Poing dur - Nicole Dillenschneider - E-Book

Poing dur E-Book

Nicole Dillenschneider

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Beschreibung

Un roman historique en plein coeur de l'histoire des Celtes et des Gallo-Romains.

L’Empire romain touche à sa fin, les Celtes déferlent sur la Gaule par les frontières nord pour s’installer sur les terres arables non tenues par les Gallo-Romains. Ils se fondent dans la civilisation, ne retenant que ce qu’ils jugent meilleur et apportent leur savoir-faire en métallurgie, comme en filature, mais aussi leur religion et leur caractère guerrier.
Les différends entre les Césars, empereurs d’Occident et d’Orient, font de cette époque une période troublée et politiquement instable. Parmi les nouveaux venus émergent alors des chefs de clans, des hommes décidés et forts, qui seront à la base de la société médiévale : fiefs, seigneurs, féodalité.

L’histoire de Jehen et Eloyse, le Celte et la Gallo-Romaine, nous entraîne dans cette époque troublée. Ils s’aiment et veulent se marier, mais le chef de clan, Teutrand, séduit par la beauté d’Eloyse, va contrecarrer leur projet et donner à leur vie un sens inattendu. Laissé pour mort et horriblement mutilé, Jehen va survivre, voyager avec l’espoir de revenir se venger de celui qui a soumis sa promise à l’esclavage. Arrivera-t-il à ses fins ? Se retrouveront-ils ?

À travers leur histoire, le lecteur pourra vivre au rythme de nos ancêtres allobroges et gallo-romains, comprendre la montée en puissance du christianisme face à la religion romaine et à celle des druides celtes, approcher la décadence et la lutte incessante pour un pouvoir perdu d’avance. Une fois encore, Nicole Dillenschneider, passionnée d’histoire, ne manquera pas de tordre le cou à certaines idées reçues…

Plongez-vous sans plus attendre dans un roman où se mêlent histoire d'amour, trahison, mise à mort et histoire. En compagnie des Celtes et des Gallo-romains, immergez-vous dans une époque troublée et en pleine mutation.

EXTRAIT

Elle entendit le cri de loup de Jehen. À peine eut-il joui, que Teutrand invita ses compères à se substituer à lui. Combien lui passèrent sur le corps, ce jour-là ? Elle perdit connaissance. Elle ne succomba pas, parce qu’elle assistait, par-dessus les épaules de ses agresseurs, au supplice de Jehen. Teutrand, debout devant sa proie, le regardait en silence comme s’il réfléchissait encore au supplice qu’il allait appliquer. De son épée courte à double tranchant, il fendit de haut en bas la chemise de Jehen retenue par une ceinture de cuir. Son grand corps musclé était tendu comme un arc. Le seigneur prit son temps pour le détailler. Il approcha l’arme des parties génitales de Jehen, amusa la galerie par ses fanfaronnades tout en pointant et agaçant de la pointe de son arme le membre flasque de Jehen. Celui-ci ne disait rien, attentif à la douleur qui allait survenir. Voyant que rien ne semblait vouloir perturber le calme feint du jeune homme, il prit les organes dans une main et plutôt que de trancher vivement, prit le temps de scier la chair. Le hurlement que poussa Jehen révolta les sens exacerbés d’Eloyse. Ne jamais l’oublier. La forêt en trembla, les cimes s’inclinèrent, toute la faune de ce monde sembla s’arrêter.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née en 1961 à Aix-les-Bains, Nicole Dillenschneider est passionnée, depuis l’enfance, d’histoire et d’aventures romanesques. L’écriture, comme ses balades à cheval, lui permet une évasion loin du stress de la vie moderne. Elle aime imaginer des histoires sur les êtres humains qui nous ont précédés et qui ont éprouvé, en d’autres lieux et d’autres temps, des sentiments similaires aux nôtres. Poing dur est son cinquième roman, après La Demoiselle de Savoie ; Amaury Compagnon de Bayard ; Toinot, Le preux et 1906.

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Présentation de l'auteur

Née en 1961 à Aix-les-Bains, Nicole Dillenschneider est passionnée, depuis l’enfance, d’histoire et d’aventures romanesques. L’écriture, comme ses balades à cheval, lui permet une évasion loin du stress de la vie moderne. Elle aime imaginer des histoires sur les êtres humains qui nous ont précédés et qui ont éprouvé, en d’autres lieux et d’autres temps, des sentiments similaires aux nôtres. Poing dur est son cinquième roman, après La Demoiselle de Savoie ; Amaury Compagnon de Bayard ; Toinot, le preux et 1906.

À Mélina, Lana et Louis.

La grand-mère z’arbre ne cessera d’être

le témoin de ces vies passées et à venir.

Prologue

Les aventures de Poing dur se passent en Savoie, à la fin du ive siècle.

À l’époque, la Savoie s’appelle Sapaudia, nom qui pourrait être traduit par sapa, du celte « résine de sapin ». Il pourrait également être issu du nom d’un évêque d’Arles nommé Sapaudius, ou encore d’une province éphémère qui se situait sur l’épine dorsale des Alpes, entre l’Italie d’aujourd’hui et la France. Le nom se transforma successivement en Saboîa, Savoya, et enfin Savoie.

 

Lorsque débute cette histoire, et contrairement à ce qu’il est coutumier de penser, les barbares ne furent pas invités à peupler les terres incultes de l’Empire romain. Ils y firent irruption avec violence, perçant les lignes de défense des Romains. Ils menèrent des raids de pillage et n’hésitèrent pas à s’installer de force dans des régions peu occupées, préférant les forêts et les campagnes aux villes murées.

 

L’Empire romain était alors gouverné par une tétrarchie. Trois empereurs se partageaient les territoires : le premier contrôlait l’Occident qui incluait la Gaule, l’Espagne, l’île de Bretagne, la Belgique ; le deuxième régnait sur l’Orient, soit l’Asie, de Thracie jusqu’à la mer Noire ; et le troisième gouvernait Rome et la Grèce, la Mésopotamie.

La jalousie et la convoitise avaient souvent conduit ces César Auguste à se nuire et à s’entretuer. La dimension de l’Empire et les moyens de communication permettaient des coups d’État réguliers, des prises de pouvoir par les armées. Ce siècle-là vit les César nommés pour une très courte période (entre un et trois ans), ils mouraient de mort violente ; la fonction était donc très dangereuse, et pourtant convoitée. La charge d’empereur se voulait héréditaire, mais elle n’avait jamais le temps de le devenir, car les fils mouraient en même temps que les pères. L’arrivée du christianisme, en opposition aux dieux romains ou celtiques, créa un schisme, presque une guerre civile.

 

En 310, Constant Auguste contrôlait l’Occident ; Maxence gouvernait l’Orient et Galère était à la tête de la Rome antique. Chacun d’eux rencontrait des difficultés dans son camp.

Constant d’Occident avait un bâtard, Constantin César, qu’il aimait profondément et à qui allait toute son admiration. Il était beau, presque féminin, et dissimulait sous une courtoisie et une éducation impeccables une grande ambition. Lorsque Constant décida de contrer les Pictes et les Scots1, Constantin était retenu par l’empereur d’Orient, Maxence, à titre d’otage (la coutume voulait que cela fût possible et permettait de garder un certain contrôle sur la tétrarchie). Le jeune homme s’enfuit pourtant et se joignit à son père pour se battre contre l’ennemi.

Ils gagnèrent la guerre contre les Celtes, mais Constant était vieux, las et malade. Une semaine après sa victoire il s’alita sur son lit de mort. Il rassembla alors ses six enfants légitimes, dont l’aîné avait seulement treize ans, pour leur faire part de ses dernières volontés. Parce qu’il croyait en Constantin, qu’il l’aimait et qu’il était convaincu que c’était la meilleure décision, il le nomma César Auguste de l’Occident. Constantin avait alors trente-deux ans. C’était un homme fait. L’armée approuva ce choix car il était aimé pour son intelligence, ses manières, sa façon. Il lui restait la difficile tâche de se faire reconnaître par les deux autres empereurs de la tétrarchie qui auraient des difficultés à entériner ce choix. Il profita de la lenteur du courrier qui devait annoncer son élection aux Augustes pour visiter son nouvel Empire, de la Bretagne à l’Espagne, où il fut acclamé sans réserve.

