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Oublier un nom, casser un bibelot familier, se tromper de clefs, commettre un lapsus, tous ces petits accidents ordinaires doivent s'interpréter comme des manifestations de l'inconscient. En effet celui-ci travaille sans cesse, infatigablement. Sigmund Freud a montré comment le rêvé était la voie royale d'accès à l'inconscient. Il dessine dans son ouvrage de 1901, "Psychopathologie de la Vie Quotidienne", d'autres chemins vers cette part qui échappe à notre contrôle et qui, par ses manifestations, traduit nos désirs.
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Veröffentlichungsjahr: 2025
PSYCHOPATHOLOGIE DE LA VIE QUOTIDIENNE
1. Oubli de noms propres
2. Oubli de mots appartenant à des langues étrangères
3. Oubli de noms et de suites de mots
A. Oublis de noms ayant pour but d'assurer l'oubli d'un projet
B. Un cas d'oubli d'un nom et de faux souvenir.
4. Souvenirs d'enfance et souvenirs-écrans
5. Les lapsus
6. Erreurs de lecture et d’écriture
A. Erreurs de lecture
B. Erreurs d'écriture
7. Oubli d’impressions et de projets
A. Oubli d'impressions et de connaissances
B. Oubli de projets
8. Méprises et maladresses
9. Actes symptomatiques et accidentels
10. Les erreurs
11. Association de plusieurs actes manqués
12. Déterminisme Croyance au hasard et superstition Points de vue
Notes de bas de page
Application de la psychanalyse à l'interprétation des actes de la vie quotidienne
J'ai publié, en 1898, dans Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, un petit article intitulé : « Du mécanisme psychique de la tendance à l'oubli », dont le contenu, que je vais résumer ici, servira de point de départ à mes considérations ultérieures. Dans cet article, j'ai soumis à l'analyse psychologique, d'après un exemple frappant observé sur moi-même, le cas si fréquent d'oubli passager de noms propres ; et je suis arrivé à la conclusion que cet accident, si commun et sans grande importance pratique, qui consiste dans le refus de fonctionnement d'une faculté psychique (la faculté du souvenir), admet une explication qui dépasse de beaucoup par sa portée l'importance généralement attachée au phénomène en question.
Si l'on demandait à un psychologue d'expliquer comment il se fait qu'on se trouve si souvent dans l'impossibilité de se rappeler un nom qu'on croit cependant connaître, je pense qu'il se contenterait de répondre que les noms propres tombent plus facilement dans l'oubli que les autres contenus de la mémoire. Il citerait des raisons plus ou moins plausibles qui, à son avis, expliqueraient cette propriété des noms propres, sans se douter que ce processus puisse être soumis à d'autres conditions, d'ordre plus général.
Ce qui m'a amené à m'occuper de plus près du phénomène de l'oubli passager de noms propres, ce fut l'observation de certains détails qui manquent dans certains cas, mais se manifestent dans d'autres avec une netteté suffisante. Ces derniers cas sont ceux où il s'agit, non seulement d'oubli, mais de faux souvenir. Celui qui cherche à se rappeler un nom qui lui a échappé retrouve dans sa conscience d'autres noms, des noms de substitution,qu'il reconnaît aussitôt comme incorrects, mais qui n'en continuent pas moins à s'imposer à lui obstinément. On dirait que le processus qui devait aboutir à la reproduction du nom cherché a subi un déplacement, s'est engagé dans une fausse route, au bout de laquelle il trouve le nom de substitution, le nom incorrect. Je prétends que ce déplacement n'est pas l'effet d'un arbitraire psychique, mais s'effectue selon des voies préétablies et possibles à prévoir. En d'autres termes, je prétends qu'il existe, entre le nom ou les noms de substitution et le nom cherché, un rapport possible à trouver, et j'espère que, si je réussis à établir ce rapport, j'aurai élucidé le processus de l'oubli de noms propres.
