se retrouvaient seuls, dans ce bric-à-brac d’objets insensés.

Elle regarde Mathieu l’air suppliant, le singe blotti contre elle et faisant la moue. Elle est si belle, si pétillante. Il se met à éprouver, d’un coup et sans raison, un sentiment de culpabilité intense et a cette envie irrésistible de la prendre dans ses bras en s’excusant du plus profond de son âme.

– Puis-je dire non à une si jolie petite fille que toi ?

– Non tu peux pas. Allez papa, s’il te plait.

– Même s’il y a d’autres peluches ici ?

– Mais je m’en fiche des autres, moi ! En plus elles sont toutes cassées !

Mathieu a l’impression d’avoir vécu cet instant et quelque chose se passe en lui, quelque chose d’étrange qui le guide, les mots qui sortent de sa bouche ne semblent pas les siens et tout ce qu’il voit se transforme, les murs, le sol, tout est rouge, tout, même la jolie petite fille qui se tient en face de lui.

– Non Maria, tu laisses cette peluche.

– Pourquoi papa ?

Mais quelque chose change en elle aussi, son regard n’est plus le même pour son père et la peur semble l’envahir, elle sait quelque chose sur lui et elle en est effrayée. Sa mère s’en rend compte et lui dit :

– Prends cette poupée ma chérie. Elle était de toute façon dans une vieille malle qui n’a plus d’intérêt pour personne.

La mère fixe le père d’un air accusateur, devant leurs deux enfants qui tremblent comme des feuilles mortes sous la bise.

– C’est pas grave maman, je vais la reposer.

La petite Maria se retourne et avance vers la caisse bleue mais elle n’a pas le temps de faire deux pas que sa mère la prend par le bras.

– Non, tu la veux alors tu la prends. Viens, on descend.

Elle tire sa fille et agrippe son fils pour les faire redescendre de l’échelle prestement, tous ont l’air d’avoir peur de lui et il est seul désormais, quasiment dans le noir, il regarde dans le vieux miroir en face, ne voyant qu’une ombre et des yeux fixes et brillants, les yeux du diable en personne.

 

Il redescend l’esprit tourmenté en ne sachant pas expliquer cette impression de déjà-vu, il ne comprend pas ce sentiment d’impuissance qui l’envahit et il ressent cette souffrance et cette haine qui accompagnent le perdant éternel.

Il se retrouve dans la cuisine, sortant les assiettes avec fracas, faisant intentionnellement du bruit pour que l’on entende sa colère, tel l’enfant faisant valoir son caprice. Et il se demande, dans ce brouhaha dont il est le seul responsable, d’où peut bien venir cet énervement qui lui parcourt les veines. Il prend conscience que quelque chose ne va pas et que cela vient de lui, il sent des angoisses monter et en même temps des palpitations quand il voit ce satané singe sur les genoux de Maria, assise tranquillement dans le salon, le pouce dans la bouche. Son frère est assis à côté d’elle et tente de dessiner les personnes qu’il voit sur une photo de famille, il y a lui, son père, sa mère et Maria. Ils ont l’air de la famille de référence, celle dont on ne doute pas de l’amour des uns pour les autres, ils sont tous debout, bien droits et bien habillés. Les sourires et les regards de son dessin ont été repassés au feutre épais, ce qui donne une espèce de sensation en trois dimensions, comme si les yeux et les bouches voulaient partir, s’extirper du reste crayonné. Tout cela donne un air étrange à l’ensemble, les sourires forcés ressemblent à des rictus malsains et se mélangent aux faux regards attendrissants, comme un clown aux dents fourchues, l’air sympathique tant qu’il n’ouvre pas la bouche. Il n’y a qu’une personne sur laquelle il ne change rien, sa sœur, qu’il ne peut se résoudre à défigurer. Il ne dessine pas comme les autres enfants, jamais, c’est ce qui lui vaut son école particulière, une école pour enfants différents, héritage paternel malheureux.

 

Le repas est servi, tout le monde vient à table.

