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Deux histoires sont contées dans ce livre. L'étrange destin des soeurs Michon. Les jumelles mènent une vie tranquille. L'arrivée inopinée d'un étranger va les entraîner dans une aventure rocambolesque qui bouleversera définitivement leur existence. L'affaire Georges Navet. La vie s'est arrêtée au dix-neuvième siècle chez les Navet. Georges n'est ni désiré ni accepté par son père. Il devient un être asocial relégué dans sa ferme isolée. La découverte d'un squelette dans sa propriété fera de lui un coupable idéal.
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Seitenzahl: 211
Veröffentlichungsjahr: 2023
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L’étrange destin des soeoeurs Michon :
Une vie simple et sans histoire
L’enlèvement
La séquestration
La séduction
La vengeance
La découverte
Le départ
Le retour
Une nouvelle vie
L’affaire Georges Navet :
Un mauvais départ
Une enfance malheureuse
Père et fils
L’école
Le retour
Un coupable idéal
La prison
La proposition
Une nouvelle inattendue
La libération
L’accident
« Il faut toujours un coup de folie pour bâtir son destin. »
Marguerite Yourcenar
Qui aurait pu imaginer, connaissant les jumelles Michon, demoiselles sans histoire, qu’un tel destin scellerait leur petite vie tranquille dans ce village perdu au fin fond de la campagne périgourdine ? Il faut dire que depuis ces quarante dernières années, Mathilde et Clotilde n’avaient guère bougé de la ferme où elles avaient vu le jour, et ne connaissaient rien de ce qui se passait dans le monde en dehors des nouvelles entendues à la radio qu’elles écoutaient tous les matins autour du petit déjeuner, et des journaux que le facteur déposait une fois par semaine.
Du lever au coucher, leur vie était faite de rituels bien réglés depuis leur plus tendre enfance. Mathilde se levait toujours la première, dès que le jour pointait. Tel un métronome, elle réglait la vie de sa sœur avec une précision pointilleuse. C’était une habitude transmise par leur père, toujours prêt, dès l’aube, à prendre le chemin de l’écurie pour soigner les bêtes et vaquer aux travaux de la ferme.
Depuis que le père était parti pour l’autre monde, la mère, à son tour, avait tiré sa révérence et les deux sœurs étaient restées seules pour continuer ce qu’avaient toujours fait leurs parents : soigner les bêtes, retourner la terre, semer, récolter, aller au marché du village voisin une à deux fois par mois vendre leur maigre production. Ces jours-là, de bon matin, Mathilde attelait le vieux cheval de trait à la carriole et elles partaient avec leur chargement, ne rentrant que lorsque toute leur récolte avait été vendue, quelques francs en poche qui leur permettaient de vivre chichement. Elles n’avaient pas de grands besoins et se contentaient de ce qu’elles avaient, sans tralala ni fantaisie.
Elles avaient quitté l’école à treize ans après leur certificat d’études et étaient restées auprès de leurs parents, aidant la mère aux travaux ménagers et le père à la ferme.
Elles ne s’étaient pas mêlées aux distractions de la jeunesse du village, n’avaient pas fréquenté les bals ni participé à aucune activité en dehors des promenades familiales après la messe et le repas dominical. Elles étaient considérées comme des filles pieuses, des demoiselles sages, gentilles et de bon service.
Elles fuyaient la présence des garçons ; on ne leur avait jamais connu la moindre amourette. Elles étaient vierges et pensaient le rester jusqu’à la fin de leurs jours, non parce qu’elles étaient laides, bien au contraire, mais c’était ainsi ; la vie n’avait pas voulu les séparer, et faire entrer des hommes dans leur intimité leur avait toujours paru trop compliqué.
Elles étaient pourtant ce qu’on aurait pu appeler deux belles plantes. Assez grandes, naturellement souples bien que costaudes, la taille bien prise, le mollet alerte et fin, le visage d’un bel ovale, une bouche charnue et sensuelle, deux yeux clairs, presque gris, une chevelure abondante et brune ; elles auraient pu séduire plus d’un prétendant.
