Planches salées - Rafael Sollier - E-Book

Planches salées E-Book

Rafael Sollier

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Beschreibung

Deauville, été 1976 Un cocktail savoureux au coeur de la canicule normande. Léo Muriol, homme d'affaires parisien, passe tous ses étés avec sa famille sur la côte fleurie. Comme de tradition. Parieur hors-pair, il fréquente les champs de course le week-end. Une manière comme une autre de générer de l'argent... et d'amasser une fortune colossale. Seulement voilà, le jour où son jockey préféré est retrouvé assassiné, tout bascule dans le noir. Un monde s'écroule. La police risque de s'en mêler. Vraiment pas bon pour les affaires... Aux abois, il est convaincu que quelqu'un lui en veut dans son entourage proche et cherche à le faire tomber. Mais qui? Hasard ou non, c'est au même moment que Léo, fidèle en amour depuis toujours, s'amourache d'une belle et mystérieuse étrangère... de plus de vingt ans sa cadette. Anna Goyavçèk. L'ancien boxeur aurait-il perdu la tête ? Dans son sillage, il va se retrouver entraîné dans une chasse au trésor dès plus périlleuse, bien malgré lui, qui bouleversera à jamais son existence. Entre coup de foudre, méandre du monde hippique et relent de la guerre, Planches salées revisite tout une période révolue des seventies, en faisant à la fois le pari de la diversité et de l'authenticité.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Ähnliche


Sommaire

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Chapitre 51

Chapitre 52

Chapitre 53

Chapitre 54

Chapitre 55

Chapitre 56

Chapitre 57

Chapitre 58

Chapitre 59

Chapitre 60

Chapitre 61

Chapitre 62

Chapitre 63

Épilogue

PROLOGUE

Il la regarda comme hypnotisé. Jamais vu pareille beauté… Léo Muriol en était resté planté raide comme un piquet au beau milieu des planches, en cette belle journée ensoleillée. Comme depuis leur arrivée.

Le temps filait à une vitesse, pensa-t-il. Léo n’avait jamais eu le temps de se retourner dans sa vie, tellement il était pris. Même sur un petit cul. Non. Question de principe. Et de volonté, surtout.

Sa droiture était érigée en vertu : ne pas succomber à la tentation, disait son grand-oncle Marceau. Il avait raison. Muriol avait une famille à nourrir, à choyer. Il n’avait pas le temps pour ces conneries.

Il s’en persuada sur le coup. Les deux journaux, un chaque main, L’Équipe dans la gauche, et Le Figaro dans la droite, il était tétanisé. Un vent de fraicheur venant de la plage lui fit le plus grand bien. Il manqua pourtant de faire envoler son chapeau-melon. Pas grave… Ce n’était pas ça le plus important. Il devait contrôler ses émotions. La sueur coulait sur sa moustache parfaitement soignée… Foutue canicule !

Elle avait débuté en mai et ne voulait plus s’arrêter. Le gouvernement parlait même d’instaurer un impôt sécheresse pour venir en aide aux agriculteurs, c’était dire la gravité de la situation ! Mais qui c’est qui allait payer tout ça, hein ? Les riches, bien sûr ! Les fortunés, les nantis, les bien nés, dont il faisait incontestablement partie. Il ne le niait pas. Léo, par chance, était né sous une bonne étoile… parisienne. Bien que cette question lui permît de ne pas se précipiter, de ne pas faire le mauvais choix, celui tant redouté. L’homme d’affaires pressentit que c’était inéluctable. Que cela ne tenait plus qu’à un fil, une simple question de temps.

Il regarda de nouveau en direction de la blonde, faible qu’il était. Elle venait de mettre les pieds sur les planches à son tour, les pieds nus. Elle portait un maillot de bain deux pièces, couleur ciel, dans lequel elle resplendissait. Ses pas étaient d’une souplesse incroyable. Du sable sortait de ses pieds mal essuyés à chacune de ses foulées. Muriol, sans trop savoir pourquoi, trouvait cela sexy. Petit à petit, elle se rapprochait de lui. Inéluctablement…

Brusquement, son coeur s’arrêta de battre lorsque celle-ci lui décocha un grand sourire éclatant. Blancheur absolue. Léo Muriol y vit un signe, bien que, à la réflexion, elle lui souriait peut-être parce qu’il la fixait ardemment. Un échange de bons procédés. Une forme de politesse, rien de plus. N’allons pas chercher plus loin… Léo ne savait plus. Une éternité qu’il n’avait pas dragué. Il vit la serviette dans sa main, la détailla, même si ses yeux, cachés derrière ses lunettes de soleil, remarquaient essentiellement sa peau nue. Bronzée. Un corps athlétique. Désirable.

Muriol ne sut plus où se mettre lorsque la femme se planta juste devant lui. Que faire ? Mais elle lui coupa l’herbe sous le pied… fallait pas s’inquiéter.

— My cabin is right behind you1, dit-elle d’un ton presque gêné. Un brin candide.

Bien sûr. Quel idiot il faisait !

Léo s’écarta, confus, lorsqu’il réalisa qu’il obstruait totalement le passage, il faut dire bien étroit. Pas un son ne sortit de sa bouche.

— Thank you.

Quel nigaud !

Il faut croire qu’il n’y avait que dans les films où la gente féminine succombait au charme des hommes sans effort apparent…

Muriol avait bien conscience que son comportement pouvait être interprété comme suspect. Surtout par les deauvillaises posées tout autour d’eux sur leur transat, à la recherche du moindre potin pour cancaner… et qui, à coup sûr, n’en perdaient pas une miette. C’est simple, il devait dire quelque chose, ou bien se taire à tout jamais. La blonde sembla avoir toutes les peines du monde à ouvrir la porte de sa cabine. Elle pestait, sans se retourner. Sans doute l’avait-elle déjà oublié… Léo en profita pour saisir sa chance. Il s’avança derrière elle.

— Wait ! I will help you2, baragouina-t-il dans un anglais approximatif.

Elle le laissa faire. A vrai dire, Muriol ne lui avait pas laissé le choix. Il s’était déjà emparé de la clé. Il força, se montra gauche, mais, sans renoncer, finit pourtant par remettre la serrure dans le bon sens. La porte ouverte, il se retourna, béat, la clé dans la main. Il en avait oublié ses journaux, lesquels voltigeaient dans l’air marin.

Un grand sourire irradiait maintenant le visage de la Tchécoslovaque. Sa nationalité, ça, Léo ne la connaissait pas encore à ce moment-là. Il apprendrait à la connaître.

En attendant, il partagea son sourire. Conversa en anglais, ce qui le surprit lui-même. Depuis quand n’avait-il pas pratiqué la langue de Shakespeare ? Aucune idée…

Ils parlèrent cinq minutes, de tout, de rien. A la fin, ils se promirent de se revoir autour d’un verre.

