Prends soin des étoiles - Mirelle HDB - E-Book

Prends soin des étoiles E-Book

Mirelle HDB

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Beschreibung

"Prends soin des étoiles" est un voyage fou et riche en rebondissements. Le parcours de l'héroïne, Ilsa, est rempli de rencontres improbables qui, de par leur richesse humaine, feront rapidement de ce road trip un véritable cheminement initiatique. De nuits à la belle étoile, au milieu de nulle part, en soirées chaleureuses chez l'habitant, de questionnement en découvertes, de grands moments de solitude et d'introspection, en moments de partage qui emplissent le coeur de façon indélébile, Ilsa s'approchera de ce qu'elle est venue chercher : un sens à sa vie. Ce livre vous dépaysera dans un tour du monde à pied, à vélo, en train et même en sous-marin. Entre l'Europe, la Russie et le Canada. Une belle leçon de vie;

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Seitenzahl: 196

Veröffentlichungsjahr: 2019

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À ma sœur, vers l’infini et au-delà

Sommaire

Première partie

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Deuxième Partie

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Troisième Partie

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Quatrième Partie

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Première partie

« Notre besoin de consolation est impossible à rassasier »

Stig Dagerman

1

Je regarde une dernière fois par la fenêtre de ce qui fut notre chambre. La cour intérieure exhale le parfum délicat du jasmin. Cette senteur liée au romantisme me fait monter les larmes aux yeux. Des fantômes de souvenirs flottent dans l’appartement et veulent m’enlacer dans un tango endiablé. Il faut être deux pour cette danse et je suis seule désormais. Les pièces sont vides. À part sa montre, tout ce qui lui appartenait a été donné. J’ai également vendu quelques meubles hérités de ma famille. J’ai longuement hésité à garder certains livres qui m’ont accompagnée dans les pires moments de ma vie, comme dans les meilleurs. Les passages les plus étonnants, les phrases belles et puissantes, resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Ces livres, je les ai donnés à un vieux bouquiniste de mon quartier. Il arrivait tant bien que mal à vivre de sa passion pour la littérature et à garder sa petite échoppe à flot. Les livres n’ont pas vocation à être oubliés dans une bibliothèque et prendre la poussière. Ils sont comme les humains, ils ont besoin qu’on les découvre, qu’on les regarde, que l’on s’intéresse à eux, qu’on les touche et qu’on les aime.

Je ne me souviens plus du moment exact où j’ai décidé de tout quitter et de partir. Mais je sais que j’ai ressenti le besoin de faire disparaître celle que j’étais avec lui et de m’inventer de nouvelles vies. Comme une actrice qui choisit un rôle et les vêtements qui vont avec. Je voulais me regarder dans un miroir et ne pas me reconnaître. Je voulais croiser de nouveaux visages, entendre de nouvelles langues et respirer des odeurs inconnues. Peut-être ne réalisais-je pas tout à fait ce que cela impliquait au juste. Tout quitter était certes un peu extrême, mais ma douleur était si intense qu’il me fallait un traitement de choc pour continuer.

Peut-on abandonner, comme cela, des amis que l’on aime, une carrière prometteuse, des connaissances que l’on croise au quotidien et à qui l’on raconte des bribes de sa vie ? Notre entourage est souvent si pesant, car il croit nous connaître, nous avoir cerné et se permet donc de nous dire, ce que nous devrions faire, comment nous habiller, comment penser, que manger et comment nous comporter en société et dans mon cas, comment faire mon deuil ! Mon départ étonnera sans doute beaucoup de monde. Il en choquera certains. Ils me prendront pour une égoïste ou une inconsciente. À qui vais-je vraiment manquer ? Pas à mes parents qui, s’ils avaient encore été de ce monde, auraient été capables de me vendre contre un compte numéroter dans un paradis fiscal.