Clotilde avait un petit quelque chose de mutin qui lui ajoutait le charme qui manquait à sa sœur, plus renfermée, plus sauvage, moins fine d’esprit. Avec l’âge, Mathilde s’était épaissie, sa démarche était devenue plus lourde, ses traits s’étaient durcis et elle ne mettait aucun soin à sa toilette alors que Clotilde était restée mince et s’attachait à une certaine coquetterie qui agaçait sa sœur. Leur vie campagnarde et retirée ne leur avait jamais permis de sortir de cette solitude à deux ni de se préoccuper de savoir si elles étaient séduisantes. Toujours propres mais sans recherche, leur garde-robe ne se composait que de vieux habits datant du temps où la mère les emmenait en ville acheter robes et manteaux qui devaient durer jusqu’à l’usure irréparable.
Depuis toutes ces années, elles n’avaient jamais dépensé le moindre argent pour renouveler ou ajouter des nouveautés à leur garde-robe, raccommodant, détricotant et retricotant chaque fois que nécessaire. Leur seul luxe était d’acheter, au marchand ambulant qui s’installait sur la place de l’église au mois de septembre de chaque année, une paire de godillots qui devaient faire le plus d’usage possible. Ces chaussures ne servaient que pour les grandes occasions, la messe du dimanche et les jours de marché. Pour la maison et les jours ordinaires, elles se contentaient de charentaises qu’elles enfilaient dans des sabots pour aller au jardin et soigner les bêtes.
Lorsque leur tignasse devenait trop envahissante, elles se coupaient à tour de rôle l’excédent de cheveux comme l’avait fait leur mère depuis leur enfance et ne dépensaient pas un centime en coiffeur ni en produits de beauté. Leur toilette était faite avec le savon de ménage et le seul parfum qu’elles connaissaient était celui laissé sur leur peau par la lavande qu’elles plaçaient dans l’armoire, sur leur linge.
Debout dès potron-minet, Mathilde passait le café, additionné d’une cuillerée de chicorée pour en couper l’amertume, et parce que le café, ça coûte cher ; elle coupait deux grandes tranches de la miche de pain remisée dans la huche, ouvrait un pot de confiture, faisait rissoler une tranche de lard et cassait deux œufs dessus. Lorsque la pendule comtoise sonnait sept heures, elle allumait la radio et criait à la cantonade :
« Clotilde ! C’est l’heure ! Lève-toi ! »
Comme Clotilde tardait en baillant et s’étirant, enfoncée jusqu’au menton dans la chaleur du lit, savourant les derniers instants de farniente, Mathilde ouvrait brusquement la porte de la chambre, prenait à deux mains draps et couvertures et les rabattait d’un coup sec en disant :
« Millo dious ! Vas-tu te lever fainéante ? »
Clotilde se levait alors à regret en maugréant, enfilait le vieux tablier qui lui servait de robe de chambre et se dirigeait en trainant les pieds dans ses charentaises jusqu’à la cuisine. Les deux sœurs prenaient leur petit déjeuner en écoutant les nouvelles à la radio, commentaient les événements, discutaient sur le sens à leur donner ; l’émission terminée, chacune vaquait à ses occupations.
Mathilde partait soigner les bêtes pendant que Clotilde rangeait la maison et préparait le repas de midi qu’elles prenaient, face à face, occupant la même place qui leur avait été octroyée depuis qu’elles avaient été en âge de se tenir à table. Le repas avalé, la vaisselle lavée et rangée, elles prenaient un ouvrage, s’asseyaient derrière la fenêtre jusqu’au repas du soir. À dix-neuf heures trente, elles dînaient, écoutaient la radio et allaient se coucher à vingt-deux heures.