 

Du côté de l’Italie, la révolte grondait à l’encontre du dernier édit de Galère qui avait fait recenser les biens et les terres des Romains afin de les soumettre à la taxe foncière. Jusque-là, les Italiens, au contraire des autres provinces, avaient bénéficié d’un privilège qu’ils n’entendaient pas perdre. Les troupes étaient toutes occupées à maintenir le pays en paix devant cette rébellion latente.

 

Maxence, l’empereur d’Orient, était fin et intelligent. Il n’approuva pas la nomination du bâtard Constantin. Plutôt que de l’affronter, il lui envoya sa fille, d’une beauté divine. Les deux se connaissaient de l’enfance, s’étaient perdus de vue, mais les retrouvailles furent heureuses tant leur beauté réciproque fit le jeu. On les maria et Maxence reconnut à son gendre son titre de César. Les années qui suivirent furent paisibles, la fameuse Pax Romana, encore que les chrétiens voulussent convertir l’empereur Constantin. Celui-ci vouait un culte inconditionnel au soleil, mais n’était pas hostile à la religion du Dieu unique.

Lorsque les persécutions recommencèrent sous la pression de Maxence, un homme opposé aux croyances des chrétiens, Constantin se contenta de les inciter à la discrétion et leur prêta même les monuments publics de Trèves, capitale des Gaules où il résidait, pour exercer leurs rituels.

Trèves, capitale des empereurs d’Occident depuis plusieurs siècles, permettait aux Augustes de se tenir aux confins de l’Empire, proches des Teutons qui ne se soumettaient pas et restaient redoutables. Ceux-ci se nommaient eux-mêmes les Germains « hommes de guerre ». Le terme était devenu général et englobait toutes les tribus teutonnes au-delà du Rhin.

Tacite2 les décrit ainsi : « Yeux farouches et bleus, les cheveux d’un blanc ardent. Les Germains impressionnaient par leur haute taille, la coutume de se peindre le corps en blanc, qui laissait supposer le recours à la magie contre leurs adversaires, les peaux de loups dont ils se coiffaient le chef, les griffes d’ours dont ils faisaient des parures. Ils allaient au combat parfois nus ou vêtus d’un simple pantalon, munis d’une lance ou d’un épieu, protégés par un bouclier. Ils utilisaient aussi des arcs et des flèches, des haches ou des massues qu’ils lançaient comme des javelots. Seuls les nobles portaient une cuirasse de cuir. Ils suppléaient à la faiblesse de leur armement par leur ardeur à la guerre. »

Tacite rajoute : « Cette nation déteste l’état de paix. »

Ils chantaient et dansaient avant les batailles. Leurs forêts étaient parcourues de sentiers difficiles à suivre, qu’ils avaient l’habitude de couper de pièges et d’énormes abattis. Terrés dans des galeries souterraines, leurs guerriers excellaient dans l’art de l’embuscade. Un homme n’était pas un homme tant qu’il n’avait pas tué un ennemi. Chez les Chattes3, un adolescent ne se coupait pas les cheveux ni ne se rasait tant qu’il n’avait pas tué.

Ils portaient leurs cheveux longs, ce qui était la distinction de l’homme libre. Au début de la conquête romaine, ils utilisaient la tactique du coin afin de pénétrer l’armée opposée, mais admiratifs de la suprématie romaine, ils ne tardèrent pas à copier leurs tactiques, devenant ainsi de fameux auxiliaires ou de dangereux ennemis.

Les Germains honnissaient les villes murées qu’ils comparaient à des tanières entourées de filets. Ils préféraient leurs cabanes isolées ou rassemblées en village. Ils reconnaissaient dans les femmes quelque chose de prophétique et de divin. Il y eut d’ailleurs des femmes célèbres ; celles chez qui ce mystérieux pouvoir était plus fort devinrent l’objet d’une vénération publique. Elles exercèrent une influence souveraine jusque dans les affaires du gouvernement. Véléda, Ganna, et Aurinie ont marqué leurs temps grâce à leurs prophéties et leurs conseils.

 

Les préceptes de la religion du Dieu unique séduisaient Constantin car elle prônait la monarchie et non pas la tétrarchie, ce qui l’arrangeait secrètement. La guerre qui commença était une guerre de religion.

 

Les barbares, poussés par la nécessité et l’attrait de terres fertiles et d’un climat plus clément, arrivaient par vagues successives, telle une marée sur la Gaule. En 370, 80 000 guerriers burgondes, soit environ 260 000 individus en comptant les familles qui les entouraient, arrivèrent sur les bords du Rhin. Ils traversèrent le fleuve pour s’étendre sur l’Alsace. Les indigènes locaux virent d’un sale œil cette immense invasion et se tournèrent vers Ætius, un fameux général romain qui connaissait bien les tribus barbares pour avoir séjourné plusieurs années auprès d’Attila – auquel il resta attaché toute sa vie. Conscient de la valeur de ces migrants, Ætius n’hésita pas à favoriser certaines alliances pour sauver l’Empire et créer un réservoir d’auxiliaires. Il infligea une sévère défaite aux Burgondes et fit plus de 20 000 morts dont leur roi, Gunthar.

 

Ætius, fin politicien, offrit aux vaincus qui ne refluèrent pas sur la rive droite du Rhin, une paix honorable. Il en fit des auxiliaires, des fédérés, qu’il plaça dans les cols ou les passages importants le long de sa route, sur le sillon rhodanien et jusqu’en Provence. Il peupla ainsi les coins les plus reculés de l’Empire. La Sapaudia fut donnée aux Burgondes4 pour être partagée avec les « indigènes5 » Allobroges. Les Burgondes étaient de valeureux guerriers. Leur peuple était un panachage heureux de toutes sortes d’ethnies. Les tombes actuellement découvertes font état d’hommes et de femmes de différentes nationalités : crânes déformés volontairement – coutume pratiquée par les Alains ou les Huns –, dents spécifiques à certains peuples indo-iraniens… Cela prouve que ce peuple s’accommodait de toutes les origines.

 

Les Allobroges découvrirent en arrivant en Sapaudia de riches sénateurs gallo-romains servis par d’innombrables esclaves. Les envahisseurs amenaient aussi leurs prisonniers de guerre réduits à l’esclavage. Ceux-ci étaient propriétés à vie de leur maître. Ils ne pouvaient se racheter mais n’étaient pas plus mal traités que sous le joug romain. L’affranchissement fut pratiqué deux siècles plus tard. Il restait donc une particularité rare.

 

C’est dans ce contexte que le récit qui va suivre se situe. Une Sapaudia vierge où se côtoyaient les romains décadents, très hiérarchisés, et les barbares sauvages, libres et égaux. Les Gallo-Romains étaient civilisés, raffinés, instruits, travailleurs ; les Burgondes étaient de valeureux guerriers, bruyants, frondeurs, irascibles, bagarreurs. Les premiers pratiquaient l’adultère, la sodomie et les orgies, le divorce ; les seconds la monogamie et avaient une haute considération pour la famille. D’abord chasseurs, artisans de talent aussi bien en métallurgie qu’en textile, ils aimaient la propreté, avaient le goût des belles choses. Ils surent s’intégrer rapidement à la société romaine et en tirer le meilleur.

1. [Retour au texte] – Les Anglais et les Écossais.

2. [Retour au texte] – TACITE, La Germanie, tome XXXI, page 89.

3. [Retour au texte] – Peuplade germanique.

4. [Retour au texte] – « Ceux qui viennent d’ailleurs. »

5. [Retour au texte] – Les toponymes des villages marquent encore leur passage. Les noms se terminant par « court » ou « curtis » évoquent le centre d’exploitation d’un grand domaine ; ceux en « ville » l’exploitation d’un domaine rural.

Chapitre 1

Eloyse et Jehen

— Mon père, je viens à confesse pour un acte odieux que j’ai commis et qui me hante.

— Je suis là pour tout entendre, ma fille, et soulager ta conscience. Dieu peut tout entendre et tout pardonner. Je t’écoute.

