Pandémonia - Cédric Fayard - E-Book

Pandémonia E-Book

Cédric Fayard

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Beschreibung

Depuis des heures qui semblaient des années, je regardais, apathique, les vagues me lécher les jambes sans parvenir totalement à en nettoyer le sang. La tempête tropicale avait débarbouillé le ciel de ses ténèbres et le soleil fanfaronnait à présent. Cette île paradisiaque venait de dévoiler son côté sombre et j’attendais paisiblement le jugement dernier de mon âme, assis sur le sable.
L’île, au passé sombre et sanguinaire, se révèle être un chemin de pénitence pour chaque survivant, eux-mêmes habités par leurs propres démons.
La voie de la repentance n’est pas pavée de bonnes intentions.

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Cédric FAYARD

PANDÉMONIA

fiction

LAST MAN STANDING

Sur la ligne d’horizon, j’aperçois Dieu dans son frêle esquif : Il rame !

Depuis des heures qui semblaient des années, je regardais, apathique, les vagues me lécher les jambes sans parvenir totalement à en nettoyer le sang. La tempête tropicale avait débarbouillé le ciel de ses ténèbres et le soleil fanfaronnait à présent. Cette île paradisiaque venait de dévoiler son côté sombre et j’attendais paisiblement le jugement dernier de mon âme, assis sur le sable.

Le corps ensanglanté de Mathieu gisait non loin de moi ; les crabes commençaient leur travail de purification et investissaient avec enthousiasme son enveloppe charnelle. Quelques ailerons fendaient l’onde marine et indiquaient la fin de l’après-midi. Je décidai subitement que les squales méritaient aussi leur part et entrepris de traîner le corps jusqu’à la mer. L’idée de la dépouille de cette ordure déchiquetée par les requins me mit du baume au cœur et je m’attelai à la tâche avec enthousiasme. Plutôt que de le saisir par les pieds, il me sembla plus approprié d’empoigner sa tignasse et de le tirer jusqu’à l’eau. J’arrachai la machette plantée quatre heures plus tôt en plein milieu de sa cage thoracique, loupant le cœur de peu. Son agonie avait duré quelques minutes de plus. Je me souviens avoir observé attentivement l’expression de son visage alors que sa vie s’échappait. Peur, panique, incompréhension et résignation, avais-je pu lire derrière les fenêtres de son âme noire. Lui et la vanité des hommes étaient les grands responsables de ce carnage.

Sa carcasse pourrie dansait, désormais, de mâchoire en mâchoire, comme pour fêter ma victoire. J’étais le dernier survivant de ce jeu débile pour Occidentaux gâtés en mal de sensations fortes.

The last man standing.

L’ouragan tropical Seth aurait dû passer à cinq milles nautiques au large de Pandémonia. Au dernier moment, il avait changé sa feuille de route, insufflant sa furie sur l’île et ses locataires.

J’étais coupé du monde civilisé depuis six jours, et les secours ne devaient plus être très loin, maintenant que les conditions météo permettaient la navigation.

J’allais devoir rendre des comptes, expliquer l’indicible.

En attendant, je profitais des rayons du soleil qui à cette heure habillaient l’océan d’une armure d’argent, juste avant de l’enflammer. Suave sensation que de fermer les yeux… sur le monde.

– Alors beau gosse, on se la coule douce ?

Cette voix soyeuse profana ma torpeur ; elle ne pouvait être réelle. Après tout, il était compréhensible que je dérive vers une douce folie, j’étais possédé par Pandémonia.

DEUX GRAMMESHUIT

« Le voyeur est toujours captif du réel. Et c’est sans doute pourquoi l’onanisme est sa liberté. »

Michel Bernard

Nikos s’était endormi devant Rasée et sodomisée no 32, débraillé, une demi-molle dans la main droite. À l’écran, une blonde aux mamelles montgolfières hurlait sous les puissants coups de queue d’un Big Jim californien. Sur la table basse, un cendrier volé dans un bar vomissait des mégots de pétards. De sa main gauche avait glissé, sur un clic-clac Conforama vert sapin, un reste de kebab. Le sol de son salon-chambre à coucher était jonché de canettes de Coca vides et autres cadavres de Heineken. Incontestablement, cela donnait une vague allure de Noël à la pièce. Sans les cadeaux.

Nikos, informaticien de son état, végétait dans une administration comme prestataire de services. Il exerçait parfaitement son métier, mais assurer la maintenance informatique à la mairie de Sainte-Marie-sous-Beunoissèze n’était pas beaucoup plus exaltant qu’une rétrospective des films de Jacques Rivette au foyer « Les Tempes grises ».

Depuis six mois, il déprimait fort. Son père venait de mourir des suites d’un banal cancer du côlon, lui laissant le néant pour héritage. Sa mère était morte peu après son quatrième anniversaire dans un accident de voiture. Ses parents revenaient d’une soirée entre amis et avaient bu autant que nos ancêtres les Gaulois après la bataille de Gergovie. Son papa lâcha le volant du véhicule dans un virage, afin de rattraper la cigarette qu’il essayait désespérément d’allumer avec son porte-clés. Ils percutèrent, de plein fouet, une grosse BMW noire qui semblait ne faire de mal à personne. Comme il n’avait pas mis sa ceinture, son père fut éjecté de la Renault 5 directement sur le trottoir. Lorsqu’il reprit connaissance, il constata les dégâts et réussit finalement à allumer sa clope avec son briquet miraculeusement retrouvé au fond de sa poche. Sa femme, ceinturée, semblait inerte ; en se rapprochant, il aurait pu percevoir un mince filet de sang qui coulait de ses cheveux. Son attention fut plutôt attirée par cette magnifique production allemande qu’il venait de démolir. Il ne put réprimer un « Si c’est pas malheureux, ça ! ». L’adrénaline générée par l’accident ne parvint pas à le dessaouler. Il se dirigea instinctivement vers le premier café de la place, bien qu’à trois heures du matin, sa quête parût vaine. En tournant les talons, il balança négligemment son mégot à l’endroit même où la petite Française venait de percer le réservoir de la grosse Allemande. Un bref éclair embrasa les deux autos puis, instantanément, une explosion souffla les vitres des immeubles de la petite place Marie-Brizart ainsi que les baies vitrées du café où il se rendait, désagrégeant son ultime espoir d’obtenir un petit remontant.

