Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Luce a tout pour être heureuse. Epanouie dans son métier et enceinte de sept mois, elle est l'épouse d'Hubert Hoarau, une des grandes figures montantes de la vie politique réunionnaise, en passe de devenir maire de Saint-Pierre. L'avenir apparaît sans nuages... Et pourtant. En cette période troublée par l'arrivée de l'épidémie mondiale de COVID-19, tout va basculer. Un aparté bouleversant dans les colonnes du Journal de l'ïle, une disparition. Il n'en faut pas plus. Problème : le disparu, Luce le connaît bien. Trop bien, même. Très vite, ses doutes vont se porter sur son mari. Coincée par les restrictions sanitaires, Luce charge sa meilleure amie, Kiki, d'enquêter discrètement. Mais lorsque celle-ci disparaît à son tour, la jeune femme s'affole. L'apparition d'une secte dans le paysage saint-pierrois n'étant pas de nature à la rassurer. Perdue dans ce voile menaçant, Luce Hoarau va devoir vaincre ses tourments. Avec en toile de fond cette question, en apparence insoluble : lequel de ses proches joue un double-jeu... Meurtrier.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 341
Veröffentlichungsjahr: 2022
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
PROLOGUE
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
EPILOGUE
Les pneus venaient bruyamment de crisser sur l’asphalte, dans une tentative désespérée de rééquilibrage. Mais rien n’y avait fait. La vieille C3 grise avait continué d’avancer. Inexorablement. Pour finir sa course dans la ravine. Il n’avait pu éviter l’embardée.
Maudit trou… Et maudit climat !
Ethan venait de planter sa voiture au croisement de l’Anse. Sonné, mais en vie. C’était déjà ça de pris. À peine avait-il repris ses esprits qu’il entendit le bruit de la seconde voiture. C’est là qu’il comprit. Sa manœuvre insensée avait réussi. Il regarda par la vitre comme il pouvait. Ses poursuivants venaient de faire plusieurs tonneaux dans le champ d’à côté. Leur compte devait-être bon.
Ethan devait s’en assurer, cependant. Il tenta tant bien que mal de s’extraire de la C3, encore toute fumante. Il poussa un cri de douleur. Quelques secondes plus tôt, un bout de ferraille était venu se loger sur sa cheville. Ethan avait cru qu’elle s’était brisée. Mais non. Plus de peur que de mal en apparence. Il serait vite fixé lors des premières foulées… Mais il fallait tout d’abord qu’il sorte de l’enfer de l’habitacle !
La voiture était en branle, et tenait, perpendiculaire à la terre, sur deux roues. Tout le côté droit de la C3 était enfoncé et la place pour se mouvoir était on ne peut plus réduite. Ethan allait étouffer. Il tenta sans succès d’activer le bouton automatique des vitres. Peine perdue, tout le circuit électrique était probablement hors d’état de marche désormais. Heureusement pour lui, sur ce type de modèle, on pouvait encore actionner les portières de l’intérieur, d’une simple pression de la main. Le clic de la voiture retentit aussitôt, indiquant que les portières étaient déverrouillées. Sans plus attendre, Ethan donna un violent coup de pied dans la portière, laquelle ne se fit pas prier pour s’ouvrir vers le ciel.
Sauvé !
Dieu lui donnait une chance de s’en sortir. Il ne devait pas la laisser s’échapper. Ethan était très croyant. Comme 95 % des gens de l’île de La Réunion. Il était convaincu que c’était la raison de ce petit miracle.
Tant bien que mal, Ethan émergea de l’habitacle. Il était désormais sur la route. Une route fraîchement bitumée, qui venait d’être refaite pour l’arrivée des métropolitains dans quelques mois. Vacances d’été obligent.
L’homme se retourna, puis traversa la route en direction du champ. À grande peine. Ethan boitait. Sa cheville gauche lui faisait atrocement mal. Mais il pouvait marcher. C’était déjà cela. Pourrait-il courir ?
Les bras croisés, un rictus de satisfaction à la bouche, Ethan regarda, à la lueur du soleil couchant, la Mercedes Benz qui gisait sur le dos. Des flammes s’échappaient du véhicule et menaçaient désormais dangereusement les récoltes.
Mais c’était le cadet de ses soucis.
Il venait d’échapper à des tueurs. Il n’aurait pas la moindre pitié ! Ni pour les criminels qui avaient tenté de l’éliminer. Ni pour l’agriculteur du champ. De toute façon, c’était encore probablement un de ces riches Zoreils…
L’homme allait s’en retourner quand brusquement, un tir de pistolet retentit. La terreur figea le visage d’Ethan. Les trois hommes venaient d’émerger des flammes ! Ils couraient maintenant dans sa direction, arme au poing. Même l’enfer n’avait pas eu raison d’eux !
Ethan, apeuré, courait maintenant à en perdre haleine. Sans se retourner. Il courait. Courait. En direction de l’Anse des Cascades. Son salut. Son unique planche de salut désormais. Il le savait. Jamais. Ô combien jamais ses trois poursuivants n’oseraient le descendre devant un parterre de gens. Des touristes pour la plupart, en quête de sensations fortes. Dans la plus belle île du monde.
Ethan devait sauver sa peau. 28 ans. Trop jeune pour mourir. Il avait déconné certes, mais qui ne commettait jamais d’erreur dans la vie ? Le jeune Réunionnais arrêta là ses états d’âme. D’abord leur échapper. Ensuite, il improviserait. Comme toujours. Le roi de la débrouille. Ça ne pouvait pas se finir ainsi !