À la voix, il devinait une femme très jeune encore. Malgré le petit tissu qui les séparait, il pouvait distinguer une silhouette qui se tenait droite, un bonnet de serge gris et de guingois sur des cheveux qui s’échappaient en désordre. L’odeur qui traversait la mince séparation indiquait qu’elle ne s’était pas lavée de longtemps. Mais il ne craignait pas les odeurs, et celle de cette fille n’était pas désagréable. Il se cala sur le siège de bois encaustiqué à la cire d’abeille et lustré, prêt à tout entendre. Son esprit s’égara un instant sur ses problèmes actuels ; cette dent qui le lancinait depuis une semaine, la douleur allant crescendo. Il titilla un instant la cavité du bout de la langue. L’acte fut odieux, il en frémit. Il devrait aller voir le forgeron afin qu’il la lui arrache, mais il détestait ça. Pourtant, le moment à passer commençait à lui paraître moins horrible que cette atroce douleur. Il ne pouvait presque plus mastiquer, des glandes étaient apparues sous l’os de la mâchoire, lui endolorissant la moitié de la face. Il n’aurait bientôt plus d’autre choix que de se faire charcuter mais retardait le plus possible la décision suprême. Ne lui restaient qu’une dizaine de dents et, à ce train-là, il serait bientôt contraint de sucer les aliments au lieu de les mâcher, ce qui l’horripilait d’avance, la bonne chère étant son péché mignon. Il réalisa soudain que le récit était déjà commencé. Lorsqu’il reprit conscience du moment présent, il pencha aussitôt son buste en avant, dans l’attitude de l’homme concentré sur ce qu’il entendait.

Ce récit était fascinant et changeait des litanies de péchés habituellement débitées, sans grand intérêt ni vrai danger. Là, il sentit qu’il pouvait tenir le récit de son existence. Enfin, il allait être en mesure de juger d’une affaire d’importance et donner plein pouvoir à son imagination pour estimer, punir, pardonner la monstruosité qui siégeait près de lui. Il en frémit et sentit ses poils se hérisser sur ses avant-bras. Il était tout ouïe et eut un bref moment de difficulté à reprendre le fil de l’histoire.

 

— Et où sont ces tourtereaux ? Me voilà heureux d’apprendre ces bonnes épousailles et j’espère qu’elles seront fertiles.

— Les voilà.

Le père de Jehen leur fit signe de la tête afin qu’ils viennent se présenter à Teutrand. Gauches et intimidés, se tenant par la main pour se donner du courage, ils approchèrent, le ventre serré, de celui qui régissait les destinées de cette contrée : Teutrand, le chef du clan de ce modeste pays enclavé entre lac et montagnes.

Teutrand était aussi laid de près que de loin, force était de le constater ! Grand, plutôt bien fait de sa personne, il était velu comme un animal. Des poils blonds et roux, longs, sortaient de sa camisole au niveau de sa gorge, de ses oreilles, de ses narines, le dessus de ses mains en était couvert. Mais ce qu’il avait de pire, c’était cette tache de vin qui lui mangeait la moitié du visage, se perdait dans la barbe du menton pour finir sur la tempe droite, incluant une partie de la bouche, évitant le nez, étirant l’œil sur la tempe. Avec le temps, la tache tirait davantage sur la violine. Épaisse, elle contractait ses traits dans un rictus sinistre et en faisait oublier l’autre côté, plus humain, au point que l’on était incapable de le décrire. Seule la partie ravagée attirait, révulsait, intriguait. Il fallait faire un effort de concentration pour admettre la présence d’une face saine de l’autre côté.

 

Ils étaient destinés l’un à l’autre depuis la plus petite enfance. Ils savaient pouvoir faire un bout de route ensemble malgré leurs origines différentes. Il était Faramani6, grand, les yeux verts, était arrivé avec ses parents de Burgondie, à la recherche de nouvelles terres. Ils s’étaient installés sur celles-ci, qu’ils avaient partagées entre eux, des terres prises sur les forêts. Le général romain leur avait désigné ce lieu pour surveiller le passage entre le Rhodanus, le pied du Jura, et les routes qui menaient vers Rome. Il était né ici et se sentait chez lui. Elle était gallo-romaine, petite, brune et mince, son père possédait la terre cultivée. Les Romains de souche avaient volontiers laissé les terres incultes aux hommes du Nord, qui les défrichaient. À la force de leur bras et de leur volonté, ils avaient obtenu un champ qu’ils pouvaient ensemencer d’orge, la base de leur alimentation. Ils variaient en semant de l’épeautre, de l’avoine et du seigle. Un lopin était réservé aux fèves, lentilles et petits pois, choux, raves. Les vignes n’étaient accommodées au climat que dans les vallées basses. La proximité du grand lac cerné de montagnes de moyenne altitude et le microclimat qui en résultait permettaient un petit cépage assez aigre. Les Burgondes en étaient friands. Jehen avait décidé qu’il en planterait un jour. Il se serait damné pour le vin que faisaient les gens de l’autre côté des hautes cimes. De ses ancêtres, il avait ramené la bière et l’hydromel, cette boisson de miel fermenté et d’eau. Les druides avaient bien tenté de garder ce breuvage – boisson des dieux – à leur seul service, mais c’était sans compter sur son pouvoir de séduction auprès des hommes. L’hydromel était fabriqué et consommé en cachette ; les druides s’étaient rendus à l’évidence et avaient cessé de lutter contre cette attraction.

Le père d’Eloyse n’avait pas vu l’intérêt de leur refuser l’installation sur les coteaux, tant qu’ils ne venaient pas piétiner ses propriétés et les respectaient. Et lorsque Jehen et elle grandirent, naturellement, ils s’étaient rapprochés et aimés. Le patriarche ne vit pas cette alliance d’un bon œil. Il aurait préféré que sa fille unique épousât un Gallo-Romain de souche, augmentant ainsi sa surface arable. L’usage, validé par la loi Gombette7, permettait aux couples mixtes de s’installer sur des lopins à défricher et d’en devenir propriétaires.

Ils avaient de nombreux projets. Ils dépendaient de la villaeCurtis8, dont la vieille famille romaine avait été spoliée et détruite à l’arrivée du seigneur Godomar, le père de Teutrand. Après une sanglante bataille et le carnage de tous les habitants, ou presque, ce dernier avait pris possession des biens du Romain et de sa motte où une grande villae était construite, avec bains et caldarium. Un point d’eau permanent avait permis l’édification de piscines. La construction avait malheureusement subi les méfaits de la guerre. Il en restait de belles traces. Godomar avait édifié, sur les ruines encore fumantes, un donjon de bois, ceint de hautes palissades. Le domaine était important ; la place défendable se situait sur une route largement utilisée qui rejoignait Lemincum9 et Venetonimagum10, le plus grand vicus11 de la région avec Bellicensis12.

Venetonimagum comportait un temple et une belle basilique funéraire ; la cité était importante. Les droits de péage perçus par le possesseur du lieu étaient assurément d’un très bon rapport. Les hommes libres qui travaillaient initialement pour le Gallo-Romain n’avaient pas perdu au change. Toujours écrasés d’impôts, ils savaient que les Burgunden13 ne prélevaient pas d’impôts. Les chefs de ces tribus du Nord vivaient du travail de leurs esclaves personnels ramenés des guerres incessantes. Sur le curtis14 et dans les exploitations tenues par des hommes libres ou des esclaves affranchis, ceux-ci payaient une redevance en nature (récoltes, poules, lapins) ou en argent. À sa mort, Godomar avait laissé un domaine prospère et paisible, et c’est son fils, Teutrand, qui en avait hérité.

 

Le vieux du village avait fait appel à ce dernier, la veille du mariage.

Ils avaient reçu sa visite pour une histoire de terres à partager qui créait moult remous et que les deux partis n’arrivaient pas à solutionner. L’arbitrage du jeune seigneur était devenu nécessaire afin de départager les belligérants. Comme il était de coutume, les hommes qui avaient quelques doléances ou annonces de mariage, décès, naissances, profitaient du passage du chef de clan pour en faire l’annonce et lui énoncer l’état de son cheptel.

Le père de Jehen s’approcha à son tour, mit genou en terre et, la tête basse, annonça le mariage des enfants pour le lendemain.

Les deux amoureux se tenaient devant lui, tête baissée. Le silence persistant qui avait suivi leur avait fait relever les yeux. Teutrand était devant la jeune femme, sa main venait de se tendre vers son visage qu’il la força à lever. Il la scruta de ses yeux de loup. Des yeux de glace, aussi pâles que les glaçons qui pendaient aux toits des maisons en hiver, mais sans fond, sans consistance. Elle s’y perdit un instant, ainsi que ses moyens. Un sourire sardonique étira la lèvre de Teutrand, annonçant le début des ennuis.

— Quelle belle garce15 ! Eh bien ! je te félicite, jeune laboureur.

Il avait relâché le visage où les yeux d’Eloyse exprimaient reconnaissance et joie sous ces beaux compliments.

— Aussi, en tant que chef de clan, je souhaite mieux connaître cette jeune beauté et je te demande de venir ce soir au château. Après quoi je pourrai autoriser votre union.