Le lendemain, il pleurait sa femme, jurant qu’il ne se souvenait de rien.

Nikos n’était pas dans la voiture. Ses parents, ivres morts, l’avaient oublié chez leurs amis. Lorsque la copine d’enfance de sa mère apprit le drame, il l’entendit dire à son mari : « Avec ce qu’elle a picolé hier soir, elle a dû s’embraser comme un feu d’artifice ! » Il comprit que sa mère brillait, désormais, dans le ciel comme une étoile filante !

L’alcoolémie de son père contrôlée à deux grammes huit, ils ne perçurent aucun dédommagement de l’assurance

Aujourd’hui, Nikos est addict à l’alcool et au shit. Il n’est pas très éduqué, ni très cultivé.

Comme sa mère.

Mais sa tête est souvent dans les nuages à la chercher ou, au mieux, à tenter de se rapprocher d’elle.

Ses collègues de boulot moquent souvent sa façon de s’exprimer. Son père lui a transmis son phrasé de poivrot. Et d’horribles flatulences, a priori incontrôlables.

Mais Nikos cherche à être meilleur ; avec beaucoup de maladresse ; ses yeux révèlent une gentille tristesse. À sa façon, il est une personne touchante.

Un Truc de fou de Clan 113 résonna au ras de la table basse, faisant tressaillir un paquet de pistaches entamé de trois jours. Le premier œil, par réflexe, se dirigea vers l’écran partouzeur puis sa main droite, machinalement, récupéra la télécommande afin de mettre fin à cette orgie. Le deuxième œil se situa dans l’espace et s’informa nerveusement de l’heure : dix-huit heures trente. Le troisième œil lui commanda alors de répondre à son portable.

–Monsieur Morand ?

–Hum ?

–Je suis M. Redgaud, K le Chat productions.

–Hum ?

–Suite à votre dernier casting, nous sommes heureux de vous apprendre que vous êtes sélectionné pour notre nouvelle émission, Pandémonia.

–Hum ?

–Êtes-vous bien Nikos Morand ? Parce que je vous entends difficilement.

–Oui, j’crois !

–Votre profil est très prometteur, nous comptons investir beaucoup sur vous. On imagine déjà des best of !

–Quoi ?

–Le vol est dans deux semaines, mais nous prévoyons de vous briefer trois jours avant le départ.

–OK.

–On va tout péter ! Ciao !

Deux cafés, un joint et un porno plus tard, Nikos commençait à réaliser que sa vie allait connaître une véritable inflexion. Il avait envoyé sa candidature pour ce jeu de téléréalité une semaine après la mort de son paternel.

Naufragé volontaire.

Il avait l’impression que toute son existence était une lente dérive, alors pourquoi ne pas s’échouer sur une île paradisiaque pour tenter de survivre ? Il avait passé les castings avec une naïveté déconcertante pour les responsables de l’émission. N’ayant absolument rien à perdre et ne sachant pas du tout ce que signifie le terme « gagner », il répondait et se comportait avec une sincérité confondante, faisant briller d’excitation les yeux des producteurs. Lors d’un entretien, on lui demanda quel était son passe-temps préféré, celui qu’il exerçait le plus régulièrement :

–Pour quelle passion, activité physique ou sportive tu démolirais ta mère si elle te l’interdisait ? Je sais, ta mère est morte, mais c’est pour aider ! lança une pulpeuse assistante de prod au décolleté fendu comme une belle paire de fesses.

Il répondit très naturellement :

–Me branler.

–… ?

–La masturbation, quoi…

–Merci, j’avais compris ! intervint la blondasse aux joues aussi rouges que le cul du Petit Chaperon rouge.

–On peut savoir pourquoi ? essaya-t-elle de se reprendre.

–Y a que dans mes trips cul qu’j’arrive à imaginer une gonzesse s’intéresser à ma pomme.

Il crut entendre quelqu’un s’écrier dans la pièce à côté : « On tient une star mondiale ! »

Mince, pensa-t-il, la concurrence est sévère.

PARADISPERDU

Saint Pierre dans sa loge céleste se roule un stick de skunk ; il regarde, sur son petit écran, la dernière émission de K le Chat productions, Feu !

Le premier jour fut presque parfait. Hélitreuillés par un ancien hélicoptère militaire, nous dûmes sauter dans l’océan d’une hauteur de cinq mètres pour rejoindre notre éden à la nage, deux kilomètres plus loin. Les derniers mots de la prod se révélèrent plutôt sibyllins : « Soyez sans inquiétude, à cette heure, il n’y a pas de requins. » Confiance !