La route était en serpentin jusqu’en bas. Ethan, la jambe gauche boitillante était à bout de forces. Dans son état, il n’y arriverait jamais. Pourtant, il entendait la musique du bar-restaurant situé juste devant la mer. La mer aux requins. L’océan de l’Est. Celui où il était interdit de se baigner. Cela lui donna du baume au cœur.
Ethan venait d’échapper à plusieurs tirs déjà. La nuit était sa plus fidèle alliée. À l’aveuglette, ses agresseurs tentaient tant bien que mal de mettre fin à sa cavalcade. Mais on arrivait en bas de la colline. Plus que quelques mètres et il serait sauvé ! Les tirs se faisaient plus espacés. Ethan le sentait. Courage.
Il serrait les dents, blessé. Il s’en sortirait. Si seulement il avait eu des phares en état de fonctionnement sur cette maudite C3… Il aurait vu le trou dans le fossé. Si seulement il n’y avait pas régulièrement des typhons qui se déchaînaient sur notre si belle île pacifique… Il n’y aurait jamais eu besoin de creuser des trous béants de chaque côté de la route, pour évacuer toute l’eau des moussons !
Si seulement… Mais avec des si, c’est Saint-Denis que l’on mettrait en bouteille ! Sa manœuvre suicidaire aurait au moins eu le mérite de faire rater le virage aux assassins. Et de retarder l’inéluctable… Ethan secoua la tête. Pas de hasard là-dedans. La pente n’était tout simplement pas assez raide à cet endroit. Dommage.
Ethan était lancé dans une course contre la montre. Une course effrénée pour la vie. Les trois hommes continuaient de le prendre en chasse comme si leur vie en dépendait. Quoique, à la réflexion, c’était peut-être le cas !
Ethan serra les dents. Un nouveau tir venait de passer tout près de sa tête. Il avait eu chaud. Très chaud ! La balle s’était perdue, à moins qu’elle ne se soit écrasée quelque part contre un des rochers argileux entourant l’Anse. Qu’importe, il ne fallait pas se retourner.
Ethan vit enfin son salut : il était en bas de la pente. Il était sauvé cette fois. Plus que quelques mètres. Ça y est ! Il était sur les planches de bois. Des lumières scintillantes éclairaient la passerelle qui menait au restaurant. Ethan s’arrêta brusquement de courir. Il ne pouvait plus, de toute façon. Son corps tout entier disait stop. Il se retourna alors. Personne. Plus personne. Il avait vu juste. Jamais ils n’oseraient s’aventurer jusqu’ici avec des flingues. Ils avaient dû rebrousser chemin. Et c’était tant mieux.
Ethan perçut au loin, à flanc de colline, une ample fumée orangée qui montait dans les airs. Leur voiture. En ruine. En feu. Ils allaient devoir rentrer chez eux à pince. Ou en auto-stop. Et bredouilles. Bien fait pour cette bande de sauvages !
Ethan continua d’avancer en direction de l’océan, sans se retourner maintenant. Il sourit à un couple qui revenait de la plage. Paisiblement. Main dans la main. La femme portait un joli chapeau de paille. Les cheveux blonds au carré. Toute mignonne. Elle n’avait même pas la trentaine. L’homme, lui, portait une chemisette à fleur, bleu ciel, un short noir et des tongs assorties. La belle vie. Sans-soucis. Celle qu’Ethan n’aurait jamais.
De toute façon, de là où il venait, il y avait peu d’espoir. C’était cramé dès le départ !
Ethan secoua la tête. Quelques mètres plus loin, il se retourna de nouveau. Au cas où. C’était par précaution, bien qu’il sût qu’ils avaient abandonné la poursuite. Ethan était soulagé. Il se relâcha et mit enfin les mains dans les poches de son jean. Avant de s’en retourner, son regard se porta toutefois avec insistance sur le cul de la jeune femme, à qui il avait souri quelques secondes plus tôt. Pantalon blanc parfaitement découpé. Le string rose-fuchsia de la dame était visible. C’était fait pour. Il se mariait aux couleurs tropicales dont les réunionnais raffolaient. Les Réunionnais, pour la plupart, du moins les hommes, étaient en admiration devant ces femmes blanches venues des quatre coins de la métropole. Belles. Sensuelles. Désirables.
Le paradis.
Mais aussi le fruit interdit. Ethan en savait quelque chose !
Le couple s’éloigna.
Ethan se tourna vers l’eau de la cascade qui s’écoulait paisiblement. Ses pensées coquines le ramenaient à la brusque réalité. Il soupira. Mais qu’avait-il fait bon sang ? Il était trop tard maintenant pour regretter…
En boitillant toujours, il réussit tant bien que mal à gagner la berge. Il passa sa main gauche sur son épaule droite qui maintenant lui occasionnait une douleur de chien. À sa grande stupéfaction, celle-ci était en sang !
Il avait dû prendre une balle par ricochet… Ethan était tellement absorbé par sa volonté de sauver sa peau, qu’il ne s’était même pas rendu compte qu’il avait été touché. Avec le recul, il comprenait mieux maintenant pourquoi le couple l’avait regardé bizarrement à son passage. Il lui avait même semblé que, l’espace d’un court instant, ils s’étaient retournés sur lui.
Cela, Ethan se l’imaginait. Il n’avait pas des yeux dans son dos pour voir. Dommage. Cela lui aurait été fort utile face aux trois gaillards. Ethan marcha péniblement jusqu’à la berge. Hors de question d’entrer ainsi dans le restau-bar. En plus, avec la fraicheur du soir, en cette fin d’été pour les métropolitains, tout le monde était entré à l’intérieur pour dîner.
Au final, cela tombait bien. Ethan avait la berge pour lui tout seul. Il s’assit sur le rebord, de biais, la mer d’un côté quand il tournait la tête à gauche, la vue sur les allées et venues quand il tournait la tête à droite.
