Paulette est une ingrate - Virginie Paradiso - E-Book

Paulette est une ingrate E-Book

Virginie Paradiso

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Beschreibung

Sans tarder, faites la connaissance de Paulette, une fille ingrate et drôle, candide et impertinente, et plongez-vous dans son monde onirique !

Vous ne connaissez pas encore Paulette ? Ne paniquez pas, une séance de rattrapage est prévue. Paulette est une ingrate drôle. Candide et impertinente, avec sa jovialité, son humour décalé et son enthousiasme à toute épreuve, elle est un rayon de soleil. Quand on plonge dans son monde onirique, on boit une tasse de bonne humeur. Sa muse Clochette est le fil rouge de l’histoire. Atypique, Clochette est lumineuse, malicieuse, effrontée… et parfois paresseuse. Mais elle est terriblement puissante. Clochette associe la passion et la raison, souvent à contretemps. Dieu passe de temps en temps voir Paulette, même s’il se fait parfois remonter les bretelles. Un vent de désobéissance et de liberté souffle. Des bourrasques d’amour aussi, car Paulette n’est pas une économe du palpitant… Grâce à Clochette, Paulette princesse se transforme en Paulette suffragette. Au cours de cette mutation, on survole en musique l’insouciance des années quatre-vingts, les bouleversements des années quatre-vingt-dix puis les doutes de l’an deux mille. On atterrit enfin dans notre société moderne et décomplexée : Internet, les sites, les rencontres cocasses et la revanche d’une femme accomplie. Paulette nous surprend par son originalité et ses réactions fantasques. À mi-chemin entre Bridget Jones et Peter Pan, ce roman, saupoudré d’étoiles de Jean Cocteau, restitue à nos vies bien rangées, l’humour et la légèreté dont nous avons besoin.

Suivez l'évolution surprenante de la fantasque Paulette depuis l'insouciance des années quatre-vingts jusqu'aux années 2000 et 2010 dans une société moderne et décomplexée, dans un roman bourré d'humour, d'originalité et d'onirisme.

EXTRAIT

— Qu’est-ce que tu veux chameau de gosse ? Je savoure l’heure du snooze, un bon sommeil paradoxal où se mélangent zénitude et plénitude. Enfin, j’oublie ma servitude quelques minutes. La quiétude totale ! Clochette est ma muse. Elle ronchonne mais ne me laisse pas tomber. Je lui sonne les grelots et lui tire l’oreille à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Avec un gros soupir, elle finit par me répondre avec douceur, patience, objectivité et dérision.
Non, je ne suis pas schizophrène. Clochette est mon équilibre, ma bonne conscience, mon Jiminy Cricket. J’aime la regarder se reposer sur son lit de coton. Elle dort avec un sourire de bienheureuse, juste vêtue d’une mini robe en taffetas lavande. Elle a la joliesse et le charme d’une sirène, avec des ailes graciles et des étoiles dans sa chevelure ondulée.
— J’ai une idée du tonnerre Clochette. Mais sans la présence de ma muse chérie, c’est se lancer dans la bouillabaisse sans les poissons de roche, ou peine perdue si tu préfères.
— Tu veux devenir Chef ? Tous aux abris et au régime ! Les recettes, pour toi, c’est comme un énoncé de probabilités avec remise pour un billard chinois. Apprends déjà ce que signifie clarifier, mijoter, réduire, écumer, faire un lit, mouiller, barder, déglacer… Après on en parle.
— Meuh non, pas Chef… Écrivain.
— N’emploie pas de grand mot Paulette. Gratte-papier colle plus à ce que tu produis. Tu ne fais que noircir du papier avec un mouchoir humecté de larmes et de morve dans les mains, tout en espérant que chougner par écrit t’apporte la reconnaissance.

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Présentation de l'auteur

Virginie Paradiso est née en 1965. Petite dernière, élevée par sa grande sœur et ses frères dans la mouvance des années pop, elle est bercée par les Beatles et les Rolling Stones. Virginie est une boule à facettes, passionnée de voyages, de musique, de cinéma, de karaté et de cuisine. Profiter du meilleur de la vie est son credo, faire le clown une inclination. Si l’écriture est très vite le fil conducteur de ses rêves, le rire et l’enthousiasme en sont les batteries. Après de longues années d’études (et de plaisirs…) à Nanterre en Littérature, Économie et Droit, elle entre dans la vie professionnelle sans quitter le monde onirique grâce au dessin animé : elle s’occupe, en France, de Pokémon et des Tortues Ninja (entre autres…). Elle ne délaisse pas pour autant l’écriture et publie un recueil de poésies, Acte de Foi, en 2008. Paulette est une ingrate est son premier roman.

Tout n’est pas vrai. Tout est vraisemblable.

Prologue

— Tu voudrais qu’ils clabotent en se grattant la lune ? C’est une image Paulette, tu plaisantes j’espère…

*

— Coucou ma Clochette, tu es là ? J’ai besoin de ton aide. Allez Clochette, réponds-moi, c’est ton job… Je sais, je suis ton boulet, ta pomme Paulette, ton cas désespéré. J’ai une petite idée dont je voudrais te parler. Sans toi, je n’y arriverai pas. Réveille-toi…

— Zzz zzzzut Paulette.

— Tu boudes ? Tu as un tas de raisons, je l’admets… Je ne suis ni fidèle, ni conciliante, encore moins attentionnée. J’en ai fait qu’à ma tête. Tu m’en veux ? Pardonne-moi encore une fois. J’essaye d’être une bonne fille, tu sais. Je n’y parviens toujours pas. Mais connaître ses limites c’est déjà bien non ?

— Qu’est-ce que tu veux chameau de gosse ? Je savoure l’heure du snooze, un bon sommeil paradoxal où se mélangent zénitude et plénitude. Enfin, j’oublie ma servitude quelques minutes. La quiétude totale !

Clochette est ma muse. Elle ronchonne mais ne me laisse pas tomber. Je lui sonne les grelots et lui tire l’oreille à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Avec un gros soupir, elle finit par me répondre avec douceur, patience, objectivité et dérision.

Non, je ne suis pas schizophrène. Clochette est mon équilibre, ma bonne conscience, mon Jiminy Cricket. J’aime la regarder se reposer sur son lit de coton. Elle dort avec un sourire de bienheureuse, juste vêtue d’une mini robe en taffetas lavande. Elle a la joliesse et le charme d’une sirène, avec des ailes graciles et des étoiles dans sa chevelure ondulée.

— J’ai une idée du tonnerre Clochette. Mais sans la présence de ma muse chérie, c’est se lancer dans la bouillabaisse sans les poissons de roche, ou peine perdue si tu préfères.

— Tu veux devenir Chef ? Tous aux abris et au régime ! Les recettes, pour toi, c’est comme un énoncé de probabilités avec remise pour un billard chinois. Apprends déjà ce que signifie clarifier, mijoter, réduire, écumer, faire un lit, mouiller, barder, déglacer… Après on en parle.

— Meuh non, pas Chef… Écrivain.

— N’emploie pas de grand mot Paulette. Gratte-papier colle plus à ce que tu produis. Tu ne fais que noircir du papier avec un mouchoir humecté de larmes et de morve dans les mains, tout en espérant que chougner par écrit t’apporte la reconnaissance.

C’est vrai que j’ai griffonné en pleurnichant sur mon pauvre sort, ou en riant de me voir pleurnicher sur ledit pauvre sort. Aujourd’hui, j’ai choisi la dignité productive. Je consomme l’écriture comme une médecine douce. Un défi aussi. Devenir une loque en jogging de nylon, les cheveux persillés et filasse, les doigts jaunis par la nicotine, les lèvres teintées par le rouge aigre, c’est inacceptable.

Le respect de soi est un credo. Je suis une ingrate digne. Et soigner mon statut d’ingrate est une exigence de tous les jours, un rôle à tenir. J’y mets tout mon cœur.

— Non, je ne cherche pas la reconnaissance : l’écriture est un besoin, comme une araignée qui t’a piqué le creux poplité et ça te démange du feu de dieu.

— Et comment comptes-tu t’y prendre super Paulette ? Tu ne sais pas te servir correctement d’un Mac : tu t’énerves avec les majuscules et les minuscules, les accents circonflexes, et je ne te parle même pas du pavé numérique !