Un soleil de fer irradiait la mer, dessinant un chenal argenté, comme pour nous indiquer le chemin du rivage. Nous étions équipés, heureusement pour certains nageurs moyens, d’un gilet de sauvetage et d’un petit sac à dos étanche contenant nos effets personnels limités à un pantalon, un short, un maillot de bain, un T-shirt, deux sous-vêtements, un pull ou un sweat, une paire de chaussures fermées et une paire de tongs. Les produits d’hygiène étaient interdits. Survivre est une odeur.

Tout le monde s’encourageait, se soutenait. Des candidats proposaient à d’autres, moins à l’aise dans l’eau, de porter leur sac, certains allant même jusqu’à tracter un partenaire jusqu’à la plage.

Sur le sable noir volcanique, des groupes se formèrent provisoirement entre les seize candidats selon les affinités ressenties durant le briefing et pendant le voyage. L’heure était aux amabilités et à la plaisanterie, chacun cherchant à se présenter sous son meilleur profil. Tous étaient volontaires pour les premières corvées : trouver le point d’eau, construire un abri pour la nuit et explorer les environs afin d’évaluer les possibilités de dénicher de la nourriture.

La production avait repéré cette île afin de relancer le concept du jeu de survie, tombé en désuétude depuis que la mort en direct n’était plus un tabou à la télévision. La faute à une loi, longuement débattue par nos députés, mais finalement votée in extremis et qui en substance reconnaissait à chacun le droit de décider de sa « fin de vie ». À l’origine, le texte avait été élaboré pour une majorité de concitoyens qui souhaitaient légaliser l’euthanasie et ne plus devoir, une fois âgés, courir le risque d’agoniser indéfiniment au milieu de vieux croulants, dans un cadre rappelant mortellement le purgatoire. Par crainte de perdre encore plus de fidèles, l’Église catholique avait protesté avec la vigueur d’un salarié le lundi matin. L’État s’était montré ravi de pouvoir libérer des lits dans les hôpitaux, de parvenir enfin à une gestion réaliste du déficit. L’acharnement thérapeutique est une souffrance, mais aussi un gouffre. Néanmoins, lorsqu’il est question de mort, les prédateurs ne se tiennent jamais très loin. Ainsi, une armée de juristes et d’avocats détournèrent la loi, afin que de simples participants d’émissions puissent librement et légalement décider de leur fin de pauvre vie en direct. Aujourd’hui, il est courant de voir des morts à la TV alors que nous sirotons un Coca, tranquilles devant notre écran. K le Chat productions sous l’impulsion de son leader peu charismatique Louis Redgaud était devenu leader du marché en lançant un programme où le final consistait en un duel de roulette russe entre deux joueurs : Feu ! Pour être dans le dernier carré, les compétiteurs s’éliminaient durant des épreuves à faire frémir Joseph Mengele mais, normalement, non mortelles. Pour deux millions d’euros, les deux derniers concurrents se faisaient face, chacun braquant l’autre à la tempe avec un revolver Smith et Wesson Model 60 chargé d’une unique balle, calibre .38 spécial. Au signal, tirez ! Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Simple, efficace.

La première de l’émission connut une audience historique ; les bénéfices liés à la publicité et aux produits dérivés permirent l’achat et l’équipement vidéo de Pandémonia. Ce petit coin de paradis était perdu en plein milieu de l’océan Pacifique. L’île était un ancien volcan marin dont le cratère s’était scindé en deux parties, à la suite d’un séisme de grande ampleur. À marée haute, on apercevait deux îlots presque jumeaux. À marée basse, elles étaient reliées par un sillon de roche et de sable de huit cents mètres de long sur trois cents de large. Louis Redgaud avait construit une digue suffisamment haute et épaisse pour créer une liaison permanente entre le nord et le sud de l’île lorsque la mer était pleine. Ce bras artificiel conférait à ce petit atoll une étrange bicéphalie. Une jungle dense se lovait le long du géant de feu mutilé, couronnant deux lagons de carte postale à chaque extrémité. L’endroit était parfait pour manipuler deux équipes d’innocents candidats. Pas un millimètre carré de Pandémonia n’échappait aux caméras issues des toutes dernières nanotechnologies. Redgaud avait dépensé une somme indécente dans le but de couvrir absolument tout le périmètre. Le poste de commandement de la production et la régie avaient pris place sur une ancienne frégate militaire russe naviguant à cinq cents milles nautiques de l’île. De la distance. Il fallait nécessairement de la distance pour mener à bien une telle entreprise. Louis n’avait jamais cru que Dieu résidait dans le ciel, Il lui préférait très certainement la puissance magistrale de l’océan. Cette immensité devait le galvaniser.

A ce moment, il regardait assurément les huit cents écrans de contrôle de la salle de visionnage et observait, avec gourmandise ses marionnettes investir sa création, les lèvres tremblantes d’excitation.

Sur l’île, j’admirais ce paysage que l’on appelle de ses vœux tout au long de l’année, coincé dans son bureau. Le sable volcanique était fin et doux et donnait l’impression d’un concentré de caresse brune lorsqu’on s’y allongeait. Je crus apercevoir une vaste ombre dans l’eau. Je pensais avec certitude que le problème de nourriture pourrait bien s’avérer dérisoire s’il s’agissait, comme je l’imaginais, d’un banc de gras poissons. Je ne résistais pas à la tentation de me couler dans l’élément liquide pour vérifier. La tiédeur de la mer, les effluves marins mélangés au parfum de végétation tourbillonnant dans l’air du soir me plongeaient dans un ravissement primitif et subtil. Il me poussait des palmes ; j’ondulais, nageais et devenais moi-même un amphibien.