Personne ne parle, le silence s’est imposé et c’est tant mieux, Mathieu ne supporterait pas le moindre bruit, du moins quand il vient de quelqu’un d’autre que lui. Il est affreusement énervé, il ne peut s’empêcher de regarder Maria avec un visage crispé, et de nouveau ce rouge, partout. Celle-ci est gênée, très gênée même, et elle cherche sa mère du regard.

Cette dernière, comme prise d’un sursaut, pose brutalement sa fourchette sur la table, ce qui surprend les deux enfants qui se tournent vers elle, le regard pétrifié. Mais cela n’émoustille pas Mathieu qui reste impassible à cet acte soudain alors elle s’énerve, s’impatiente, et lui sort comme un dernier espoir d’attention :

– Bon sang, qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Mais Mathieu ne répond pas, il reste plongé dans une sorte de transe, comme une possession dans laquelle il se laisserait aller sans chercher à changer quoi que ce soit. Maria se met à pleurer et sa mère, exaspérée, reprend :

– Tu nous fais quoi, là ? Réveille-toi. Tu ne dis pas un mot depuis tout à l’heure et tu regardes Maria comme si tu la condamnais à mort.

L’inertie totale de Mathieu à ces paroles a l’air de la mettre dans une colère noire, elle remue sa fourchette avec une intention certaine de vouloir la planter dans cet homme trop immobile. Elle se met à hurler avec hystérie :

– Putain ! tu m’écoutes ?

Il se retourne vers elle, lentement, le regard vide et le sourire aux lèvres. Plus personne ne dit mot, la petite Maria prend sa peluche et cache la moitié de son visage derrière, quant à son frère il s’affaisse sur son siège et tente de disparaitre derrière la table, la tête rentrée dans sa chemise à carreaux rouges. La mère, elle, ne bronche pas, droite comme un i, elle regarde Mathieu qui a certainement pété un câble et elle a la jambe gauche qui remue plus qu’un malade atteint de la maladie de Parkinson.

Mathieu prend le couteau à sa droite, il semble être au ralenti et donne l’impression de prendre son temps et de s’en amuser, comme s’il aimait cette scène où plus personne ne comprend ce qui va se passer, pas même lui. Et pourtant, dans son esprit, rien d’autre que l’effroi, bien pire encore que celui que ressentent tous ceux qui entourent cette table, il aimerait comprendre ce qui se passe, oui, mais il est comme dans un rêve qui cherche des réponses, s’arrêtant sur un instant bien ancré dans la mémoire et qui, malgré une fouille approfondie, ne trouve rien d’autre qu’un moment douloureux qui se répète.

Les yeux des enfants font des va-et-vient vers leurs parents, leur mère leur fait un signe de la tête pour montrer qu’ils ne doivent pas s’inquiéter, alors que celle qui a l’air la plus inquiète, ici, c’est bien elle. De la sueur coule le long de ses bras nus et son front est humide par la transpiration, elle a les poils qui se hérissent comme ceux d’un chat qui est à l’affût du moindre bruit.

À ce moment Mathieu se lève et plante le couteau dans la pomme qui se trouve dans la panière au milieu de la table. Sa femme lâche un petit cri et met ses mains devant sa bouche en le regardant avec inquiétude. Mais il ne voit plus personne, a le regard vide du fou en crise, il part vers les escaliers et monte au premier étage, trainant les pieds comme celui qui part d’une soirée sans en avoir l’envie, s’éclipsant par obligation pour son acte irréfléchi, frustré et provocant par sa lenteur calculée. Plus aucun bruit, Maria semble s’être arrêtée de pleurer, seul le chuchotement de sa mère sort péniblement du silence :

– Les enfants, allez vous assoir sur le canapé du salon, je reviens tout de suite.

– Mais non maman !

– Maria, tu m’écoutes s’il te plait.

Maria, tirée par la main de son frère qui ne demandait pas mieux que de s’éloigner de cette table, serre fort sa peluche tout en sanglotant.