L’endroit devenait désert au fil des minutes. Ethan huma l’air en levant les yeux au ciel. L’air marin. Si bon. Si doux. Si tendre.
Le dernier couple sur la berge rebroussa chemin avec leur tripotée de gamins. Dans les brouhahas et les cris. La mère reprochant vraisemblablement au mari de ne pas l’aider avec les mômes. Ethan les regarda entrer dans le restau. Il entendit le clac de la porte. Puis le silence se fit.
C’était impressionnant.
Ethan s’inquiéta brusquement. Comment allait-il rentrer chez lui désormais ? Il était clairement en carafe ici. Il pouvait toujours tenter sa chance auprès des touristes… Après tout, pourquoi pas ? Qui ne tente rien n’a rien, le dicton est bien connu.
La brume, subitement, fit son apparition. Ethan n’aimait pas ça. En moins de cinq minutes, il ne voyait plus que le bout du ponton. Le restau, lui, avait disparu.
Ethan paniqua. Que faire ?
Patienter… Et attendre sagement la levée de l’épisode brumeux. De toute façon, il n’avait qu’une chose à surveiller : les arrivées dans sa direction.
L’endroit restait désert. Pendant de très longues minutes. Ethan finit par se tranquilliser. Les trois lascars avaient fait demi-tour depuis longtemps. Le jeune homme soupira un bon coup et baissa sa surveillance. À tort.
Il ne vit pas l’homme surgir des eaux. Doucement. Comme une anguille. En tenue de plongée, il se rapprocha dangereusement de la berge. Juste derrière Ethan qui, comme absorbé, continuait de surveiller inutilement le bout du ponton de bois.
L’homme immergea soudain, la machette à la main. Ethan crut à un bruit de poisson dans l’eau. Il ne se retourna même pas. Dix secondes plus tard, un cri étouffé, la main de l’assassin sur sa bouche.
La lame venait de le trucider dans le dos, par deux fois. Les yeux d’Ethan se révulsèrent vers son bourreau. Il eut le temps de le voir. Droit dans les yeux. Des yeux d’un bleu scintillant. De la même couleur que l’océan.
Son meurtrier avait retiré son masque de plongée et affichait un rictus d’autosatisfaction.
— Pour Luce, dit-il sur un ton lugubre.
Lâchant la tête d’Ethan, ce dernier tomba à la renverse dans l’eau encore brûlante de l’océan. Il était déjà mort. Une heure plus tard, sous l’effet de la houleet de la tempête, son corps se noierait au loin dans l’indifférence générale, déchiqueté par les requins.
Week-end pluvieux, week-end heureux.
Ce dicton à la con venait de traverser l’esprit un brin tourmenté de Luce Hoarau. La jeune femme était en train de ratisser la place du marché de Saint-Pierre, située tout le long de la plage, avec sa brochette de prospectus, quand la pluie s’était mise à tomber à seaux. La Réunion et ses brusques changements climatiques… Décidément, Luce ne s’y ferait jamais ! 12 ans déjà pourtant qu’elle habitait là. Elle avait eu le temps de s’adapter. Même si, dans le fond, une part de Luce serait toujours parisienne.
Aidée de sa meilleure amie, Kiki, qui la tenait avec vigueur par le bras, Luce réussit momentanément à se mettre à l’abri de la flotte et des alizés, lesquels redoublaient en intensité. Un des vendeurs ambulants de la place les laissait gentiment (avait-il eu vraiment le choix ?) profiter de sa paillote. Luce devrait être reconnaissante mais elle était folle furieuse. Elle ne calcula même pas le grand malabar tatoué de toute part derrière son comptoir, et invectiva son amie :
— Regarde-moi ça, Kiki ! Tu aurais pu faire gaffe… À cause de toi, toutes les affiches sont trempées. Qu’estce que je vais bien pouvoir dire à Hubert maintenant ?
Kiki resta silencieuse, le regard porté au loin, habituée aux sautes d’humeur passagères de sa meilleure amie. Femme enceinte, femme chafouine, comme on dit.
La pluie semblait redoubler en intensité, ce qui inquiéta grandement Luce.
— Que fait-on, maintenant ? On ne va tout de même pas rester planter là éternellement… Dans ce marché aux puces.
Kiki préféra ne pas répondre, mais se retourna et fixa à la place le malabar tatoué avec un réel embarras. En tant qu’épouse du futur maire de Saint-Pierre, Luce avait le chic pour bichonner son électorat, pas de doute…
— Je vais vous prendre 5 tomates arbustes, 3 avocats et 6 chouchous1, dit-elle au légumier, afin de donner le change et calmer son exaspération, lisible aux plis apparus sur son visage boursoufflé.
— Je vous prépare ça tout de suite ma petite dame, répondit le joufflu, rasséréné.
Luce, au côté de Kiki, fulminait. Elle leva les yeux au ciel, ou plutôt sur la frêle toile rouge détrempée qui leur servait d’abri, dépitée.
— À quoi tu joues ? demanda-t-elle froidement à voix basse. Nous ne sommes pas là pour faire nos emplettes je te rappelle…
— Ça, je sais ma chérie… Mais vois-tu, moi j’essaye de ne pas faire fuir les électeurs potentiels de ton cher mari.
— Qu’insinues-tu ?
— Rien.
Luce fit une moue dubitative de petite fille. Elle était en colère. À bout de nerfs, surtout. Pour finir le tout, son fils semblait peser une tonne dans son ventre. Et avait décidé de la torturer au pire des moments ! C’était l’heure de sa gymnastique. Et allez que je te donne des coups de pieds bien sentis dans le bas-ventre !