L’été, aux mêmes heures, elles faisaient les mêmes choses, travaillaient la terre, faisaient conserves et confitures, s’installaient dehors, sous la tonnelle et allaient parfois faire une promenade digestive après le dîner, bras dessus, bras dessous, autour de la place du village ou dans un petit chemin de terre derrière la maison. D’année en année, elles avaient toujours vécu ainsi et ne s’en plaignaient pas.
Ce matin du vingt et un décembre 1955 était un jour particulier. Comme tous les ans à cette époque, Mathilde avait préparé un petit déjeuner spécial, celui des jours de fête et des matins de Noël.
Sur la grande table en bois qui occupait le centre de la pièce, devant le cantou où elle avait allumé un bon feu, elle avait disposé, sur des napperons de dentelle blanche, deux bols de porcelaine, ceux-là mêmes qui ne servaient que dans les grandes occasions. Elle avait versé le café dans une cafetière assortie et, dans une assiette, elle avait posé les tartines grillées. Dans un ravier, un beau morceau de beurre n’attendait qu’à être tartiné, et un pot de confiture des cerises du jardin viendrait compléter le festin. Dans un plat, les tranches de lard et les œufs fumaient, dégageant une bonne odeur qui aiguisa l’appétit de Clotilde. En voyant cette installation, alors que ses narines étaient agréablement chatouillées pendant qu’elle s’attardait au lit, elle fit l’étonnée.
Elle questionna sa sœur, mi-figue, mi-raisin :
« C’est-y qu’on serait déjà à Noël ?
— Mais non, grande godiche ! S’exclama Mathilde. C’est notre anniversaire, aujourd’hui !
— Ha ! Fit Clotilde. C’est vrai. Eh bien, il n’y a pas de quoi en être fières et je m’en serais bien passé ! Millo diou ! Quarante ans ! Et qu’est-ce qu’on a fait de notre vie, hein ? Pas de mari, pas de gouillat ! Rien que cette vieille bicoque, toi, moi et nos poules ! En voilà une belle besogne ! Et qu’est-ce qu’on va faire, aujourd’hui, pour fêter ça ? Comme d’habitude, on va soigner les bêtes et aller au cimetière nettoyer et fleurir la tombe de nos vieux qui dorment là-bas et qui s’en moquent bien de ce qu’on devient ! Finitelle en écrasant une larme d’un doigt rageur.
— Tais-toi donc, malheureuse ! Protesta Mathilde. Si la mère t’entendait ! Et puis arrête, tiens, tu vas me faire pleurer, moi aussi, c’est malin ! »
Tout en palabrant, Clotilde avait tartiné le beurre et la confiture sur les tranches de pain. Elle en tendit une à sa sœur.
« Bon anniversaire quand-même, sœurette. Lui souhaita-t-elle.
— Merci, répondit Mathilde un peu renfrognée. Bon anniversaire à toi aussi. »
Les deux sœurs dévorèrent de bon appétit le contenu des assiettes et n’en laissèrent pas une miette. Tout en mangeant et en buvant leur café, elles avaient continué à discuter, se chamaillant, comme tous les ans, sur la question de savoir qui d’entre elles était l’ainée. Mathilde avait vu le jour la première, Clotilde prétendait donc être l’ainée puisque les premiers arrivés doivent forcément être les derniers. Elle démontrait par A + B que c’était elle qui avait été conçue la première et qu’en conséquence, placée au fond de l’utérus de leur mère, elle avait bien été obligée de laisser passer sa sœur pour pouvoir à son tour pointer son nez à la lumière de la vie. Mathilde finissait toujours par avoir le dernier mot :
« Ha bah ! Ça nous fait une belle jambe, tiens, de savoir qui est l’ainée. Le fait est qu’on est là, toi et moi, un point c’est tout ! »
La table débarrassée, la vaisselle lavée et rangée, Mathilde enfila un vieux pardessus qui avait appartenu à son père, chaussa ses sabots et prit le chemin du poulailler. Clotilde se retira dans leur chambre pour faire sa toilette du dimanche. Munie d’une grande bassine en fer, d’une bouilloire d’eau chaude et d’un savon de Marseille, elle se déshabilla, se bassina avec soin, se lava les cheveux ; nue devant la glace de l’armoire, elle s’attarda à se regarder sous toutes les coutures.