Dans l'exemple sur lequel avait porté mon analyse en 1898, le nom que je m'efforçais en vain de me rappeler était celui du maître auquel la cathédrale d' Orvieto doit ses magnifiques fresques représentant le « Jugement Dernier ». À la place du nom cherché, Signorelli, deux autres noms de peintres, Botticelli et Boltraffio, s'étaient imposés à mon souvenir, mais je les avais aussitôt et sans hésitation reconnus comme incorrects. Mais, lorsque le nom correct avait été prononcé devant moi par une autre personne, je l'avais reconnu sans une minute d'hésitation. L'examen des influences et des voies d'association ayant abouti à la reproduction des noms Botticelliet Boltraffio, à la place de Signorelli, m'a donné les résultats suivants :
a) La raison de l'oubli du nom Signorelli ne doit être cherchée ni dans une particularité quelconque de ce nom, ni dans un caractère psychologique de l'ensemble dans lequel il était inséré. Le nom oublié m'était aussi familier qu'un des noms de substitution, celui de Botticelli, et beaucoup plus familier que celui de Boltraffio dont le porteur ne m'était connu que par ce seul détail qu'il faisait partie de l'école milanaise. Quant aux conditions dans lesquelles s'était produit l'oubli, elles me paraissent inoffensives et incapables d'en fournir aucune explication : je faisais, en compagnie d'un étranger, un voyage en voiture de Raguse, en Dalmatie, à une station d'Herzégovine ; au cours du voyage, la conversation tomba sur l'Italie et je demandai à mon compagnon s'il avait été à Orvieto et s'il avait visité les célèbres fresques de…
b) L'oubli du nom s'explique, lorsque je me rappelle le sujet qui a précédé immédiatement notre conversation sur l'Italie, et il apparaît alors comme l'effet d'une perturbation du sujet nouveau par le sujet précédent. Peu de temps avant que j'aie demandé à mon compagnon de voyage s'il avait été à Orvieto, nous nous entretenions des mœurs des Turcs habitant la Bosnie et l'Herzégovine. J'avais rapporté à mon interlocuteur ce que m'avait raconté un confrère exerçant parmi ces gens, à savoir qu'ils sont pleins de confiance dans le médecin et pleins de résignation devant le sort. Lorsqu'on est obligé de leur annoncer que l'état de tel ou tel malade de leurs proches est désespéré, ils répondent : « Seigneur (Herr), n'en parlons pas. Je sais que s'il était possible de sauver le malade, tu le sauverais. » Nous avons là deux noms : Bosnien (Bosnie) et Herzegowina(Herzégovine) et un mot : H err (Seigneur), qui se laissent intercaler tous les trois dans une chaîne d'associations entre Signorelli – Botticelli et Boltraffio.
c) J'admets que si la suite d'idées se rapportant aux mœurs des Turcs de la Bosnie, etc., a pu troubler une idée venant immédiatement après, ce fut parce que je lui ai retiré mon attention, avant même qu'elle fût achevée. Je rappelle notamment que j'avais eu l'intention de raconter une autre anecdote qui reposait dans ma mémoire à côté de la première. Ces Turcs attachent une valeur exceptionnelle aux plaisirs sexuels et, lorsqu'ils sont atteints de troubles sexuels, ils sont pris d'un désespoir qui contraste singulièrement avec leur résignation devant la mort. Un des malades de mon confrère lui dit un jour : « Tu sais bien, Herr (Seigneur), que lorsque cela ne va plus, la vie n'a plus aucune valeur. » Je me suis toutefois abstenu de communiquer ce trait caractéristique, préférant ne pas aborder ce sujet scabreux dans une conversation avec un étranger. Je fis même davantage : j'ai distrait mon attention de la suite des idées qui auraient pu se rattacher dans mon esprit au sujet : « Mort et Sexualité. » J'étais alors sous l'impression d'un événement dont j'avais reçu la nouvelle quelques semaines auparavant durant un bref séjour à Trafoï : un malade, qui m'avait donné beaucoup de mal, s'était suicidé, parce qu'il souffrait d'un trouble sexuel incurable. Je sais parfaitement bien que ce triste événement et tous les détails qui s'y rattachent n'existaient pas chez moi à l'état de souvenir conscient pendant mon voyage en Herzégovine. Mais l'affinité entre Trafoï et Boltraffio m'oblige à admettre que, malgré la distraction intentionnelle de mon attention, je subissais l'influence de cette réminiscence.