On pourrait dire que dans cette situation, je ne pense qu’à moi et à mon bien-être. Alors, je m’en vais. Ne cherchez pas à me retrouver. Je vous aime et vous resterez toujours dans mon cœur. Mais tout me raccroche à lui. J’ai besoin de partir avant de sombrer.

Pour continuer dans les changements drastiques, je me suis fait couper les cheveux, ultra courts, à la garçonne. Cela me rajeunit. Je porte un jean ample et une chemise de bûcheron, je peux ainsi plus facilement passer pour un homme. Dans trois ans, en 2022 j’aurai quarante ans. J’ai plutôt l’impression d’en avoir quinze de moins avec cette nouvelle apparence. Je suis plus grande que la moyenne française et plus mince que d’habitude, car j’ai beaucoup maigri ces six derniers mois et ce n’est pas mes petites prunes qui me servent de poitrine qui me trahiront. Un sac sur le dos avec le minimum vital, un carnet pour prendre des notes et dessiner, une casquette et des lunettes pour protéger mon visage des regards trop inquisiteurs des caméras de surveillance, une paire de rangers en cuir noir aux pieds. Me voilà prête. Je me regarde dans le miroir de la salle de bain, j’ai plus l’air d’une jeune punk à chien, que de l’avocate que j’ai été ces dix dernières années. À force d’avoir pleuré on dirait presque que la couleur gris-bleu de mes yeux a déteint.

Cet appartement je le déteste à présent et il me faut le laisser à tout prix avant de perdre la raison. Je jette un dernier coup d’œil pour m’assurer de n’avoir rien oublié. Vite, je m’en vais, car il y a des souvenirs trop encombrants à porter et je veux m’en défaire ici et maintenant. Encombrant n’est sans doute pas le terme juste. Il me manque le mot pour décrire ce que je ressens. Entre extrême tristesse et incompréhension. En refermant la porte derrière moi, j’ai l’impression d’un saut dans le vide salutaire.

Je dis bonjour à la fleuriste du coin. Un bonjour qui est en fait un au revoir. Elle et sa boutique « la fleur de mon secret » auront été les témoins, bien involontaires, de nos années de passion avec ses hauts et ses bas. J’achète un dernier chocolat chez « Bouchées doubles », le laisse fondre dans ma bouche et ravir mes papilles le temps d’arriver au bureau de poste. Dans une enveloppe à bulle adressée à Sophina, mon amie la plus proche, je glisse les clés et le titre de propriété de l’appartement que j’ai mis à son nom, ainsi qu’une courte lettre où je lui demande de respecter mon vœu de disparaître, de ne pas me rechercher et de faire de l’appartement, qui est maintenant le sien, ce que bon lui semblera avec, si possible, une option solidarité. Et j’ai signé : « celle que tu as connue n’existe plus. Adieu ». Juste avant de cacheter l’enveloppe, j’y glisse ma bague de fiançailles et mon alliance.

Je monte une dernière fois tout en haut de la tour Eiffel. Une vague de jaune déferle encore sur les rues de la capitale. Paris, cette ville sublime, dont l’agitation incessante rend parfois agressif, restera l’une des trames de notre romance dramatique. Ses ponts, ses avenues, ses petites ruelles, si belles quand vient la nuit, cette énergie bien particulière me manqueront peut-être. Adieu Paris. Je plie, en forme d’avion, une lettre adressée à qui la trouvera. Le papier plane un long moment dans les airs, puis va atterrir dans la Seine. L’encre s’effacera comme mon passage dans cette ville. J’ai donc décidé de partir loin, à pied et définitivement. La marche est l’une des meilleures façons de s’aérer l’esprit et j’ai besoin que le mien arrête de broyer du noir et de remuer le passé. J’ai besoin d’oublier.