Un « oh » de stupéfaction avait fusé des bouches de ceux qui l’entendirent. Eloyse pensa n’avoir pas bien compris et ses yeux cherchèrent ceux de Jehen pour y puiser une confirmation. Celui-ci avait blêmi. Il fixait effrontément le maître, les poings soudainement serrés à en blanchir les jointures. Jehen était bagarreur, ne craignait rien ni personne dans le village. Jeune et impulsif, il ne maîtrisait pas ses colères qui étaient déjà légendaires.

Le père de Jehen tenta de s’opposer :

— Cette jeune fille est libre, nous ne sommes pas des esclaves.

— Il est vrai, mais je suis le chef de ce clan et mes désirs sont des ordres. Aurais-tu l’audace de me donner des leçons ?

Le père d’Eloyse ne baissa pas la tête. L’exigence de ce seigneur dépassait tout entendement. Il ne donnerait pas sa fille chérie à ce monstre. Sans vraiment réfléchir, il fit un pas en avant, la main portée à son côté comme s’il eût un coutelas dissimulé sous sa chemise. Teutrand, qui était vif, se leva d’un bond, son poignard dans la main. Le mouvement qu’ils firent tous deux les porta l’un contre l’autre. Le père de la promise recula, un gargouillement au bord des lèvres, un filet de sang glissant sur son menton.

Teutrand hésita, un doute parcourut ses yeux clairs. C’était un acte puéril qui risquait de lui amener beaucoup d’ennuis. Sitôt fait, il regrettait déjà, mais il était trop tard. Reprenant son maintien orgueilleux, il essuya nonchalamment la lame du coutelas sur ses braies16 et se rassit.

— Débarassez-moi de ça !

Deux hommes de sa garde rapprochée se précipitèrent pour enlever le corps encore agité de soubresauts du père d’Eloyse.

La stupeur première de l’assemblée fut déchirée par le cri d’horreur de la jeune fille, qui voulut se jeter sur son père. Jehen la retint de toute sa force, la serrant contre lui.

Le seigneur fit mine de ne pas remarquer l’agitation provoquée par son geste et, s’adressant au père du futur époux qui le regardait médusé, il tenta de se justifier. Il tendit le menton dans la direction du couple :

— Si quelqu’un a quelque chose à dire, je lui conseille de se taire.

Afin que tous entendissent, il clama d’une voix puissante :

— Je réclame mon dû et cette garce sera dans mon lit ce soir. Que je puisse vérifier sa bonne constitution.

Eloyse venait de prendre la mesure de ses paroles et ses genoux fléchirent sous le coup. Jehen la récupéra in extremis dans ses bras. Elle put sentir ses tremblements de colère rentrée. Rage, impuissance, des émotions trop envahissantes. Les gens autour murmuraient, furieux de cette prérogative insensée. C’était, de mémoire d’homme, la première fois qu’un seigneur burgonde de la contrée la revendiquait. Le viol d’une femme libre était passible de peine de mort uniquement s’il était commis par un esclave. Le même acte commis par le maître des lieux n’avait aucune répercussion. Et Eloyse passait pour être belle fille.

— T’inquiète pas, lui murmura contre l’oreille son promis. Tu n’iras point, nous allons nous enfuir. Je préfère mourir que de te voir dans le lit de ce monstre.

Eloyse était tant abasourdie qu’elle ne put répondre. Il lui était difficile d’envisager clairement l’avenir et les répercussions possibles d’une fuite. Le monde merveilleux où elle évoluait quelques minutes auparavant venait de se déchirer.

Le père de Jehen les rejoignit, en proie à un grand trouble. Il tripotait sa barbe d’un geste machinal, se caressant le menton comme s’il eût pu en extirper une solution. Il connaissait son diable de fils et savait qu’aucun argument ne convaincrait le jeune homme. Il n’osait regarder Eloyse, tandis qu’elle fixait son attention sur lui comme sur une planche de salut. Il n’osait dire tout haut ce qu’il pensait, et Jehen l’avait bien deviné.

— Ne parle pas, père ! Nous allons nous enfuir. Cet homme est le diable, Eloyse ne fera pas partie de son plan.

— Tu sais que c’est la mort assurée ? Regarde ce qu’il vient de faire. Rien ne l’arrêtera.

— Que ferais-tu, toi, en pareille circonstance ?

— Je ne sais pas, mon fils, je ne sais pas ! (Il était tout chamboulé et l’inquiétude le taraudait.) Mais où irez-vous ?

— N’essaye pas de nous retenir. Nous partirons aussitôt qu’ils auront le dos tourné. Nous traverserons la forêt et le Rhodanus, nous irons à Tamnum Burgus17, où tu as de la famille. Ils nous hébergeront et nous quitterons la région.

Le père convint que l’idée n’était pas mauvaise, mais ses yeux s’embuèrent. La route était longue jusque là-bas, les routes peu sûres. Qu’adviendrait-il d’eux ?

Ils se tinrent cois tout le temps des revendications des paysans, tandis qu’Eloyse s’était approchée de son père encore agonisant. Elle ne comprit pas ce qu’il voulut lui murmurer avant de s’éteindre dans ses bras. Aucune larme n’embuait ses yeux tant l’incompréhension la tenait. Elle fixait Teutrand, attentive à ce qui allait suivre.

Lorsque Teutrand décida qu’il était l’heure de partir, ses yeux cherchèrent la jeune femme tandis que l’idée de la tenir dans ses bras ne l’avait pas quitté ; excité qu’il fut. La lueur de concupiscence éclairait dangereusement son regard d’eau gelée. Captant cette lueur démoniaque, Eloyse se détourna et fixa ceux de son promis. Blanc comme un linge, tendu comme un arc, il était prêt à sauter à la gorge du monstre. La main d’Eloyse lui empoigna fortement l’avant-bras pour qu’il ne joigne pas le geste à la pensée. Il cilla rapidement et respira à pleins poumons pour se calmer. La maîtrise de soi n’était pas son fort. Sa mâchoire carrée et forte se crispa sous l’effort, tendant sa peau sur ses pommettes qu’il avait hautes.

Teutrand, tel un fauve à l’instinct exacerbé, provocateur, s’approcha à lui en écraser les pieds. Jehen recula imperceptiblement, sans pour autant détourner ses yeux du visage haï.

— Je te rappelle que c’est moi le chef, ici. Si tu as dans l’idée de résister ou de t’enfuir, je vous rattraperai. Tu seras éviscéré et jeté en pâture aux loups ! Que ta future soit à la porte de la tour à la tombée de la nuit.

Le ton était sans appel, dur et tranchant.

Teutrand se détourna, ne doutant à aucun instant du bon déroulement de son caprice, son éternel sourire ironique figé dans l’expectative du moment à venir.

Aussitôt sa silhouette infâme disparue, les villageois rassemblés autour des jeunes gens firent commentaires de l’ordre sans appel du seigneur. Chacun plaignait Eloyse, évoquant la terrible physionomie du maître et son caractère étrange où la violence côtoyait une humanité parfois surprenante. Tous essayaient pourtant de les convaincre de céder sans histoire : ils craignaient que l’opprobre ne retombe sur le village. Qu’avaient-ils à faire qu’elle passe une nuit dans les mains de ce monstre, du moment que ce n’était pas eux ? Est-ce qu’elle ne s’en remettrait pas ? Elle n’en mourrait assurément pas. La mort de son père ne suffisait-elle pas ?

Jehen tournait en rond comme un fauve, les mains s’ouvrant et se fermant au gré de son pas enragé. Fermé à toute sollicitation d’invite à la clémence, Eloyse savait, au regard éperdu qu’il lui lança, qu’il avait pris sa décision. Elle acquiesça silencieusement à son invite. Avant qu’on ait pu les en empêcher, Jehen lui saisit la main et l’entraîna, en courant, en direction de la forêt. Les villageois en restèrent bouche bée, de peur, de colère, d’impuissance, et quelques-uns de soulagement.