 

Mathieu est dans la chambre du haut, allongé dans un grand lit à motifs, les yeux fixés sur le plafond. Il voudrait réfléchir mais il ne sait pas à quoi. Il ne voit qu’une conclusion à tout cela, une seule, et il doit s’y résoudre : il est malade. Mais malade de quoi ? Et depuis combien de temps ? Il ne se souvient de rien, a l’impression de ne vivre que depuis peu, comme si les journées passées n’existaient plus. Il est au milieu d’un lit dans lequel les souvenirs de tendresse avec sa femme n’apparaissent pas. Il lui semble que tout cela est irréel, les choses matérielles qui l’entourent ne montrent aucun détail, tout est sans saveur. Il n’est pas un homme allongé dans ses draps, il est un mort dans son linceul.

Il entend la porte de la chambre grincer et il sent un parfum, léger et sucré, qu’il respire avec insistance, effrayé par la pensée qu’un jour il ne le sentira plus. Il est comme le fumeur invétéré qui se laisse aller par les vapeurs de sa cigarette, profitant de l’extase qui le parcourt en humant simplement cette fumée délicieuse.

Pas un mot, juste sa présence, là, à côté mais dénuée de réconfort. Il se lance, malgré son effroi, et il balbutie quelques mots dont lui-même ne croit pas :

– Je regrette, je te jure que je regrette.

– Il faut qu’on reste unis, pour nous et pour les enfants. Tu es en période de crise mais tu dois essayer de te contrôler, c’est tout. Regarde-moi, je vais mieux, je vais beaucoup mieux avec mon nouveau traitement. Toi aussi le médecin t’aidera, j’en suis sûre.

– J’irais le voir, promis, et je lui parlerais de ce qu’il s’est passé. Écoute-moi, s’il te plait, j’aime mes enfants, tu le sais, mais c’est tellement compliqué.

Il plonge sa tête dans ses mains et maudit cet instant plus que tout. Ses paroles ont été crachées comme si elles avaient été écrites à l’avance et chaque mot reste sujet au doute.

Il relève la tête et voit Maria, les yeux bien écarquillés et les couettes toujours impeccables, elle tient par la main son frère qui est entièrement dans l’ombre, sans visage, ils ont tout entendu mais peu importe, quelque part il avait besoin qu’ils entendent. Peut-être est-il devenu un monstre à jamais pour eux et il est fort possible qu’ils aient peur pour leur mère. Celle-ci se lève, le regardant avec une sorte de pitié, puis elle se retourne doucement et sort de la chambre sans avoir un regard pour lui. Elle disparait avec les enfants comme un dessin sur le sable balayé par la bise, légère mais suffisante pour ne laisser aucune trace de cette image éphémère car trop fragile.

Il a ce sentiment d’abandon, comme l’enfant qui perd sa mère.

Il ferme les yeux et tente de ne penser à rien, simplement trouver quelque plénitude dans l’espoir d’un sommeil réparateur.

3

– Eh bien Maria, tu ne dis pas bonjour à papa ?

Le matin n’est pas le moment propice pour les grandes discussions, tout le monde est encore avec les restes de la nuit qui collent comme des miettes que l’on met du temps à balayer. Et Maria n’y échappe pas, elle est grincheuse et grommelle quelques mots incompréhensibles en faisant la bise à Mathieu sous l’obligation de sa mère.

Celui-ci a l’esprit plongé dans les souvenirs de son sommeil et ce qu’ils ont pu apporter. Mais rien ne lui vient, il a l’impression d’avoir débarqué au milieu de la cuisine sans avoir eu de nuit, comme s’il avait fermé les yeux dans son lit puis les avait ouverts il y a peu, sur cette chaise, son bol de café à la main. Il sent un désir fou pour cette petite blonde qu’il veut tant prendre dans ses bras et il est comme un alcoolique devant une bouteille qu’il ne peut atteindre, la blessure lui semble profonde, trop peut-être. Alors il la regarde comme si c’était la dernière fois qu’il la voyait, assise à côté de son frère qui vient de s’installer. Elle est habillée tout en rouge, des étoiles brillantes sont dessinées au hasard sur l’ensemble de son haut et scintillent devant elle, ses cheveux blonds sont impeccablement coiffés et ses couettes sont bien mises. La lumière du jour l’éclaire et la rend pétillante. Elle prend la brique de jus de fruits posée sur la table et la verse dans son verre, lentement, se sachant peut-être envahie par le regard obnubilé de son père et n’osant aller trop vite. Mais Mathieu a l’esprit ailleurs, soudainement trop occupé par la vision qu’il a en face de lui, durant une fraction de seconde – une fraction seulement, mais suffisante pour l’avoir remarquée – la bouteille dégueule du sang comme si elle s’en vidait.