1 Ma cabine est juste derrière vous.

2 Attendez, je vais vous aider.

1

Paris, en fin de matinée…

Arielle Muriol pestait contre la terre entière, comme chaque année avant le grand départ en vacances… C’était tout le temps la même rengaine ! Ah, on devait l’entendre éructer des injures dans tout le XIIème ! Arielle s’en fichait. Le ridicule ne lui avait jamais fait peur. Après tout, il n’avait jamais tué personne. La preuve, elle était toujours là, à houspiller ses trois grands enfants.

Trois. Elle en secoua la tête tellement ceci était aberrant. Et pourtant, c’était bien le cas, puisqu’ils se comportaient tous comme tel ! Louane et Alban, 6 et 8 ans, passe encore… mais Léo, le père, c’était déjà plus problématique. 48 ans. Des cheveux gris mais bien toutes ses dents ! Arielle était furieuse contre son mari qui n’en foutait pas une ramée pour se préparer… Il pourrait au moins l’aider !

Jamais elle ne se conformerait à la réalité. A sa réalité. Aux époux, la belle vie… aux épouses, les fourneaux. Jamais. Très peu pour elle. Pourtant, Arielle voyait toutes ses amies se comporter comme des esclaves, à contenter leur mari en toute occasion, à tenir logis, attendant bravement le retour de l’homme chéri. C’était d’un morne ! Et le pire dans tout cela, c’est qu’elles étaient fières de leur vie !

Une vie de dévotion. Arielle avait fait le choix de travailler, malgré la fortune de Léo. C’était courageux de sa part. Elle ne gagnait certes pas des mille et des cents avec son boulot de dactylo, mais qu’importe, l’essentiel était ailleurs. L’estime de soi. La fierté… Des mots qui comptaient et qui pesaient. Du moins, pour elle. Son mari n’avait jamais vraiment compris pourquoi elle ne faisait pas comme toutes les autres de ses copines. Mère au foyer, c’était la norme après tout. Leur norme, celle d’une société au service du bon plaisir des hommes. Les femmes ne devaient être là que pour le paraître… Des potiches. Des objets. Voilà ce qu’elles étaient !

Arielle Muriol était sans concession, mais lucide sur leur situation. Elle ne désespérait pas que cela change un jour. Encore faudrait-il que certaines se réveillent ! Car tant que les mentalités ne changeraient pas dans la société, son voeu pieu resterait lettre morte…

Féministe. Le mot était lâché. Voilà ce qu’elle était ! Un gros mot pour beaucoup, effrayant même pour certaines de ses amies du XIIème. Léo, lui, ne voulait même pas entendre parler d’émancipation. Un mot à la con. De son point de vue, c’est vrai elle était privilégiée. Après tout, il lui autorisait déjà à pouvoir bosser, alors que pouvait-elle revendiquer de plus ?

Je sais pas… Un carnet de chèques par exemple. Elle exagérait à peine. En 1976, le grand malheur d’Arielle Muriol était d’être trop en avance sur son temps. Tout simplement.

*

Arielle venait de finir de curer les chiottes. En nage, elle voulait que l’appartement soit impeccable à leur retour. Pas question de vivre dans un taudis. Oh, ils avaient pourtant leur femme de ménage qui passerait une fois par semaine pendant le mois d’août, mais elle ne lui faisait pas confiance. Curieusement elle préférait lui faciliter la tâche, quitte à ce que Léo la paye plus qu’il ne le devrait. Pas grave. Il avait des sous, alors autant qu’il le dépense, ce pognon ! Et puis Madame Muriol avait toujours eu une fibre sociale très développée : ce n’était pas pour rien qu’elle avait voté Mitterrand à la présidentielle de 1974 ! Dans le dos de Léo, naturellement, gaulliste acharné. Arielle était soucieuse du bien-être de son mari : lui annoncer une telle trahison de sa part, sans doute serait-il mort sur le coup. Une fidèle épouse qui votait à contre-courant. C’était amusant. Elle se plaisait, en tout cas, à avoir ce petit secret rien qu’à elle. Contrairement à la plupart, Arielle ne se contentait pas de voter béatement comme le patriarche de la maison. Non. Elle avait ses idées. Elle réfléchissait. François Mitterrand serait un bon président. Il avait échoué en 1974. De peu. La prochaine élection présidentielle serait la bonne. Le vent tournait. La politique à papa, la vieille école, tout cela allait changer. Bientôt. Une fois la gauche au pouvoir. Le rôle des femmes dans la société n’en serait que renforcé… Patience.

Ironiquement, c’est en pensant à ce mot qu’Arielle Muriol explosa en mettant les pieds dans le salon.

— Louane ! Alban ! Non mais j’hallucine !

La mère de famille trouva sa fille et son fils devant l’écran de télévision. Encore en train de regarder une émission pour enfant décadent. Ulcérée, elle s’empara vertement de la télécommande et coupa le son.

— Maman, non ! protesta Alban pour la forme. Y a Zitrone qui va commencer !

— Fous-toi de moi. On croirait entendre ton père parler… Dans vos chambres et en vitesse ! Vos valises sont prêtes, naturellement ?

— Naturellement, se moqua le garçon.

— Départ dans dix minutes. Je ne vérifie rien. Si vous avez oublié vos maillots de bain, ça sera tant pis pour vous !

— Mais, maman…

En bougonnant, les deux garnements filèrent. Arielle en profita pour mettre la dernière touche à son grand ménage : le repassage des chemises. Léo le lui avait demandé et elle ne pouvait refuser. Son mari serait capable de mettre le feu au quartier s’il touchait le moindre appareil électrique. Valait mieux éviter. Question de survie. Arielle le contempla à travers la vitre de son bureau. Il était toujours aussi beau. Sa moustache fine, grisonnante, lui donnait toujours autant de frissons. Même après vingt ans de mariage. Même…

Léo, au téléphone, regarda dans sa direction. Un sourire de contentement pour ne pas l’inquiéter. Bien qu’elle avait vu que sa discussion avec son interlocuteur était plutôt animée. Il finit par raccrocher, songeur.

Il se leva ensuite dans un écran de fumée. Sa pipe au bec, Léo Muriol fila à son tour dans la chambre à coucher : lui non plus n’avait pas encore préparé ses affaires pour le grand départ dans leur lieu de villégiature.

2

Deauville, dans le département du Calvados. A deux heures à peine de Paris depuis que l’autoroute Paris-Normandie avait été finalisée six ans plus tôt. Créée de toute pièce par le duc de Morny, demi-frère de l’empereur Napoléon III. Y a pas à dire, le duc avait eu tout bon lorsqu’il décida de finaliser ce projet grandeur nature. C’était la Belle-Epoque, dans tous les sens du terme, celle des stations balnéaires qui poussèrent comme des petits pains sur le littoral français… Morny avait choisi la côte de Nacre en 1860. Pas trop loin de Paris, mais assez pour être dépaysé. Avec un petit groupe d’amis, ils créèrent un hippodrome, des hôtels, des villas… Le Tout-Paris daigna alors se déplacer sur ce petit bout de territoire normand. On joua aux courses. On vint avec ses amis et ses maîtresses, Second Empire oblige. C’était le bon temps, pensa Muriol au volant, alors que les enfants, bruyants à l’arrière du véhicule, le sortirent brusquement de ses pensées.