Ils coururent longtemps, jusqu’à perdre haleine. La lisière de la forêt s’était effacée derrière eux et ils marchaient silencieusement sous les grands arbres protecteurs et sombres. Jehen connaissait bien la forêt, qu’il avait apprivoisée pendant qu’il coupait le bois. Il mena Eloyse au plus profond de la futaie, là où le soleil perce difficilement. Il faisait frais. Il prenait soin d’effacer leurs traces, de ne pas casser de branches. Le seigneur les rechercherait, la faute était inadmissible, la révolte claire et entendue. Ne serait-ce que pour ne pas perdre la face vis-à-vis de ces gens, il ne lâcherait jamais la partie. Il était l’un des plus grands chasseurs de ces terres. Il fallait être prudent et plus malin que le gibier qu’ils étaient devenus. La forêt avait mauvaise réputation : ces grands bois noirs et sombres où ne poussait presque rien étaient peuplés d’esprits malins et méchants. Personne n’aimait s’y promener, elle était vierge d’hommes, à l’exception de quelques bûcherons plus braves, ou de sorcières rejetées par la communauté. Eloyse n’était pas rassurée et sentait son cœur battre comme s’il voulait sortir de sa poitrine. Elle cramponnait la main de Jehen et le suivait comme son ombre.

 

Lorsqu’épuisés, ils s’allongèrent sous un grand sapin, la nuit était tombée. La jeune femme était censée être, à cette heure, devant la porte du château. Elle en tremblait. La fièvre la prit. Jehen essaya de la distraire en évoquant le plan qu’il avait déjà bâti pour leur fuite. Il l’embrassa goulûment mais lorsque ses mains enveloppèrent ses seins, elle le repoussa instinctivement.

— Pas maintenant !

Il n’insista pas. Ils se câlinèrent, se consolèrent, fébriles, avant de sombrer dans un sommeil agité, la faim au ventre.

À l’aube ils reprirent leur errance, essayant de trouver une issue à cette fuite. Jehen fonçait droit vers l’est. Il estimait la fin de cet océan d’arbres à quelques heures. Il ne connaissait pas les limites du domaine de Teutrand. Les terres pouvaient être immenses de plusieurs miles romains ou lieues celtes. En fait, tout ce qui était forêts ou montagnes non cultivées était sûrement la propriété d’un Celte.

— Je pense que son territoire représente une demi-journée à cheval. Nous sommes donc encore dessus. Il faudrait redescendre dans la vallée et se cacher dans une cité. Je doute que nous soyons bien reçus. Il faudra aller plus loin. Nous ne sommes pas des esclaves, personne ne peut nous empêcher de traverser le pays. De notre rapidité dépendra notre survie. Il faut rallier Tamnum, là-bas nous aurons de l’aide.

La faim les tenaillait malgré les quelques baies grignotées par-ci par-là.

Il se passa encore deux jours où les éléments ne leur firent grâce d’aucun inconfort ; la pluie se mit à les cingler et les trempa jusqu’aux os. Les feuilles gorgées d’eau glacée s’écoulaient sur leurs silhouettes au moindre mouvement. Ils étaient frigorifiés et tremblaient de froid et de faim. Aucune trouée dans la forêt n’annonçait la fin de cette immensité. Ils perdaient espoir, n’avaient plus ni la notion de temps ni celle de distance, peut-être tournaient-ils en rond ! Plus aucun repère ne les aidait.

— Si nous pouvions retrouver le Déo18, il nous aiderait.

— Tu crois que sa cabane est par là ? Nous avons tellement marché.

— Je suis perdu, je ne sais plus.

Ils restèrent silencieux, repensant au Déo qui partageait la vie de la forêt. Celui-ci était une femme brave et aimable. Une harmonie émanait d’elle comme d’un sage intemporel. Lorsqu’elle acceptait de parler de ces mondes, tous étaient subjugués par tant de contes, de légendes. Elle pouvait jouer de son tambour pendant des heures et vous emmener dans une langueur étrange. Elle soignait, aussi. Mais depuis l’arrivée de Teutrand, elle s’était retirée au plus profond du bois. Longtemps, elle avait soigné et aidé ceux du village. Vieille et fatiguée, elle avait souhaité s’éloigner. Était-elle encore vivante ? Les deux jeunes gens se souvenaient bien d’elle. Ils auraient aimé la retrouver, elle les aurait aidés. Peut-être était-elle morte…

Le matin du quatrième jour, ils crurent entendre des aboiements. Ce n’était pas une illusion. Quelques lieues plus loin, les chiens les cernaient, épuisés et haletants, au pied d’une falaise. Les meneurs rameutèrent Teutrand, qui ne tarda pas. La vision de leur bourrel19 leur ôta leurs dernières forces. Jehen sentit une immense fatigue le terrasser. Il avait failli à sauver son amour et le futur qui s’annonçait était comme l’orage.

Teutrand se planta devant eux, les jambes écartées, les mains sur les hanches, l’air rigolard sur sa face ravagée. Avant de prendre la parole, tandis qu’il les observait il remonta ses couilles d’une main évocatrice, plein d’assurance, semblant les flatter et les rassurer de ce qu’elles goutteraient tantôt.

— Par Épona20, il nous a retrouvés, murmura Eloyse prise de faiblesse.

— Alors, les jouvenceaux, on a vraiment cru m’échapper ? (Ses yeux fixèrent méchamment Jehen.) Tu connais la sentence ? Mais je vais être clément pour la bonne partie de chasse que vous venez de me faire vivre. Il y avait longtemps que je n’avais pris tant de plaisir à cet exercice. Si la donzelle est vierge, tu seras seulement émasculé, et si tu survis, emmené aux galères contre les Sarrasins. Si elle est souillée, je te donnerai aux loups comme promis. Saisissez-vous d’eux !

Les hommes de main se précipitèrent sur eux. Jehen, qui n’avait plus rien à perdre, se défendit âprement. Il en jeta deux au sol, tapa des poings et des pieds, mordit, arracha quelques touffes de cheveux, en fit crier plus d’un. Mais le nombre eut raison de lui. Le seigneur riait de le voir se débattre ainsi, ravi de sa révolte.

Deux hommes avaient saisi Eloyse et l’emmenaient aux pieds de Teutrand où ils la jetèrent. Il la releva presque gentiment, avant de lui envoyer une grande claque qui lui fit voir mille chandelles :

— En paiement de ta rébellion, belle sauvage !

Il n’avait pas fini sa phrase qu’il déchira la chasuble courte qui recouvrait sa jupe plissée. Il arracha la bractea21 de son lien de cuir, la livrant nue à la vue de tous.

Eloyse tenta de se couvrir de ses bras, terrifiée. Teutrand riait en la regardant essayer de fuir, tel un animal aux abois. Ses yeux affolés regardaient dans toutes les directions, cherchant l’issue, quand ils s’arrêtèrent soudain sur la silhouette maîtrisée de son fiancé.

Teutrand suivit son regard et attendit que Jehen soit totalement immobilisé, afin qu’il puisse profiter du spectacle qu’il allait lui offrir. Ils l’attachèrent au gros chêne face au seigneur. Aussitôt, les deux hommes les plus proches se saisirent d’Eloyse et la tinrent au sol. Des rires goguenards et vicieux fusaient de leurs bouches édentées.

Teutrand avait sorti son membre turgescent, qu’il avait impressionnant, n’hésitant pas à se pavaner devant tous, l’exposant comme un trophée sous le rire salace de ses hommes que le spectacle excitait. Comme un félin, il s’approcha de sa proie, profitant de la peur insensée qui l’avait saisie, faisant durer le plaisir de l’attente. N’y tenant plus, il lui écarta les cuisses et la fourra comme il l’eût fait d’une prostituée. Il jouit vite. La douleur, la honte, la peur avaient foudroyé Eloyse qui subit tout avec une lucidité étonnante. Elle fit de ce moment le cauchemar d’une vie. Le supplice inscrit à jamais dans sa chair.

 

Elle entendit le cri de loup de Jehen. À peine eut-il joui, que Teutrand invita ses compères à se substituer à lui. Combien lui passèrent sur le corps, ce jour-là ? Elle perdit connaissance. Elle ne succomba pas, parce qu’elle assistait, par-dessus les épaules de ses agresseurs, au supplice de Jehen. Teutrand, debout devant sa proie, le regardait en silence comme s’il réfléchissait encore au supplice qu’il allait appliquer. De son épée courte à double tranchant, il fendit de haut en bas la chemise de Jehen retenue par une ceinture de cuir. Son grand corps musclé était tendu comme un arc. Le seigneur prit son temps pour le détailler. Il approcha l’arme des parties génitales de Jehen, amusa la galerie par ses fanfaronnades tout en pointant et agaçant de la pointe de son arme le membre flasque de Jehen. Celui-ci ne disait rien, attentif à la douleur qui allait survenir. Voyant que rien ne semblait vouloir perturber le calme feint du jeune homme, il prit les organes dans une main et plutôt que de trancher vivement, prit le temps de scier la chair. Le hurlement que poussa Jehen révolta les sens exacerbés d’Eloyse. Ne jamais l’oublier. La forêt en trembla, les cimes s’inclinèrent, toute la faune de ce monde sembla s’arrêter. Les hommes, malgré leur brutalité et leur caractère bien trempé, marquèrent une hésitation. Le silence qui suivit la mutilation dura quelques secondes avant que l’un d’eux s’esclaffe grassement, détendant l’atmosphère pesante.