À cent mètres du rivage, je pris conscience d’avoir dérivé trop longtemps. Les rayons fatigués du soleil déclinaient dans mon dos, ensanglantant le ciel. Les propos de l’assistant de prod dans l’hélico me revinrent alors en mémoire, comme un éclair me foudroyant le ventre : « À cette heure, il n’y a pas de requins. » Mais en fin de journée, la tombée de la nuit sonnait l’heure de la chasse pour les prédateurs marins. La surface de l’eau restait étrangement immobile et je crus sentir les profondeurs s’animer sous moi. L’île au crépuscule prenait une forme sombre et étrange. Dans le ciel rouge obscur planaient d’inquiétantes ombres volantes. Un torrent glacé déferla le long de ma colonne vertébrale et je me mis à battre frénétiquement des bras et des jambes. Une angoissante inertie résulta de cette pitoyable terreur. Pendant un bref instant, je me vis perdu, aspiré par un mal invisible. Mais l’île m’attirait vers elle, inflexible ; ma nage se fit plus fluide et je pus gagner la grève, exténué. La nuit tombait, noire et implacable. Je cherchai des yeux les autres qui avaient installé un camp de fortune en lisière de jungle. Visiblement, personne ne s’inquiétait ou n’avait même remarqué mon absence. En me rapprochant, je les entendis débattre de la meilleure façon de passer la nuit sans feu pour se protéger.

Une femme attira immédiatement mon attention. Elle se tenait là au centre de tous, sans prononcer le moindre mot, contrairement à la plupart. Ses cheveux réglisse semblaient vivre autour d’elle. Ses formes évoquaient un Clos d’Alzeto 2004, cuvée prestige : une bouche ronde mais complexe sur une vallée aux tanins veloutés, une robe en chair, riche et généreuse.

J’entendis Nikos, un grand benêt, commenter à son propos : « Elle a un cul, cette gonzesse, on dirait un gâteau ! J’espère bien fêter mon anniversaire ici. »

Nils, grand gaillard à la peau diaphane, crâne rasé, muscles fins, semblait apprécier la compagnie de Nikos. Ses yeux verts et sombres comme le cœur d’une forêt souriaient de bon cœur en entendant les bouffonneries de ce nouveau compagnon de jeu ; mais pas un son ne sortait de sa bouche aux lèvres fines comme l’horizon.

KABOUL – PARIS – ANGOULÊME

Jésus, Abraham et Mahomet tapaient une belote en terrasse autour d’une pinte lorsque le Tout-Puissant débarqua au volant de sa Ferrari électrique : « Dites-moi les gars, vous êtes bien sûrs d’avoir délivré un message d’amour universel en bas ? J’ai comme un doute ! »

Nils se laissa tomber comme un soldat mort au combat sur un siège du TGV Paris-Angoulême-Bordeaux de quatorze heures dix. Les traits de son visage émacié, blanc comme un squelette, exprimaient l’excessive lassitude d’une vie meurtrie et meurtrière. Pourtant, son compteur d’années affichait seulement vingt-neuf. En face de lui, un père de trente-neuf ans, en déplacement professionnel, écoutait sur son lecteur MP3 Believe du groupe K’s Choice et lisait un livre d’Arto Paasilinna, le sourire aux lèvres. Ce visage, presque paisible, rassurait un peu Nils. Afin de chasser une ombre devant ses yeux, il interrompit l’insouciant dans sa lecture pour lui demander de le réveiller une fois à destination.

–Je suis militaire en perme, se justifia-t-il d’une voix traînante. Je suis trop fatigué, peur de ne pas me réveiller.

–Pas de problème, vous pouvez compter sur moi, répondit l’autre, tout en pensant que le seul paumé du train était pour sa pomme.

Le contrôleur le réveilla une heure plus tard alors qu’il avait eu un mal de chien à s’endormir (bien qu’il eût pris vingt-cinq milligrammes de Piportil L4, prescrit par le médecin militaire). Ce somnifère puissant était recommandé par le haut commandement pour traiter les cas de paranoïa et de schizophrénie chez les soldats ayant participé aux missions spéciales. Nils en prenait quasiment toutes les heures. Il parvenait certes à s’endormir, mais était réveillé au bout d’une demi-heure par des fantômes.

Il se frotta vigoureusement la figure afin de récupérer assez de lucidité pour trouver sa carte d’identité factice et la présenter au fonctionnaire. Le dessus de ses mains, aussi blanches que de la chaux vive, semblait bizarrement enflé, comme deux gants de boxe de chair.

À l’évidence, l’employé de la SNCF ne paraissait pas savoir que tous les légionnaires bénéficiaient de la gratuité des transports sur tout le territoire. Il le verbalisa sans scrupule. Nils aurait pu faire un scandale, au point de provoquer l’intervention de la police, voire de la gendarmerie, ce qui lui aurait été plus favorable en sa qualité de militaire, mais l’environnement ne lui était pas familier et il préférait se faire encore plus petit qu’une nanotechnologie. Le bourdonnement incessant à l’intérieur de sa tête l’empêcha de comprendre distinctement les pauvres paroles chargées de morale de ce petit singe en costume ridicule. Il se rappela brièvement l’instruction des forces spéciales et imagina un court instant la baïonnette de son Famas s’enfonçant entre la troisième et la quatrième côte de la cage thoracique de ce clown, transperçant les plèvres viscérale et pariétale pour traverser le lobe supérieur du poumon et atteindre fatalement le cœur, mettant un terme à sa médiocre existence, dans un souffle silencieux.

Mal à l’aise, Nils sentait se poser sur lui le regard des autres voyageurs comme autant d’inquisiteurs s’apprêtant à le soumettre à la Question. Il ferma les yeux, et sur l’écran de ses paupières, un fragment de film : un paysage gris, aride, vallonné. Zhérat, au nord de Bagram.