2

Le printemps est particulièrement clément cette année. Heureusement, car je dois m’habituer à dormir un peu n’importe où et même, à la belle étoile. Pour ne pas laisser de traces, j’ai décidé de ne pas utiliser de cartes bancaires jusqu’à Berlin, où des camarades du réseau « V2O » m’attendent pour m’aider à continuer mon chemin en direction de Moscou. Là-bas, l’un des membres a anticipé ma venue et a déjà effacé toute évidence de ma présence sur internet. On ne s’imagine pas à quel point « notre dossier intime et personnel » prend de l’ampleur avec les années passées sur le world wide web, mais surtout le perfectionnement des algorithmes-espions, qui traquent chaque information, que l’on a cliquée avec notre souris !

Mon ami d’enfance Anton, que j’ai rencontré lorsque nous étions tous les deux pensionnaires dans un institut privé suisse, est à l’origine de ce groupe secret de hackers. Petit, Anton a été bercé par une nurse française qui aimait beaucoup les séries télévisées. « Les visiteurs » était l’une d’elles. En hommage, il a appelé son réseau « les visiteurs de l’ombre ». En abrégé, cela donne : V2O. Les membres les plus importants portent des prénoms qui viennent de cette fiction. Anton est un spécialiste d’internet depuis plus de vingt ans. Il connaît tous les tenants et les aboutissants. Il m’a rendue paranoïaque à force de me raconter la vente ou le vol des données, mais aussi le flicage que pratiquent les états sur leurs citoyens. Et les caméras de surveillance en font partie ! C’est pour cette raison que j’essaye de me faire la plus discrète possible.

Je ne veux plus rien avoir à faire avec la virtualité et ses prédateurs. On me fabriquera également de nouvelles identités. Aujourd’hui, je suis Sasha. Je pourrai jouer de la mixité de ce prénom et de mon accoutrement, si je tombe sur des hommes mal intentionnés. Je me mets dans la peau d’une personne discrète, mais sûre d’elle, quelqu’un qui est à l’écoute des autres, que l’on n’a pas envie d’importuner et qui peut facilement se fondre dans le paysage. J’espère ne pas avoir besoin de montrer mes papiers, mais après tout, je suis blanche, blonde aux yeux clairs, et assez grande pour que les hommes ne me regardent pas de haut. Je n’ai pas vraiment le profil que la police aime harceler. Il me faut cependant être toujours vigilante et éviter le plus possible les axes routiers importants, les villes et certains villages qui grouillent de caméras de surveillance. Cette plaie du XXIe siècle ! Je ne suis pas une fugitive et probablement que mes amis et mes collègues ne se sont même pas aperçus de mon absence. Je sais aussi que Sophina respectera mon souhait de disparaître, même si cela lui semblera difficile à comprendre. Ils sont de toute façon trop occupés à vivre selon les lois que leur impose la société moderne et capitaliste. Travailler — se marier — se reproduire — consommer — payer ses crédits — croire que l’on est des privilégiés — consommer encore plus — ne pas s’apercevoir que la vie vous file entre les doigts — mourir. Ah ! Qu’il n’est pas facile de lâcher prise et de se défaire d’un cynisme très citadin !

Ma première nuit, je l’ai passée dans un bois, non loin du hameau d’un village. La lumière des réverbères existants m’a rassurée. J’ai à peine fermé l’œil. À chaque bruit suspect, je sursautais. Mon éducation m’a plus habituée au confort des hôtels 5 étoiles et à la sécurité d’être toujours entourée de personnel de maison, qu’à dormir dans les champs.