Il fallait à tout prix qu’elle sorte de cette promiscuité. Sinon, elle allait faire un malaise. Elle le sentait poindre, d’ailleurs. Luce fut exaucée.
Au moment où, tout sourire, Kiki payait l’addition au malabar, la tôle s’envola et emporta l’étal sur son passage. Les fruits et légumes valdinguèrent sur le sol, tandis que la tente rouge freina sa course au niveau du pick-up blanc du commerçant, avant de s’envoler audessus et de poursuivre inexorablement sa marche en direction de la mer.
Luce ne devrait pas, mais elle sourit. Elle était libre de nouveau. Par la force de la pensée. Et le pire dans tout cela, c’est qu’elle y croyait dur comme fer !
La magie ou plutôt la « mazzie » réunionnaise avait encore des beaux jours devant elle. Par-dessus tout, la pluie venait de s’arrêter subitement, comme elle était venue. Les deux femmes regardèrent le malabar courir comme un dératé en direction de la plage, à la poursuite de sa tôle. Avec dextérité, il réussit à la récupérer avant que celle-ci ne fasse le grand plongeon dans l’océan.
— Pauvre homme, fit Kiki en secouant la tête, navrée.
— C’est de sa faute… Les femmes enceintes, on les comprend… On ne les juge pas sur des paroles distribuées en l’air !
Incrédule, Kiki regarda sa meilleure amie s’éloigner en fendant la foule, de nouveau rassemblée, comme si l’épisode pluvieux n’avait jamais existé.
Celle-ci se retourna.
— Qu’est-ce que tu attends ? Le déluge de nouveau, peut-être ? Je te rappelle que l’on a une campagne à mener !
— Ah oui et avec quoi ? Les affiches sont mortes au cas où tu aurais déjà oublié… Hubert devra faire sans les voix des marchands, voilà tout… Ce ne sera pas un drame !
Kiki soupira. Elle n’en avait strictement rien à foutre de la campagne des municipales. Si elle le faisait, c’était uniquement pour faire plaisir à Luce… Et la soutenir au cas où elle se sentirait mal.
Rien de plus. Enfin, trois fois rien.
À sa grande surprise, elle perçut le regard espiègle de Luce. Celle-ci n’avait pas dit son dernier mot. Un large sourire retrouvé, elle dit :
— Et alors, tu crois que l’absence de vulgaires bouts de papier vont m’arrêter peut-être ? J’ai d’autres atouts dans ma manche… Et d’autres arguments. On est en campagne oui ou merde ? Allez viens, suis-moi !
C’était tout Luce, ça.
Passer d’un extrême à l’autre. Ça avait son côté attendrissant. Mais aussi son côté destructeur. Raison pour laquelle Kiki s’était toujours demandé si Luce n’était pas légèrement bipolaire. Juste légèrement. Elle n’avait jamais osé le lui demander. Par peur de sa réaction. Mais elle avait des doutes. De gros doutes.
Sa pensée s’évacua alors qu’elle entendait Luce, dix mètres plus loin, haranguer les passants sur la nécessité de voter Hubert Hoarau lors du premier tour de dimanche prochain. Y a pas à dire, elle avait décidément plus d’un tour dans son sac notre Zoreille2.
Une chose était certaine : Hubert Hoarau devrait une fière chandelle à son épouse en cas de victoire.
Mais en était-il seulement conscient ?
1 Le chouchou, originaire du Brésil, est un légume souvent cuisiné en gratin, également connu sous le nom de chayote ou de christophine.
2 Zoreil est le nom donné aux métropolitains, le plus souvent expatriés. Ce nom viendrait de leur réflexe à tendre l’oreille pour comprendre le créole. Les zoreils représentent environ 6 % de la population de l’île.
— Bien sûr madame Gervaise. Encore une fois, et je me répète, vous pouvez compter sur moi pour votre budget… Promis, je m’en occupe dès le lendemain de mon élection. Parole de votre futur maire !
Une tape amicale dans le dos, Hubert Hoarau était en train de raccompagner à la porte de son bureau cette enquiquineuse de première. Qu’est-ce qu’il pouvait en avoir à foutre du club de randonnée de Saint-Pierre !
Ça n’arrêtait pas depuis ce matin. Les visites et rendez-vous en tout genre se succédaient à la vitesse de l’éclair. Hoarau était las. Un dernier sourire de circonstance, et le tour était joué ! Puis, sans prendre de précaution, il claqua plus qu’il ne referma sa porte de bureau derrière lui.
Enfin seul !
Le candidat Les Républicains rebroussa chemin et alla s’affaler dans son fauteuil… de premier-adjoint au maire. Pour l’instant. Dans une semaine et un jour, Hubert Hoarau serait maire de la deuxième plus grande ville de l’île. Il ne pouvait en être autrement.
Seul un cataclysme pourrait désormais empêcher l’inéluctable ! Hubert était serein. Il le pouvait. Les derniers sondages parus ce matin même dans le JIR3 le donnaient encore une fois largement en tête, et, son adversaire le plus sérieux, le communiste Victor Salles, peinait à dépasser les 25 %… Autant dire qu’une victoire dès le premier tour de scrutin était quasi assurée !
Un triomphe.
Digne d’Hubert Delysle, son modèle, son héros, l’illustre gouverneur qui avait tant fait pour la cause réunionnaise en son temps… Ce n’est pas pour rien que son père l’avait appelé Hubert. Un prénom que, bien sûr, aucun jeune de nos jours ne souhaiterait voir accolé à son nom… Et pourtant si symbolique. Maman et Papa avaient eu tout bon. Ils avaient cru dès le départ en son destin d’homme providentiel de l’île… Ils ne le regrettaient pas.