Toute bonne pensée s’arrête net en lui, cette image le ramène dans sa dure réalité incompréhensible. C’est comme si son esprit lui disait : « Hey, mon gars ! Remets-toi la tête à l’endroit ! Il n’y a pas de place pour l’amour ici, ta vie à toi n’est que du sang et des larmes. »

« Cette fois je crois que je deviens fou – se dit-il –, je suis comme dans un rêve où rien n’a de sens, ni ce que je vois ni ce que je ressens. »

Il ferme les yeux un long instant et tente de se calmer, mais il voit rouge, la crise n’est pas loin. Il est noué et va en direction du couloir machinalement, comme un robot à qui l’on a donné un ordre. Les enfants s’habillent dans le salon et il les regarde, se cramponne au mur sous leurs yeux inquiets et ils s’arrêtent une fraction de seconde, tous les deux pris par la peur de ce père qui est parfois blanc comme la neige mais peut devenir plus noir et glacial que les nuits d’hiver. Ils ne lui font pas confiance, il le sait, la crise d’hier semble sonner le glas de leur tranquillité. Car ils savent ce que cela signifie, le début de la terreur de rentrer chez soi, comme à chaque fois, comme pour les trop nombreuses autres crises que leur père a eues avant.

Et, à cet instant précis où il se maintient comme un alcoolique qui tente de ne pas montrer sa rechute, il a la conviction qu’un incident est proche, terrible et destructeur, mais qu’il sait inévitable car écrit d’avance.

Il met son manteau et pousse la porte d’entrée, un vent frais mélangé à de la pluie entre et lui pique les joues. À ce moment lui vient un souvenir d’enfance, il était gamin et il sortait de chez lui sous une pluie fine qui semblait faite de petites gouttes gelées, cela lui donnait la sensation que quelqu’un s’amusait à lui jeter des cure-dents sur le visage, il s’en souvient bien car la tempête qui avait suivi lui avait semblé terrible, comme une fin du monde contre laquelle il ne pouvait rien, et il l’avait contemplée impuissant et désolé par la fenêtre de sa classe d’école, au milieu des cris de joies de ses camarades que cela amusait. Il avait pleuré à ce moment-là, il ne sait plus pourquoi, peut-être parce que le désordre heureux des rires qu’il entendait n’avait aucun sens et que lui ne ressentait que la peur de tout perdre.

Maria prend son sac d’école et lui passe devant à toute vitesse, le frappant sans faire attention avec son cartable. Pas d’excuse, s’en est-elle seulement aperçue ?

Mais Mathieu se sent blessé et il l’attrape par le bras. Elle le repousse et continue son chemin. Est-elle si effrayée qu’elle cherche à s’enfuir ?

Il se met à crier :

– Maria !

Elle ne se retourne pas, désormais à l’extérieur elle continue en direction de leur voiture garée juste devant. Son frère ne bouge pas et cherche des yeux sa mère qui a disparu. Mathieu crie plus fort mais l’impact reste le même, totalement nul. Alors il s’avance à grandes enjambées et l’attrape par le bras gauche, la soulevant de quelques centimètres.

– Maintenant tu vas m’écouter ! Je ne suis pas ton copain, tu n’as pas à me pousser comme un vulgaire gamin de ton âge. Tu m’as bien compris ?

– Lâche-moi papa, tu me fais mal.

Il la repose avec violence et lui met une fessée qui la fait tomber la tête la première sur le gazon, son cartable s’envolant en face d’elle. Elle se retrouve allongée sur le côté, son bras droit enfoncé dans l’herbe et les deux mains sur son visage. Elle n’ose pas regarder Mathieu qui, lui, se rapproche le doigt pointé vers elle.