Jehen saignait abondamment ; il s’était évanoui.

— Allez, on rentre, ordonna Teutrand soudain dégrisé. Emmenez la fille, elle peut encore servir. Personne ne la réclamera maintenant et… elle est accorte.

Il s’en pourlécha ses lèvres fines d’une langue gourmande. Défaite, anéantie, souffrant de coupures, de bleus, il semblait à Eloyse que son bas-ventre avait explosé et n’était plus qu’une immonde bouillie. Deux hommes la hissèrent en travers sur la selle d’un des hommes de main, qui profita de tout le voyage pour la tripoter et tâter de sa nudité. Avant de quitter la clairière, elle eut juste le temps de voir qu’un homme coupait les liens de Jehen, qui s’avachit comme un tas de chiffons au pied de l’arbre. Dans un réflexe de défense, il se recroquevilla gauchement, les mains plaquées sur son membre disparu.

Personne ne le revit. Les fauves de la forêt, vautours, sangliers ou loups, attirés par le sang, ne mettraient pas longtemps pour le sentir et le dévorer. Eloyse, dévastée, aurait voulu pleurer. Elle en fut incapable.

Elle s’était tue un instant, semblant réfléchir aux dernières images gravées dans son esprit. Le moine respirait rapidement. Toute cette scène, il venait de la vivre, comme s’il y avait été. La fille avait une façon de la décrire comme si elle l’avait vécue, qui le transportait hors du confessionnal, hors de ce temps.

Elle toussota et tenta d’apercevoir la physionomie du moine à travers le grillage ; elle n’entendait que son souffle oppressé. Encouragée par le silence, elle reprit son récit :

— Ils l’ont emmenée au tertre, au donjon, où ils l’ont mise dans une cage de fer, pendue à une fourche d’arbre. La nuit passa, on l’oublia. Il se mit à pleuvoir et la pluie humide la lava des souillures qu’elle avait subies. Elle n’avait pas le courage de penser, de réfléchir. L’envie de mourir seule l’obnubilait. Elle appelait la délivrance de ses prières aux dieux. Elle ne pouvait continuer à exister, obsédée par le sort de Jehen qu’elle croyait entendre dans sa fièvre.

L’aube se leva sur un chantier qu’elle n’avait pas remarqué en arrivant la veille. Des maçons, des charpentiers travaillaient à réparer l’énorme tour de bois. Tout n’était qu’immonde cloaque et boue détrempée. Les ouvriers s’activaient dans la bonne humeur ; Teutrand les avait régalés à son retour de bon vin, pour fêter son excellente chasse. Il y avait des chansons qui fusaient, chansons des corporations qui commençaient à se former dans les corps de métiers. Les équipes, aussi bien composées de femmes que d’hommes, vaquaient à leurs tâches : creuser, couper, scier, raboter, sculpter…

— Regarde, ils ont pendu une pucelle !

Les gamins intrigués la désignaient en passant sous la cage.

— Elle est belle, t’as vu ses nichons…

Certains se gaussaient et d’autres lui jetaient des morceaux de terre lourde et des cailloux. Le temps s’égrena si lentement ! Elle tremblait de froid, de faim, de soif. Elle devenait folle. Il se passa trois jours ainsi, sans manger ni boire depuis l’arrestation. Les quelques baies ramassées au coin des bois ne les avaient pas nourris. La faim était omniprésente et la soif encore plus. Eloyse se mit à délirer et se voyait terminer sa vie en squelette décharné recouvert de lambeaux de peau, dans cette cage immonde. Ses jambes semblaient définitivement pliées, les barreaux rentraient dans sa chair, occasionnant des plaies et irritations insoutenables. Ce n’étaient que piètres douleurs et elle ne se serait pas plainte, tant elle pensait à Jehen qui avait souffert mille morts. Il l’était certainement, mort, vidé de son sang. Les loups avaient dû le dévorer, les oiseaux noirs lui picorer les yeux. Abasourdie par ces visions terribles, elle cessait ses gémissements concentrés sur cette ignoble image.

Elle reprit conscience lorsqu’elle sentit le glissement de la cage qu’on descendait. On l’extirpa sans ménagement pour la pousser sur une charrette où elle se recroquevilla aussitôt sur elle-même. Elle ne pleurait pas : elle ne pouvait pas. Elle était aux frontières de l’inconscience, ne ressentait plus rien, ne comprenait pas ce que les gens disaient. Tout était confus, lointain. L’indifférence était sienne, lui apportant comme un répit.

On la jeta dans un endroit sombre et humide, la forçant à boire et à manger un peu de soupe. Son estomac contracté rendit tout après quelques spasmes furieux. Les geôliers la laissèrent et elle ferma les yeux, appréciant de pouvoir étendre ses jambes endolories, et le confort que pouvait apporter un matelas de paille pisseux. Il se passa plusieurs heures avant qu’une vieille femme la réveille. Elle lui redonna à boire ainsi qu’un peu d’un brouet écœurant, mais nourrissant. Elle recommença quelque temps plus tard et ainsi de suite. Elle la lava et lui passa une chasuble usagée, à peu près propre, bien que tachée, qu’elle fixa d’un lien de cuir. Eloyse subissait ces faits et gestes sans en perdre une miette, attentive à chaque sensation nouvelle, inquiète de son devenir proche. La femme ne parlait pas, semblait indifférente. Ses yeux vides n’exprimaient ni jugement, ni condamnation, ni empathie. Eloyse la regardait s’activer autour d’elle ou préparer à manger. Lorsqu’elle quittait la pièce, la jeune femme s’endormait. Des cauchemars incessants l’envahissaient alors, mais elle les poussait dans un coin de sa tête, préférant les oublier afin de pouvoir survivre. Son désir de vie était revenu, si fort, presque violent, aiguillonné par le désir âpre de la vengeance.

La nourriture et les soins lui permirent de reprendre des forces. Un après-midi, alors qu’elle était seule, elle se leva, tremblante et épuisée. Elle mit du temps à s’extraire de sa couche. Elle chancela, se cramponna aux murs qui ne cessaient de bouger dans tous les sens, de même que le sol. Les vertiges l’assaillaient. Elle arriva près de la porte. Celle-ci était fermée à clé. Eloyse secoua la clenche comme si ce mouvement eût pu y changer quelque chose. Abattue et découragée, elle se laissa glisser sur le sol. Des pas de l’autre côté l’alertèrent ; elle se traîna comme un cloporte sur le côté pour ne pas prendre le battant dans le dos. La matrone marqua le pas en la voyant à terre, l’agrippa sous les aisselles et la maintint debout. Elle ne parlait toujours pas. Elle semblait muette !

Elle la fit asseoir de force à la petite table et jeta, plus qu’elle ne posa, la gibecière qu’elle avait à l’épaule. En sortirent un bout de fromage, un pain gris et une saucisse de porc. Elle lui intima de manger, toujours sans un mot. Eloyse se jeta sur le repas, la faim était revenue.

Elle la regardait comme un garde-chiourme sans qu’Eloyse y prête vraiment attention. Son immense silhouette ne lui apparaissait plus comme ennemie et si elle la surveillait du coin de l’œil, elle ne la craignait plus. Sa présence avait même quelque chose de rassurant.

Dès que la dernière bouchée eut été avalée, la vieille ramassa prestement les miettes, qu’elle jeta au sol, et empoigna sa besace. Eloyse lui agrippa le poignet. Leurs regards se croisèrent et la première lueur d’inquiétude passée, la vieille fit un mouvement de dénégation. Elle lui indiqua d’un doigt tordu de drôle de façon, sa bouche qu’elle avait ouverte. Dedans, point de langue, plus de dents… Eloyse comprit qu’elle avait eu à subir des tortures qui l’avaient laissée ainsi, soumise à son maître, fidèle et définitivement muette.

Elle la regarda sortir, presque compatissante.