Clochette a absolument raison. Je revendique cette nullité technique générationnelle.

À l’école, j’ai appris la couture, les points de croix, les nids d’abeille, l’art de la table et du bien recevoir, savoir séduire en uniforme. Le cours de technologie nous apprenait à dessiner des cubes cassés en perspective.

Je dois donc me familiariser à la va-comme-je-te-pousse avec l’ordinateur, le web, le smartphone – encore un bidule de plus dans le sac à main – à communiquer par sms comme les ados.

— Et surtout Paulette cacahuète, as-tu songé un instant à ton impatience, ton manque de concentration ? Quand tu écris, tu te lèves toutes les deux minutes : tu coupes le son de la radio pendant la pub, tu ouvres dix fois la porte du frigo d’un air désespéré – non le chocolat n’est pas au frais – tu vides le lave-vaisselle, mets le linge à sécher, mixes la soupe, fais rentrer minou, et tu bois une gorgée de coca zéro à la bouteille, bien sûr. Puis tu files te balader parce que tu as mal à ton popotin à rester plantée sur ta chaise. Enfin, tu rentres, tu passes par la salle de bains pour badigeonner de baume tes lèvres que tu as mordues, et tu analyses précisément la croissance de ton bouton sur ton nez. Pense d’ailleurs à acheter de l’anticernes, tu clignotes !

C’est vrai que je me lève le matin avec une liste de devoirs à faire. Une habitude prise en classe. Une exigence quotidienne bien féminine. Et si j’accomplis plus de tâches que celles indiquées sur ma liste, alors je ressens une grande satisfaction. Comme dit la maîtresse, il faut prendre l’habitude de vous avancer dans votre travail, mes enfants.

Et comme toutes les femmes – les hommes n’ont pas cette faculté –, j’arrive à penser et à faire plusieurs choses en même temps. Faire l’amour par exemple, et se demander comment resserrer la branche de mes lunettes avec le petit tournevis, alors que j’ai les lunettes dans les mains et que je ne vois pas la fente de la vis.

— Clochette, je te promets de l’organisation et de la méthode, une gestion rigoureuse du rituel de ma dispersion. Mais j’ai besoin de ton discernement pour toute la mélasse que j’ai dans la cervelle. Donne-moi un fil conducteur, télécharge-moi un pare-feu, installe-moi une jauge antidébordement dans mes neurones et un disjoncteur si je pète un fusible. Sélectionne dans ma carte mémoire des données qui ne soient ni sournoises ni ennuyeuses. Apporte-moi de la tendresse quand je suis grognon, du courage quand je suis vidée. Et des MaronSui’s, Clochette chérie adorée de mon cœur.

— Aide-toi, le ciel t’aidera Paulette.

1. Un poisson rouge pour blue baby

Papilou, mon père, est revenu des États-Unis avec une poupée nommée Virginie pour ma grande sœur Sylvette. La petite fille qui manquait à la maison. Il n’en voulait pas d’une vraie, avec déjà trois gloutons à nourrir, Sylvette, René, et Louis.

À la maison, il y a des jouets partout : c’est les 24 heures du Mans dans le couloir. On entend le doux bruit des cris, et la bonne qui hurle après les garnements. On a aussi le privilège d’avoir la directrice du collège des garçons, qui appelle pendant l’heure du dîner pour être certaine de joindre le chef de famille.

Louis est encore collé, il a montré ses fesses au prof de maths. C’est ce jour-là qu’il a étrenné le cuir de la ceinture paternelle. Moumine, ma maman, par crainte de représailles, ne peut s’opposer à cette méthode et soigne les marques. Pour mon frère, s’asseoir sera douloureux un ou deux jours.

Il fallait donc un miracle pour que j’existe. Le miracle eut lieu avec le voyage de mon père, son retour semant la confusion sur la feuille de température. Super zut ! J’ai dû me tromper, a soupiré Moumine. Une petite tricherie sans conséquence…

Le 13 février, Moumine et Papilou débarquent en fin d’après-midi à la clinique du Belvédère à Boulogne. Les contractions reviennent toutes les vingt minutes.

— Il faut patienter, informe la sage-femme un peu embarrassée, le docteur est en rendez-vous extérieur.

Dans ces circonstances, la patience de Papilou est au niveau zéro. Il n’ignore pas que le Doc est un amateur de soirée cigare-poker.

— Qu’est-ce qu’il fout ? Il est où ? Il arrive quand ?

Papilou pointe deux bazookas bleus vers la pauvre dame qui rétrécit d’un mètre derrière son comptoir.

— Gardez votre calme monsieur, je vous en prie, je vais soulager votre femme en attendant son arrivée.

Un costaud en blouse blanche s’approche de Moumine, la piqûre en l’air. Ma mère bénéficie alors d’un super cocktail anesthésiant, soporifique et planant : le grand vol de l’éléphant bleu léger comme de l’éther.

En fin de soirée, Doc se pointe. Il embaume le couloir de vapeurs whisky et de cigare froid. Vu sa grise mine, il a perdu.

— Mais tout va bien cher monsieur, je suis à vous, suivez-moi au bloc avec votre bulldozer, car les travaux ont commencé…

— Nous avons une très jolie petite fille ma chérie, s’étrangle Papilou, mais elle est toute bleue, elle ne respire pas. Le barbiturique est passé dans le sang du bébé.

Papilou s’énerve vite. Diplômé de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort et de l’Institut Pasteur à vingt-deux ans, il ne supporte pas les incompétents. Il exprime sa colère sans retenue :

— Allez pousse-toi connard, donne-moi ma fille ! Va cuver ailleurs !

L’agneau désarticulé passe dans les bras du vétérinaire, plus habitué à décoincer les pattes repliées du poulain, à réanimer le veau né derrière les barbelés, et à extraire le chevreau mort dans le ventre de sa mère.

Papilou me tient par les pieds. Suspendue dans le vide, il me donne une claque sur les fesses.

… Pas de réaction. Les poumons sont collés.

— Allez, bébé bleu, crie, ouvre tes poumons, respire.

Pan, une autre claque plus énergique.

… Toujours ce silence interminable. Le silence de l’agneau.

Il sait qu’il n’a pas beaucoup de temps. Une minute au plus pour me sauver. Il garde son sang-froid, fait mine de contrôler son anxiété. Là, il faut y aller, c’est la dernière chance.

Papilou me flanque une méga fessée, prompte à soulever l’indignation des associations de la protection de l’enfance.

— Aaaaaahhhhhhhrrrgggg, tu m’as fait mal, Clochette vient à mon secours !

Enfin ce cri tant espéré. Viens ma petite fille, viens sécher tes larmes sur l’épaule de ton Papilou. Respire doucement… Ton souffle, c’est la mélodie du bonheur. Crie de ta voix de petit chat. Pleure sur mon épaule, mouche-toi sur mon épaulette… ma Paulette.

Et voilà, d’où vient mon nom ridicule à souhait, une sonorité de première guerre mondiale, alors que les Beatles sont à l’Olympia.

Tu m’as sauvée avec une fessée carabinée Papilou. Ce ne sera sûrement pas la dernière raclée.

Je ne devais pas être là. Pour faire passer la pilule, j’ai décidé d’être la poupée joviale, charmeuse et désopilante de toute la famille.

Le berceau est installé directement dans la chambre rose de Sylvette, la chambre des filles. J’ai eu une petite maman de dix ans. Près d’elle, la poupée respire doucement. Si le temps sourd et impatient s’est écoulé, demeure encore mon lit rose en fer forgé.

*

Justement, parlons un peu de mon lit… un grand lit d’enfant repeint grossièrement en rose malabar avec des arceaux en fer forgé, suffisamment tordus et rapprochés pour que l’enfant ne puisse pas passer. Oui, mais j’ai remarqué que celui près de ma tête est mal soudé au cadre… Voici enfin la mission du siècle, La Grande Évasion, le tunnel à la petite cuillère. Steve McQueen est de retour, Paulette aussi.

Il m’a fallu des heures, des mois de siestes à rester éveillée pour tirer, pousser de toutes mes forces, tordre le métal et rompre la soudure. Puis j’ai agrandi l’ouverture afin de passer par ce trou de souris. Une réussite exemplaire.