« Quand-même, se disait-elle, je ne suis pas si moche. Bon, d’accord, j’ai quelques rides, là, au coin des yeux. Mais j’ai encore de beaux cheveux, mes yeux sont clairs et j’ai d’assez belles jambes. Et puis, je suis plus fine que Mathilde. Elle, elle a beaucoup grossi. Elle tient ça de maman. Moi, je tiens plutôt de papa, qui était sec comme un coup de trique. »
A cette pensée, elle sourit, revoyant son père, finalement plutôt bel homme. Elle brossa sa tignasse brune où commençaient à poindre quelques fils argentés, l’attacha avec un peigne sur la nuque et, coquette, tartina ses lèvres de rouge, ce tube qu’on leur avait offert pour leurs vingt et un ans, qu’elle n’avait jamais réussi à user tant il était rare qu’elle ait eu à s’en servir. Mathilde avait rangé le sien dans le tiroir de sa table de nuit sans l’avoir jamais utilisé et l’avait oublié. Satisfaite de son image, elle enfila une robe-tablier propre, fit le lit, rangea la chambre et passa un coup de balai dans la cuisine. De retour du poulailler, crottée et mal coiffée, Mathilde stoppa net en apercevant sa sœur.
« Tu vas au bal ou bien c’est-y le carnaval aujourd’hui ? Lui jeta-telle. »
Clotilde lui répondit par un haussement d’épaule.
« Dépêche-toi donc de te préparer ou nous allons être en retard à la messe. La tança-telle. »
De retour de l’office, les deux sœurs déjeunèrent. En attendant que Mathilde ait fini ses rangements, Clotilde s’installa avec un ouvrage derrière la fenêtre qui donnait sur la seule rue du village, le traversant de part en part. Ce village avait connu, autrefois, avant la guerre, une effervescence qui n’était plus d’actualité. Les jeunes étaient partis travailler à la ville, les vieux n’avaient pas été remplacés dans les fermes dont la plupart, aujourd’hui à l’abandon, menaçaient ruine. Le boulanger avait fermé boutique quelques mois auparavant faute de clientèle et ne restaient, pour approvisionner les trois-cents âmes qui s’entêtaient à vivre dans ce lieu isolé, que le bistrot-restaurant-épicerie. Etant donné la faible affluence, le gargotier n’avait pas de mal à servir tour à tour les clients de l’un ou l’autre de ces commerces.
Outre le facteur qui montait au village quand il y avait du courrier à distribuer, un boulanger passait deux fois par semaine, de même qu’un boucher-charcutier qui, de temps en temps, vendait aussi du fromage et du poisson.
Les mardis et vendredis étaient jours d’animation pour les villageois qui entendaient longtemps à l’avance l’arrivée de leurs commerçants, tant ils claironnaient à faire exploser leur klaxon pour avertir la population qu’elle devait les attendre sur la place de l’église. Tout le village se retrouvait ces jours-là comme pour un jour de marché ; on en profitait pour alimenter les cancans et autres nouvelles qui se colportaient de foyer en foyer et de village en village. Les provisions faites, on s’attardait encore un peu en discussions et chacun rentrait chez soi, laissant la place déserte et désespérément triste.
Les seuls bruits qu’on pouvait y entendre, outre la scie électrique du menuisier et le tracteur pétaradant de quelque agriculteur, étaient les cris et les chants des enfants qui fréquentaient encore l’école où un instituteur essayait d’instruire ces têtes de linottes, comme il se plaisait à les nommer affectueusement, de la petite classe au certificat d’études. Le jeudi matin, pas un ne manquait au catéchisme, et, l’aprèsmidi, le curé organisait, dans la cour du presbytère, des parties de balle au prisonnier ou de course au mouchoir. Ces petits diables animaient un peu le village, lui apportaient la vie qui lui manquait, même si ça ne plaisait pas à tout le monde, tous ces gouillats qui ne savaient rien faire sans gueuler. De leur fenêtre, les jumelles avaient vue sur la place de l’église. Les après-midis d’hiver, elles se tenaient là avec un tricot ou un raccommodage à observer les rares allées et venues et à les commenter.