d) Il ne m'est plus possible de voir dans l'oubli du nom Signorelli un événement accidentel. Je suis obligé de voir dans cet événement l'effet de mobiles psychiques. C'est pour des raisons d'ordre psychique que j'ai interrompu ma communication (sur les mœurs des Turcs, etc.), et c'est pour des raisons de même nature que j'ai empêché de pénétrer dans ma conscience les idées qui s'y rattachaient et qui auraient conduit mon récit jusqu'à la nouvelle que j'avais reçue à Trafoï. Je voulais donc oublier quelque chose ; j'ai refoulé quelque chose. Je voulais, il est vrai, oublier autre chose que le nom du maître d'Orvieto ; mais il s'est établi, entre cet « autre chose » et le nom, un lien d'association, de sorte que mon acte de volonté a manqué son but et que j'ai, malgré moi, oublié le nom, alors que je voulais intentionnellement oublier l' « autre chose ». Le désir de ne pas se souvenir portait sur un contenu ; l'impossibilité de se souvenir s'est manifestée par rapport à un autre. Le cas serait évidemment beaucoup plus simple, si le désir de ne pas se souvenir et la déficience de mémoire se rapportaient au même contenu. – Les noms de substitution, à leur tour, ne me paraissent plus aussi injustifiés qu'avant l'explication ; ils m'avertissent (à la suite d'une sorte de compromis) aussi bien de ce que j'ai oublié que de ce dont je voulais me souvenir, et ils me montrent que mon intention d'oublier quelque chose n'a ni totalement réussi, ni totalement échoué.
e) Le genre d’association qui s'est établi entre le nom cherché et le sujet refoulé (relatif à la mort et à la sexualité et dans lequel figurent les noms Bosnie, Herzégovine, Trafoï) est tout à fait curieux. Le schéma ci-joint, emprunté à l'article de 1898, cherche à donner une représentation concrète de cette association.
Le nom de Signorelli a été divisé en deux parties. Les deux dernières syllabes se retrouvent telles quelles dans l'un des noms de substitution (elli), les deux premières ont, par suite de la traduction de Signor en Herr (Seigneur), contracté des rapports nombreux et variés avec les noms contenus dans le sujet refoulé, ce qui les a rendues inutilisables pour la reproduction. La substitution du nom de Signorelli s'est effectuée comme à la faveur d'un déplacement le long de la combinaison des noms « Herzégovine-Bosnie », sans aucun égard pour le sens et la délimitation acoustique des syllabes. Les noms semblent donc avoir été traités dans ce processus comme le sont les mots d'une proposition qu'on veut transformer en rébus. Aucun avertissement n'est parvenu à la conscience de tout ce processus, à la suite duquel le nom Signorelli a été ainsi remplacé par d'autres noms. Et, à première vue, on n'entrevoit pas, entre le sujet de conversation dans lequel figurait le nom Signorelli et le sujet refoulé qui l'avait précédé immédiatement, de rapport autre que celui déterminé par la similitude de syllabes (ou plutôt de suites de lettres) dans l'un et dans l'autre.
Il n'est peut-être pas inutile de noter qu'il n'existe aucune contradiction entre l'explication que nous proposons et la thèse des psychologues qui voient, dans certaines relations et dispositions, les conditions de la reproduction et de l'oubli. Nous nous bornons à affirmer que les facteurs depuis longtemps reconnus comme jouant le rôle de causes déterminantes dans l'oubli d'un nom se compliquent, dans certains cas, d'un motifsupplémentaire, et nous donnons en même temps l'explication du mécanisme de la fausse réminiscence. Ces facteurs ont dû nécessairement intervenir dans notre cas, pour permettre à l'élément refoulé de s'emparer par voie d'association du nom cherché et de l'entraîner avec lui dans le refoulement. À propos d'un autre nom, présentant des conditions de reproduction plus favorables, ce fait ne se serait peut-être pas produit. Il est toutefois vraisemblable qu'un élément refoulé s'efforce toujours et dans tous les cas de se manifester au-dehors d'une manière ou d'une autre, mais ne réussit à le faire qu'en présence de conditions particulières et appropriées. Dans certains cas, le refoulement s'effectue sans trouble fonctionnel ou, ainsi que nous pouvons le dire avec raison, sans symptômes.