La Renault 16 tangua dangereusement dans un virage, sous l’effet combiné de la vitesse et du remue-ménage. Muriol resta pourtant zen. Pas le genre de la maison de partir dans des accès de rage. Son épouse, en revanche…

— Non mais c’est pas bientôt fini de vous chamailler à l’arrière ? Y en a marre, Alban !

— On arrive quand, maman ?

— Bientôt.

— Bientôt, quand ?

— D’ici une heure…

— C’est trop long !

L’enfant, de dépit, donna un coup de pied dans le siège passager.

— Aïe ! Non mais ça va pas ? Tu sais Alban, tu files un mauvais coton… Si tu continues ainsi, à la rentrée, on te flanquera dans une maison de correction ! Tu verras l’air qui y fait !

Léo Muriol resta insensible au bruit. Il était assailli par d’autres pensées. L’homme d’affaires était joueur. Très joueur. Peut-être trop… Ce matin même, il avait reçu une très mauvaise nouvelle. Un de ses jockeys, Renzo Callegari, à qui il versait un pourcentage non négligeable pour voir triompher ses chevaux, était en garde à vue. Foutu rital ! Cela lui pendait au nez à doper ses équidés comme des mulets !

Léo riait jaune : il ne fallait en aucun cas que l’on puisse remonter jusqu’à lui. Bien sûr qu’il était au courant des pratiques dopantes de ce Callegari… Mais il fermait les yeux. Comme tous les autres. Cela rapportait trop gros. Miser une fortune sur les écuries de Renzo, c’était l’assurance de tripler sa mise !

Muriol s’était bâti une belle petite rente avec cette combine. L’Italien devait donc tenir sa langue. Actuellement, il était dans les locaux de la brigade des stups, à Vincennes… Il ne tarderait pas à être inculpé pour détention illicite de produits dopants et atteinte à l’environnement. Léo ne se faisait aucune illusion làdessus. L’ennui, c’est qu’il allait devoir trouver un autre poulain. Bah, du moment que le jockey ne fournissait pas la liste de ses clients, il pouvait dormir sur ses deux oreilles. Valait mieux pour lui, d’ailleurs !

Nouvelle secousse en prévision. Léo la sentait venir. Elle ne manqua pas…

— Louane ! Tu arrêtes de chantonner comme ça à tuetête, c’est insupportable !

Quand ce n’était pas les enfants, c’était leur mère qui s’y mettait. Léo avait de plus en plus de mal à garder son calme. Les mains crispées sur le volant, il tenta d’évacuer sa frustration. Sur leur droite, on devinait les premiers hameaux du village rural de Bourg-Achard. La campagne environnante eut le don de l’apaiser. Les enfants aussi, apparemment. Louane avait cessé brusquement ses vocalises, quant à Alban, il semblait piquer un roupillon. Ce n’était pas trop tôt !

Le calme… Un luxe que Léo ne pourrait se permettre d’avoir qu’une fois arrivé à Deauville. C’est-à-dire deux, trois fois par an. A Noël, au Jour de l’an et aux vacances d’été. Le reste du temps, la famille Muriol était à Paris. Il fallait bien s’occuper de son entreprise de caoutchouc ! Qui le ferait à part lui, hein ? Personne. Naturellement. Son grand rêve : voir Alban reprendre un jour l’entreprise familiale pour laquelle il avait sué sang et eau pour en arriver là où il en était aujourd’hui. Le gamin avait bien le temps de voir venir. Mais il devrait le préparer. Devoir vendre à un quidam serait un crève-coeur. Non. Alban la reprendrait, et ferait tourner la boutique. De toute façon, il ne lui laisserait pas le choix. Dans son testament (fraîchement rédigé l’an dernier), il était avisé qu’il léguait son entreprise à son fils. Léo n’avait pas perdu de temps. Prévoyant. On ne l’était jamais assez. On ne savait en effet jamais ce qui pouvait arriver dans la vie, elle était si courte. Si dangereuse. Tenez, rien que là, sur l’autoroute des rêves. N’empêche, il fallait avoir une sacrée confiance dans les autres conducteurs. Après tout, qu’est-ce qui nous disait qu’il n’y en avait pas un, dans la flopée de bagnoles qui circulaient, qui avait prévu de mettre fin à ses jours ? Rien.

Léo Muriol jeta un coup d’oeil à sa femme. Elle aussi piquait du nez à ses côtés. Il faut dire qu’elle n’arrêtait pas. Quelle santé de fer ! Du matin au soir, le boulot, les enfants, le ménage. Il était admiratif. Bien que, à la réflexion, si elle était crevée, c’est parce qu’elle le voulait bien !

Elle ne devrait s’occuper que des enfants. Le ménage et le travail, c’était du superflu. Une bonne mère au foyer. Fidèle et serviable, comme dans toutes les bonnes familles respectables. C’était trop demander ?

Apparemment, oui. Muriol soupira. Il ne serait jamais un tyran. Jamais. Les hommes avaient tous les droits dans cette société, certes, mais il n’en abuserait pas. Chez les Muriol, on était sur un pied d’égalité. Question de principe et de valeur...

L’homme d’affaires réprima un bâillement. Il commençait à trouver le temps long. Pas l’habitude de conduire sur de telles distances. A Paris, on n’avait pas besoin de véhicule. On faisait tout à pied. Ou en tram. C’était selon. Il fit subitement la moue. Pour les courses de ce week-end à Deauville, c’était râpé. Pas grave, il irait quand même à l’hippodrome. En simple visiteur. En simple curieux. Humer l’air ambiant saupoudré de pelouse iodée. Puis il sortirait son Alpine du garage. Sa voiture de course. Son petit plaisir de la vie.

Direction Honfleur par la côte. Seul. Pour son autre moment détente de la journée.

3

— Les enfants, on arrive, réveillez-vous !

Léo Muriol venait de franchir la Touques avec sa Renault, le fleuve côtier normand qui sépare les villes de Deauville et Trouville-sur-Mer en deux. Deux mondes si différents qui se regardaient en chien de faïence. Deauville, la richissime parisienne et Trouville, sa voisine. Plus normande, plus accessible, plus familiale, tellement plus terre à terre… et surtout moins bling bling. Léo, lui, se foutait éperdument de ces considérations. Après tout, que l’on se trouva à gauche de la Touques ou à sa droite, quelle différence cela faisait ? La sole3 n’en serait pas moins bonne… Certes. Mais le prestige… Ah, le prestige !

Sans parler du paraître. Ah, le paraître !