On la laissa là, longtemps. L’obscurité l’empêchait de discerner le jour et la nuit. Bien soignée, elle reprit rapidement des forces. Il eût été préférable de mourir. Elle tournait en rond, son esprit battait la campagne22.

 

Un matin, la vieille vint sans l’éternelle écuelle ni le pichet d’eau. Elle la prit par le bras et l’attira à l’extérieur. Elle la mena aux bains. Ceux-ci, comme dans tous les villages, étaient un peu à l’écart des habitations ; construits en bois, sur une source à l’odeur désagréable ou chaude, selon les lieux, ils servaient indifféremment à toute la population. Seule une cloison séparait les hommes des femmes. Les gens avaient à cœur de se laver. Les ablutions étant considérées comme une nécessité, un bien-être. Les esclaves eux-mêmes avaient leur jour réservé. L’eau était la vie, la richesse aussi. Ils avaient la chance d’avoir une eau aux pouvoirs soignants et qui attiraient les habitants de loin alentour.

Elle l’aspergea à l’aide d’un seau de bois recouvert de feuilles de bronze, la frotta de saponaire, lui tendit une robe usagée mais propre, et l’emmena vitement au château. Eloyse marqua le pas à la vue du grand bâtiment. Elle devina immédiatement quel sort l’attendait et se mit à trembler de tous ses membres ; elle sentit ses jambes flageolantes la trahir. La vieille la poussa rudement.

 

Le seigneur était assis sur son fauteuil, qui tenait presque d’un trône. Il riait avec l’un de ses sbires. Son rire s’arrêta net dans son gosier lorsqu’il l’aperçut. Son regard prit une teinte sombre, d’animal aux aguets. Toute son attention se portait sur la silhouette amaigrie d’Eloyse, provoquant un silence et un malaise qui les enveloppèrent comme des ténèbres. La femme la poussa dans le dos jusqu’à portée de la main de Teutrand. Eloyse plia un genou en signe de soumission et baissa la tête, vaincue avant même d’avoir tenté une rébellion. Ses tremblements la tenaient en éveil, elle était à la limite du malaise. Elle n’osait pas le regarder, voir sa face ravagée, son sourire narquois, sa suffisance. Malgré toutes les bonnes résolutions prises pendant son enfermement, elle était terrorisée, comme la petite fille qu’elle était encore. Tous ses plans de vengeance anéantis en un instant.

— Alors te voilà remise…

Son œil étiré la détaillait avec insistance :

— Plus maigre, mais tu sembles avoir survécu ! Tu es plus robuste que tu n’y parais…

Comme elle ne répondait pas, il reprit :

— Tu vas travailler ici jusqu’à ce que je décide autre chose.

Cet ordre l’étonna. Elle ne comprit pas ce qu’il attendait, parut encore plus désorientée. Il l’avait donnée à ses hommes. Elle douta qu’il souhaitât la remettre dans sa couche. Il aurait dû la renvoyer, honteuse et meurtrie, dans son village qu’il avait incendié et pillé en représailles de leur fuite. Les survivants devaient vouloir lui faire payer cette inconséquence. Elle ne s’expliquait pas ce « je décide autre chose ».

La matrone l’avait déjà tirée derrière elle quand, se ravisant, Teutrand lança :

— Femme, déshabille-la.

La matrone n’hésita pas, fit demi-tour, repoussa Eloyse face aux deux hommes. Elle lui passa la chasuble par-dessus la tête, l’offrant à la vue du maître. Il l’épia, la détaillant sans qu’aucune émotion paraisse sur son visage. Eloyse, les yeux baissés, avait rougi. Elle aurait voulu disparaître.

— C’est bon, emmène-la.

Elles avaient à peine franchi la trappe qui redescendait au premier étage qu’elles entendirent le rire gras des deux hommes. Leurs commentaires furent stoppés par la distance qu’elles mettaient entre elles et eux. La vieille l’avait emmenée aux communs, où elle lui assigna diverses tâches : laver, essuyer, chercher de l’eau.

Comme un somnambule, elle accepta avec soumission tout ce qu’on lui confia. Passé la curiosité première, les esclaves l’ignorèrent rapidement. Les malheurs ici-bas n’avaient pas de nom ni de visage, peu importe qui les subissait ! Il fallait passer outre, oublier et avancer. Deux femmes furent plus amicales et Eloyse resta près d’elles lorsqu’elle pouvait se reposer un instant. Au château, la nourriture était bonne et elle reprit rapidement du poids, des forces.

Un matin, un de ces matins laiteux où le ciel vous annonce qu’il va bientôt neiger et qu’il fait déjà froid, aucun oiseau ne pépiait, la nature semblait s’être figée dans un silence attentiste. Elle ne l’avait pas vu. Il était sur la coursive qui rejoignait les deux tours du levant. Accoudé, il l’observait. Elle n’avait conscience de rien lorsqu’un corbeau noir croassa en lui frôlant les cheveux. Elle sursauta et, comme prise en faute, regarda autour d’elle, inquiète, un sentiment de bête traquée. Il se prit à rire, ce rire si déplaisant et sarcastique. Eloyse l’aperçut alors, hilare, effronté. Elle assimila alors le choucas23 à un signe de malheur.

 

Lorsque le soir elle reçut l’ordre d’une des femmes de rejoindre la tanière de l’ogre, elle sut que son pressentiment prenait corps. Elle se mordit sauvagement les lèvres pour ne pas pleurer ni hurler de désespoir. Une des esclaves de la maisonnée la prit par le bras. Devant son hésitation, elle la traîna à l’échelle qui menait au plancher du premier étage du donjon de bois.

— Tu ferais mieux d’obéir et te soumettre, ça passera plus vite, lui conseilla-t-elle d’un murmure.

Tétanisée au pied de celle-ci, Eloyse ne pouvait pas monter. La femme en dessous d’elle la bouscula et la tapa sèchement dans le dos.

— Monte, il t’attend. Il n’est pas patient.

— Je ne peux pas !

— S’il vient te chercher, ce sera pire. Monte !

Sur ce, elle la talocha, sachant qu’en cas de refus, elle pâtirait, elle aussi, de la situation.

Comme un pantin, Eloyse s’agrippa aux passons de l’échelle et se hissa laborieusement jusqu’au plancher. Elle donna un coup d’œil circulaire pour repérer le monstre. Il était assis dans son grand fauteuil, une tasse d’hydromel à la main. Il rota bruyamment lorsqu’il l’aperçut.

Il prit son temps, ne parla pas. Voyant qu’elle ne montait pas davantage, terrorisée, hypnotisée par sa personne, il se leva, souple comme un chat, lui présentant sa face humaine et un sourire qu’il voulait enjôleur. La peur s’apaisa un peu. Eloyse mit le pied sur le plancher recouvert de paille fraîche, poussée par l’esclave. Elle remarqua l’odeur de propreté de la pièce. La silhouette qui l’avait rejointe sentait le thym et son linge était propre. Ces détails la rassurèrent bêtement. Il lui tendit la main pour l’aider à se relever. Elle était immense, assez fine et blanche. Il prenait soin, semblait-il, de ne lui présenter que sa face normale. Il n’était point laid, un nez régulier, des lèvres bien dessinées, un œil profond et clair, des cheveux clairs bien plantés, fournis et très longs ; ses dents étaient presque anormalement blanches. Il ne fallait surtout pas regarder l’autre face, immonde, terrible.

— Viens !

Il l’attira à lui brutalement. Elle vit sa lèvre gourmande. Il se baissa vers elle pour l’embrasser et de ce fait se mit de face. Elle recula d’un bond, son profil ravagé se révélant brutalement et ravivant sa peur irraisonnée. Il la tenait ferme et ne fit pas cas de sa réaction.

— Tu ne m’aimes pas, n’est-ce pas ? Pourtant je ne suis pas aussi mauvais que tu le crois. Je te trouve bien avenante et j’ai envie de profiter de toi autrement qu’en proie de chasse. Vas-tu te tenir tranquille ou faut-il que je t’attache ou t’assomme ? Le résultat sera le même.

Eloyse déglutit difficilement ; il avait raison ! Son esprit prenait la mesure de l’offre qui lui était faite. Tandis qu’il l’attirait à nouveau à lui, elle décida de l’ignorer, ou d’essayer, espérant que la chose passerait plus vite. Elle s’exhorta à ne pas le regarder et à se répéter que ce n’étaient que quelques minutes dans une vie. Si elle avait survécu au précédent assaut, elle se sentait capable de survivre à celui-ci, et peut être de trouver l’occasion de se venger.