– Tu m’as bien compris Maria ?

Pas de réponse. Il la prend de nouveau par le bras et la soulève de quelques centimètres. Il lui repose la question en prenant soin de bien articuler :

– Je n’ai pas entendu, tu m’as bien compris ?

– Oui – Elle avale sa salive – Oui papa.

Elle s’exécute, trainant son sac devenu marron à cause de la boue qui se forme sous cette pluie de plus en plus agressive.

Et lui, sent ses boyaux se tordre, son âme se brise sous la vision de sa propre violence, la tempête infernale qui l’anime l’emporte dans ses griffes et joue avec celui qui n’est plus qu’un pantin soumis, il se sent victime et se sentira coupable.

Il entre dans la voiture, Maria est déjà assise à l’arrière, à côté de son frère qui ne dit mot mais tremble comme une feuille. Mathieu sait parfaitement ce qu’il ressent à cet instant, le froid, la peur, la tristesse, la solitude. Il fait démarrer la voiture mais, pendant plusieurs minutes, ne quitte pas du regard le rétroviseur qui montre Maria tendre la main à son frère, lui donnant le singe en peluche qu’il prend et serre contre lui. Mathieu a un réflexe, au fond de lui, il la remercie profondément pour ce cadeau qu’elle vient de faire.

Avancer avec une telle pluie n’est pas simple, la visibilité est exécrable et Mathieu distingue avec peine les quelques apparitions de lignes blanches sur le bord de route, envahie par le flou que donnent les trombes d’eau. Il a du mal à se concentrer et ne sait même plus depuis combien de temps ils roulent.

Il voit un grand portail blanc ouvert ainsi que l’ombre d’un bâtiment plus en arrière, une pancarte sur laquelle se devine le mot « Collège » surplombe le tout. Les élèves qui rentrent ne sont que des ombres et Mathieu se laisse aller dans ses pensées, il a l’impression de sentir l’odeur qu’il y a dans les classes ou d’entendre les rires des jeunes adolescents, l’insouciance se trouve à l’intérieur. Il a l’impression de bien connaître cet endroit, d’y avoir vécu un peu. Maria embrasse son frère qui s’empresse de sortir et courir rejoindre l’intérieur de l’école. Il n’est plus qu’une ombre lui aussi, maintenant.

Mathieu reprend la route, il n’ose pas parler, les mots restent bloqués, et que dire à Maria ? Que son père est fou ? Qu’il faut qu’elle lui pardonne ? La prévenir des dangers de sa violence ? Il est trop tard, trop de mal a été fait et il n’a pas été là pour elle, jamais.

Ses mains serrent si fortement le volant qu’il en a mal mais il ne s’en rend que très peu compte. Son esprit est parti dans ses délires et il lui semble, encore, qu’une petite voix au fond de lui veut lui faire faire les pires choses.

Ils sont arrivés, Mathieu s’arrête là où il lui semble bon, sur un parking qu’il imagine. Il a l’impression d’entendre une sonnerie d’école au loin mais il ne pourrait le certifier. La pluie – ou certainement la grêle – dégringolant sur la voiture comme une averse de balles de tennis, assourdit le moindre bruit. Il regarde dans le rétroviseur intérieur et voit Maria qui n’ose pas ouvrir la porte par peur de sortir.

– Je vais t’emmener jusqu’à ton école, d’accord ? demande Mathieu.

Elle lui donne son approbation par un signe timide de la tête. Il sort rapidement et ouvre la porte arrière. Il est obligé de fermer à moitié les yeux, elle sort à son tour et il la prend par la main sans voir où il va, la serrant plus fort pour essayer de la guider vers son école qu’il ne connait pas.

Un dernier coup d’œil à la voiture où il voit très clairement la tête du singe derrière la vitre arrière le regarder sans bouger, ses gros yeux rouges et lumineux les épiant. Mathieu tourne la tête et continue à avancer, il se retourne de nouveau vers la voiture et le voit toujours qui l’espionne, désormais au loin mais les yeux s’éclairant comme des phares, rouges comme le sang. Maria se met à hurler, elle l’a vu elle aussi. Mathieu la prend dans ses bras.