Deux bien vilains mots. Muriol savait pourtant toute leur importance dans notre société. Sa société. Il savait aussi d’où il venait, lui, et ses origines bourgeoises. Mais parfois, à la vérité, tout cela le pompait. L’ennuyait profondément. Pour ne pas dire mortellement. Car bien que Léo naviguât comme un poisson dans l’eau au milieu des affairistes de toutes sortes, il n’aspirait qu’à une chose : la tranquillité. Dès qu’il le pouvait, il partait s’isoler, une canne à pêche à la main, un hameçon dans l’autre. Des plaisirs simples. Sans mondanité. Sans ambiguïté. Un monde parfait. Si seulement c’était vrai…

— Ouah, que c’est beau !

La voix émerveillée d’Alban Muriol sortit brusquement le père de famille de ses pensées. Le petit de 8 ans venait de se réveiller et, le nez collé à la fenêtre, contemplait déjà la grandeur Deauvillaise. Boulevard Eugène Cornuché, le gamin vit défiler le port, puis le club de tennis sur toute sa longueur. Des enfants de son âge, habillés comme Björn Borg avec leur bandana Fila blanc, essayaient de reproduire la gestuelle du dernier vainqueur de Roland-Garros, sous l’oeil attendrissant de leurs parents. Comme toute une génération, Alban avait été marqué à la télévision par les prouesses tennistiques de ce suédois à la longue crinière blonde… Âgé de seulement 18 ans. Il avait déjà sa foule d’admirateurs, mais surtout d’admiratrices.

10 ans.

C’était le calcul tout rond qu’Alban venait d’effectuer à l’aide de ses doigts. 10 ans d’écart entre lui et Borg. Comme une révélation. Il avait du pain sur la planche s’il voulait un jour tenter de l’égaler ! À commencer par s’acheter une raquette en bois. Ça ne devrait pas être bien compliqué de convaincre son papa. Il y avait un magasin de tennis juste à côté du casino. Ça serait le premier pas. Ensuite, il jouerait en loisir cet été. Chaque chose en son temps. Puis, s’il se sentait pas trop mauvais, il demanderait à ce que les parents l’inscrivent dans le club du quartier à la rentrée. Mais pour l’instant, le petit préféra refouler cette pensée. Le sable le fit chavirer. De sa banquette arrière, il pouvait deviner les Planches de Deauville, cachées derrière ses mythiques cabines vertes. Les femmes en bikini, aussi. Il n’était pas interdit de rêver, et, à 8 ans, Alban Muriol était déjà au courant des choses de la vie. L’école était passée par-là. Sa maîtresse aussi. Madame Gerson, dont il était secrètement amoureux…

A ses côtés, sa petite soeur Louane, nez collé contre la fenêtre arrière gauche, dans un savant mimétisme, contemplait les grands édifices deauvillais qui faisaient la magie de la station balnéaire. L’hôtel Le Normandy, aux allures de manoir normand, veillait depuis 1912, le regard braqué vers la Manche. Elle vit ensuite défiler le casino, dans son style néoclassique, rappelant le Petit Trianon de Versailles. Doté d’un sublime théâtre à l’italienne, il fut érigé également en 1912, dans cette période du début XXème siècle où Deauville s’était donnée un nouvel élan. Louane Muriol aperçut ensuite le dernier grand édifice sur le boulevard : Le Royal, autre palace sorti de terre en 1913. Ce fut ici que la célèbre grande couturière, Coco Chanel, ouvrit une de ses premières boutiques. Elle y inventa le beige Chanel, s’inspirant du sable mouillé de la plage… Deauville n’était pas que strass et paillettes. La ville pouvait forger des destins et faire naître des légendes. Après tout, qui sait si la petite Louane, qui s’était remise à chantonner sur sa banquette, des rêves pleins la tête, ne serait pas un jour la prochaine égérie de cette ville ?

Qui sait… Le rêve était permis.

*

La R16 avait tourné en direction de la villa Cartier, et remontait maintenant en direction du centre-ville et ses boutiques de luxe. Elle ramenait Arielle Muriel dans ses souvenirs et sa jeunesse. Il y a 20 ans, c’était ici même que Léo lui avait fait sa demande en mariage. Elle avait 22 ans. Lui 28. Une éternité… Le temps filait à une vitesse folle. Arielle le comprenait, maintenant. Pas avant. Seulement depuis qu’ils avaient Alban et Louane. Deux enfants de la DDASS qu’ils avaient eu l’honneur de pouvoir adopter par l’intermédiaire d’un ami haut placé. Souffrant d’endométriose, elle n’avait jamais pu avoir d’enfant, à son grand regret. Ce n’était pas faute d’avoir tout essayé, mais rien n’y avait fait. La mort dans l’âme, elle avait fini par abdiquer. Léo, voyant son mal-être, avait tout de suite penser à l’adoption. Pas Arielle. Cela ne faisait tout simplement pas partie de son plan de vie, tout du moins, ce n’était pas comme ça que, petite, elle s’était imaginée devenir mère. Les rêves ont la vie dure, et tout le monde veut son conte de Disney.

La réalité vous rattrape parfois, brutalement. Ce fut le cas d’Arielle. Alors, passé la trentaine, elle commença enfin à envisager sérieusement cette possibilité. Pourquoi pas ? Oui, pourquoi pas… Ils firent les démarches, au départ sans trop y croire. Avec raison, car, trois ans plus tard, Arielle et Léo étaient toujours au point de départ. Ceci ulcéra au plus haut point son mari, qui, fatigué d’attendre un hypothétique appel, demanda l’appui d’un ministre. Après tout, quand on a des connaissances importantes, pourquoi s’en priver ?

L’affaire ne traina pas. Deux mois plus tard, on convoqua les Muriol dans les locaux décentralisés de la DDASS du XIIIe. Deux enfants originaires de Budapest, en Hongrie, avaient été abandonnés par leurs parents fuyards. Sans papiers, ils ne furent jamais retrouvés. « Repêchés » tous deux sur un trottoir pas loin de la place Vendôme, les deux petiots âgés de 2 ans et 6 mois furent tout de suite placés, en attendant de leur trouver une structure d’accueil. Les époux Muriol furent les premiers avertis, et le charme opéra immédiatement. Arielle vit son coeur fondre sans préavis. Une heure passée avec eux lui suffit. Pas besoin de plus. Alban et Louane seraient la prunelle de ses yeux. A vie. Malheur à ceux qui voudraient les faire souffrir ou leur vouloir du mal. Arielle Muriol serait une mère possessive et ses enfants portés aux nues. Un choix qu’elle assumait. Un choix qu’elle revendiquait.