Un mercredi, alors que les frères et ma sœur sont à l’école, je reste à la maison sous la garde de la bonne portugaise, nommée Ida Lina, joli minois, fausse blonde de son état avec racines charbon, sourcils et duvet également.

Sachez que pour m’initier à la littérature française, Sylvette me lit régulièrement Les Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur. En voici une héroïne me dis-je, un modèle de compétition à imiter. L’heure est à mon émancipation comme la petite demoiselle.

Il ne me reste plus qu’à suivre le mode d’emploi indiqué. Je choisis donc une belle bêtise, bien méchante et irrémédiable : les poissons rouges cuisinés.

Il ne peut y avoir de meilleur choix, puisqu’est posé sur notre commode à foutoir, le bocal avec les deux poissons rouges de Sylvette, Jojo et Bubulle, impossible à distinguer l’un de l’autre selon moi. Cuisinés, découpés en tranches vivants, recouverts de gros sel, voici une initiation digne d’une Paulette en devenir. Je décide d’y ajouter une touche d’originalité. Les deux poissons ne bénéficieront pas du même traitement. L’élève dépassera le maître.

Enfin sonne l’heure de la sieste… le moment idéal pour exécuter mon plan de génie. Pour une fois, je ne ronchonne pas, ouh elle est très fatiguée Paulette. Oui je vais faire un gros et long dodo… Plus de bruit dans la maison, plus personne non plus d’ailleurs, puisque la bonne en profite pour monter dans sa chambre se reposer. Je ne suis pas censée pouvoir sortir de mon lit.

C’est ignorer les pouvoirs magiques de Super Paulette. Et Clochette n’est pas là non plus, youpi ! La voie est libre.

En petite culotte et maillot de corps rose rayé Petit Bateau dernier cri, je pousse l’arceau, me glisse hors du lit en me dandinant comme une chenille pour ne pas m’accrocher. Et hop, un roulé-boulé sur le tapis à fleurs bleues qui amortit la chute.

Je traîne la petite chaise derrière mon bureau jusqu’à la commode sans bruit. De toute façon il n’y a personne, mais on n’est jamais trop prudent : une initiation doit s’accomplir dans les règles de l’art avec discrétion, rapidité et contrôle.

Je monte sur la chaise. Je regarde les poissons comme les chats siamois dans la Belle et le Clochard. J’en saisis un comme je peux, et je referme mes petites mains. Ooh, c’est gluant, mouillé et ça gigote !

Pour descendre avec le monstre dans les mains sans tomber, comment faire ?

Je m’accroupis doucement et m’assois délicatement sur la chaise. Je pose un pied par terre, puis deux, et hop debout.

— Petit poisson, je ne te veux pas de mal. Je comprends que tu en aies ras le bol de tournicoter dans ce bocal. Tu as besoin de plus de place.

Je me dirige vers la porte… Super zut elle est fermée. Je m’approche avec le petit poisson agité qui me chatouille les doigts. Je tente d’abaisser la poignée avec mon coude, juchée sur la pointe des pieds. Trop petite, je suis toujours trop petite.

— Tu ne bouges pas, je ne t’abandonne pas poisson chéri. Je te pose juste une minute sur le tapis le temps d’ouvrir la porte. Sois sage.

Voilà, c’est ouvert, tout va bien. Je reprends mon trésor et lui chante une petite chanson adaptée par mes soins en son honneur.

Je l’attrape par la queue, je la montre à ces messieurs, ces messieurs me disent, trempez-le dans l’huile, trempez-le dans l’eau, il deviendra un poissonnet tout chaud.

Ti-clop, ti-clop-ti-clop, je trottine dans le couloir. Ooh quelle bravoure mademoiselle ! Tout ça me donne une envie de pipi. Vite, un arrêt aux cabinets d’abord.

— Pas facile de baisser ma culotte avec toi dis-donc.

Je monte, sans les mains s’il vous plaît sur les WC, serre le poisson dans une seule main pour… zip zip le malin s’échappe entre mes jambes. Plouf !

— Ooh ben tu es tombé dans la cuvette ! Ah tu voulais plus d’espace encore, une grande rivière pour toi tout seul ? Alors parce que tu es gentil, l’eau ne sera pas transparente, mais de la couleur du soleil, tu verras c’est plus joli…

— Hum… ayé. Tu vois nous sommes soulagés tous les deux, bon voyage petit poisson. À toi la liberté.

Et je tire la chasse d’eau. Ça, c’est fait.

Allez, depêche-toi Paulette. Occupe-toi du deuxième poisson, avant que la bonne ne revienne. Mais cette fois-ci, plus de porte fermée et plus d’envie de pipi.

J’attrape le second poisson. Je le dépose dans l’armoire rouge de mes Barbies, et le tasse dans le petit tiroir avec les chaussures et les sacs des poupées mannequin.

— Rentre là-dedans. Attends-moi deux minutes, je reviens. Et ne mange rien.

Je fonce dans le couloir-autoroute aussi vite que les Renault 8 Gordini bleu pétrole des frères. J’imite le vrombissement des gros moteurs en faisant vibrer mes lèvres et en crachouillant à moitié. Je passe devant le salon, la salle à manger, le bureau de Papilou, en direction de la cuisine. Je gare mon bolide, coupe le contact et claque la portière. La voie est libre… Mon Dieu que c’est froid ce carrelage, j’ai des frissons partout !

Chère Sophie, tu as dit du poisson rouge cuisiné, tranché avec du gros sel. C’est quoi le gros sel ? Le sel je sais ce que c’est, mais le gros sel, c’est parce qu’il a trop mangé ?

Toute l’épicerie se trouve dans les placards du haut, au-dessus des machines. Je tire une chaise de cuisine avec les pieds en métal qui font du bruit quand on les traîne, et un coussin en plastique orange dessus qui colle aux fesses, sur lequel on peut faire tomber les coquillettes sans se faire gronder.

Je l’approche de la machine qui tourne très vite. Je suis sûre que les parents ont choisi le placard le plus haut pour ranger l’épicerie, parce qu’il y a dedans les gâteaux et les immenses tablettes de chocolat mauve, où les noisettes sont trop grosses pour mes dents. Enfin, c’est ce que disent mes frères, qui ne veulent pas m’en donner au goûter.

Mission escalade sans équipement : je n’ai pas la trouille, je suis Super Paulette.

Mesdames et messieurs, nous assistons en un temps record à l’assaut de notre concurrente : je me hisse sur le plateau de la machine, me redresse sans basculer vers l’arrière, marche sur le bord du plan de travail, me décale vers les feux de la gazinière sans me coincer les pieds dans les grilles, puis j’ouvre la porte de placard.

Victoire incontestable de notre athlète Paulette.

Primo, je vais piquer la tablette de chocolat pour la cacher dans le lit de ma Barbie.

Secundo, je dois trouver ce que peut-être le gros sel, ingrédient de ma potion magique… Le temps presse Super Paulette. La bonne va revenir et ton poisson dans le tiroir à chaussure va s’ennuyer sans toi.

J’inspecte le premier étage du placard. Je saisis le reste de la tablette de chocolat que je coince dans ma culotte contre mon popotin bien au chaud. Le reste ne me dit rien.

À l’étage du dessus il y a plein de bocaux, de tubes et des pots de toutes les tailles et de toutes les couleurs agglutinés les uns aux autres. Je reconnais le sel, le moulin à poivre, le verre à moutarde avec Platini dessus, le Ketchup rouge, mais je n’identifie pas le truc gros sel. Je ne sais pas lire. Peut-être est-il au fond derrière, mais là je dois monter sur la cocotte en fonte. Heureusement que son couvercle est plat, bien que rempli d’eau. Super Paulette, ne renonce pas, vas-y. Oui c’est bien, tu es courageuse. Allez, attrape le gros bocal vert au fond.

Oups ! Qui n’a pas fermé le couvercle ?

Cling, crouic, blam ! Pourquoi trois bruits ?

Je me retourne : le pot s’est fracassé sur le carrelage en répandant les cornichons, le vinaigre, les oignons, les grains de moutarde, le poivre et l’estragon. La bonne est rentrée avec sa clé, a claqué la porte en hurlant de me voir si belle en ce miroir.