– Papa ! Papa !

– Oui, j’ai vu Maria, j’ai vu.

Leurs paroles se noient dans le déluge orchestral de cette pluie en colère, le vent poussant violemment ses larmes gelées sur les visages torturés des quelques inconscients qui oseraient l’affronter.

Mathieu n’a pas d’autre mot, aucune phrase rassurante ne lui vient à l’esprit, rien d’autre pour la réconforter que d’avancer en la serrant fort, lui montrer par le geste qu’il est là, bien présent, et en même temps en profiter pour avoir d’elle une dernière tendresse.

Il ne voit plus où il va, jamais si court trajet n’aura paru si long. Tout est si flou, le paysage s’est effacé et Mathieu avance à l’aveugle. Mais ses yeux mi-clos arrivent à apercevoir une lumière au loin qui grossit au fur et à mesure qu’ils s’approchent.

– On arrive ma puce, on arrive.

Il est incapable de dire si elle a répondu.

Et cette tempête, déchainée et vengeresse, cherche leur perte, il en a peur. Il voit cette lumière maintenant beaucoup plus distinctement, et quelques autres commencent à apparaître, elles passent péniblement à travers quelques fenêtres du bâtiment scolaire. Les contours de celui-ci commencent à se dessiner et l’école donne l’impression de sortir lentement des ténèbres. Il tend un bras désolé et ne sent plus le froid ni le chaud dans aucun de ses membres, il commence à se demander s’il n’est pas en train de survoler tout ça, cet endroit, ce monde. Maria le serre fort et il ne peut pas dire dans quel sens est tournée sa tête, ses sens, à lui, se sont égarés. L’ombre de l’école s’éclaircit et il sait qu’ils s’approchent, oui, cette lumière n’est plus très loin, les enfants semblent se faire entendre.

Il arrive d’un coup à l’abri de la pluie et a cette impression d’avoir traversé un mur de glace, sentant une chaleur étrange, humaine, enfantine. Il tombe à genoux et lâche Maria qui s’écarte de lui. Épuisé, il ferme les yeux qu’il n’arrive pas à rouvrir et tâtonne le sol à la recherche d’il ne sait quoi, ses appels ne sortent pas, ils sont gelés à l’intérieur comme il l’est à l’extérieur. Il se met à trembler et ne se voit pas tomber au sol sous les yeux de gamins qui ne s’attendaient pas à un tel spectacle en arrivant ce matin.

4

Une petite pièce où rien ne semble à sa place, deux petits lits qui se touchent à leurs pieds mais qui ont un bon mètre d’écart à leurs têtes, formant un V qui n’a aucun sens, une commode de l’autre côté sur laquelle est posée une lampe qui éclaire le mur, sans parler des deux meubles qui ressemblent à des tables de chevet mais qui sont totalement inaccessibles depuis les lits. Dans un de ces derniers il y a Mathieu, allongé au milieu de ce brouhaha, les pieds dépassant légèrement du sommier, tout reste encore un peu flou, c’est comme si ce qu’il voyait autour de lui bougeait et flottait, que ce soit le peu de meubles qui l’entoure ou l’infirmière qui se trouve en face et qui tamise la pièce en éteignant une petite lumière située sur une table en bois, à côté d’une grosse mallette noire qu’elle caresse de son autre main. Elle a les cheveux longs et noirs, son teint pâle lui donne un air de cadavre. Elle porte un tablier blanc de la taille d’un drap, en dessous sa grande robe noire tente désespérément de faire disparaitre ses trop larges rondeurs. Elle le regarde avec un sourire qui semble moqueur et Mathieu ne peut s’empêcher de lui poser une question :

– Excusez-moi… Où sommes-nous ?

– Nous sommes à l’infirmerie. Vous vous sentez plus détendu maintenant ?

Maintenant, comment ça maintenant ? S’est-il énervé sans en avoir le souvenir ? Lui a-t-elle administré un calmant ?

Il ne comprend pas, de plus il se sent lourd et a l’impression d’avoir une enclume sur les épaules.