La R16 passa devant la centrale place Morny, peuplée de boutiques de luxe tout autour. Arielle eut un pincement au coeur. Comme à chaque fois qu’elle voyait ou marchait sur cette place. Et pour cause : elle revoyait encore l’image de Léo à genoux en train de lui demander sa main. Devant un parterre de gens. Arielle, timide comme c’était pas possible à cet âge, s’était sentie rougir. Rouge pivoine. Elle avait poussé un timide oui. L’arrogant Léo qu’il était, et qu’il est sans doute un peu toujours, n’avait pas sauté de joie. Non. Il s’était levé et était parti sans un mot en direction de la boutique d’à côté. Il en était ressorti avec une bague en or subliminale, à couper le souffle. Aujourd’hui encore, et, alors qu’elle regardait sa bague du coin de l’oeil, Arielle ne savait toujours pas combien elle avait pu coûter. Aucune idée. Si ce n’est que c’était cher. Très cher. Léo se moquait de l’argent. Il n’en avait jamais manqué. Ce qu’il voulait, il finissait toujours par l’avoir. Et ceci était valable dans tous les domaines…

*

Léo Muriol transpirait à grosses gouttes sous son chapeau-melon. Sagement, il décida qu’il était enfin temps de le retirer. Au diable les convenances !

Ses cheveux bruns, frisés, prenaient enfin l’air. Il était encore bel homme dans son style sorti tout droit de la Belle-Epoque… Léo le savait et il en jouait, très souvent, pour emporter l’adhésion des gens. La persuasion. Il n’y avait que cela qui marchait dans les affaires. Être convainquant. Être bon. Donner le change. Même avec rien dans sa manche… Dans le fond, tout était affaire de crédibilité.

Muriol bifurqua à droite de la place Morny, continua tout droit. Deux ruelles plus loin, il tourna à gauche. Ils étaient enfin arrivés. La villa, construite à la fin du XIXème siècle semblait ne jamais prendre une ride. C’est d’ailleurs par sa centaine de villas que Deauville subjugue le visiteur. Celle des Muriol n’était certes pas la plus tape à l’oeil, mais elle avait quand même de la gueule. Un certain cachet. Aria l’Olmo. C’était ainsi qu’elle avait été baptisée. L’origine de son nom : aucune idée !

Personne ne savait. Des origines maures ou espagnols avaient été avancées, sans grande certitude. Les styles des villas variaient superbement dans le village de 4.000 habitants. A un endroit, on pouvait faire face à un chef d’oeuvre de style normand, comme l’était la villa Les Abeilles, un petit bijou signé Auguste Bluysen4, et habité dans les années 1930 par l’industriel André Citroën. Son architecture faite d’épis de faîtage soignait son style. Sur le même boulevard Eugène-Cornuché, on retrouvait également la villa Camélia, décorée de lambrequins et de garde-corps en bois à motifs ajourés, évoquant la rusticité montagnarde. Construite en 1864 pour le marquis de Salamanque, elle est l’une des plus anciennes de la cité. A quelques pas, la villa Grisélidis, construite en 1871, est une des plus anciennes bâtisses de la ville. Avec ses pignons à redents, elle affiche sa singularité au coeur du « XXIème arrondissement » de Paris, dans ce style venu tout droit de la Renaissance flamande.

Dans les terres, avenue de la République, la villa L’Augeronne constitue la quintessence du courant régionaliste normand, puisque la demeure rassemble des éléments récupérés sur d’anciennes bâtisses du pays d’Auge après la Seconde Guerre mondiale, tandis que l’on peut encore découvrir la très belle villa mauresque El Djezaïr, située avenue du Golf, et datant des années 1930.

Mais si Léo Muriol ne devait en retenir qu’une, et une seule, ce serait la villa Strassburger, dressée au milieu d’un vaste parc de pommiers. Cette extravagante propriété, voulue en 1907 par le baron Henri de Rothschild, se dresse à proximité de l’hippodrome. Depuis son perchoir, les jumelles vissées sur les yeux, Léo avait tout loisir d’admirer la beauté des lieux en même temps que ses pouliches sur le pré. Hasard ou pas, de Rothschild était également un grand amateur de courses de chevaux. De là à dire que le jugement de Léo manquait quelque peu d’objectivité… La propriété fut ensuite acquise par le richissime éditeur américain Ralph Beaver Strassburger, en 1924, et, depuis l’an dernier, est ouverte au public pour des visites. Des réceptions y sont organisées, des fêtes également, sans parler des colloques internationaux.

Léo Muriol devait d’ailleurs se rendre à une petite réception donnée en fin de semaine prochaine par le maire de la ville, Michel d’Ornano, à laquelle étaient conviés des industriels, des mécènes, des artistes et, bien sûr, des affairistes. Naturellement. Il en profiterait pour toucher deux mots au maire sur cette rumeur, tenace, de la mise en place d’un impôt sécheresse à la rentrée. Muriol était contre. Les riches n’avaient pas à payer pour ces salauds de pauvres !

Non mais.

Qu’ils se débrouillent !

Chacun ses merdes.

*

Léo Muriol et sa petite famille étaient enfin arrivés à bon port. Ils avaient déchargé les valises, ouverts toutes les fenêtres pour évacuer l’odeur de renfermé qui sévissait à l’intérieur de la villa. Rien à signaler. Tout était en ordre. Léo laissait les clés à l’année à son voisin retraité, lequel jetait un oeil régulièrement. Tonte de la pelouse, taillage des haies, entretien des fleurs… L’homme d’affaires savait qu’il devait une fière chandelle à ce brave monsieur Lhortot. Il ne manquerait pas de le remercier en l’invitant avec son épouse à prendre l’apéritif un soir.

Mais pas maintenant.

Léo Muriol était dans son garage. Il venait de défaire la grande bâche noire recouvrant son Alpine. Flambant neuve. Il n’avait pas un instant à perdre : car avant d’aller pêcher, Léo devait rassurer d’autres gros poissons. Ceux qui, comme lui, avaient jeté une partie de leurs économies sur ce maudit Renzo Callegari. Ce n’était, de toute façon, qu’un regrettable malentendu.

Demain midi, au plus tard, tout serait réglé.

Et tout rentrerait dans l’ordre.

3 Poisson normand.

4 L’auteur du Grand Rex à Paris.

4

L’homme n’avait pas traîné. Aussitôt sa conversation avec son acolyte terminée, il avait de suite préparé sa valise, dans l’espoir de pouvoir prendre l’avion de midi à destination de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. Emportant le strict nécessaire, il était arrivé in extremis pour 11h30, heure des dernières embarcations sur ce vol. L’individu était soulagé, le prochain avion pour Paris n’étant qu’à 16 heures... et il ne pouvait se permettre d’arriver à la nuit tombée.

Chaque minute comptait depuis le fameux coup de fil. Question de vie ou de mort. Surtout de mort. Il avait la chance d’habiter à quinze minutes à peine de l’aéroport international de Berlin-Schönefeld, ce qui lui avait permis de passer au peigne fin toutes ses affaires, afin d’être sûr qu’aucun objet ne puisse sonner lors des contrôles douaniers. Cet instant fut le moment le plus chaotique de sa journée : il avait emmené dans ses bagages son vieux costume de la SS, qu’il conservait soigneusement depuis la fin de la guerre. Lavé et repassé, empesé. Sans un pli. C’était parfait.