— Jésou Marie Josep, qu’eche que tou as fait, bilaine fille ! Regarrrde che foutoir, la cuichine elle est toute sale, faut que che cherpille tout. Oh là là, ch’ai pas achez de trabail comme cha, deschends de là. Non bouche pas tou vas te blecher.

Ida Lina, contrainte de mettre ses pieds dans le vinaigre pour me soulever, crie de plus belle avec des mots que je ne comprends pas, et me repose un peu plus loin.

— Va-t’en d’ichi, bilaine. Tu es punie dans ta chambre tout l’après-midi, plou de parc Moncheau.

Clac. Clac. J’écope d’une fessée sur mon derrière chocolaté.

Je décampe aussi vite que je peux, en émettant un ouin tout le long du couloir, telle une sirène de police. Le chocolat sautille dans ma culotte comme une boulette de popo. Je n’ai pas de larmes, mais je ressens plutôt la rage d’avoir été interrompue dans ma recette.

Paulette, ne perds pas ton sang-froid. Cache le reste de la tablette dans le lit de ta Barbie.

— Ah ben, j’ai oublié mon poisson… Tu as été sage en m’attendant ? dis-je, en ouvrant le petit tiroir de l’armoire. C’est bien, tu dors. Toi au moins, tu es gentil avec moi.

Ida Lina parfumée au vinaigre entre dans ma chambre, grogne, ouvre les rideaux, me remet mon kilt et mon chemisier. Elle mouche mon nez avec sa grande douceur habituelle, replace la chaise et m’assois d’office derrière mon bureau.

— Tou bouches plou et tu dessines.

Je renonce à négocier et m’exécute. Je préfère qu’elle sorte au plus vite de ma chambre… Hé hé, elle n’a pas vu le bocal !

Je fais un beau dessin pour me rattraper, une princesse avec une grande robe rose et des fleurs, un diadème dans ses cheveux blonds qui descendent jusqu’aux pieds.

Alors que je suis sage comme une petite fille modèle, j’entends un concert de cris au fond du couloir : mes frangins. Les deux tornades blanches en kimono reviennent du judo. Ils foncent à la cuisine pour goûter.

— Ida Lina, t’as mis où le chocolat noisette, il restait la moitié de la tablette hier, t’as tout bouffé ou quoi ?

Grand silence…

C’est au tour de Sylvette de rentrer de la piscine. Elle est fatiguée, ses cheveux sont mouillés et sentent pas bon le chlore. Elle est toujours belle que ce soit après l’entraînement, le petit matin, ou après une journée de devoirs sur table. Ma grande sœur est fine, élancée, les cheveux longs blond foncé avec des yeux bleu-gris comme Jane Birkin.

Ce n’est pas son jour : elle renonce à la compétition. Elle ne souhaite pas devenir baraquée comme une nageuse est-allemande, et Kiki Caron l’exaspère.

Je continue mon dessin. J’ajoute quelques étoiles et madame la Lune qui rigole.

— Bonjour mon gigot de sel, tu fais un beau dessin mon chou ?

Pourquoi me parle-t-elle de sel ? Elle a deviné et n’est pas fâchée alors ? Ouf. Je souris.

Pas longtemps.

Sylvette ouvre son sac de piscine, étend sa serviette et son maillot, essuie ses cheveux. Machinalement, elle saisit la boîte de nourriture pour Jojo et Bubulle, cette espèce de poudre couleur caca-boudin qui sent le pourri. Elle jette deux pincées dans l’eau…

— Ben, où sont mes poissons ?

Pas de réponse. Je poursuis mon dessin, très concentrée.

— Tu as touché à mes poissons Paulette ?

Je lève la tête. Je sens que mes joues chauffent comme le grille-pain. Mon regard s’échappe une fraction de seconde vers l’armoire à poupées, puis remonte sur les yeux de Sylvette inquisiteurs.

— Non, je ne sais pas. Moi je dessine. Je n’ai pas vu qu’ils s’étaient sauvés.

Ma réponse ne convainc pas ma grande sœur.

Des larmes commencent à perler le long des mes joues, mon nez coule et mon bidon gargouille. Une taloche s’approche à grands pas de mes fesses.

Je vois la colère monter au visage de Sylvette comme les bulles d’une bouteille de champagne, et ses yeux prêts à sauter comme le bouchon.

Sylvette est très irritée et triste. Elle perçoit ma peur et renonce à lever la main sur moi.

Elle me secoue comme un prunier tout de même. Je lui demande pardon. Je comprends que la cuisine ne se pratique pas toute seule, tant qu’on n’a pas atteint le mètre étalon.

Elle m’aime malgré tout. Je regrette de lui avoir fait de la peine.

2. J’écoute aux portes

— Mets-moi les casseroles, Sylvette, les casseroles encore.

Tous les jours, je réclame ce morceau des Rolling Stones, Honkytonk Women. J’adore la musique de ma grande sœur, je la préfère à Meunier Tu Dors ou la Cloche du Vieux Manoir.

Chaque soir avant d’aller dormir, j’ai le privilège d’écouter sur la platine de luxe de Papilou Petit Garçon de Graeme Allwright.

Mes journées sont réglées comme l’horloge parlante, malgré les engueulades dans la famille et les secrets dévoilés par bribes. Les frères et ma sœur font tout pour me préserver.

Le clairon sonne à sept heures et demie. Le petit déjeuner est toujours très agité dans la cuisine. Je m’habille à toute vitesse, ce qui est possible lorsqu’on porte un uniforme. Puis je file pour l’école où il y a des sœurs qui ne doivent pas écouter Jésus tous les jours, tellement elles sont grognons et autoritaires.

Tous les mois, je rapporte un bulletin de notes qui me fait plus mal au ventre que les règles pour les grandes filles. Grammaire et dictées, je ne décolle pas du zéro. En mathématiques et sciences, ce n’est pas nul, mais mauvais. Par contre, la poésie, le globe, le dessin et la gymnastique, j’excelle. Le pire étant la note de conduite, avec l’appréciation qui l’accompagne.

« Paulette n’écoute pas en classe, se dispute avec ses camarades quand elle ne les incite pas à être dissipées. Le Conseil se demande s’il sera possible de garder Paulette l’année prochaine. »

— Tu te rends compte Paulette ? Comment va-t-on montrer ça à Moumine et Papilou ?

J’écoute Sylvette. Je baisse la tête en me mordant les lèvres avec quelques larmes pour solliciter de la compassion. Ma grande sœur procède, trop souvent à son goût, à l’élaboration d’un argumentaire de défense en ma faveur face au tribunal.

Elle sera avocate plus tard, j’en suis sûre. Je l’ai entraînée à plaider pendant des années.

— Pour cette fois, on ne le fait signer que par Moumine. On cache ton bulletin derrière l’autorisation pour la sortie au zoo de Vincennes. Mais Paulette, tu ne peux pas continuer à faire le clown, il faut que tu fasses des efforts… Tu risques vraiment d’être renvoyée et que Papilou se fâche très fort. Et là, je ne pourrai plus t’aider.

Le suivant ne fut évidemment pas meilleur.

Mon indiscipline est exemplaire au cours de travaux manuels. J’imagine une activité bien plus ludique avec de la colle Scotch et de la colle blanche, qui sent si bon la pommade et que je mange.

À la place du carnet en simili cuir à fabriquer pour la fête des mères, je deviens une experte en cicatrice et en maquillage de cinéma sur mes copines. Je dépose un peu de crème avec la colle blanche sur le visage de mes modèles, pour préparer et illuminer leur peau, c’est bien plus seyant. Puis je réalise une cicatrice bien creuse et bien rouge avec la colle Scotch, en pinçant la joue en deux. Enfin, j’ajoute au stylo bille un gros trait noir sur la fente collée et des petits traits perpendiculaires pour imiter les points de suture. Un vrai travail de sorcier Cherokee qui recoud ses guerriers avec des épines de cactus.

Je remporte avec mes chefs-d’œuvre une mention spéciale dans mon bulletin, suite à la désapprobation des parents et les allergies développées sur mes cobayes.

Dans le feu de l’action, je ne tente même pas la conciliation et décide de ma propre initiative de signer le carnet de notes. Je me cache dans ma penderie et griffonne avec mon premier Stypen tout neuf, une signature digne d’un faussaire, avec une tache d’encre en prime.