Hoarau se massa les paupières, tout en conversant avec son esprit.
« Et puis, de toute manière, le communisme était passé de mode !
Fini les historiques à la Paul Vergès. À la trappe !
Nous avons déjà renversé la table en 2010 avec le conseil régional. Maintenant, place aux villes. Tous les Saints de La Réunion, d’ouest en est, du nord au sud, seront un jour dirigés par des maires de droite ! ».
C’était inéluctable. Une vraie certitude pour Hubert.
« Quant à moi, la suite logique, une fois maire, sera de convoiter le poste de sénateur. Pas député, non… sénateur ! Les combats de coqs pour savoir qui a la plus grosse à l’Assemblée nationale, très peu pour moi ! En revanche le calme olympien du Sénat, le respect des pairs… ».
L’adjoint au maire en avait des frissons. Il admira le portrait solennel du Président de la République Emmanuel Macron, accroché au mur, pile en face de son bureau.
« Un ambitieux, prêt à renverser la table… C’est tout moi !
Oui, pensa-t-il définitivement, Hubert Hoarau sénateur-maire LR de Saint-Pierre, ça claque ! ».
Le premier-adjoint en avait fini avec ses ambitions démesurées et la géopolitique de l’île.
On toqua à sa porte. Hubert eut un léger soupir.
Quoi encore ? Une maison de retraite à visiter sur le champ ?
Il fixa sa Rolex, laquelle lui indiquait midi et quart. L’heure du déjeuner.
— Entrez, finit-il par dire.
Sa secrétaire émergea dans l’entrebâillement, un dossier cartonné à la main. Elle s’avança jusqu’au bureau, semble-t-il pressée elle aussi de prendre sa pause déjeuner.
— Vos rendez-vous de cet après-midi Mr Hoarau… Je vous ai mentionné en rouge la maison de retraite des Mulots. Le directeur de l’établissement vous attend avec impatience, m’a-t-il dit ce matin.
Ben voyons !
Ce rat veut aussi sa part du gâteau, pensez-vous. Il s’assure que je ne l’oublie pas dans la répartition des futures subventions…
— Merci Martine. Je me demande ce que je ferais sans vous.
C’était sincère.
Titine fit un signe de tête avant de faire demi-tour. Ses talons crissèrent sur le sol. Un bruit on ne peut plus désagréable aux oreilles d’Hubert.
Avant de sortir, elle daigna répondre :
— Faudra pourtant bien vous habituer : dans dix ans, la retraite. Je ne suis pas éternelle… Bon, sur ce, je vais pointer : faudrait pas que je loupe ma pause-déjeuner.
Hubert ne put réprimer un sourire à sa sortie. Un sacré numéro, la Martine !
Cependant qu’il prenait son portable pour consulter une dernière fois ses mails avant, lui aussi, de partir en pause-déjeuner, Hoarau eut une désagréable surprise à la lecture du dernier sms émanant d’un de ses proches collaborateurs. À vrai dire le plus proche. Son homme à tout faire depuis qu’il s’était lancé en politique dix ans plus tôt. Il secoua la tête, puis reposa le téléphone. Il fit ensuite craquer ses doigts, songeur.
Il regarda de nouveau en direction du portrait du président. Cette fois-ci, la bienveillance naturelle avait laissé la place à la plus grande circonspection.
Puis Hubert Hoarau se leva, sa décision étant prise. Une nouvelle fois, il allait devoir s’occuper de tout. Surtout si la mauvaise nouvelle venait à se confirmer.
3Le Journal de l’île de La Réunion. Avec Le Quotidien, il fait partie des deux journaux quotidiens de l’île.
Dernier dimanche avant le premier tour des municipales.
Luce Hoarau comptait bien fêter cela comme il se devait, selon la tradition. Comme tous les dimanches à La Réunion : par un grand déjeuner familial. Le pilier de la vie hebdomadaire créole. Fondamental. Un incontournable, tout simplement. Aussi sacré que d’aller prier dans la basilique Saint-Pierre.
Luce exagérait à peine.
Pour cela, elle avait convié sa famille et celle d’Hubert. Sa mère, son père et ses deux sœurs devaient répondre présents… devaient, car un doute subsistait concernant la présence de Rose, la petite dernière, laquelle prenait un malin plaisir à tourmenter ses proches. Tandis que du côté d’Hubert, ses parents seraient présents. Ils ne manqueraient pour rien au monde une occasion de disserter politique avec leur fils chéri… La fierté créole. Leur fierté. Hubert était fils unique, raison pour laquelle, sans doute, ses parents n’avaient d’yeux que pour lui, et ne voyaient pas d’égal à leur progéniture sur cette île.
Luce les comprenait. Son mari était brillant. Très brillant. Et bosseur. Il ne comptait jamais ses heures. Tenez ce matin, pour exemple. Pour une fois, Hubert aurait pu faire relâche. Rien, absolument rien de prévu à son agenda. Et bien non ! Il avait fallu qu’il aille à la sucrerie… Un problème de trésorerie avait-il dit. C’était plus fort que lui. Il ne pouvait jamais se mettre sur pause.
Luce en souffla de dépit. Ce n’était pas la première fois qu’elle se réveillait seule dans leur grand lit à baldaquin. Une belle connerie cet achat…
Hubert voulait tout faire comme les « Gros Blancs4 ». Sauf qu’il était créole. Il semblait l’oublier, parfois. Il est vrai qu’un créole qui dirige une sucrerie dans les environs de Saint-Gilles, c’était extrêmement rare !