Car malgré les apparences et son statut d’agent de la République démocratique d’Allemagne (RDA), notre homme ne se renierait jamais. Il avait toujours réussi à passer entre les mailles du filet. Même, au cours de la tumultueuse période de la dénazification qui s’était ensuivie. C’était dire.

Alors pourquoi se faire prendre aujourd’hui ? Non, il était on ne peut plus confiant. A son grand soulagement, il passa la douane sans aucune difficulté. L’homme était maintenant assis confortablement à l’arrière de l’avion de la compagnie EasyJet, et réfléchissait déjà à la suite en attendant le départ. Arrivé à bon port, il devrait trouver rapidement un taxi qui accepte de l’emmener à Vincennes. Quitte à le soudoyer en le payant à prix d’or… Là-bas, un ami l’attendait.

Ensuite, une fois leur sinistre besogne effectuée, son acolyte et lui prendraient la direction de Deauville afin de rencontrer le « Villervillais ». Ils auraient besoin d’armes. Beaucoup d’armes. Sans compter les munitions. La chasse au trésor telle qu’on le lui avait présenté s’annonçait périlleuse. Il fallait donc prendre ses précautions. Trop de fuites dans cette histoire. Résultat : les chasseurs de prime, les chercheurs d’or, les pays à l’Est du rideau de fer… Absolument tout le monde s’en mêlait !

Alors que c’était censé être top secret !

Le comble. Ah, si les Occidentaux savaient. Mais ils n’avaient pas à savoir. Officiellement, d’ailleurs, il n’y avait rien. Rien du tout. Sauf que le trésor caché des nazis existait bien. Du moins, une partie. Et il se trouvait dans le Calvados. A Deauville, plus précisément. Des lingots d’or. Des tas de lingots d’or !

Rendez-vous compte… La légende disait que le Feld-maréchal Erwin Rommel en personne avait piloté les opérations. Discrètement. Avant de se faire rappeler par Berlin en 1944. Avant de se faire zigouiller par Hitler. Il avait senti le vent tourner. Mais peu importait les circonstances, le fait était que cet or existait bel et bien. L’agent de la RDA en mettrait sa main à couper.

Alors voici le plan : mettre la main dessus le plus vite possible et doubler tout le monde. Y compris son chef, le féru de courses de chevaux. Le fada de paris sportifs. Ensuite, plus question de remettre les pieds dans ce pays de malheur !

Placements en Suisse, et ensuite direction les Etats-Unis. En sécurité, loin des communistes, une fois sa fortune faite. Simple comme bonjour. Ne restait plus qu’à. Facile à dire. Facile à faire. L’homme ne réfléchissait plus. Il ferma les yeux et commença à s’endormir profondément, alors que l’avion décollait enfin.

5

Léo Muriol prenait un verre en fin de journée au Méduse Club, le célèbre bar-discothèque de Deauville. Entouré de certains associés et autres concurrents, il dissertait de l’« affaire Callegari », laquelle empoissonnait leur existence depuis hier. L’homme d’affaires parisien avait le chic pour savoir rassurer son monde. Être convainquant, ça, il savait faire !

Et pour cela, rien de tel que de payer une tournée générale aux dix hôtes de sa table. Muriol héla le serveur depuis son canapé en velours. L’endroit était cosy, avec des couleurs vives mais sans être tape-à-l’oeil. Tout ce qu’il aimait. Il y avait de l’espace, on ne se marchait pas dessus. C’était le bar typique qu’aimaient les parisiens et les locaux. La patronne du Méduse, qui plus est, s’était toujours montrée adorable avec lui. A chaque fois un mot agréable quand elle le voyait, une petite boutade. Charmante femme.

Après cinq tentatives infructueuses, le serveur baraqué aux immenses tatouages sur les deux avant-bras finit par le remarquer à la sixième. Il arriva avec son plateau vide.

— Monsieur ? dit-il avec un accent étranger qu’il n’avait jamais entendu.

— Dix whiskys s’il vous plait. J’offre la tournée générale à ces messieurs.

— Très bien.

Un signe de tête et un sourire entendu, le serveur était déjà reparti. Léo alluma sa pipe en le détaillant rapidement : grosse barbe hirsute, de longs cheveux noirs mal peignés. Il ne faisait pas très propre de sa personne, mais qu’importe. Il détourna alors le regard vers ses compagnons de tablée. Tous en discussion animée. Léo avait dit ce qu’il avait à dire. Ni trop. Ni assez. Lui n’irait pas parier aux courses demain, comme convenu. Il attendait de connaître le sort réservé à Renzo Callegari. Pas question de se fourvoyer avant ! Libre aux autres de tenter leur chance sur d’autres cotes beaucoup plus risquées. Forcément. Callegari, en comparaison, c’était une assurance-vie !

Vous parlez… Léo regarda avec acuité en direction de Richard Malleville. Ils étaient rivaux. Et ne pouvaient pas se piffrer. Malleville faisait partie des rares autour de cette table à se réjouir de l’arrestation du jockey italien. Le fieffé salopard !

Patience… Léo finirait bien par avoir le fin de mot de cette histoire. Quelqu’un avait forcément dénoncé Renzo à la police des jeux. A France Galop, la société gérante et garante des paris hippiques depuis la fin du XIXème siècle. Quelqu’un qui avait eu vent de ses entourloupes. Quelqu’un qui le détestait. Le parieur pensait évidemment à Malleville. Après tout, il abhorrait Callegari. Et sa disparition du paysage des courses était une bonne nouvelle pour ses affaires, alors…

Ne voyant pas sa commande arriver, le roi du caoutchouc s’impatienta. Et toisa d’un oeil mauvais en direction du bar… avant de radoucir son regard. Le serveur à l’accent indéchiffrable semblait avoir une conversation houleuse avec une ravissante jeune femme. Blonde, des perles dans les yeux. Sans savoir pourquoi, Muriol fut attiré par cette femme. Du moins, elle ne le laissait pas indifférent. C’était idiot. Parfaitement crétin. Il devait bien y avoir vingt-cinq années d’écart entre eux !

Oublie… pensa-t-il.

La jolie blonde, probablement la petite amie du serveur, s’en retourna visiblement en colère. Puis disparut dans les méandres du Méduse Club. Loin d’être ébranlé, l’homme aux tatouages rassembla ses ustensiles, remplit les dix verres de whisky, puis les amena sur son plateau. Muriol n’avait rien manqué de la scène. Il remarqua, cette fois, le prénom à l’effigie du serveur sur son t-shirt.

Attila. Original.

Immédiatement, Léo pensa au roi des Huns. Le Mongol.

— Voilà, messieurs. Désolé pour le retard.