Le cadran de ma montre affiche 5 h 43. À travers les feuillages, le soleil pointe le bout de son nez. J’ai des courbatures et mal aux cervicales. Je me sens vieille tout à coup et je suis prise de doutes : « Et si j’avais fait la plus grande erreur de ma vie ? » Le besoin de sortir de ma zone de confort me conduit à des années-lumière de mon existence de bobo-Parigot. Peut-être que j’exagère un peu, il y a pire que dormir à la belle étoile, lorsque c’est un choix. Je me rends compte que je n’ai définitivement plus mon alliance, lorsque j’essaye de la faire tourner autour de mon doigt, comme j’avais l’habitude de le faire. Je me lève doucement pour dégourdir mes membres ankylosés. J’ai envie d’un café très fort et d’un croissant. Cette nuit, j’ai eu le temps d’élaborer divers scénarios, au cas où l’on me poserait des questions sur mon itinéraire ou mes motivations. J’envisage de raconter que je rentre d’un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle et comme cela m’a pris moins de temps que prévu, j’ai décidé de faire le parcours dans le sens inverse ! Un pèlerinage spirituel paraîtra toujours plus plausible qu’une désertion. Je rassemble mes modestes possessions et vérifie que mon argent se trouve bien dans mes cachettes. Une somme de secours que j’ai mise dans un plastique zippé sous mes semelles. Une autre pochette imperméable, cachée dans le rembourrage de ma brassière. Une Carte Bleue, dans une poche secrète cousue dans la tige de ma chaussure. Je fais rapidement une petite toilette avec un peu d’eau et une goutte d’huile essentielle d’arbre à thé pour me laver les dents et les aisselles. Je repars à la recherche de quelque chose pour remplir mon estomac.

Je cueille des pommes dans un verger et continue mon chemin. Je surmonte la fatigue de cette nuit bizarre en croquant dans une pomme. Puis une deuxième. Les fruits maraudés ont toujours meilleur goût que ceux trouvés trop bien rangés et calibrés sur l’étal d’un supermarché. Ce soir, je dors dans une vieille remorque près d’une ferme abandonnée. En faisant le tour de la propriété, j’ai trouvé du foin et des conserves couvertes de poussière. L’une d’elles est un pot de confiture de mûres que je vais pouvoir déguster avec les doigts. Ce petit retour à l’insouciance de l’enfance me permet de dormir comme un bébé.

Je ne rêve plus. Du moins, je ne m’en souviens pas. Dès qu’il y a le début d’une image du passé qui pointe son nez, je me réveille aussitôt et je chasse ce souvenir.

Cela fait une semaine que je suis partie et l’on ne peut pas dire que je croise beaucoup de monde. J’ai emprunté de petites routes, et quand je le pouvais j’allais en forêt. Il est dix-neuf heures, j’ai marché une grande partie de la journée sous un soleil de plomb, en ne faisant que de petites pauses pour me désaltérer et m’éponger le front. J’ai une faim de loup. Après le panneau de Sarreguemines, je m’arrête dans un bourg pourvu de l’établissement « Chez Régis » faisant office de « boucherie — épicerie – petite restauration ». Lorsque j’ai poussé la porte, j’ai trouvé le tenancier en larmes, un couteau ensanglanté dans la main, une lettre dans l’autre. Il a levé les yeux sur moi en disant : « ce n’est pas ce que vous croyez ».

— J’aime autant ! lui réponds-je avec une voix rauque que je ne me connaissais pas.

— Ma femme a foutu le camp avec la boulangère !

— Hum hum… je ne sais que dire d’autre, je suis très gênée d’arriver comme un cheveu sur la soupe !

— Oui, jeune homme, vous avez bien entendu, la boulangère !

Je ne sais pas ce qui me surprend le plus. Qu’il m’appelle jeune homme ou que son épouse se soit rendu compte qu’elle préférait la brioche à la saucisse ?

— Et le boulanger comment prend-il la chose ? osé-je lui demander.

— Il n’y a pas de boulanger, on aurait dû se méfier ! Une femme, seule, boulangère, c’est bizarre quand on y pense !