Depuis sept ans déjà, une coalition militaire devait apporter la paix dans cette région, considérée comme le foyer du terrorisme international. Contre le fanatisme religieux, les armées occidentales étaient supposées construire des écoles, des hôpitaux afin de développer un modèle de démocratie et panser les plaies de ce peuple martyr, outragé par des siècles d’occupation et de guerre. Belle propagande.

En bientôt une décennie, la condition des femmes n’avait pas évolué d’un moignon de pouce et le peuple restait la victime séculaire de la cupidité des dirigeants des nations dites civilisées. Pas plus de santé que d’éducation. En revanche, les gazoducs et les routes menant au pétrole chinois étaient ultra-sécurisés.

La perception de la réalité peut parfois renverser votre univers, certaines découvertes peuvent aussi tout simplement vous donner cette vague impression d’avoir été abruti par le système qui vous informe.

Dans les songes de Nils paradent tous ses camarades morts ou mutilés ; ils ont perdu leurs yeux, leurs membres, leurs doigts, des morceaux de chair et de muscles, ils ont les bras cassés, les poumons écrasés, des blessures graves au cerveau, des brûlures. Les amputés souffrent de douleurs atroces dans les jambes et les bras qui n’existent pourtant plus ; ils sont hantés par des flash-backs, se réveillent en gueulant, couverts de sueur froide.

La tension est à son paroxysme. Durant les quinze derniers jours, trente soldats sont morts dans des embuscades, des attentats suicides. Un enfant en guenille s’approche du camp, réclame du pain, quelque chose qui lui ferait oublier momentanément son destin… Et il se fait exploser. À lui les mille vierges, à toi le néant.

Comment différencier un civil afghan d’un terroriste taliban ? Peut-on reconnaître une bombe humaine parmi les hommes, les femmes… et les enfants ?

Le voisin aux écouteurs remarqua deux petites perles salées dévalant le long des joues creusées de Nils, érodées par tant de détresse ; son menton tremblait comme sous l’émotion d’un requiem de Fauré en ré mineur. Mais le hideux quotidien qui lui tirait des larmes dans sa pénible léthargie paraissait agréable en comparaison avec les atroces tableaux de chair et de sang incrustés sur ses pupilles et qui lui arrachaient des hurlements dans son sommeil.

Une semaine avant de rejoindre sa femme, ses enfants, dont sa fille, conçue lors de sa dernière perme, le commandant l’avait chargé d’une opération dite « spéciale ». Les renseignements militaires américains avaient localisé une niche de terroristes dans un important village d’agriculteurs à Zhérat, avec des caches d’armes, juraient-ils, nombreuses et importantes. Sa mission était de « nettoyer » la zone. Quel effarant euphémisme pour ne pas dire tuer, massacrer ou bien lâcher la bête ! Le bataillon de Nils avait enregistré onze pertes la semaine précédente. La tension électrisait chaque soldat comme un manège de fête foraine.

Son détachement investit le village à la tombée de la nuit. Une camionnette poussiéreuse s’engouffra sur la route principale à vive allure. Le sergent-chef Nanquin avait perdu deux de ses hommes dans un attentat à la voiture piégée, soixante-douze heures plus tôt. Il ordonna d’intercepter le véhicule sans sommation. La XM214 Microgun fixée sur la jeep crépita dans le crépuscule à dix mille coups minute. La vieille fourgonnette Renault, dite « boulangère », s’arrêta net sous l’impact des balles. Tous les villageois se précipitèrent hors de leur foyer afin de comprendre l’origine de ce tonnerre de feu. Nils constata le carnage à leurs côtés. À l’avant, une bouillie de chair, de sang, de métal et de verre au milieu de laquelle il crut reconnaître vaguement les restes de deux corps féminin et masculin. Une vieille femme, qui traînait par la main une petite fille au visage crasseux, hurla sa colère en pachtoun. L’interprète expliqua, paniqué, au sergent Nanquin qu’ils venaient de faucher un homme et sa femme enceinte. Ils essayaient de gagner le village voisin où résidait le seul médecin local dans un périmètre de cent kilomètres. La fouille méthodique des maisons ne donna absolument rien. Ni terroristes, ni armes.

Nils rendit compte de la situation à son capitaine par radio et attendit les ordres. La fureur des villageois s’aggravait rapidement, devenant de plus en plus difficile à contenir.

Nils décelait de la fébrilité dans les yeux inquiets de ses hommes ; il crut apercevoir des fourches et des haches dans les mains de certains paysans. Son capitaine le rappela et l’informa qu’un détachement de soldats américains arrivait en soutien. Cette information l’inquiéta plus qu’elle ne le rassura. Ils avaient la réputation de ne pas faire dans la dentelle et il y avait tout à craindre de leur intervention.

