Pigalle - Boris Cuny - E-Book

Pigalle E-Book

Boris Cuny

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Beschreibung

La nuit, il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour assister au spectacle. La faune noctambule s’en donne à cœur joie. Entre les alcoolos, les camés et autres déviants, on n’a pas le temps de s’ennuyer. Sur le boulevard, les sex-shops attirent toute sorte de clientèle. Les putes et les travelos sont toujours là, peu nombreux mais résistants. Les clubs de strips et libertins font leur beurre. C’est tout ce microcosme urbain qui rend l’atmosphère de "Pigalle" particulière. C’est pour tout ça, toute cette différence qui n’existe nulle part ailleurs qu’on se sent bien ici. Pour nous, il y a le reste du monde et juste au-dessus, il y a "Pigalle", la nuit. C’est l’histoire de Camille et Franck mais c’est surtout celle de "Pigalle", ce quartier mythique, théâtre des rêves où ceux-ci ne durent jamais longtemps si l’on emprunte le mauvais chemin.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Né le 11 août 1981 à Perpignan, Boris Cuny exerce le métier de portier dans les bars de nuit et discothèques depuis 17 ans. Passionné de littérature, il se met à écrire en 2020. "Pigalle" est son premier roman.

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Boris Cuny

Pigalle

 

Franck et Camille.

Une fois n’est pas coutume, l’aube s’extirpe difficilement de la nuit… putain d’hiver. Je suis crevé. Pourtant comme tous les jours, je suis chez Camille. Avec les années, cette habitude de se retrouver pour le café après avoir bossé, est devenue une sorte de rituel. Un rendez-vous diurne. Le nôtre.

Camille travaille dans un des derniers bars à hôtesses du coin. De mon côté, je suis barman dans un rade comme il en existe des centaines. Avec ce genre de job, on a toujours des choses à se raconter. La nuit, il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour assister au spectacle. La faune noctambule s’en donne à coeur joie. Entre les alcoolos, les camés et autres déviants, on n’a pas le temps de s’ennuyer. Sur le boulevard, les sex-shops attirent toute sorte de clientèle. Les putes et les travelos sont toujours là, peu nombreux mais résistants. Les clubs de strips et libertins font leur beurre. C’est tout ce microcosme urbain qui rend l’atmosphère de Pigalle particulière. C’est pour tout ça, toute cette différence qui n’existe nulle part ailleurs qu’on se sent bien ici. Pour nous, il y a le reste du monde et juste au-dessus, il y a Pigalle, la nuit.

Installés sur la terrasse de son appart, les premiers rayons de soleil s’étirent jusqu’à nous. Ça fait du bien…

– Camille, t’as déjà pensé avoir un gosse ?

Elle manque de s’étouffer avec une gorgée de café.

– Sérieusement ? Avec mon style de vie ? Même pas en rêve, me répond-elle.

Je ne sais même pas pourquoi je lui ai posé cette question. Ça m’est venu comme ça. Un sujet de conversation comme un autre. Par curiosité. Je la regarde en attendant une réponse qui se fait désirer. J’insiste :

– Alors ?

– Bien sûr, à chaque fois que je bouffe une chatte.

– J’avais oublié à quel point tu pouvais être charmante. Allez, soit sérieuse deux minutes.

– Mais je le suis ! Franchement, tu me vois avec un gosse ?

– Après tout pourquoi pas ? Mais avec le recul, je me demande surtout comment tu t’y prendrais.

– Ben je ferais ça normalement. En écartant les cuisses. Même si c’est pas mon truc, dis-toi bien que j’ai couché avec plus de mecs que n’importe quelle pétasse que t’as baisée. Rien qu’au bar, les clients qui veulent se taper l’hôtesse ou la barmaid, ça se bouscule au portillon. Un fantasme vieux comme le monde… Une meute de clébards je te dis.

– Et tu ferais ça avec n’importe quel pékin ?

– Exact ! Rien à foutre du géniteur. Tant qu’il est pas séro… Ce qui est sûr, c’est que je n’irai pas payer une blinde pour qu’on m’enfonce une seringue dans le vagin.

Ça a le mérite d’être clair. Je sais qu’il lui arrive de se taper des mecs de temps en temps. Pour changer… d’ailleurs elle le gueule pas sur tous les toits. C’est pour cette raison que j’ai posé cette question. Mais sa réponse ne me surprend qu’à moitié. Elle rajoute :

– Je vais te dire un truc, Franck. Un môme, n’importe quelle grognasse peut en faire un. C’est pas sorcier, il suffit d’écarter suffisamment les cuisses ou se foutre à quatre pattes. Mais s’en occuper correctement, c’est autre chose. Donc, pour faire court, remuer mon cul toute la nuit et rentrer m’occuper d’un marmot juste après, très peu pour moi. Et puis, Pigalle c’est pas un endroit pour élever un enfant.

– Donc tu y as déjà pensé ?