Et hop, je planque mon carnet au fond du cartable jusqu’au lundi matin…

— Qui a signé votre carnet de notes ma fille ?

La mère supérieure et directrice – qui se prend pour notre maman à toutes, puisqu’elle est mariée avec Dieu, et que nous sommes les enfants de Dieu – me regarde d’un air suspicieux, totalement injustifié.

— Ce sont mes grands-parents, ma mère. Mes parents sont en voyage et je suis gardée par Bon papa et Bonne maman en leur absence, dis-je avec aplomb.

Je découvre qu’il ne faut jamais montrer que l’on est prise la main dans le sac. Le culot permet d’ajouter un mensonge encore plus grossier et visible que la bêtise elle-même.

C’est passé comme une lettre à la poste.

Soulagée, j’ai continué mon lot habituel de sottises et d’insolence.

Évidemment, je n’ai pas pensé que le pot aux roses serait découvert par mes parents le mois suivant. Je reçois donc une convocation au tribunal en bonne et due forme, en audience privée, à heure fixe, après mon bain, à dix-neuf heures, dans le grand bureau de mon père.

Il règne un silence anormal dans la maison. Chacun est dans sa chambre, porte grande ouverte, pour ne pas perdre une miette du tête-à-tête entre Papilou et moi.

J’ai très peur. Mes mains sont toutes mouillées et mes joues tremblent.

Je frappe.

— Entre Paulette. Viens ici.

J’avance à tout petits pas vers le bureau empire en acajou de Papilou. Sa lampe vert bronze n’éclaire que son visage. Il est assis, raide comme une sucette au sucre tournicotée, très grand, très fort, les sourcils froncés et les dents serrées. Mon carnet est posé sur son sous-main en cuir, ouvert à la page du délit.

Je reste debout, immobile. Ma robe de chambre écossaise traîne, car j’ai fichu le pied dans l’ourlet. Ma chemise de nuit se coince dans ma culotte. Mes chaussons ponchos se plient sous mes orteils parce qu’ils sont trop grands.

— Je n’ai pas eu l’occasion de voir ton bulletin de notes depuis au moins deux mois Paulette. Sais-tu pourquoi ? N’as-tu pas une petite idée ?

— Zzwwkkxehkkh…

— Parle plus fort Paulette, s’il te plaît. Je ne comprends pas ce que tu dis.

Je ne sais pas si j’ai plus peur de sa grosse voix, ou bien de son regard acier courroucé au-dessus de ses lunettes. En tout cas les deux s’assemblent pour me rouler comme une crotte de nez et me projeter du bout des ongles sur la moquette.

Papilou se lève de son fauteuil – non, il se déploie si je garde la proportion par rapport à moi – et retire d’un coup sec et précis sa ceinture des passants de son pantalon…

Pourquoi fait-il ça ? Il a envie d’aller aux cabinets ? C’est pressé on dirait.

Mon père milite pour l’égalité des sexes en matière d’éducation. Dans ce domaine seulement. Mais il est très motivé et convaincant.

— Tu n’as pas été sage en classe. Tu as signé ton carnet de notes en cachette. Tu as menti. Tu as triché. C’est très grave Paulette. Tu mérites la même correction que ton frère…

Il s’approche de moi. Il est très fâché. Il me fait peur avec ses yeux. Son visage est tout noir. Il lève le bras et me frappe avec sa ceinture. Je sens le cuir tourner autour de ma taille et finir par claquer d’un bruit strident le long de ma cuisse. Je déteste ce bruit. Je déteste les ceintures. Je déteste mon père. Je hurle de peur, tombe assise par terre, protège ma tête avec mes bras nus. Il continue à me fouetter là où il peut, trois fois en bas des reins et sur mes jambes repliées.

— File dans ta chambre et ne recommence jamais. Je te pardonne.

Moi, tant que tu seras vivant, je ne te pardonnerai jamais.

Je me sauve de son bureau en versant de vraies larmes. Je rentre dans ma chambre, me couche en fœtus sur mon lit, ma panthère noire dans mes bras. Je suis en colère. La ceinture, son regard, le geste ample et la sangle qui claque défilent dans ma tête. Je ne ressens plus la douleur physique tellement je souffre dans mon cœur.

Dès lors, mes relations avec mon père reposent sur la peur et la honte de son comportement violent. Je refuse le contact car je redoute le moindre dérapage. Je ne peux m’empêcher de penser à mon frère qui rapporte des bulletins de colle toutes les semaines, et écope de sa série de coups en échange. Un cycle infernal provocation-sanction. Il est un enfant battu. Moi, c’est la première fois. Ce soir, mon père m’a coupé le souffle.

*

Moumine reproche à Papilou de ne pas l’aider à s’occuper de nous. Elle a quatre mouflets à assumer – tous avec des problèmes différents – les supermarchés monstrueux pour des gloutons cochons, l’organisation de la maison, et puis faire le taxi entre le patinage, le judo et la natation.

Papilou lui rétorque qu’elle a une bonne à plein temps qui coûte les yeux de la tête, qu’elle ne gagne pas d’argent et dépense sans savoir lire un relevé de banque. Il lui rappelle l’inutilité de sa vie. Elle justifie ce statut de femme au foyer par une liste de devoirs et d’obligations. Moumine ne souhaite pas du tout rentrer dans la vie active. Sûrement par éducation, mais aussi par paresse. Elle estime que son époux amasse suffisamment d’argent pour être dispensée d’avoir une ambition professionnelle. Le statut social de femme de chef d’entreprise lui convient, et l’aisance compense son absence d’identité.

Alors faut-il s’en plaindre ? Femme gâtée qui ne l’admet jamais, elle sait manier le verbe, le provoque et déclenche chez mon père un sentiment de culpabilité très inconfortable. Celui-ci se transforme systématiquement en exaspération, colère et réduction à l’état de puzzle de tout objet ayant un son strident quand il est projeté : vase, lampe, assiette, verre en cristal, cendrier, flacon de parfum, miroir, bouteille de vin, etc.

Leur chambre, leur salle de bains et le bureau servent de ring de boxe. Moi, je suis devenue enquêtrice : la Fantômette qui raconte tout à ses copines éberluées le lendemain à l’école.

— Original ton maquillage de clown bleu violet et noir, Moumine. C’est rigolo, mais t’as dessiné qu’un œil, c’est exprès ?

La nuit du 16 avril, je me réveille et j’entends Moumine élever la voix au téléphone dans le bureau, juste en face de ma chambre.

Vite, j’ouvre ma porte et j’écoute ce qu’elle dit. Enfin du chaud bouillant, du nouveau à raconter, du mystérieux à décrypter.

— Dis-moi son nom, je veux savoir son nom, elle est ta maîtresse ?

Pourquoi parle-t-elle de maîtresse, il n’est plus à l’école, Papilou… C’est bizarre cette histoire. Bon, il faut que je réunisse le haut conseil des frères et de ma sœur.

Je comprends bien plus tard que mon père fait partie de ce club des Présidents, qui accèdent à la richesse et la considération par leur courage et leur travail acharné.

Influençable et avide de plaisirs, cette élite cède à tous les caprices qu’autorisent l’argent et la crise de la quarantaine. Le slogan de mai 68 « il est interdit d’interdire » convient finalement mieux aux membres de ce club de privilégiés.

Pour obtenir sa carte d’adhérent, il faut être amateur de barreaux de chaise Davidoff, rouler dans une Super Maserati bleu des mers du Sud à 230 kilomètres par heure sur autoroute, déjeuner à la Ferme Saint-Siméon à Honfleur, passer un week-end sur le paquebot France avec sa secrétaire préférée, et manger un canard au sang à la Tour d’Argent accueilli et reconnu par Claude Térail. Pas question de tolérer un autre champagne que le Krug millésimé, et la Vodka Czar’s gold rapportée la semaine précédente de Leningrad, en même temps que la boîte de 250 grammes de Béluga gris.

Et bien entendu, on doit se comporter comme un goujat, et ne pas hésiter à mépriser avec doigté sa tendre et chère épouse. Il est de bon ton de lui rappeler qu’elle a un QI de moule et ne connaît pas la signification du mot sex-appeal. Enfin, que pratiquer un sport de son choix serait très bénéfique pour sa santé après sa grossesse.