Le village de Zhérat est situé entre une rangée de collines à l’est et une rivière au sud. La route principale n’est qu’un chemin de terre qui traverse les collines et la bourgade. Deux heures après l’arrivée de l’escouade de Nils, trois Hummer et deux chars de l’armée américaine prirent position autour de l’agglomération, rendant impossible toute fuite vers les collines proches. Toutes les issues étaient surveillées. Nils s’inquiéta de ce dispositif et chercha le responsable américain. Mais avant de pouvoir rejoindre le commandant à l’origine de la manœuvre, il entendit des coups de feu. En se retournant, il aperçut le sergent Nanquin qui tirait en l’air pour tenter de disperser un groupe particulièrement agressif. L’effet produit toutefois, loin de calmer la population, sonna le tocsin d’un véritable déchaînement. Deux paysans armés de serpettes tombèrent sur le sergent et lui tranchèrent la carotide d’un coup net. Ses soldats, dans un mélange de peur et de rage vengeresse, ouvrirent le feu et Nils essaya de les arrêter avec plus ou moins de succès. En revanche, il ne put rien contre la brutalité des impérialistes américains. Un char déboula à vive allure sur le chemin principal, écrasant tout sur son passage. Les militaires de cette ténébreuse coalition tirèrent à vue sur les hommes, les femmes ou les enfants qui sortaient, effrayés, de leur maison. Nils vit ses camarades mettre le feu aux habitations et embrocher à la baïonnette les occupants qui s’en échappaient en criant. Il entendit un lieutenant GI donner l’ordre de laisser brûler ces pauvres bougres.

La vieille femme qui hurlait sa peine après le massacre de la camionnette se précipita sur lui, la petite fille toujours à sa main, en pleurs. Nils, par réflexe, pointa son Famas sur elle afin de la stopper. Elle ne put le faire à temps et s’empala sur sa lame. Au même instant, il vit son meilleur ami, le première classe Vandekerkove, éventrer la gamine avec son Cold Steel, les traits du visage déformés par un rictus de haine. Les jambes de Nils se dérobèrent et il tomba à terre, les yeux fermés, les deux mains sur ses oreilles pour se donner l’illusion d’échapper à cet enfer. C’était une boucherie, dans son moment le plus horrible. Les quelques femmes qui avaient survécu furent rassemblées dans une grange, violées jusqu’au petit matin, puis abattues comme des bêtes. Tous, enfants inclus, furent exécutés de la manière la plus barbare, comme si ces soldats de la paix avaient perdu toute humanité. Les assassins traquèrent les survivants et les chars américains tirèrent des obus sur les derniers bâtiments encore debout. Le lendemain, la presse occidentale évoqua une regrettable erreur de frappe aérienne pour justifier le massacre de ce village martyr.

Son inconscient projetait en continu ces images gravées à jamais dans sa mémoire, jusqu’à ce que sa conscience expulse l’atroce réalité en une plainte déchirante qui figea de stupeur les passagers du TGV.

Bientôt, Nils retrouverait sa femme qui l’attendait à la gare. Ces huit dernières années, il l’avait vue trois semaines en tout et pour tout. Elle avait supporté son absence sans jamais rien lui reprocher ; elle était restée fidèle, il en était sûr. Lui ne l’avait jamais trompée, quitte à passer pour un gay devant ses camarades qui fréquentaient les bordels du monde entier au moindre repos.

Il fallait l’avertir ; lui parler de ses insomnies, des cauchemars, des médicaments qui l’apaisaient mais le laissaient tel un spectre. Il était en fin de contrat avec l’armée et devait signer pour quatre années supplémentaires afin de pouvoir prétendre à une retraite pleine. Le haut commandement lui avait laissé un délai d’un an pour rendre sa décision. Lui se donnait deux mois. Il ne voulait plus être un meurtrier, mais l’idée de l’avenir civil lui tordait les boyaux. Il allait rencontrer sa fille qu’il n’avait vue qu’en photo, et il n’était pas sûr de reconnaître son fils. Comment s’occupe-t-on d’enfants ? Lui, le guerrier sans peur au combat, qui partait au feu sans ciller, devenait un gamin peureux à l’idée d’élever sa descendance, de vivre dans un environnement confortable, tendre et chaleureux. Si tous les tueurs avaient une mère, un tueur pouvait-il être un père ? Un mari attentionné ? Ses angoisses tonnaient dans son cerveau, comme si sa tête était une cloche sonnant l’angélus. Il résistait désespérément à la tentation de vivre en ermite au fin fond d’une forêt, d’une jungle. Car voilà : fuir n’était pas seulement partir, mais aussi arriver ailleurs.

À Angoulême, sur le quai, il vit sa princesse qui lui sourit, adossée à un panneau publicitaire. Lorsqu’il la prit dans ses bras, il aperçut l’affiche pour un nouveau programme de téléréalité : «Pandémonia : survivrez-vous ? »

NÉMÉSIS

L’Éternel se promenait dans son jardin d’Éden. Il rencontra son botaniste, saint Fiacre, qui travaillait sur sa culture de chanvre. Le vénérable planteur lui proposa de goûter à sa dernière récolte, ce que l’Éternel fit sans se faire prier. Arrivé au « cul de la vieille », Il ne put réprimer un toussotement dont le souffle fusa en direction d’une pauvre orange bleue. Expérience abandonnée depuis longtemps parce que trop laborieuse et finalement décevante.

Les vagues sont créées par la friction du vent à la surface de la mer. Elles peuvent ensuite se propager pendant quatre à cinq jours, d’un continent à l’autre, avant de rencontrer une côte ou de s’atténuer suffisamment pour disparaître.

Les récits de Dumont d’Urville au dix-neuvième siècle, dans lesquels il affirme avoir rencontré des vagues monstrueuses dans l’hémisphère sud, le firent passer pour un mystificateur. Ces déferlantes fascinent pourtant la majorité des acteurs de la mer, parce que leur origine peut paraître mystérieuse ; elles naissent, grandissent, vivent tout au long d’un parcours souvent accidenté et finissent par décliner puis mourir, comme la plupart des hommes. Leur destinée se confond bien souvent avec celle des marins.

Une vague scélérate est une ondulation totalement démesurée par rapport à ce que l’on peut attendre dans les conditions de mer qui règnent lorsqu’elle survient. On peut la caractériser par sa hauteur et sa puissance.