L’infirmerie… Il est donc toujours à l’école de Maria, allongé sur un lit pour enfant blessé ou malade. Mais surtout son esprit recommence à le torturer, il parcourt la pièce d’un regard rapide et a désormais l’impression d’être dans un endroit vétuste, allongé sur un lit à peine propre. Les murs lui semblent décrépis et il voit désormais des reflets rouges sur le tablier de la grosse femme, comme s’il y avait du sang. Les lumières ne sont plus tamisées mais clignotent comme si les ampoules étaient prêtes à lâcher.

« Ça y est, mon esprit me joue à nouveau des tours. »

Sur le lit d’à côté un enfant d’une huitaine d’années est allongé, ses deux mains se tiennent sur sa poitrine et il a l’air de dormir, trop peut-être ? Mathieu semble voir un cadavre.

– Est-ce que vous allez bien ? lui demande la grosse femme.

Elle se trouve juste au pied du lit, là, en face de lui, et semble le surveiller avec la compassion d’une mère pour son enfant.

– Est-ce que je vais bien ? Je n’en sais rien.

Il s’assoit et se frotte les yeux qui ont du mal à croire ce qu’ils voient.

Il poursuit :

– J’aimerais essayer de me lever.

Il prend appui sur la tête de lit en ferraille et bascule ses jambes vers l’extérieur. Le contact au sol lui parait étrange, il a l’impression d’y poser deux enclumes, ses jambes lui semblent affreusement lourdes. Il se redresse et sent qu’il a du mal à marcher, il manque de tomber, rattrapé de justesse par l’infirmière.

– Vous n’auriez quand même pas cru que ça aurait été simple ?

 

Il est impressionné par la force de cette femme qui le maintient par un bras. Femme un peu ronde, certes, mais dont il n’aurait pas soupçonné pareille poigne. Sa présence le dérange, l’énerve même, il aimerait se débrouiller seul. Elle le serre fort et lui fait mal.

– Excusez-moi mais j’aimerais que vous me lâchiez s’il vous plait.

– Comme vous voulez, mais si vous tombez, ne venez pas pleurer je ne vous ramasserai pas.

Elle s’exécute, le laissant aller vers la porte d’entrée qui donne sur le couloir plongé dans le noir. Mais ses jambes en ont décidé autrement, il se sent partir en avant et de nouveau cette main qui vient lui serrer fortement le bras.

– Aïe ! crie-t-il. Vous me faites mal !

La femme le regarde d’un air malicieux, prenant presque plaisir à la situation et le brocardant d’un air narquois :

– Monsieur veut faire le malin mais quand je dis quelque chose ce n’est pas pour rien.

Cette phrase parait si familière à Mathieu qu’il l’entend tel un écho perdu, sans âme et perturbé, résonnant sur les parois de son esprit tourmenté. Il la regarde sans bouger, elle lui fait peur, l’énerve, il voit en elle quelque chose qu’il ne supporte pas, une insistance omniprésente, cette façon qu’elle a de ne pas le lâcher, de ne pas le laisser tranquille.

– Maintenant vous allez vous installer bien gentiment dans votre lit en essayant de ne plus vous faire remarquer.

Elle ne le quitte pas des yeux, son regard est devenu sombre et froid, l’agacement se voit sur elle comme si ce mot était écrit en grosses lettres sur son front. Mathieu a tellement l’impression de la connaître qu’il en a la chair de poule, c’est comme si elle sortait d’un obscur passé. Tout ici est noir et blanc et il ne saurait dire si c’est dû à la lumière trop restreinte ou à son mal de crâne qui ne le lâche pas. Il fait péniblement demi-tour et s’agrippe à son lit pour réussir à marcher, ses jambes ont l’air de mieux le supporter mais il sent qu’il va falloir encore quelques instants pour perdre cet étrange effet de lourdeur qui le fait avancer au ralenti. Il s’allonge comme il peut et se sent affreusement seul, son immobilisation lui parait insupportable et cette notion d’enfermement est inconsciemment forte en lui. Maria lui manque, horriblement, et il faut qu’il sache si elle va bien.