Hubert n’avait pourtant aucun mérite sur ce point : il reprenait tout simplement l’entreprise familiale. Son père l’avait dirigée pendant 30 ans, la tenant de son grand-père. Et le fils prodigue avait repris le flambeau il y a cinq ans. La sucrerie rapportait gros… Une centaine de Cafres5 s’évertuaient à la faire tourner à plein régime. Pratique pour financer une campagne politique coûteuse… Pour ne pas dire ruineuse. Même si, selon Liam, tout était sous contrôle. « On est dans les clous », s’évertuait-il à répéter.
Liam Narcisse. Le meilleur ami d’Hubert. Son plus proche collaborateur. On dit souvent qu’il ne vaut mieux pas mêler amitié et boulot… Pourtant dans leur cas, joindre les deux bouts semblaient les bonifier. Tant mieux. 10 ans que cela durait professionnellement parlant. Hubert et Liam s’étaient rencontrés bien avant en métropole, pendant les études d’Hubert à Sciences Po Bordeaux. Monsieur Hoarau, le père d’Hubert, tenait absolument à ce que son fils s’émancipe de son île, qu’il dispose d’une « large vision d’ensemble » sur le vaste monde qui l’entourait. Et accessoirement, parfaire ses connaissances en politique, une vie pour laquelle il était prédestiné.
Les deux étaient dans la même promotion. Liam et Hubert. Ils auraient fait les quatre cent coups dans les boîtes bordelaises, s’entendant comme larrons en foire… Selon la rumeur. Luce, elle, n’en avait que faire. Elle ne prêtait pas attention aux rumeurs. Elle ne croyait que ce qu’elle voyait… et imaginait. Mais si elle devait définir Liam, deux mots lui viendraient à l’esprit : orgueilleux et prétentieux.
L’agent d’Hubert (Luce ne savait pas exactement comment l’on pouvait définir son métier), aucun doute, savait se rendre indispensable par sa mobilité et son dévouement. Mais il était trop présent dans la vie d’Hubert. Beaucoup trop. Ce qui posait problème sur le plan privé.
Luce était lasse de tout ça. Pour autant, cela ne l’avait pas empêché de contribuer avec bonheur, hier matin sur le marché, à la campagne de son mari. Mais encore une fois, et heureusement que Kiki était là, c’était sans Hubert. Et c’était tout le problème.
Luce se sentait délaissée.
Peut-être qu’après l’élection municipale de Saint-Pierre, tout rentrerait enfin dans l’ordre ? Luce l’espérait, bien qu’elle n’y crût guère.
La jeune femme posa sa main sur son ventre tout arrondi. 8 mois. Egan serait un bon fils. Elle n’en avait aucun doute. L’éclaircie au centre de la vie politique, pensa-t-elle.
*
Luce finit par émerger de son lit, se leva, enfilant une robe de chambre. Elle ouvrit ensuite la grande baie vitrée. On entendait les oiseaux chanter. D’habitude, la maison coloniale donnait sur Cilaos. Sur ses montagnes. C’était majestueux la vue depuis les hauteurs de Saint-Pierre.
La grande maison coloniale et sa piscine… Ça aussi, Hubert avait emprunté cette coutume aux « Gros Blancs » de l’île. Toujours le paraître… Si important à La Réunion. Savoir se montrer. Etaler sa richesse… Sur une île où 30 % de la population active était au chômage, record pour un département français, avouez que c’était plutôt cocasse !
À défaut d’être tragique.
Si ça se trouve, et Luce se mettait à douter, Hubert l’avait choisie elle aussi uniquement pour le paraître : une belle brunette décolorée, à la peau blanche de surcroit, venue toute droit de métropole…
Luce eut un frisson. Il faisait diablement froid ce matin à l’extérieur. Elle noua sa robe de chambre, comme si ce geste suffirait à arrêter le froid. Le temps était lugubre… Gris. À l’image de la nouvelle reçue hier soir à la télévision.
Un véritable coup de poignard dans le dos d’Hubert.
Ils étaient tous les deux dans le grand salon, à 22 heures (20 heures en métropole), à écouter le président de la République expliquer les mesures sanitaires que lui et son gouvernement se devaient de prendre pour enrayer la propagation du virus, ce satané COVID-19. Inutile de dire que cela n’avait absolument pas plu à Hubert, mais alors pas du tout.
Luce l’entendait encore : « Qu’est-ce qu’ils viennent nous emmerder avec ce foutu virus ! Qu’ils se débrouillent avec là-bas ! ». Puis de lui montrer le chiffre 9 avec ses doigts : « 9 malheureux cas sur notre île ! Neuf ! C’est dérisoire. Ça ne se propagera pas chez nous. Et ils veulent nous confiner ? C’est une vaste blague ! Et en vertu de quoi, hein ? Tu peux me dire ? D’une pseudo-égalité entre les départements. Mon cul oui ! Nous les Réunionnais, nous n’avons jamais été traités comme les égaux des Français depuis des siècles… Jamais ! ». Luce avait cru que sa longue tirade était terminée. Avant de monter se coucher, furieux, Hubert lui asséna sa dernière vérité :
« J’ai toujours dit que l’autonomie de l’île serait la meilleure des solutions ! Toujours ! Aujourd’hui, je le pense d’autant plus… Tu vas voir qu’ils vont finir par annuler l’élection municipale de dimanche prochain, tu vas voir ! ».
Puis il était monté en claquant la porte du salon violemment derrière lui.
Luce était restée de marbre. Elle réfléchissait calmement, elle. Les emportements inutiles, c’était pour son mari. On n’en était pas encore là, après tout. Le président n’avait, à aucun moment, parlé d’annuler les élections municipales de dimanche. Elles auraient lieu. Luce n’imaginait pas une seconde une annulation de dernière minute.