En cette fin d’après-midi, alors que le soleil s’éteignait en embrasant les flots, une brise céleste soufflait doucement sur un océan Pacifique légèrement agité. Elle levait, inéluctablement, une lame de fond d’une force jamais enregistrée, amplifiée par un courant contraire. La déferlante, issue de l’union d’un divin Zéphyr et d’une mortelle onde océanide, aurait dominé la flèche de Notre-Dame de Paris si elle avait bondi en direction du centre de la capitale.

Louis Redgaud, en cette fin de soirée, regardait distraitement ses cobayes. Son esprit dérivait devant la mosaïque d’écrans numériques. Il repensait à l’origine de ce fabuleux projet. Deux ans auparavant, il menait des recherches sur des tribus de la forêt amazonienne dont lui avait parlé sa mère, d’origine sud-américaine. Enfant, elle aimait lui raconter, le soir au coucher, des histoires issues des légendes et mythes amérindiens.

Comme il se montrait fasciné par la culture chamanique, sa sœur lui avait offert, pour son anniversaire, un livre de contes, dont l’un évoquait une île mystérieuse, Pandémonia.

Louis était le fils d’un riche héritier de l’industrie pharmaceutique et de la fille d’un dignitaire haut placé d’un petit pays d’Amérique du Sud, rencontrée lors d’une croisière

dans le Pacifique. Son père tomba amoureux de son sourire et pensa tout de suite que cette chica, bien que déjà mère d’une petite fille, possédait un corps qui pourrait lui en apprendre un bout sur lui-même. Elle perçut immédiatement la possibilité de changer de vie et de découvrir la Ville des Lumières. Louis naquit dans l’année qui suivit. Il grandit dans l’ombre de son père et le giron de sa mère. Par bonheur, sa demi-sœur le protégeait avec tendresse. Elle lui transmit sa passion pour l’occultisme et tout particulièrement pour le vaudou.

De son père, il avait hérité de la laideur. Gras depuis sa naissance, il portait de grosses lunettes à triple foyer sur un nez épais en trompette qui surlignait des lèvres trop fines et une absence totale de menton. Sa scolarité avait été un enfer, notamment la période de l’adolescence, marquée par une acné juvénile repoussante. Des boutons larges comme des volcans lui parasitaient le visage et le dos. Il n’avait pas d’amis et les filles le méprisaient ouvertement. Ses complexes, ajoutés à la frustration de voir les garçons de son âge sortir avec de petites pétasses qui ne cessaient de le moquer et de les entendre se vanter exagérément de leurs coucheries, avaient façonné une rage sourde qui attendait son heure ; elle ne tarderait pas à exploser à la face du monde, sa sœur le lui avait promis.

Son père mourut alors que Louis n’avait que vingt-six ans, dans des circonstances de nature à jeter l’opprobre sur une famille pour un millénaire. M. Édouard Redgaud, à la tête d’un immense complexe industriel était, pour faire simple, un véritable obsédé sexuel, à la limite de la perversité. Depuis quelques années, il fréquentait, lors de ses nombreux voyages au Brésil, une splendide prostituée métisse, issue d’une favela de Rio, connue sous le pseudonyme de Vania. Elle seule savait satisfaire les vices de ce rebutant homme d’affaires avec fougue et bonne humeur. Elle ne manquait jamais d’imagination parce qu’il était riche et très généreux dans la dépravation.

Il fut retrouvé mort dans la chambre 66 – et non pas 69 – de l’hôtel Praia Ipanema, avenue Vieira-Souto de l’ancienne capitale brésilienne. La position du corps ne laissait aucun doute sur le type de fantasmes qui l’habitaient.

Toujours à l’affût des pratiques sexuelles les plus barrées, Vania avait décelé chez son plus fidèle client un goût immodéré pour la « feuille de rose » et plus si affinités. Le soir du 24 décembre, elle était montée dans la chambre de son petit gros préféré avec un cadeau un peu spécial : un gode-ceinture arborant fièrement trente centimètres. Attendant son petit caprice dans le plus simple appareil, il n’avait pu réprimer un sourire lubrique lorsque Vania lui avait présenté son complice d’un soir :

– Ce soir, je te la joue back door, feula-t-elle.

À deux heures trente et une du matin, l’incroyable métisse s’arma de son gadget et, avec autorité, exigea de son partenaire qu’il se mette en position clebs, ce qu’il fit sans rechigner. Après une douce préparation, elle introduisit l’objet au tiers de sa longueur dans le fondement de son partenaire qui ne cacha pas sa satisfaction et la somma d’aller de l’avant. Une frénésie sans précédent s’empara de ce couple incongru et Vania donna le coup fatal, grisée par cette pratique jugée généralement contre nature par l’ensemble de la gent masculine hétéro. Elle enfonça Mister Kong, comme elle avait affectueusement surnommé le diabolique sex-toy, au point de taper son ventre sur le gros cul flasque de l’infortuné sexagénaire. Le mouvement rotatif du bassin de la Brésilienne provoqua des lésions à plusieurs organes, et le malheureux trépassa quelques heures plus tard d’une hémorragie interne. Vania disparut de la surface du Brésil et la presse française parla de rupture d’anévrisme comme cause du décès de l’homme d’affaires.