Cette mission accomplie, on passe membre d’exception.

La plupart d’entre eux, dont Papilou, sont les heureux gagnants d’une Vérification Approfondie de leur Situation Fiscale, dite VASF pour le fin connaisseur.

Une certaine madame Bataille, qui porte son nom comme un soufflet lancé, vient régulièrement à la maison, et s’installe en face de mon père dans son bureau pendant des heures.

Papilou ne l’aime pas beaucoup cette madame. Il dit qu’elle ne ressemble à rien, tellement son physique est ordinaire. Quand il a rendez-vous avec elle, il s’habille comme un miséreux de la Cour des Miracles : il enfile son sous-pull le plus moche en nylon jaune moutarde, un pantalon de velours élimé marron caca, des chaussettes trouées, détendues et dépareillées. Il ne se rase pas, se parfume encore moins.

Madame Bataille lui pose plein de questions, demande des tas de papiers, note des suites de chiffres sur son bloc d’un air appliqué et satisfait. Elle semble très bonne en addition et multiplication. Elle est inspectrice comme moi, une Fantômette qui rit qui pète comme Paulette.

— Vous avez acquis une Super Maserati en date du 18 mai, facture numéro 18051972 au garage Tiercelin, boulevard Heurteloup, à Tours, Indre-et-Loire 37, pour le prix total de quarante mille francs. Je ne vois pas de trace de paiement dans votre comptabilité. Pouvez-vous m’indiquer le mode de règlement ?

— Zghhwwxkk. Me souviens pas…

— Ah vraiment ? C’est regrettable cher monsieur… En l’absence de justification, je me vois dans l’obligation de réintégrer ce montant à vos revenus, vous le savez ? Pareil, je présume, pour la boîte de cigares 25 pièces de 18,7 centimètres Romeo y Julieta Churchill ?

Quand elle s’éternise à la maison, Papilou devient d’une humeur de rottweiler au fur et à mesure que la journée avance. À en dévorer tout cru Moumine. Particulièrement quand elle rentre dans le bureau pour lui raconter le défilé automne-hiver Christian Dior, maquillée comme Elizabeth Taylor, avec ses plus beaux bijoux et sa cape de renard sur les épaules.

— Oh chéri, j’ai repéré un merveilleux manteau en lynx et une toque en petit-gris.

— Zhwweixxkkzz ggrr ouaff…

Tiens, de temps en temps, Papilou utilise le même langage que moi !

Cette madame Bataille, plus forte que mon père malgré son physique de rien du tout, a remporté le combat et l’a touché en plein cœur.

Il a dû subir une ponction au portefeuille. Cette fois-ci, c’est lui qui a eu du mal à respirer normalement.

3. Du 90 B au Bac

On a tous dans le cœur une petite fille oubliée,

Une jupe plissée queue de cheval à la sortie du lycée.

Laurent Voulzy, Rock Collection.

J’adore cette chanson, que je chante faux à tue-tête dans la cour de l’école avec mes copines Coco et Véro. Surtout parce que j’ai le privilège, grâce à Sylvette, de connaître tous les extraits de rock intercalés, les Beatles, les Beach Boys, les Stones et Donovan…

J’ai dans les mains des atouts pour frimer et je les joue sans complexe. Le week-end, j’invite mes copines à la campagne en Touraine, à Saint-Avertin. Nous avons une magnifique maison blanche avec tennis, piscine, babyfoot, billard Nicolas et un jardin de deux hectares : un rêve que madame Bataille n’a pas réussi à nous confisquer, du moins pour l’instant.

Ce château magique nous aide à supporter les déjeuners et les dîners houleux avec les parents, qui dorment à poings fermés à onze heures du soir, KO après leur match de boxe.

Que la fête commence !

Être la petite sœur de grands frères qui côtoient des damoiseaux, plus attirants les uns que les autres, c’est merveilleux. Je me sens pousser des ailes comme Clochette, un tantinet jalouse.

J’ai surtout un avantage considérable sur mes copines : une paire de seins provocateurs, couleur de lait vanille-fraise. Je suis une Lolita avec deux pommes lisses et douces surmontées de deux joysticks, qui ne demandent qu’à jouer. Je donne libre cours à la nature et laisse ma poitrine gigoter derrière mon tee-shirt col V – ce qui frôle l’indécence au lycée – et suscite l’indignation – ou la jalousie – des bonnes sœurs.

Sous la contrainte et un mot dans mon carnet de correspondance, je dois aller m’acheter des soutifs à la Galerie Saint Didier. Avec un chèque de maman signé.

— Ah non, tu ne viens pas avec moi, c’est pas cool. J’y vais toute seule, je suis assez grande.

— Je veux bien ma chérie, mais tu choisis la taille qu’il te faut. Ceux de ta sœur sont trop petits. Fais attention le chèque n’a pas d’ordre, je te fais confiance.

Moumine parle des soutifs que je taxe à Sylvette, de taille 80B sans armature. Deux triangles apéritifs Belin sur deux Roberts, se bidonnent les frangins.

Je passe un jean Americanino, si resserré en bas que je ne peux glisser ma chaussette dessous, un sweat large et difforme qui dissimule mes melons et je file. Je pousse la porte de la Galerie et m’approche du magasin. Je suis à la fois rouge de honte, blanche comme un linge et bleue de trouille. Le drapeau tricolore. Personne à droite ni à gauche, je rentre. Je murmure :

— Bonjour madame, je voudrais des soutiens-gorge s’il vous plaît.

— Oui bien sûr mademoiselle, quelle taille faites-vous ?

Je décide, pour honorer la confiance de Moumine, d’être conciliante.

— 85B sans armatures merci.

La vendeuse reste perplexe et déballe sans me contredire quelques modèles.

— La cabine est au fond du magasin, je vous rejoins.

Je passe le premier, le deuxième, puis le troisième : deux éventails de l’Alsacienne sur mes coupes glacées.

La vendeuse ouvre délicatement le rideau et… s’empêche visiblement d’éclater de rire.

— Peut-être devriez-vous essayer un modèle de forme différente et d’une taille supérieure, mademoiselle. Plutôt du 90 B et avec armatures si je peux me permettre, car vous avez la poitrine ronde et écartée.

Mais, je vais lui casser la gueule si elle continue cette grosse vache ! 90B, ça ne va pas non ! C’est une dimension de mémé. Et pourquoi pas comme Gina Grololobridgida !

Je n’ai pas besoin d’ouvrir la bouche tellement je pense tout haut. La vendeuse perçoit immédiatement la violence de ma réaction à son encontre : mes deux lance-torpilles sont braqués sur elle, la fumée s’échappe de mes nasaux, et mon dentier de requin s’apprête à la déchiqueter.

Diplomate et commissionnée, elle ne se démonte pas et ajoute sur un ton très sensuel :

— Mademoiselle, vous avez une belle poitrine ronde, ferme et haute. Croyez-moi, de nombreuses femmes vont vous l’envier. Vous avez un avantage énorme, mais vous ne le savez pas encore. 90B ce n’est pas un fardeau à porter, c’est un cadeau de la nature qu’il faut montrer.

— Ah bon ?

Je reste bouche bée. Hébétée. Pétrifiée. Décomposée. Abrutie.

Et puis étonnée, soulagée, raccommodée, convaincue, enchantée. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Je suis stupide. Mais c’est bien sûr ma bonne dame, vous avez tout bon. Quelle découverte ! Quelle aubaine ! Quelle arme redoutable !

Du coup, je reviens à la maison avec trois soutifs 90B à armatures, satin et dentelle raffinée, fière et regonflée à bloc, poitrail en avant, de quoi faire la nique aux frérots. Reste à digérer ma corbeille de fruits avec mon mètre soixante définitif.

C’est bien le premier avantage à mon statut de fille que l’on me démontre. Parce qu’être une fille des années 80 en vérité, c’est la galère par nature. J’ai le sentiment d’être toujours moins tout que les garçons et de trimbaler ce handicap depuis ma naissance.

Déjà, je ne fais pas le poids en face d’un père, qui en plus de son autorité, détient le pouvoir, l’intelligence et le recours à la force nucléaire. Pour moi, contester un jour son absolutisme et le traiter de vieux con pour me faire une place, relèvent du miracle.