Tout allait au ralenti dans ce coin perdu de France, jusqu’au jour où, allez savoir pourquoi, le maire se mit en tête de faire goudronner la place et d’installer un feu tricolore juste devant la maison des jumelles. Ả quoi cela allait-il bien pouvoir servir, cet engin, puisqu’il ne passait pas par-là plus de dix véhicules par jour ? Mais, leur avait-on répondu, ça éviterait les accidents et ça permettrait aux gens de traverser quand ce serait leur tour au lieu de se jeter imprudemment, comme ça, au milieu de la route, au risque de se faire renverser ! Après bien des rouspétances, les deux sœurs avaient finalement trouvé des avantages à cette installation qui les distrayait de la monotonie de leur train-train. De leur poste d’observation, elles avaient tout loisir de guetter qui se déplaçait en voiture, à vélo ou en mobylette, et, lorsque le feu était rouge, obligeant les véhicules à s’arrêter pile devant leur porte, elles pouvaient même savoir si le passager était seul ou accompagné. De quoi alimenter leurs conversations et apporter de l’eau au moulin des commères qu’elles ne manquaient pas de renseigner les jours des commerçants.
Tous les dimanches, Clotilde et Mathilde allaient au cimetière après la messe, équipées comme pour un grand nettoyage. Rien ne manquait : balai, pelle, racloir, sceau et savon pour faire le ménage et entretenir la tombe de granit où reposaient leurs parents. Elles y passaient une bonne partie de l’après-midi, grattant, effeuillant, fleurissant et arrangeant les pots de fleurs et les plaques, les briquant à 0les user. C’était ainsi depuis plus de quinze ans, date à laquelle leur mère les avait laissées pour un monde meilleur. Pas un seul dimanche ne les avait vues manquer à ce devoir, même lorsqu’il gelait à pierre fendre ou qu’il neigeait.
Ce vingt et un décembre 1955 était un dimanche.
Anniversaire ou pas, après le repas, les jumelles s’étaient rendues au cimetière. Elles s’étaient affairées sans dire un mot, attentives à ne laisser, sur la tombe, la moindre brindille qui pourrait gâcher le bon ordre des lieux ou amener à penser qu’elles avaient négligé leur devoir envers leurs parents. Sur le coup des seize heures, un petit crachin frisquet s’était mis à tomber. Le ciel, noirci par de gros nuages bas, avait amené la nuit trop tôt. Transies, elles se pressèrent de rentrer au bercail avec l’intention de se réfugier au coin du feu avec un bon bol de café bien chaud qui allait les revigorer. Elles firent le trajet de retour en devisant, sans rien remarquer d’inhabituel qui aurait pu les inquiéter, et c’est en toute quiétude qu’elles s’apprêtaient à rentrer chez elles.
Elles ne firent pas attention à cette voiture arrêtée devant le feu tricolore. Pendant que Clotilde, comme à son habitude, musardait le nez au vent, Mathilde ouvrit la porte mais, au moment où elle allait apostropher sa sœur pour qu’elle se dépêche à entrer, elle sentit deux bras l’entourer et la retenir fermement.
« Arrête, Clotilde ! S’exclama-t-elle.
Ce n’est pas le moment de faire ta folle !