La jeune femme referma la fenêtre derrière elle, pensive. Elle n’avait pas reparlé à Hubert depuis hier soir. Il dormait quand elle était montée se coucher. Et ce matin, il était parti sur la pointe des pieds. Pour ne pas la réveiller. Luce n’avait déjà plus froid. Pourtant, il n’y avait pas de chauffage dans les maisons réunionnaises… Pas besoin, la température descendait rarement en dessous de 20 degrés, même en hiver. Et la maison était très bien isolée.
Luce attrapa son portable et l’alluma avant de descendre au salon. Elle entendait déjà, sans la voir, Martha, leur gouvernante, en train d’astiquer le sol. Une vraie maniaque, celle-là. Mais ce n’était pas l’objet de la contrariété de Luce. Elle scruta l’écran de son portable. Aucun sms. Rien. Depuis deux jours. Sur le coup, elle ne s’inquiéta pas. Après tout, peut-être n’avait-il plus jamais envie de lui parler ?
Ce serait compréhensible.
À sa place, Luce aurait probablement fait pareil. Mais elle n’était pas à sa place. Justement. Luce attrapa à la volée une orange sanguine qui traînait dans un des paniers, qui reposait au milieu de la salle à manger. Ce serait son petit déjeuner. Ensuite, elle verrait quoi emporter pour le déjeuner avec Martha. Même si, la connaissant, le rougail-saucisse à la sauce réunionnaise devait déjà mijoter quelque part dans la cuisine.
Tout le monde se rejoignait là-bas, à la pointe de Saint-Joseph. C’était parfait pour pique-niquer. En espérant, comme toujours, que le beau temps serait au rendez-vous. Luce n’avait pas d’inquiétude : s’il faisait mauvais à l’ouest de l’île (c’était le cas et c’était rare), le soleil était forcément au rendez-vous côté est.
Cette pensée lui mit du baume au cœur et lui fit oublier, un tant soit peu, le silence de son portable… et la morosité ambiante des lieux.
4 Appellation locale désignant ceux qui dirigent les grandes industries de la côte, et notamment, les sucreries.
5 Réunionnais d’origine africaine, descendants des esclaves.
Hubert Hoarau se délectait à pleine bouche, une dernière fois, des gros nichons de Kiki. Il ne s’en lassait jamais. Qu’elle était belle sa métisse !
Un corps de rêve, plantureuse à souhait. Prête à exaucer vos moindres désirs… Bref, un vrai canon de beauté la Kiki. Seul hic et non des moindres : c’était la meilleure amie de sa femme.
Trois mois qu’Hubert avait entamé cette liaison clandestine. Comment était-ce arrivé ? Tout naturellement, au cours d’un banal dîner à la maison. Un samedi soir. Hubert avait perçu dans le regard brillant de Kiki qu’il ne la laissait pas indifférente. Qui plus est le mari de Kiki, Raphaël, il faut bien se l’avouer, était plutôt d’allure assez terne et ne cassait pas trois pattes à un canard… Peu bavard le Rapha, tout le contraire de son épouse !
L’adjoint au maire avait tenté une approche : une légère pression sur le pied de la jeune femme. Pression à laquelle celle-ci avait répondu favorablement. Et voilà comment c’était parti. Aussi simple que cela. Dès le lendemain après-midi, ils se retrouvaient à l’hôtel et l’affaire était conclue.
Mais l’heure n’était plus à la rigolade. Pour le moment. Hubert se saisit de sa Rolex qui reposait sur la table de chevet. 11h45. Et merde… Avec consternation, il constata qu’il serait en retard pour le déjeuner familial. Rendez-vous à 12h30, à la pointe du Tremblet. Sachant qu’il était au Vanilla de Saint-Gilles-les-Bains. Même avec la meilleure volonté du monde et avec sa caisse, aussi rutilante soit-elle, il ne pourrait pas faire de miracle. Conclusion : Luce allait tousser, évidemment. Sans compter qu’il devrait repartir avant 15 heures : un rendez-vous d’une extrême urgence avec les représentants des différents cultes de Saint-Pierre. Impossible de se dérober pour le coup. On ne plaisante pas avec le religieux sur cette île !
— Il faut que l’on parle Hubert, dit Kiki d’une voix grave.
La jeune femme avait basculé sur le côté, regardant droit devant elle par la fenêtre. Il lui sembla apercevoir, au large, une baleine s’amuser dans les vagues.
— Plus tard Kiki, je n’ai vraiment pas le temps, là, répondit Hubert en rafistolant la montre à son poignet.
Kiki ironisa :
— Bien sûr, c’est courant. Tu n’as jamais le temps. Du moment que tu tires ton coup… Tout va bien !
Hubert resta sans voix.
Il admira une dernière fois les magnifiques courbes de la jeune femme à la tignasse noire, laquelle lui tournait le dos, ostensiblement. Un bisou affectueux dans le cou, puis Hubert Hoarau se leva et alla se doucher. Il ressortit cinq minutes plus tard, tout propre et habillé. Un costume Louis Vuitton hors de prix sur le dos.
Kiki, elle, n’avait toujours pas bougé de position. Une gravure de mode qui prenait la pose. Nue. Devant un photographe. C’est ce à quoi pensa Hubert.
— J’y vais, dit-il doucement. Je te rappelle plus tard.
Kiki prit une longue inspiration. Très longue. Elle attendit qu’Hubert Hoarau soit sur le palier de la porte. Puis se retourna enfin, et déclara d’un ton ferme et résolu :
— C’est fini Hubert. Je ne peux plus trahir Luce de la sorte… Ma conscience est ravagée par le remord. Nous n’aurions jamais dû commencer. Trouve-toi une autre muse si le cœur t’en dit ! Moi, c’est terminé.