Ensuite, il me faudra bosser plus dur et bien plus longtemps en fac, pour me contenter d’un travail ingrat et contraignant, sous l’autorité de nouveau absolue d’un supérieur à coucougnettes.

Et puis les règles, c’est toujours une contrainte supportée par les filles. Typiquement une sanction pondue par un mec. Pourtant, je n’étais pas née moi quand Ève a tendu la pomme à Adam. Un satané truc qui vous cisaille le ventre une semaine par mois pendant quarante ans environ, soit 3360 jours d’enfer dans une existence de femme. De quoi refuser de naître.

Même si vous taisez soigneusement cette période que vous détestez, personne n’est dupe. Il n’y a qu’à observer la terrasse autour de la piscine pendant les vacances d’été. Vous voyez tout de suite les filles qui hissent le drapeau rouge : elles sont toutes en short sur un transat, ne veulent pas se baigner car l’eau est bigrement froide. Elles jouent les intellectuelles en lisant Sartre, et ne sont cérébrales qu’une semaine par mois. Aussitôt l’épisode terminé, elles redeviennent cruches ou chipies, Gertrude ou Pudentienne.

Les accessoires vestimentaires des filles ne sont guère plus attrayants : songez aux collants qui grattent et qui descendent, et vous obligent à passer régulièrement aux toilettes. Les hommes reprochent aux femmes leurs fréquentes envies. Ils se trompent de besoin. Les filles se planquent aux ladies room pour relever leur robe et tirer sur ce foutu collant, dont l’élastique à la taille a claqué, le bougre. Ajoutez-y les chaussures pointues et archihautes, avec lesquelles aucun homme n’a jamais marché, recommandées vivement par votre employeur avec votre tailleur, assorties au pull qui pique autant qu’il est joli. Restent les baleines des soutiens-gorge qui percent le tissu, et le string passé de la prostituée à la jeune fille de bonne famille, totalement insupportable.

Quant aux soins de soi et à l’hygiène, la liste est longue. Mieux vaut faire des heures sup si on ne veut pas être qualifiée de souillon : coiffeur, épilation, parfum, maquillage et crèmes mensongères hors de prix, pressing et moyens de contraception. J’oublie la lingerie fine à renouveler en permanence, à cause du débordement mensuel accidentel, mais habituel finalement.

Je décide donc de profiter au mieux de mon état naturel, pour faire bonne figure pendant les fabuleuses petites fêtes à Saint-Avertin. Un tee-shirt Fruit of the Loom, col V profond obligatoire, un blue-jean 501 délavé pour faire ressortir ma taille de guêpe et mon croupion de patineuse et des Stan Smith. Pour les dessous, le haut est bien, forcément, puisque conseillé par madame Soutif, et le bas toujours moche, en coton devenu gris et plutôt détendu. Tout mon charme réside dans mes yeux, bleu clair avec les cils noirs.

Regardez-moi au fond des mirettes les petits gars. Euh non, les yeux, c’est 40 centimètres plus haut !

J’aime et suis attachée à cette maison plus que tout. Ici, je suis dans mon élément. Une cheminée, des chiens, des chats, un perroquet sauvage et un raton-laveur. Je fais du vélo dans le jardin en accrochant des cartes à jouer avec des pinces à linge sur les rayons des roues. La joie dure jusqu’à trois heures du matin, suivie de la grasse-mat dans ma chambre tout en haut de la maison.

Pendant ces soirées magiques, ma place est devant le feu, sur le gros tapis de laine hypercrado et qui flaire horriblement le fauve. Je me couche, repose ma tête sur un chien, et caresse un chat lové le long de mon ventre. Je suis un animal. Je renifle le chien et ronronne comme le chat ; je ne peux pas dire que je remue la queue, mais c’est tout comme. Je n’ai besoin de rien d’autre pour être heureuse. Pas d’école, pas de patinage avec l’entraîneuse nationale que je déteste, et pas de bus à prendre. Ici, je fuis la bienséance, les artifices et la représentation sociale.

Clochette affectionne aussi ce refuge. Quand je l’appelle, elle apparaît immédiatement. Elle n’attend que ça. Même au petit matin, alors qu’elle est encore plus marmotte que moi. Nous sommes toujours partantes pour une grande vadrouille… C’est l’aube, les étoiles s’éteignent. Un thé léger, un coup de peigne. Le soleil nous attend, puis le coquin s’élève. En route pour une promenade printanière dans la forêt. Aller chercher du pain de bon matin. Marcher sur les violettes, les coucous, les genêts, cueillir à travers les murets les lupins, respirer le chèvrefeuille et le romarin…

*

Reine Monange est une jeune fille discrète. Celui qui prend le temps de la regarder la trouvera ravissante. Elle exprime une douceur feutrée dans ses gestes et son visage s’éclaire lorsqu’on lui sourit. Brune avec des yeux acajou, ses traits ont encore la rondeur de l’adolescence. Elle prépare son baccalauréat section B au lycée Balzac de Tours. C’est une élève appliquée, appréciée de ses professeurs et de sa famille. Ses parents habitent un hôtel particulier cossu place Rabelais en centre-ville, mais aussi une demeure du xviiie, baptisée les Douze Chênes comme dans Autant en emporte le vent, à une quarantaine de kilomètres près de Chinon. Son père est vigneron. La semaine, il s’occupe de ses vignes, qui n’ont pas obtenu, à son grand regret, l’appellation « Chinon », car son domaine se situe sur Cravant-les-Coteaux. Sa femme se charge de l’administration de la petite entreprise familiale et de ses enfants, Reine et Désiré, son frère aîné. Ce dernier se destine à la prêtrise. Une profonde vocation plutôt que le respect de la tradition. Également parce qu’il n’a pas un tempérament de baroudeur et une peur panique des difficultés de la vie moderne. Tous les jours en bavardant très librement avec son grand frère, Reine se dit que c’est bien dommage que la gent féminine soit privée d’un aussi séduisant et brillant jeune homme. En effet, si Désiré est un garçon fragile et un peu raffiné, personne ne s’interroge sur ses attitudes un tantinet équivoques.

Madame Monange et ses enfants retrouvent monsieur Monange le vendredi soir à Cravant. Le cœur de Reine s’embrase lorsque la voiture pénètre dans l’allée de chênes qui conduit à l’ancienne demeure. Selon son humeur, elle grimpe les escaliers à double révolution, à droite lorsqu’elle a beaucoup de devoirs, à gauche lorsque son esprit est apaisé.

La jeune fille profite alors du feu de bois allumé par son père avant la venue des siens, et du fumet du pot-au-feu qui s’échappe de la marmite et envahit le foyer. Elle se dit que les poutres et les tapisseries connaissent cette ambiance depuis des centaines d’années.

Puis elle se rend dans sa chambre petite et mansardée de sage demoiselle. Entre son lit bateau contre le mur, sa table de chevet, son scriban et sa bibliothèque, elle se sent chez elle, dans son nid.

C’est ici qu’elle s’autorise les rêves les plus fous. Elle ne l’avouera jamais, mais elle s’ennuie à mourir. Et plutôt que de mourir, Reine préfère rêver.

Elle a un goût prononcé pour les passions de l’âme, non pas celles de Descartes, mais les tourments vécus par les romantiques, Stendhal en tête de liste et Julien Sorel sur le podium.

Et pourtant, elle sait que cet individu n’est qu’un ambitieux et même un arriviste – comportement attribué pour la première fois à Rastignac par HB, comprenez Honoré de Balzac.

Reine voudrait tant être convoitée comme l’orgueilleuse et la désirable Mathilde, elle qui passe tellement inaperçue. Elle aimerait tant se donner qu’à un seul homme, son Julien, mais succomber à deux interdits, d’un côte le rouge du militaire et de l’autre le noir du clergé. Elle lui pardonnerait toutes ses fautes, pour quelques instants de présence. Après tout, son crime est seulement d’avoir profité des femmes pour se hisser dans la haute… personne n’y laisse sa tête aujourd’hui. On en serait plutôt fier.