La mort de son père fut une véritable libération. Louis, seul héritier, développait l’empire de son père afin de constituer le sien. Devenu adulte, il avait perdu du poids mais ne ressemblait toujours à rien. Il avait vite compris en revanche que le pouvoir issu de l’argent lui donnerait l’occasion de piétiner tous ceux qui l’avaient raillé autrefois – soit l’humanité dans son ensemble, toujours prompte à maintenir la tête des plus faibles non plus sous l’eau, mais carrément dans le sable. Sa première cible fut les femmes auxquelles il devait ses plus cuisantes humiliations. Il multiplia les conquêtes sans jamais éprouver le moindre attachement. Il les utilisait comme objets de désir, non pas par vice, comme son père, mais plutôt pour le sentiment de puissance. Sans son immense fortune, il serait toujours puceau et en était pleinement conscient. Alors, comme les dés étaient pipés, autant y aller à fond. Mais elles n’étaient qu’une distraction futile et finalement assez vaine. Son véritable objectif restait la domination de cette espèce nuisible, origine de sa disgrâce, qui l’avait banni injustement à cause de sa laideur. Personne ne lui avait jamais donné sa chance, ne lui avait offert l’occasion de prouver la valeur de l’esprit tapi derrière ses traits disgracieux, à l’exception de sa sœur.

Vingt ans après la mort de son géniteur, il avait développé son propre empire médiatique, ayant compris très rapidement la place essentielle de l’image dans notre société et comment l’utiliser afin d’étendre son emprise. Il détenait une société de production de programmes audiovisuels leader sur le marché, et tenait la dragée haute aux Anglo-Saxons. Il était propriétaire de chaînes TV, d’un groupe de presse et de communication, il contrôlait l’information sur la Toile grâce à son propre moteur de recherche, venait tout juste d’acquérir les principaux réseaux sociaux et avait ses entrées auprès de tous les gouvernements, où il exerçait une influence certaine.

Dès son entrée à l’école maternelle, il avait été traité non pas comme un étranger mais comme un zéro au sens rien du terme. De ce fait, il était transparent, presque invisible.

Pour peu qu’on ait conscience de sa propre invisibilité, peut-on imaginer meilleur point de vue pour observer et étudier ses prétendus frères-congénères ?

Il interprétait ce contraint et cruel isolement comme une grâce : il lui était donné de comprendre le fonctionnement de cet animal pensant et ainsi de se détacher de cette abjecte humanité pour mieux la dominer.

À neuf ans, lors d’une ennuyeuse et interminable réunion de famille, il avait surpris une conversation entre deux de ses tantes. Lui, ses cousins et cousines étaient alors littéralement absorbés par un western où, comme d’hab, les gentils cow-boys massacraient les méchants Indiens sous le fallacieux prétexte qu’ils avaient volé quelques ruminants, emportant au passage les scalps de cinq riches propriétaires terriens. Louis résumait la problématique assez simplement : les Peaux-Rouges ne trouvant plus de bisons sur le marché étaient allés voir le voisin blanc pour lui prendre une ou deux vaches et avaient pensé très innocemment que le scalp blond à l’entrée du tipi serait la tendance déco de l’automne. N’est-il pas raisonnablement envisageable en effet de craquer pour un paillasson design après s’être acheté un steak haché ? Devinant la suite, Louis avait préféré se rendre à la cuisine à la recherche de quelque chose à dévorer et ainsi poursuivre sa conquête de l’espace physique tridimensionnel. Bien qu’il fût précédé par son ventre de presque trente centimètres, les deux femmes, comme le reste de l’univers, ne remarquèrent pas sa présence affamée. Une sœur de son père affirmait sans trouble : « La télévision a ceci de bon : plus les programmes sont débiles, plus les enfants sont sages ! »

La messe était dite ! Bienvenue dans le monde merveilleux de Walt Disney ! Peu importe ce que les enfants peuvent regarder, violence, sexe et mièvreries, les parents sont provisoirement libérés. Grâce à ces moments bénis, ils peuvent à nouveau se recentrer sur eux-mêmes.

Pour Louis, de tous les médias, la télévision était de loin le plus fascinant. L’événement le plus marquant du vingtième siècle n’était pas les deux guerres mondiales ou les différents génocides, mais l’avènement de la télévision dans un contexte de consommation de masse exacerbée par le libéralisme économique à l’échelle de la planète : la sacrosainte mondialisation. Sa conviction était qu’elle pouvait devenir pour les puissants un instrument de gouvernement qui tiendrait en respect sa population ; elle n’était plus substitut de pouvoir, elle possédait en elle-même une force qui fascinait et paralysait.

Tout homme accédant aux fonctions les plus importantes est limité par sa nature. Son action, légitime ou non, est restreinte à sa condition humaine et dissimule fatalement des failles. Louis sut très tôt que la maîtrise de l’image et sa diffusion en masse via la télévision permettaient de se présenter au monde d’une manière avantageuse – la critique, peu relayée (tous les médias étant directement ou indirectement sous son autorité), restant individuelle et sans réelle portée.

Jean Guéhenno, académicien et néanmoins écrivain du siècle dernier, énonçait cette perspicace dichotomie : « Il y a deux catégories de télévision : la télévision intelligente qui fait des citoyens difficiles à gouverner et la télévision imbécile qui fait des citoyens faciles à gouverner. » Pour Louis, Pandémonia constituait une expérience supplémentaire portant sur la nature humaine et allait bien au-delà du jeu de téléréalité. Sur la frégate militaire où toute la production s’était installée, naviguant à quelques milles de l’île, il observait sur les écrans de la salle de contrôle les comportements de ces petites créatures, installées dans un environnement difficile, voire hostile. Elles allaient être soumises à de rudes épreuves. Il les manipulerait physiquement et psychologiquement, testerait les limites de ces pseudo-aventuriers.

Il était Nemrod en route vers Babel.