— Du calme ! Lui répondit une voix masculine qu’elle ne reconnut pas. Allez, ma p’tite dame, pas d’histoire, entrez ! Là, doucement. Et vous, qu’est-ce que vous attendez ? Allez, ouste ! Tout le monde à l’intérieur ! »
Clotilde, ne comprenant pas ce qui se passait, entra à son tour et ferma la porte. L’homme relâcha Mathilde et, les menaçant en pointant la poche de sa veste dans laquelle il semblait cacher une arme, il ordonna aux jumelles de s’asseoir, de ne pas dire un mot, de ne pas faire un geste. Il fit le tour de la maison pour s’assurer que personne d’autre n’occupait les lieux, revint dans la cuisine et s’assit à table en demandant à Clotilde de lui servir du café qui était resté au chaud dans la cafetière posée contre l’âtre où brûlaient encore des braises. Sans dire un mot, l’homme avala le contenu du verre qui lui avait été servi, s’essuya la bouche d’un revers de manche. Croisant les bras sur la table, le menton appuyé sur ses avant-bras, il observa les deux sœurs pendant un long moment. Mathilde et Clotilde le regardaient elles aussi, s’interrogeaient du regard sans oser faire le moindre mouvement. Rompant le silence, l’homme releva la tête et demanda à brûle pourpoint :
« Vous êtes sœurs ?
—Nous sommes jumelles. Répondit Mathilde.
L’homme hocha la tête et reprit son observation. Il semblait perdu dans ses réflexions. Les jumelles ne savaient quelle attitude adopter, tremblantes autant de peur que de colère devant le culot de cet individu dont elles ne comprenaient pas les intentions.
« Il va nous tuer ? » Se demandait Mathilde.
Assises en face de lui, elles ne voyaient pas d’issue à cette situation inattendue. Jamais, de leur vie, elles n’avaient été confrontées à une telle angoisse. Impossible d’échapper à la menace de l’arme toujours pointée dans leur direction. L’une aurait pu, à la rigueur, tenter de courir vers la porte, mais l’homme l’aurait abattue froidement, ou tué celle qui serait restée assise. Elles se regardèrent et comprirent les pensées de chacune. Elles ne bougèrent pas.
L’homme semblait avoir deviné leur raisonnement.
« N’y pensez pas ! S’écria-t-il. La première qui bouge verra sa sœur morte par sa faute ! »
D’un mouvement du menton, il leur fit signe de se lever.
« Mettez des frusques dans une valise, leur ordonna-t-il. Je vous emmène en promenade
— Mais ? S’étonna Mathilde.
— Pas de mais. Exécution ! Hurla l’homme. Allez, et qu’ça saute ! »
Clotilde réagit la première. Prenant sa sœur par la main, elle l’entraîna dans la chambre et en claqua la porte. Un doigt sur la bouche, elle fit signe à Mathilde d’ouvrir la fenêtre. Avant qu’elle n’ait pu saisir la crémone, l’homme, d’un coup d’épaule, avait ouvert la porte. Bousculant Clotilde, il se précipita dans la pièce, empoigna Mathilde et l’envoya valdinguer sur le lit où il la bloqua, une jambe sur le ventre.
« Toi, si tu bouges, dit-il à Clotilde je tue ta sœur. Compris ?»
Relâchant son emprise, il libéra Mathilde, se campa au milieu de la pièce, jambes écartées, une main dans sa poche, pointant son arme sur les deux sœurs. Mathilde tremblait de tous ses membres, paralysée. Pour gagner du temps, Clotilde prétexta qu’elles ne pouvaient pas le suivre habillées comme elles étaient, en tous les jours, qu’il fallait qu’elles se changent. Elle pria l’homme de se retourner ; lorsqu’il eut fait un demi-tour sur lui-même, bloquant la porte, elle comprit qu’elles n’avaient pas d’autre choix, pour l’instant, que de lui obéir. Elle aida sa sœur à se déshabiller, lui fit enfiler une robe et un manteau et se vêtit à son tour. Lorsqu’elles furent prêtes, l’homme les observa, fit une grimace suivie d’un fou-rire.