Il s’est levé, est allé ranger son couteau près du comptoir à côté d’une pièce de bœuf et a fondu en larmes. Je ne savais pas comment réagir face à ce colosse aux pieds d’argile, qui devait baisser la tête pour passer les encadrements de portes. Alors, j’ai fait comme chez moi, j’ai posé mon sac à dos par terre et je me suis dirigée vers la pièce qui sert de cuisine et d’épicerie pour lui servir un verre d’eau. L’endroit est dans un état apocalyptique ! Il y a des tonnes de torchons qui attendent d’être pliés. Des boîtes de conserve et des pots de confiture sont tombés d’une grande étagère en pin massif. Du liquide jaunâtre qui déborde d’une marmite sur la cuisinière, et du courrier s’amoncelle. Je vais couper l’arrivée du gaz et manque de me prendre les pieds dans un chat qui lèche une assiette qui est tombée par terre. Je me baisse pour caresser l’animal. Il ronronne avec un air qui veut dire : « mais que s’est-il passé ici ? » Je trouve un verre propre et le remplis au robinet. Je retourne dans la salle à manger en évitant des cadavres de bouteilles de vin.

— Il va me falloir quelque chose de beaucoup plus fort ! dit-il dans un râle. Puis il fait un geste en direction du buffet qui se trouve dans la salle à manger.

Je m’exécute, prends deux verres et trinque avec mon hôte. Une chaleur m’envahit la trachée et me fait tousser.

— Alors on n’a pas l’habitude mon p’tit gars ? dit-il en s’essuyant les yeux avec son tablier plein de sang.

— En fait, cela fait longtemps que je n’ai bu de l’alcool aussi fort et surtout j’ai le ventre vide.

— Tu te rends compte de la honte ! Il n’y a que deux commerces dans le village. Tout se sait ! On va encore me traiter de con. Comme si je n’en avais pas assez entendu sur mon prénom ! Ah ! Oui, ces satanés Nuls, ils nous ont vraiment fait beaucoup de tort à nous les Régis ! Mais tu dois avoir faim ! Je vais te préparer quelque chose. Et sans prévenir, son hospitalité a repris le dessus.

Régis n’est pas forcément un con, mais il est homophobe bien qu’il soutienne le contraire. Son éducation familiale et religieuse lui ont enseigné ce qui était « normal » et ce qui ne l’était pas.

Il part à la cuisine. Je l’entends pousser des objets avec son pied. Il revient avec une casserole fumante en disant : « Ma spécialité, tu m’en diras des nouvelles ! ». Il me sert copieusement de cette soupe composée d’aliments non identifiés, tout en continuant ses lamentations sur la fin de sa vie, son humiliation, etc. Je l’écoute, car je sens bien qu’il a besoin de vider son sac et j’en profite pour engloutir la moitié de mon assiette, mais je dois m’arrêter, je suis prise de hoquet. Lui se demande comment il va faire maintenant pour tenir la maison, parce qu’elle s’occupait de tout ! Je prends mon rôle de « p’tit gars » très au sérieux et j’essaye de lui dire que maintenant il pourra faire tout ce qu’il lui plaît sans avoir quelqu’un derrière son dos pour le contredire à tout bout de champ : « les bonnes femmes, quoi ! »

— Toi, tu parles en connaissance de cause, j’me trompe ?

— J’étais dans une relation avec quelqu’un de très accaparant.

— C’est pour ça que tu t’es barré ?

— Non, la personne est morte.

— Ah, désolé et moi qui m’apitoie sur mon sort. Mais pourquoi tu l’appelles « la personne » ?

— C’est encore trop tôt pour moi. Je n’arrive pas à prononcer son nom. Je lui en veux beaucoup.

— Parce qu’elle est morte ?

— Parce qu’elle s’est suicidée ! Mon ton abrupt le surprend, mais je n’ai pas envie de m’étaler sur le sujet !