— Ah enfin ! s’exclama Richard Malleville. C’est que l’on commençait à avoir soif !

— Je vous dois combien ? demanda Léo.

— 50 francs tout rond.

— 50 francs… Eh bien, fit-il en fouillant dans son portefeuille, on dirait que l’inflation est galopante par ici. Le serveur resta de marbre. Léo finit par sortir 5 billets de 10 francs Berlioz5 et lui donna. Il ne laissa pas de pourboire.

— Merci.

— Je vous en prie.

Léo, dont la pipe avait fini par s’éteindre, resta un long moment de marbre, les yeux dans le vague. Un pressentiment lui courba l’échine. Cet homme intrigant au corps bodybuildé, sans trop savoir pourquoi, il était persuadé qu’il le reverrait plus tard.

— Santé ! gueula Malleville, lui qui fêtait haut et fort, sans le dire, la débâcle de Callegari.

On pouvait être certain que demain ses poulains feraient un carton, débarrassés de l’encombrant Renzo. Et de son mentor : Léo Muriol.

Qu’importe, à ce moment précis, l’homme d’affaires n’en avait cure. Une seule pensée parasitait son esprit. Une seule. Celle de cette ravissante jeune femme qui était tellement belle quand elle se mettait en colère.

De la même manière, le pressentiment se fit puissant : elle aussi il la reverrait bientôt.

5 Le 10 francs Berlioz est un billet de banque français émis de 1974 à 1980 par la Banque de France. Il remplaçait le 10 francs Voltaire. Ce fut le dernier billet de 10 francs.

6

L’homme courait avec sa valise dans les dédales du grand aéroport parisien. Il venait d’apprendre une très mauvaise nouvelle depuis la cabine téléphonique, et faisait le maximum pour sortir au plus vite, tâche rendue difficile par l’immense foule qu’il rencontrait sur son passage. Trempé jusqu’aux os par son sprint, mais aussi par la chaleur étouffante qui régnait dans l’aéroport, il réussit enfin, à son grand soulagement, à gagner l’extérieur. Il se dirigea instinctivement vers les taxis, qui pullulaient à cette heure de la journée. Sans attendre, il accosta le premier sur son chemin :

— Bonjour monsieur, est-ce que vous pourriez me conduire rapidement à Vincennes, s’il vous plait ?

Son français était impeccable.

— A Vincennes ? C’est pas la porte à côté… rétorqua le conducteur, interloqué.

— Ecoutez, on peut peut-être s’arranger, non ? demanda l’homme avec aplomb, surjouant maintenant de son accent allemand.

— C’est inutile, je ne fais pas ce type de course. Je reste juste dans les arrondissements, moi. Désolé… Demandez à un autre de mes collègues.

Il n’avait pas le temps pour ça. L’agent de la RDA, furieux, sortit alors discrètement de son portefeuille deux billets de 500 francs.

— Et… pour cette somme, on ne peut toujours pas s’arranger ?

La voix était sèche, tandis que les billets étaient déjà sous son nez. Pour l’allécher.

— Vous devez avoir une vraie urgence pour payer un tel montant. Fallait le dire tout de suite, mon bon Monsieur. Allez, montez ! A ce prix-là, on sera à Vincennes en moins de vingt-cinq minutes, ajouta-t-il, conscient d’effectuer la plus belle course de sa carrière.

L’homme monta à l’arrière du véhicule. Sans un mot. Satisfait.

Il était soulagé. Si tout se passait sans encombre, il rejoindrait son compère Merino dans moins d’une heure. D’ici là, il pouvait d’ores et déjà réfléchir à un plan d’action… Le moins risqué, si possible. Car pas question d’avoir les flics au cul dans leur cavale !

Non… Discret. Méthodique. Efficace. Sans laisser de trace. Cela lui avait plutôt pas trop mal réussi jusqu’à présent. Il devait donc continuer. « Tu n’as pas idée de l’urgence » se dit-il, sourire en coin, en réponse aux paroles du chauffeur.

7

L’instinct d’une femme. Du danger. De la menace pour son couple. C’était peut-être idiot, mais Arielle Muriol se faisait du mouron ce soir. Quelque chose clochait dans le comportement de son mari depuis ce matin. Il était perturbé, elle le voyait. Le devinait. Bref, ça ne tournait pas rond !

Distant depuis son coup de fil avant de partir. Préoccupé. Léo ne l’avait pas habituée à ça en vingt ans de vie commune. Arielle avait beau chercher, elle ne retrouvait pas trace d’un épisode comme celui-là. C’était dire…

Pas un mot au dîner.

Un vague « oui » promettant à Alban de l’accompagner le lendemain s’acheter une raquette de tennis dans le magasin jouxtant le casino. Mais l’avait-il seulement écouté, son fils adoré ? Pas sûr… D’autant que sa tirade on ne peut plus enflammée sur Roland-Garros, Björn quelque chose et sa raquette en polystyrène en aurait rebuté plus d’un. Léo avait acquiescé. Qu’importe s’il n’avait pas écouté. Chez les Muriol, quand on donnait sa parole, on la respectait jusqu’au bout.

Arielle connaissait par coeur son homme : demain matin, il ouvrirait de grands yeux ahuris : « J’ai dit cela, moi ? », quand son fils viendrait le chercher au saut du lit pour lui rappeler sa promesse. Il se gratterait alors la tête : « Je ne m’en souviens pas. Mais si tu le dis, c’est que ça doit être vrai ».

S’ensuivraient des éclats de rire et une bataille de coussins. Classique. Familial.

Arielle remit brusquement les pieds sur terre alors qu’elle venait de finir la vaisselle. La dernière poêle fut suspendue à son crochet en face du frigo. Elle regarda l’heure. 22 heures. Les enfants étaient au lit depuis longtemps. Elle soupira de lassitude et croisa les bras. Son mari était déjà au salon, assis dans son fauteuil cuivré en train de lire. Comme tous les soirs. La pipe au bec.

Arielle hésita. Elle devait avoir une petite confrontation avec pour savoir ce qui le turlupinait. Mais elle cherchait encore la bonne stratégie à adopter. Lui tirer les vers du nez, sans le brusquer. Sans qu’il ait envie de se défiler. Car Léo Muriol pouvait être soupe au lait et se renfermer rapidement comme une huître. C’est qu’il avait son petit caractère, le Léo !

Arielle avait fait son choix en préparant les deux tasses de café qu’elle apporta sur un plateau argenté. Un sourire plein de malice. Réflexion faite, elle ne l’attaquerait pas frontalement. Trop risqué. Le jeu n’en valait pas la chandelle.

Non. Elle ferait cela sous la couette, quand Léo serait bien détendu. Dans une heure, donc. Après l’amour. Les hommes y sont toujours plus à même à se confesser. Même leurs péchés.

Ce n’était sans doute pas grand-chose, de toute façon. Mais il fallait crever l’abcès. Hors de question de passer des vacances de mauvaise qualité. Tout ça parce que Monsieur avait un boulet au pied !