« Bon Dieu de bois ! S’exclama-t-il. Ha ! Vous m’en faites, deux élégantes ! Non mais, regardez-moi ça ! Je suis tombé sur deux vamps, ça, c’est sûr ! En tout cas, si je ne vous tue pas, je vous violerai pas ! Vous êtes moches, mal attifées, j’ai jamais rien vu de pareil ! On peut pas dire que vous suivez la dernière mode ! De quand ça date, vos robes ? Au moins, je suis sûr que personne ne vous regrettera. Allez, en route !
« Heu… Hasarda Clotilde.
— Quoi encore ? Fit l’homme.
— Nous avons des bêtes. Nous ne pouvons pas les laisser. Il faudrait que quelqu’un s’en occupe.
— Et alors ? Qu’est-ce que ça peut bien me foutre, à moi, vos bestioles ?
— Alors, vous n’avez qu’à nous tuer tout de suite, et nos bêtes avec ! Se rebiffa Clotilde.
— Bon, bon, d’accord. Qui vient d’habitude, quand vous partez ?
— Jamais nous ne sommes parties, répondit Clotilde. Je ne sais pas. Je pourrais aller demander au père Antoine, qui habite un peu plus loin…
— C’est ça ! Répliqua l’homme. Et tu pourrais aussi aller demander aux gendarmes, hein ? Tu me prends pour un con ? Pas question. Allez, ouste, on y va !
— Attendez ! Insista Clotilde. Il y a bien le Michel, le facteur. Il a travaillé pour notre père, autrefois. Il connaît les habitudes de la maison. Je pourrais lui laisser un mot sur la porte…
— Bonne idée ! Approuva l’homme Comme ça, personne ne pensera à vous rechercher avant que j’aie décidé quoi faire de vous deux ! »
Clotilde déchira une feuille du cahier de compte où elle consignait, après chaque dépense, la date, la nature de l’achat et la somme dépensée. Avec un crayon, elle s’appliqua à tracer ces quelques lignes :
« Michel. Mathilde et moi, nous allons partir pour quelques jours. Voudrais-tu t’occuper de nos bêtes ? Je te laisse la clef sous la grosse pierre près du puits. Merci. Clotilde ».
L’homme relut le mot pour s’assurer qu’aucun appel au secours n’y avait été consigné et remit le papier à Clotilde.
Bien entendu, le facteur fit lire ce mot à tous les clients du bistrot et la nouvelle fit le tour du village. On se demanda comment, où et pourquoi les jumelles étaient parties. On fit des suppositions, on ne trouva aucune explication. Mais, après tout, elles étaient assez grandes pour faire ce qu’elles voulaient. On ne s’inquiéta donc pas, le temps passa et même si, de temps en temps, quelqu’un ou quelqu’une soulevait une interrogation à leur sujet, on avait presque fini par les oublier.
Pendant ce temps, Mathilde avait jeté à la hâte quelques vêtements de rechange dans la vieille valise en carton mâché que son père avait rangée sur le haut de l’armoire et qui n’avait plus servi depuis son retour de la guerre. Ne sachant pas où elles seraient emmenées et pour combien de temps, elle prit au hasard tout ce qui lui tombait sous la main mais, la valise menaçant d’exploser, elle dut la vider et faire un choix des choses qui lui semblaient les plus indispensables. Comme elle prenait son temps, reculant le plus possible le moment du départ dans l’espoir insensé qu’il se produirait un événement qui renverserait la situation, l’homme s’impatienta. Il saisit brusquement la valise, la ferma et entraina Mathilde par un bras jusqu’à la voiture, la jeta littéralement sur la banquette arrière en même temps que la valise.
Clotilde fixa le mot sur un volet à l’aide d’une punaise, fit mine de fermer la porte de la maison, la rouvrit, la fit claquer, fit à nouveau jouer la clé dans la serrure, espérant encore que quelqu’un passerait par là et s’étonnerait de voir ces deux femmes d’habitude si seules en compagnie de cet inconnu. L’homme revint vers elle en scrutant les environs pour s’assurer que personne, dans les parages, ne pouvait les