Si j’avais souhaité plomber l’ambiance, je n’aurais pas agi autrement. Il me ressert de cet alcool qui réchauffe, vient s’asseoir en face de moi, commence à manger en penchant la tête en avant et en marmonnant « ouais, ouais, ouais, ouais, ouais. Ben ma cochonne ! »

Et là, c’est parti tout seul. J’ai recraché, sur la table et un peu sur Régis, le morceau de viande gélatineuse que j’avais dans la bouche. Nous sommes partis dans un fou rire libérateur. L’alcool et les confessions aidant, nous sommes devenus, le temps d’une soirée, les meilleurs potes du monde, entre confidences et récit intégral de nos existences. Je me suis souvent mélangé les pinceaux, avec la vie que je m’étais inventée et celle, réelle, que j’essayais d’oublier.

Un rayon de soleil vient jouer avec mes paupières. J’ai dormi en chien de fusil, près du bord du canapé-lit du salon, toute habillée. Régis, la bouche ouverte et les bras en croix, à côté de moi. Je me lève en silence. Je préfère ne pas le confronter ce matin. Je vais prendre une douche en faisant le moins de bruit possible. Je m’habille en prenant un tee-shirt et un pantalon dans la penderie. Ils sont à ma taille et appartiennent vraisemblablement à son épouse. Elle a dû partir dans la précipitation, car elle a laissé plus de la moitié de ses habits. J’hésite deux secondes puis je me sers de quelques tee-shirts supplémentaires, d’une paire de lunettes d’intello, de trois jeans, de culottes et d’une robe, on ne sait jamais. Bien que l’idée de mettre les sous-vêtements d’une autre femme ne m’aurait jamais effleuré l’esprit il y a encore quelques jours, maintenant ma devise c’est « à la guerre comme à la guerre ! ».

Je suis persuadée qu’elle ne reviendra plus jamais. Peut-être fait-elle comme moi, elle repart de zéro. Je prends un saucisson, un morceau de pain et un peu de fromage dans le garde-manger. Je remplis ma thermos du café que j’ai fait couler et avale une banane. Je laisse à mon hôte une caricature que j’ai faite de lui, l’imaginant son couteau à la main, la tête de sa femme dans l’autre et disant ceci : « Monsieur le Juge, je n’y peux rien, je suis somnambule ! ». J’espère, tout de même, que cela ne va pas lui donner des idées ! Au dos de la feuille, j’ai écrit « merci pour tout, prends bien soin de toi, Sasha ». Je me sauve, le laissant dormir et ronfler comme un bienheureux.

Hier soir, Régis m’a parlé de personnes qui montaient dans des trains de marchandises, pour se déplacer gratuitement, pour voir du pays ou simplement comme mode de vie. J’avais vu un reportage, un jour, sur les hobos américains et cette façon de voyager qui n’était pas sans danger. Qu’importe, je suis là pour dépasser mes limites.

3

Je franchis la frontière allemande sans ma casquette, mais avec des habits plus féminins et la paire de lunettes de l’ex-épouse de Régis, qui pourraient me faire passer pour une institutrice en excursion et qui, heureusement, ont une très faible correction. Je souris à l’unique douanier qui daigne sortir de la douane. Il me jette un coup d’œil, me scanne rapidement et me fait signe de continuer. Je regarde l’itinéraire que j’ai dessiné avant de partir, encore une dizaine de kilomètres pour rejoindre la gare marchande la plus proche. Il ne fait pas trop chaud ce matin, la marche est plus agréable. Je mets un peu plus de deux heures pour gagner ma destination. À ma plus grande surprise, le lieu est fermé et sévèrement gardé par des policiers. C’est là que je réalise qu’il s’agit d’un endroit de transit pour les clandestins essayant d’aller en France pour ensuite continuer sur l’Angleterre. L’un des policiers vient vers moi et me demande si je suis journaliste. Je lui réponds que je rentre du pèlerinage de Compostelle et que je vais rendre visite à ma tante qui habite Berlin. L’allemand que j’ai appris à l’école est un peu rouillé, mais je me fais comprendre et le policier me laisse passer en me disant de ne pas traîner dans des lieux comme celui-ci. « Jawohl, Herr Kommandant ! ».