Il fouilla dans sa tunique, releva sa jupe, l’embrassa, la dépouilla. Il la porta sur le lit et ne finissait pas de la sentir, de la titiller. Inerte, elle le laissa la parcourir, figée dans l’attente de la douleur qui l’avait foudroyée lors du viol. Crispée à se casser, elle ne parvenait pas à ignorer ce qui se passait. Tout son corps refusait cette étreinte. Lorsqu’il la pénétra sans brutalité aucune, elle fut surprise de ne pas ressentir de douleur. Il prit son temps. Elle avait fermé les yeux, essayant de penser à Jehen qu’elle ne trouvait pas.

Lorsqu’il eut joui, il s’avachit sur le lit à ses côtés. Sa face humaine l’observant entre ses yeux plissés.

— Tu reviendras demain soir, lui dit-il. Pars !

Titubante, étonnée, elle sauta du lit, sa semence lui coulant le long des jambes. Elle lui jeta un regard de biais, une dernière fois. Ses yeux étaient fixés au plafond, silencieux ; elle lui trouva presque un air triste. Eloyse se maudit. Qu’allait-elle inventer ? Cet homme était mi-bête, mi-homme. Le loup en lui avait pris la moitié de son personnage au point de s’être imprimé dans sa chair. La part de l’animal avait pris le pas sur l’humain triste qu’elle crut avoir vu pendant un instant. Elle disparut rapidement par la trappe. Eloyse se sentit si sale qu’elle se précipita au puits, dans la cour, bascula le seau dedans et en retira une eau glaciale qui fut comme un coup de fouet tandis qu’elle s’en aspergeait.

6. [Retour au texte] – Issu de deux noms teutoniques, « homme » et « voyage », soit : « l’étranger ».

7. [Retour au texte] – Loi édifiée par le très grand roi des Burgondes, Gondebaud, en 500 ap. J.-C., publiée le 4 des Calendes d’avril.

8. [Retour au texte] – Villa romaine très importante comportant des bains et siège d’un grand domaine.

9. [Retour au texte] – Chambéry.

10. [Retour au texte] – Vieu-en-Valromey.

11. [Retour au texte] – Petite ville comportant les administrations principale, ancêtre de la sous-préfecture.

12. [Retour au texte] – Belley.

13. [Retour au texte] – Ancien nom des Burgondes.

14. [Retour au texte] – Grand domaine.

15. [Retour au texte] – Belle femme.

16. [Retour au texte] – Pantalon en cuir.

17. [Retour au texte] – Bourg-en-Bresse.

18. [Retour au texte] – Chaman retiré dans les bois, sorte d’ermite. Déo, du celte « chêne ».

19. [Retour au texte] – Bourreau.

20. [Retour au texte] – Déesse de la fécondité et des chevaux.

21. [Retour au texte] – Feuille de métal portée en pendentif, considérée comme amulette. Métal riche, d’or ou d’argent en général.

22. [Retour au texte] – Délirait.

23. [Retour au texte] – Corbeau qui vit en altitude.

Chapitre 2

Eloyse, l’enfant

Malheur pour elle, il la rappela chaque soir et chaque journée fut un cauchemar éveillé, à craindre ce moment redoutable qui l’attendait à chaque tombée du jour. Elle le haïssait, le détestait mais ne trouvait pas le moyen de s’échapper. Cette obsession occupait toutes ses pensées, fuir, partir. Les murs de l’enceinte étaient hauts et la seule porte qui permettait de sortir était gardée jour et nuit. Obnubilée, elle ne trouvait pourtant aucune solution. Elle cravachait son esprit pour supporter les assauts du monstre.

Il se passa deux mois, deux qu’elle n’oublierait jamais. Parfois une forme de compassion lui venait à l’égard du monstre et alors elle tempêtait intérieurement, ne comprenant pas ce qui lui arrivait. C’est vrai qu’il redoublait, à sa façon, de prévention. Il essayait de ramener sur le visage d’Eloyse un air heureux, mais elle restait fermée, inaccessible. Il avait beau ne pas la battre, la fourrager chaque jour, il n’avait pas son âme, il ne l’aurait jamais. L’image de Jehen, émasculé, se vidant de son sang, recroquevillé au milieu de ses liens l’aidait à aiguillonner sa colère, sa rage. Elle ne pensait qu’à le venger, plus qu’à elle-même. Un soir, Teutrand avait bu plus que de coutume ; un marchand lui avait apporté de l’hydromel. Il était devenu très prolixe sous l’effet de l’alcool. Il s’épancha davantage, dévoilant sans le savoir le tout petit côté humain qu’il semblait avoir.

Elle ne l’écoutait pas, lorsqu’il aborda un sujet qui l’intéressa au plus haut point :

— Tu sais que ton Jehen est peut-être encore vivant ?

C’était la première fois qu’il arrivait à éveiller un semblant d’intérêt en elle. Elle ne put retenir une lueur d’interrogation qu’il perçut immédiatement comme l’animal qu’il était.

— Ah, voilà qui t’intéresse, hein ?

Il continua calmement, presque serein tant il était satisfait d’avoir capté son attention :

— Eh oui, il était vaillant et j’ai trouvé dommage de gâcher une force de la nature comme lui. Alors nous l’avons ramené, soigné sommairement. Il a survécu, je l’avais bien jugé et je l’ai envoyé sur les galères. Si les dieux sont avec lui, il aura survécu !

Elle en douta mais sa stratégie l’ébranla. Après avoir espéré, il la rejetait dans les affres des pires tourments, l’espoir et la peur. Les galères étaient un terrible châtiment. Il avait perdu sa liberté, était devenu esclave, eunuque. Il valait mieux mourir tout de suite que de finir sous les coups de fouet. Sa seule chance était de plaire à un de ces Romains dépravés et devenir chambellan. Certains faisaient de belles carrières. Jehen était un barbare, un homme blessé, il n’aurait aucune chance, au mieux finirait-il dans un lupanar. Elle se mordit la lèvre pour ne pas hurler et ne put en entendre davantage. Elle bondit et s’échappa par la trappe sans attendre qu’il l’y autorise.

Il devint furieux, privé de sa proie, de son jouet. Il gueula par la fenêtre du donjon afin que ses soudards la rattrapent et la rapportent à lui. Un instant plus tard, ligotée, ceinturée, ils la jetèrent avec joie aux pieds de Teutrand. Elle crut sa dernière heure arrivée, elle le souhaitait alors. Hors de lui, il ordonna qu’ils quittent la pièce. Comme un animal mauvais, il lui tourna autour, reniflant. Il présentait sa face immonde. Elle ferma les yeux pour s’isoler, pour ne pas le voir.

— Ouvre les yeux, regarde-moi ou je te jette dans le premier bourbier que je croise. Les dieux apprécieront le sacrifice !

La gifle la fit basculer sur le côté et elle atterrit sur le plancher. Comme elle se recroquevillait dans une posture de défense, il se mit à lui donner des coups de pieds. Elle tenta tant bien que mal de protéger sa tête et son ventre de ses coudes et de ses genoux. Il était enragé, ne visait pas vraiment, s’acharnait pour la tuer. Pourquoi lui avait-elle crié ça ? Elle n’aurait su le dire mais dans un état déjà second, elle ne gérait plus rien, juste désireuse que ce cauchemar cesse.

— Arrêtez, arrêtez, j’attends un enfant !

Ce n’était qu’un murmure mais il l’entendit. Son pied resta en suspens à quelques centimètres de son visage qu’elle avait découvert pour lui parler.

— Qu’as-tu dit, chienne ?

La voix avait changé de tonalité, l’interrogation était avide.

Elle répéta :

— J’attends un enfant.

Il la releva brutalement.

— Depuis combien de temps ?

Elle hocha la tête pour dire qu’elle l’ignorait. Il n’était point fou et comptait vite.

— Se pourrait-il qu’il soit de moi ? ou de l’autre…, ou de mes hommes ?

— Il n’est pas de… de Jehen, j’étais vierge quand vous nous avez trouvés !

— Ah oui, c’est vrai. Mes soudards peuvent être… !

Il paraissait réfléchir rapidement. Une grimace lui étirait la bouche sur le côté qui le rendait encore plus songeur.

— Toutes les femmes que j’ai approchées n’ont jamais eu d’enfant de moi ! Je m’étais fait à l’idée. Se peut-il !

Il semblait profondément troublé.

— Évidemment, mes hommes !