Inenvisageable.

Arielle déposa le plateau sur la petite table ronde, puis s’installa en silence dans le fauteuil en face. Pas question, non plus, de troubler la lecture du maître de maison. Elle souffla sur le café brulant. Respira l’odeur qui en émanait. Tellement agréable… d’autant qu’elle masquait l’odeur de pipe qu’elle avait toujours eu du mal à supporter.

Qu’importe. Quand on aimait, on savait faire des concessions. Toujours.

Arielle pensa subitement à Anouk. Anouk Defraisis, sa meilleure amie. Enfin, sa meilleure amie de vacances. Elles passaient l’après-midi de demain ensemble, à la plage. Avec leurs enfants. Elles pourraient cancaner sur un tas de sujets. Elles en avaient des choses à se raconter depuis l’an dernier. Une éternité !

Les deux femmes étaient sans filtre. Ensemble, elles n’avaient pas de secret l’une pour l’autre. Arielle fronça cependant les sourcils en songeant : pourvu qu’elle n’ait pas de mauvaises nouvelles à lui annoncer. Pourvu. Et que l’inquiétude qu’elle ressentait au niveau de la poitrine ne soit qu’une fausse alerte.

8

Quelques heures plus tôt, dans la journée…

Le chauffeur se gara rue Anatole-France, à un emplacement réservé aux taxis. On était à quelques encablures du château. Il coupa le moteur.

— Voilà monsieur, vous voici arrivé à destination en temps et lieu. J’ai tenu parole.

L’agent de la RDA s’étira. Il avait fermé les yeux pendant tout le trajet. C’était sa manière à lui de se concentrer quand l’heure était grave. Ne pas prendre de mauvaises décisions à chaud… Peser le pour et le contre. C’est ce qu’il avait fait. Il ne lui restait plus qu’à exposer son plan d’action à Merino.

— Merci très cher. Voici la somme de 1000 francs, comme convenu. J’aurai sûrement encore besoin de vos services d’ici une à deux semaines, mais je ne sais pas encore le jour ni où… Bien entendu, la somme sera doublée.

— A ce tarif, monsieur, j’irai vous chercher au bout du monde ! dit Philippe Descoffier.

Il s’empressa d’ajouter :

— Appelez-moi quand vous aurez besoin, je serai disponible sur-le-champ !

L’Allemand ricana en secouant ta tête.

— On reconnait bien là les taxis parisiens !

— Que voulez-vous, il faut bien gagner sa croûte.

— A qui le dites-vous mon ami, renchérit l’ancien nazi. Sur ce, je vous laisse. Tenez-vous juste prêt à tous abandonner pour moi : clients, femme, enfant. Ce jourlà, plus rien d’autre ne comptera, me suis-je bien fait comprendre ?

— Parfaitement compris, répondit Descofier sans demander son reste. Vous n’avez juste qu’à me contacter au numéro inscrit sur ma carte. Au revoir.

La conversation conclue, l’Allemand fourra la carte du chauffeur de taxi dans le revers de la poche de son veston, puis s’empressa de remonter la rue en direction du château. Il avait rendez-vous face au boulevard, au niveau des marches. L’endroit parfait pour discuter en paix. Le bruit des voitures, la circulation dense des piétons, personne ne ferait attention à eux. Pas même les militaires qui patrouillaient régulièrement dans le secteur.

L’agent de la RDA s’empressa de gagner l’intérieur du parc. Il chercha la cabine téléphonique la plus reculée pour pouvoir passer son coup de fil en paix. Un simple mot. Juste pour signaler sa présence. Une rencontre fortuite. Deux hommes qui discutent le bout de gras. Comme si de rien n’était. Bien moins suspect qu’un homme seul regardant constamment sa montre, se demandant si son rendez-vous viendrait.

— Je suis là. Je t’attends au bas des marches.

— O.K.

L’Allemand rejoignit ensuite le château le plus calmement du monde. Il avait retiré sa veste et la tenait par le bras. Qu’est-ce qu’il faisait chaud ici ! L’homme pestait dans sa barbe. Il avait quitté la moiteur du Tiergarten pour trouver encore pire dans la capitale française. Foutue canicule !

Il se posta en bas des marches et retira son veston. Il alluma une clope qu’il n’eut même pas le temps de savourer. Il apercevait déjà Merino au milieu des arbres. Sa planque devait être juste à côté. Si ça, c’était pas parfait.

Ils échangèrent une longue poignée de main. Puis l’Italien posa son sac à dos sur les marches et s’assit. L’Allemand l’imita sans un bruit. Merino sortit un plan. Celui de la ville de Vincennes avec une croix rouge mentionnant la brigade des stups. Avec son doigt posé sur l’emplacement, il parla :

— D’après mes infos dans la police, ce chien galeux de Callegari s’en sort plutôt pas mal en garde à vue. Trop bien, même. Mon indic pense qu’il a balancé des infos compromettantes pour le patron…

— Pas bon ça… Il va sortir ?

Merino regarda l’agent de la RDA avec perplexité.

— Son avocate, payée à prix d’or, va obtenir sa remise en liberté sous caution. Demain à 10 heures, le jockey sera libre comme l’air, ce qui n’arrange pas nos affaires.

L’Allemand tira une dernière bouffée avant de jeter sa clope allumée, puis se leva.

— Alors nous n’avons pas une minute à perdre. J’ai déjà tout organisé. Ne reste plus que ton accord et celui du patron.

Carlo Merino se leva à son tour en opinant du chef.

— Allons chez moi.

— Ça tombe bien, j’ai besoin de me reposer. Je suis fatigué de réfléchir. Demain sera une grande journée.

9

Arielle Muriol profitait d’un temps calme en ce dimanche matin pour essayer son maillot de bain sur ses petits seins. Elle fit la moue. Pas de danger qu’ils grossissent, ces deux-là… A 42 ans, cela ne risquait pas.

Elle secoua la tête en s’observant devant le miroir de sa chambre. Ses tétons l’avaient toujours complexée. Pour le reste, son corps lui plaisait. Arielle était une femme séduisante et elle le savait. Les hommes se retournaient sur son passage. Ça aussi, elle le savait. Mais cela lui importait peu. Car ce qui comptait, c’était Léo. Son Léo.

Belle et désirable. C’était ce qu’elle était. A 42 ans, elle restait un joli brin de femme. Son miroir pouvait en témoigner. Alors, c’était quoi le problème ? Arielle soupira de dépit. Son mari avait refusé ses avances, hier soir au lit. Couché de trois quarts sur le côté, lui tournant ostensiblement le dos, il l’avait envoyée promener, ce qui l’inquiétait grandement. Pourtant, Léo n’était pas du genre à se refuser une petite partie de jambes en l’air. Il était attentif à ses désirs et l’avait toujours comblée quand elle le désirait.