La lectrice passionnée aurait bien parlé de son inclination pour Julien à son frère, et de son désir de voir les prêtres être autorisés à aimer quelqu’un d’autre que Dieu, mais Clochette est intervenue à temps :

— Tu ne vas pas raconter ton fantasme de soutane à Désiré ! Tu serais considérée comme une déviante. À moi, tant que tu veux.

Dès lors, elle passe des nuits à discuter avec Clochette de son héros, qui a bien existé sous le nom d’Antoine Berthet et dont s’inspire Stendhal. Puis elle s’endort apaisée, oubliant même de faire sa prière. Elle ne s’ennuie plus, son rêve a un visage.

*

— Alors Paulette, c’est à toi. Arrête de rigoler et joue, il est quatre heures du mat ! Lance-les tes dés, je voudrais aller me pieuter, s’impatiente Louis, mon frère.

Les parties de Yams n’en finissent pas. À quatre colonnes, libres, montées, descente, et annonce, toujours la plus dure. Celle qui reste à la fin. Il me faut au moins trois six pour totaliser 63 points et ajouter les 50 de bonus. Trois lancés de dés.

— Ppphhouff, j’ai qu’un six. Caramba encore raté.

— T’as paumé, Paulette. T’as pas ton bonus. Je t’ai coiffée au poteau.

Il jubile et fait la danse du ventre.

J’ai perdu au Yams, mais j’ai gagné mon défi : la séduction par le rire. Le fou rire permet des gestes interdits comme toucher la main du beau gosse, ami de Louis, assis à côté de moi, plus âgé et tellement inaccessible. Je l’embrasse lorsque je réussis mon full ou mon carré, je m’épanche sur son épaule quand je rate la suite. Je ne sais pas où cela va me conduire et peu importe le résultat : je me fais plaisir. Demain nous ferons la revanche et peut-être que Beau Gosse agira comme moi. Du moins je l’espère.

La vie s’accélère maintenant. Vite, je dois grandir. Je dois paraître mature et femme pour ne pas sembler ridicule devant les amis de Louis, de cinq ans mes aînés. Je suis surveillée par mon frère, sans que je le sache. La sentinelle du haut de sa tour de contrôle me laisse papillonner, roucouler, frétiller à ma guise, mais avec le doigt sur la gâchette.

Les parties de jeux nocturnes et les séances de cinéma à la maison se succèdent : Papilou a investi dans le premier magnétoscope avec le système VCR de Philips. Vautrés dans le salon, ma copine Véro dans les bras de mon frère et moi dans ceux de Beau Gosse – euh, non, à côté de lui en vérité – nous nous enfilons la série des cinq Angélique.

Que c’est bon un peu d’eau de rose sur nos âmes d’adolescents ! Du romanesque, de la passion, de la sensualité et des belles lettres d’amour. Surtout de la part des autres, cela évite de se dévoiler soi-même.

« Il ne faut pas se faire des souvenirs au-delà de ses moyens », rétorque Desgret à Angélique.

Oh que si alors ! C’est comme cela que je me sens vivante : vibrer, écrire, se surpasser… Provoquer des situations déstabilisantes est bien plus palpitant que d’être consciencieuse à l’école, et de rentrer dans une famille où il ne se passe rien. J’ai finalement la chance d’avoir des parents qui se tapent dessus et ne s’occupent pas de leurs lardons. Dès lors, je peux aller avec Louis à la séance de minuit voir Phantom of the Paradise, écouter de la musique à la Périgourdine à Saint-Michel, refaire le monde jusqu’à l’aube. Le lendemain, je me pointe à l’école en mode zombie ou je décide de sécher les cours. Personne ne fait attention à moi et ne s’aperçoit que je roupille en haut dans ma tour d’ivoire.

J’ai un sérieux programme pour cette année : réussir mon bac et mon initiation sexuelle.

Dans le premier cas, un travail conséquent à compter des vacances de Pâques doit suffire. Je négocie un peu de chance en maths auprès de Clochette, en échange de quelques soirées d’écriture. J’assure un maximum de connaissances en histoire-géo pour compenser mon archi nullité en allemand. Je vise la note maximale en gym.

La seule qui n’ait pas déserté pour mon oral de rattrapage, est ma cousine Zezette de trois ans mon aînée. Trois jours de révisions intensives en perspective.

Joli brin de demoiselle, elle a des yeux bruns en amande surmontés d’une ligne de sourcils en accent circonflexe comme Sofia Loren et les pommettes hautes. Zezette a un corps de petite fille, sans hanches ni seins. Et aussi le grain de folie de la famille qui nous apporte charme et spontanéité.

Zezette est zen. Elle ne panique pas et ne s’avoue jamais vaincue.

— Écoute Paulette, c’est compromis, mais pas désespéré. Je vais t’aider à revoir la philo et l’anglais, mais pour l’allemand, trouve un stratagème car il te faut un cinq minimum.

— C’est pas juste, on m’a collé six en philo ! T’as vu le sujet ? « Faut-il présumer que l’histoire a un sens ? » J’ai cité toutes les références des annales : Hegel et la raison dans l’histoire, Marx et le matérialisme historique, Kant et l’histoire universelle. Je suis furax.

— Arrête d’être de mauvais poil. Maintenant ça ne sert plus à rien. On a trois jours pour réviser vingt thèmes de philo, quinze textes d’anglais et quinze d’allemand. Là c’est la tuile, je te l’accorde.

C’est la première fois que je veille jusqu’au milieu de la nuit pour bosser, et là, j’ai une énorme envie de roupiller.

L’oral est au lycée Carnot. Zezette m’accompagne et me soutient.

Je passe la philo et l’anglais. Rien de transcendant.

— Paulette, démerde-toi, invente la poudre, mais il te faut vraiment quelques points en allemand.

Allo Clochette, y’a quelqu’un au bout du fil pour un coup de main ou un coup de génie au choix ?

Au tour de l’oral d’allemand. Je pénètre à pas de loup dans la salle, présente ma liste de textes. L’examinatrice choisit un texte de Brecht. Je fais mon speech en francisant tous les verbes. C’est court, nul, de la paraphrase et je ne peux même pas répondre à ses questions qu’elle simplifie de plus en plus.

— Pourquoi êtes-vous si mauvaise mademoiselle, c’est votre seconde langue et vous l’étudiez depuis la quatrième ?

— Oui ma bonne dame, merci de poser la question… en fait je ne suis arrivée que cette année sur Paris et ma seconde langue en province était le russe. Ma nouvelle école n’enseignait pas le russe…

Heureusement que l’examinatrice ne parle pas le Popov, car à part Vodka, je ne connais pas un traitre mot de russe. Elle me gratifie d’un cinq sur vingt pour le baratin. Ouf ! Bien payé le mensonge.

Zezette et moi attendons deux heures assises par terre les délibérations. On envisage toutes les probabilités. Et puis je file chercher les résultats :

— Paulette… 195 points sur 400… 20 sur 20 en sport donc plus 10 points, ce qui nous donne un total de 205, vous êtes reçue.

— Yeeeesssss ! Zezette tu es où ? Je l’ai, je suis reçue mon chou !

Je lui saute dessus, l’embrasse et pleure. Je hurle tous les gros mots de la terre. Enfin la clé de la liberté, je souffle, je respire l’air pur du soulagement.

La réussite ne peut être complète qu’avec mon initiation à l’amour physique. Je choisis Beau Gosse comme tuteur. Il est parfait pour un début. Un peu rondouillard, il est surtout doux et rigolo. Beau Gosse joue pilier, autant dire que c’est un traversin avec un oreiller comme bedaine. Très confortable et rassurant. Je lui montre une force tranquille, slogan à la mode, mais en vérité je suis morte de trouille…

J’irai au bout de mes rêves

Tout au bout de mes rêves

Où la raison s’achève

Tout au bout de mes rêves…

Jean-Jacques Goldman

Allez J.-J., donne-moi un petit coup de pouce.

Je dois être fin stratège pour organiser une soirée avec mon étalon. Il faut que la maison soit déserte un soir de semaine et ne pas tomber dans une période incommodante : c’est l’équation à résoudre.

L’inconnue réside dans le consentement de Beau Gosse. Il a une petite amie attitrée depuis deux ans, de son âge, que je connais. Je pars donc avec deux obstacles à surmonter : primo, je suis trop jeune et deuxio, il ne m’aime pas.