– Évidemment ! Toutes les femmes y pensent à un moment donné. Mais le plus drôle c’est que j’en ai parlé avec mon psy la semaine dernière.

– Je savais pas que tu continuais à le voir…

– Oui… toujours. Et toi, tu as déjà pensé à avoir un gosse ?

Le soleil n’aura pas lutté bien longtemps. Un rideau de nuages noirs envahit le ciel. Des gouttes de pluie viennent prématurément clôturer notre conversation. Obligation de battre en retraite à l’intérieur. Sans le vouloir, la météo se range de mon côté en m’évitant de répondre à une question dont je n’ai pas la réponse.

Valérie.

Mon pote Patrick bosse avec moi au bar. Il est portier. Et comme souvent, être à l’heure n’est pas son point fort.

Il est encore tôt et heureusement, les soirs de semaine sont calmes. Contrairement au week-end où c’est blindé. Qu’il y ait foule ou pas, Patrick reste vissé à la porte toute la nuit. Seul. Ça lui va bien. Il ne supporte personne. Connu pour son amabilité légendaire, de temps en temps des clients se plaignent de son accueil ou de sa façon de parler. Ce qui ne les empêche pas de revenir la semaine d’après… Son efficacité, elle, n’est plus à prouver. Rien à dire. Il assure. Les nuits où ça chauffe, il se salit rarement les mains. Il sort la gazeuse.

Je me sers un énième café. Valérie, le travelo qui tapine au coin de la rue, vient boire un coup et se repoudrer le nez. En rentrant, elle me lance :

– Ça va, Francky mon chou ?

– Impeccable Val, et toi ? Ça bosse ?

– Ça démarre doucement. Patrick n’est pas là ?

– Il va arriver. Mais dépêche, je pense pas qu’il soit content de te trouver là.

– Ah bon ? dit-elle en souriant.

– Oui, et tu sais très bien pourquoi…

J’esquisse un sourire à mon tour. Pour la petite histoire, on raconte que Valérie a sucé tous les portiers du quartier… y compris Patrick. Quand la rumeur s’est répandue, il est devenu fou de rage. Une nuit, il a voulu lui éclater la gueule.

Heureusement, elle s’est barrée en courant. Grand marathonien devant l’éternel, Patrick a abandonné la course-poursuite au bout de quelques mètres. Ce qui m’a beaucoup fait rire.

Pour ma part, j’émets quelques réserves quant à l’authenticité de cette histoire. Mais allez savoir… peut-être est-ce vrai ? Il n’y a pas de fumée sans feu. Surtout ici…

 

*

 

Pendant que Valérie est aux gogues, son Vodka Bailey l’attend sur le zinc. Les clients sont timides et la voiture de la mondaine passe devant le bar pour la deuxième fois… la routine. Val revient en reniflant et s’adresse à moi :

– Franck mon chou, les condés sont passés ?

– Oui à l’instant. Je comprends mieux pourquoi t’es là. Qu’est-ce que tu as encore foutu ?

– Rien. Mais comme le quartier est calme ils foutent la pression aux tapins. C’est mon verre ? me dit-elle en le désignant du doigt.

J’acquiesce. Elle le vide d’un trait. Quelle descente de bonhomme ! Bon en même temps, elle doit avoir des restes.

– Combien je te dois Francky ?

– Laisse, on verra plus tard.

– Ciao mon chou, me lance-t-elle en quittant la salle.

En la regardant regagner la rue, je me dis qu’elle est bien foutue. C’est con, mais je la trouve belle… pour un trav. Partout ailleurs dans le monde, Valérie serait regardée comme une bête curieuse. Ici, elle fait partie du décor. À vrai dire, elle est le décor. Pendant qu’elle s’éloigne, Patrick fait son entrée. À une minute près, un scandale aurait éclaté. Dommage… ça aurait mis un peu d’ambiance.

Louise.

Soirée pourrie… même pas 300 balles dans la caisse. Demain en voyant ça, la patronne va faire la gueule. Tant pis.

Je commence la fermeture avec flemme, exténué. Le manque de sommeil me tue à petit feu. Louise, la tox qui crèche au-dessus, toque à la porte vitrée. Rituel journalier nocturne. Tous les soirs, elle échoue ici avant de monter s’écrouler dans son taudis. La dope a toujours fait partie de sa vie. Aujourd’hui, défoncée du matin au soir et du soir au matin, Louise pratique la toxicomanie à temps plein. Elle a sombré totalement à la mort de sa fille. Lola avait deux piges…

Cette histoire remonte à un moment. Un soir d’été, mère et fille étaient accoudées à la fenêtre pour admirer Pigalle la nuit et son festival de lumières. Le spectacle de couleurs qui bravait la nuit parisienne avait complètement ébloui la fillette. Plus agitée qu’à son habitude, Lola a fini par échapper aux bras maternels. Une chute de deux étages : morte sur le coup. Gisant sur le bitume, le cadavre encore chaud de la petite fille mimait la pose d’une poupée désarticulée. Une façon comme une autre de finir sur le trottoir.