Il se retourne vers son jeune voisin qui vient de bouger légèrement les jambes et il écarquille les yeux en le voyant, se demandant si ce qu’il voit fait partie de son imagination ou si son cauchemar continue de l’accompagner dans ce qui lui reste de vie. Car là, dans les bras du garçon endormi, serré fortement contre lui, il aperçoit le petit singe en peluche, toujours merveilleusement brossé et qui semble le regarder d’un air accusateur. Mathieu reste là, incapable de faire autre chose que d’ouvrir la bouche et de ne pas bouger, la tête pleine d’interrogations.

« Par quelle sorcellerie cette peluche s’est-elle retrouvée ici ? C’est bien celle qu’avait Maria pourtant, je la reconnaitrais entre mille, trop bien lustrée et qui semble briller plus que le reste, comme si elle aspirait toute la lumière de cet endroit devenu trop sombre par sa faute. »

Il a peur, de nouveau, de cette folie qui apparait comme bon lui semble, au gré de ses envies, amenant son lot de doutes terribles sur la réalité qui l’entoure.

– Saloperie !

Il saute de son lit et agrippe celui de l’enfant qui se réveille d’un coup. Il tente d’attraper le singe en peluche mais le morveux pousse un cri tout en se tournant de l’autre côté.

– Donne-la-moi ! Donne-moi cette maudite peluche ! hurle Mathieu.

– Arrêtez !

Voilà l’infirmière qui s’en mêle, elle pousse les deux lits pour pouvoir passer, les positionnant désormais en parallèle. Elle attrape Mathieu et tente de l’extraire mais celui-ci la mord sur le bras qui l’agrippe, elle se met à hurler à son tour et lui tire les cheveux, il a maintenant la tête complètement en arrière, le bras désespérément tendu, le haut de son corps sur le lit du gosse et le reste trainant à moitié sur le sol. Un arrêt sur image donnerait une mise en scène mélodramatique absurde, peinture ironique représentant une scène tragique d’un homme aux yeux fous voulant à tout prix arracher la peluche d’un enfant qui n’a rien demandé, ce dernier sauvé de justesse par une infirmière qui a le haut de sa robe à moitié déchiré, laissant entrevoir l’arrière d’un soutien-gorge épais coincé dans quelques bourrelets.

Elle arrive à se dégager et lui met une gifle si forte qu’il bascule en arrière et se retrouve adossé à son lit, se cognant la tête sur un barreau. Il est là, assis sur le sol les jambes droites et sa main se frottant la joue, à ressembler à un cancre qui aurait prix la raclée de sa vie, le visage rougi par la honte et le regard rempli d’incompréhension. Mais son intérieur est tout autre, il ne croit plus ce qu’il voit, tout ceci n’est qu’un mélange d’absurdités théâtrales.

Elle se tourne et le fixe d’un air accusateur, le doigt pointé sur lui.

– Vous êtes un taré !

– Écoutez ce n’est pas sa peluche c’est celle de… C’est la mienne.

– Pardon ?

Elle reste estomaquée et regarde autour d’elle, peut-être qu’elle trouve cette scène si surréaliste qu’elle cherche une caméra cachée dans un coin de la pièce, ou alors c’est qu’elle se sait en compagnie d’un fou imprévisible et qu’elle cherche de l’aide. Mais rien d’autre aux alentours que l’obscurité où ils se trouvent, entre un couloir éteint et une tempête qui gronde de l’autre. Elle aussi a l’air de se trouver incroyablement seule.

Mathieu n’en a que faire, il emmerde les principes et se fout de ce que cette grosse femme peut penser de lui, il n’est pas là pour jouer les diplomates. Seule sa pensée qui le ronge le préoccupe et il n’arrive pas à s’enlever cette fixation morbide et dénuée de sens de l’esprit, il ne voit plus rien, le monde change à nouveau, la colère se joint à la panique et il n’en peut plus des regards qui le fixent. Il se tourne de nouveau vers l’enfant :

– Écoute-moi bien petit, où as-tu eu cette peluche ?

– Je ne sais pas, c’est…

– C’est moi qui lui ai donnée, et maintenant vous la fermez, coupe l’infirmière.