Kiki n’eut aucune réponse.
Hubert Hoarau avait déjà filé.
Kiki Gœsens laissa échapper quelques larmes en arpentant nue la pièce sombre de l’hôtel. Elle alla verrouiller la porte après le départ d’Hubert, puis retourna s’enfoncer directement sous les draps. Elle se sentait sale. Mal.
Comment avait-elle pu faire ça à sa meilleure amie ? Comment pouvait-elle la trahir ainsi depuis des mois ? Kiki ferma les yeux.
Elle se remémora les circonstances de sa première rencontre avec Luce Parisis. La parisienne. Elle s’en souvenait comme si c’était hier. De la jeune femme de 19 ans, furieuse après ses parents, surtout son père, de lui avoir tout fait quitter pour, disait-elle, « s’enterrer ici » : sa famille, ses amis, et, le pire dans tout cela, Paris, la plus belle ville du monde. Jamais elle ne lui pardonnerait. C’est ce qu’elle disait sans arrêt. Pourtant, il faut croire que, le temps aidant, ses paroles avaient dépassé sa propre pensée.
Luce venait tout droit du 7e arrondissement de Paris. Elle avait étudié dans un brillant lycée privé parisien au nom à rallonge, Paul-Claudel-d’Hulst, comme la plupart des jeunes parisiens venant d’une famille aisée. Luce avait d’ailleurs fait toute sa scolarité dans cette institution, de la sixième à la terminale. « C’était d’un ennui mortel » répétait-elle à l’envie, lorsqu’on lui demandait comment s’était passée ses années d’études en métropole. Mortel, peut-être, mais notre chère Luce avait tout de même fini deuxième de sa promotion de classe, récoltant louanges et félicitations de l’école. Mention très bien. Bac S. Rien à redire. Une enfant modèle en somme.
Jusqu'à présent.
La Réunion transforma profondément la jeune métropolitaine. On dit que l’île est intense, imprévisible, indomptable… C’est vrai.
Luce se rebella contre l’autorité. De ses parents, d’abord. Après avoir suivi assidûment la Prépa Sciences Po à Saint-Denis pendant deux ans, Luce refusa de continuer dans cette voie. Au grand dam de son père. Tout était préparé pourtant : à ses 20 ans, Luce devait retourner en métropole, loger chez ses grands-parents, et suivre Sciences Po Paris. « C’était pourtant ce que tu voulais, non ? Retourner chez nous, à Paris ? Très franchement, ma fille, je ne te comprends plus ! » avait tonné Lilian Parisis, cou et menton relevés jusqu’au plafond, dans une de ses postures théâtrales quand il était énervé, devenue célèbre pour Kiki à force de côtoyer la famille Zoréole6.
Université du Tampon donc, pour Luce la rebelle. Et avec qui pardi ? Avec Kiki ! En section économie-droit. C’est là qu’elles avaient fait connaissance. En troisième année. À 21 ans. 9 ans maintenant que les deux jeunes femmes se connaissaient, s’appréciaient, se livraient, se disaient tout… Enfin, presque tout. Jusqu’à cette année 2020. Elles étaient comme deux sœurs l’une pour l’autre. Kiki était la meilleure amie de Luce… Et Luce était la meilleure amie de Kiki.
Kiki sortit la tête de la couverture. Elle commençait à étouffer. Elle soupira, s’assit ensuite. Les yeux dans le vague. Leur belle et longue amitié allait-elle bientôt se terminer ? Pauvre idiote. Si Luce apprend cela, bien évidemment que tout sera terminé !
Kiki préférait ne même pas y penser. Elle ne pourrait jamais regarder sa meilleure amie dans le blanc des yeux si cela s’apprenait. Pour lui fournir quelle excuse ? Aucune ! Il n’y en avait pas, voilà tout.
Kiki se leva péniblement, arpenta la pièce en direction de la salle d’eau. Elle fronça les sourcils en apercevant des traces distinctes de moisi au plafond. Pas très professionnel pour un quatre étoiles, pensa-telle. Kiki faisait la fine bouche. Cela faisait déjà une vingtaine de fois qu’elle se rendait au Vanilla pour s’envoyer en l’air avec Hubert. Ils avaient décidé d’un commun accord de se donner rendez-vous à Saint-Gilles à chaque fois. Moins risqué… Assez éloigné de Saint-Pierre. Peu de chance de rencontrer quelqu’un qui les connaissaient ici : c’était de la clientèle de prestige, la plupart du temps des vacanciers venant de métropole. Les politiques se faisaient rares… Néanmoins, le Vanilla accueillait quelques célébrités réunionnaises de passage : dernièrement, alors qu’il prenait son traditionnel petit verre de rhum au bar, avant de repartir, Hubert Hoarau avait raconté à Kiki, tout fier, qu’il venait de discuter avec le célèbre footballeur de l’Olympique de Marseille, Dimitri Payet. Tout le monde le connaissait sur l’île de La Réunion. C’était une véritable fierté pour les Réunionnais. La preuve que rien n’était impossible dans la vie pour des habitants qui se sentaient toujours légèrement complexés vis-à-vis de leurs homologues venant de métropole. Comme s’ils se sentaient inférieurs.
Payet avait promis d’offrir un de ses maillots au premier-adjoint de la mairie de Saint-Pierre. Avait-il tenu parole ? Kiki n’en avait aucune idée.
La jeune femme fit couler l’eau de la douche à son tour. Elle se prélassa une demi-heure, - après tout, Hubert ne payait-il pas la chambre à prix d’or ? - laissant l’eau chaude lui brûler la peau. Cela faisait mal, mais Kiki, de cette façon, avait le sentiment de faire pénitence et de s’excuser auprès de Luce.