Quant à sa mère, chaque jour que dieu fait, l’enfer l’appelle. Pour le moment, sourde aux sollicitations du malin, Louise avance comme elle peut dans un Pigalle aux allures de purgatoire, mendiant ou se prostituant pour sa dose quotidienne.

 

Installée au coin du bar comme une enfant timide, attendant son habituel jus d’orange, elle parle toute seule. Ce soir, sa visite aura été de courte durée. Comme à son habitude, le plus discrètement possible. Avec pour seule compagnie, une démarche cassée par la vie… En la voyant partir je demande à Patrick :

– C’est bien d’avoir des enfants ?

– Franchement, c’est pas facile tous les jours. Mais oui, c’est bien d’avoir des gosses.

– Tu as beaucoup de chance…

 

Parce que ce soir, je trouve que c’est une chance d’avoir des enfants. Tant que d’une manière ou d’une autre, ils ne finissent pas sur le trottoir.

Franck.

Bosser la nuit m’a toujours fait fantasmer. En faire partie, la vivre, la sentir. Commencer entre chien et loup, se coucher en disant bonjour aux gens qui se lèvent. Exister à contresens, en marge d’un monde trop conventionnel pour moi. Dans un certain sens, vivre à l’envers, tout simplement.

J’ai d’abord commencé comme portier. Pas vraiment la carrure, mon bagout m’a évité pas mal d’emmerdes. C’est un boulot qui flirte avec la violence, mais ça paie bien.

J’ai continué mon job de cerbère pendant quelques mois, mais à défaut de garder la porte des enfers, je veillais sur celle d’un bar. Un soir, le barman n’est pas venu. Le patron m’a mis derrière le comptoir en me donnant une seule consigne : « démerde-toi ».

Malgré un manque d’expérience certain, je me suis senti à l’aise. Les échanges avec les clients sont beaucoup moins tendus qu’à la porte, un changement que j’ai beaucoup apprécié… sans parler de la proximité avec la gent féminine.

Après ce coup d’essai hasardeux mais réussi, séduit définitivement par ce one-shot, j’ai demandé à quitter la lourde pour le zinc. Ma demande a été refusée. J’ai donné ma démission le soir même.

Deux semaines plus tard, j’ai atterri ici en plein Pigalle. Au cœur de Paris. La nuit, c’est ici que ça se passe. Pas ailleurs. Mythes et légendes urbaines alimentent toujours le quartier. Je m’y sens à ma place. C’est pas facile tous les jours. Dans un monde peuplé de compromis, où les règles sont malléables à souhait. Me cogner les démons ou les éviter. Il suffit d’un moment de faiblesse. Tout peut basculer, certains s’en sortent d’autres pas. Le danger. Surtout dans ce quartier. J’apprendrais tout ça avec le temps…

Depuis 15 ans ma vie est devenue une longue nuit. Certains disent que la lune est le soleil des loups. Je confirme.

Pour l’instant, j’ai besoin d’une douche brûlante et de sommeil. Si j’y arrive. Le jour se lève.

Katy.

Camille est devant moi. Effondrée. Le café d’aujourd’hui a un goût acide. Plus tôt dans la journée, elle a appris le décès d’une meuf qui bossait avec elle : Katy. Je la connaissais un peu. Surtout de réputation, comme beaucoup de gens. Une vraie gentille. Une jeune fille qui aimait son boulot et le faisait bien. Seule ombre au tableau : le monde de la nuit. Pour elle, le coup de foudre a été immédiat… comme dans une histoire d’amour passionnelle où tout est allé trop vite, trop fort. Avec le recul, sa mort ne me surprend pas. Nous avons tous assisté à sa chute. Les yeux grands ouverts afin de ne pas en perdre une miette. Et personne n’a bougé.

Je me souviens de son arrivée dans le quartier. Elle débarquait de je ne sais où, traînant derrière elle une valise à roulettes comme on trimballe un passé trop lourd à porter. Un soir, Katy s’est présentée dans le bar à hôtesses où travaille Camille. Ça a collé. Elle a commencé le lendemain. Elle faisait des études. Je ne sais plus de quoi d’ailleurs. Mais après avoir découvert la nuit, Katy a commencé à sécher les cours petit à petit. Un choix s’est donc imposé à elle : les devoirs ou la nuit. La décision a été rapide, sans réflexion : adieu la fac.

La direction des abysses a débuté de façon vertigineuse. La journée, elle dormait. La nuit, elle bossait. Puis sortait.

Semaine après semaine, ses soirées commençaient plus tôt. Bien avant son taf au bar. Pour se terminer bien après. Paumée au milieu d’afters glauques, histoire de repousser les ténèbres aux portes du petit matin. Pour elle, tout était plus beau quand l’obscurité dévorait les recoins les plus sombres.