En résumé, les conditions nécessaires pour que se produise l'oubli d'un nom avec fausse réminiscence sont les suivantes : 1º une certaine tendance à oublier ce nom ; 2º un processus de refoulement ayant eu lieu peu de temps auparavant ; 3º la possibilité d'établir une association extérieure entre le nom en question et l'élément qui vient d'être refoulé. Il n'y a probablement pas lieu d'exagérer la valeur de cette dernière condition, car étant donnée la facilité avec laquelle s'effectuent les associations, elle se trouvera remplie dans la plupart des cas. Une autre question, et plus importante, est celle de savoir si une association extérieure de ce genre constitue réellement une condition suffisante pour que l'élément refoulé empêche la reproduction du nom cherché et si un lien plus intime entre les deux sujets n'est pas nécessaire à cet effet. À première vue, on est tenté de nier cette dernière nécessité et de considérer comme suffisante la rencontre purement passagère de deux éléments totalement disparates. Mais, à un examen plus approfondi, on constate, dans des cas de plus en plus nombreux, que les deux éléments (l'élément refoulé et le nouveau), rattachés par une association extérieure, présentent également des rapports intimes, c'est-à-dire qu'ils se rapprochent par leurs contenus, et tel était en effet le cas dans l'exemple Signorelli.
La valeur de la conclusion que nous a fournie l'analyse de l'exemple Signorelli varie, selon que ce cas peut être considéré comme typique ou ne constitue qu'un accident isolé. Or, je crois pouvoir affirmer que l'oubli de noms avec fausse réminiscence a lieu le plus souvent de la même manière que dans le cas que nous avons décrit. Presque toutes les fois où j'ai pu observer ce phénomène sur moi-même, j'ai été à même de l'expliquer comme dans le cas Signorelli, c'est-à-dire comme ayant été déterminé par le refoulement. Je puis d'ailleurs citer un autre argument à l'appui de ma manière de voir concernant le caractère typique du cas Signorelli. Je crois notamment que rien n'autorise à établir une ligne de séparation entre les cas d'oublis de noms avec fausse réminiscence et ceux où des noms de substitution incorrects ne se présentent pas. Dans certains cas, ces noms de substitution se présentent spontanément ; dans d'autres, on peut les faire surgir, grâce à un effort d'attention et, une fois surgis, ils présentent, avec l'élément refoulé et le nom cherché, les mêmes rapports que s'ils avaient surgi spontanément. Pour que le nom de substitution devienne conscient, il faut d'abord un effort d'attention et, ensuite, la présence d'une condition, en rapport avec les matériaux psychiques. Cette dernière condition doit, à mon avis, être cherchée dans la plus ou moins grande facilité avec laquelle s'établit la nécessaire association extérieure entre les deux éléments. C'est ainsi que bon nombre de cas d'oublis de noms sans fausse réminiscence se rattachent aux cas avec formation de noms de substitution, c'est-à-dire aux cas justiciables du mécanisme que nous a révélé l'exemple Signorelli. Mais je n'irai certainement pas jusqu'à affirmer que tous les cas d'oublis de noms peuvent être rangés dans cette catégorie. Il y a certainement des oublis de noms où les choses se passent d'une façon beaucoup plus simple. Aussi ne risquons-nous pas de dépasser les bornes de la prudence, en résumant la situation de la façon suivante : à côté du simple oubli d'un nom propre, il existe des cas où l'oubli est déterminé par le refoulement.
Le vocabulaire usuel de notre langue maternelle semble, dans les limites du fonctionnement normal de nos facultés, préservé contre l'oubli. Il en est, on le sait, autrement des mots appartenant à des langues étrangères. Dans ce dernier cas, la disposition à l'oubli existe pour toutes les parties du discours, et nous avons un premier degré de perturbation fonctionnelle dans l'irrégularité avec laquelle nous manions une langue étrangère, selon notre état général et notre degré de fatigue. Dans certains cas, l'oubli de mots étrangers obéit au mécanisme que nous avons décrit à propos du cas Signorelli.Je citerai, à l'appui de cette affirmation, une seule analyse, mais pleine de détails précieux, relative à l'oubli d'un mot non substantif, faisant partie d'une citation latine. Qu'on me permette de relater ce petit accident en détail et d'une façon concrète.
L'été dernier, j'ai renouvelé, toujours au cours d'un voyage de vacances, la connaissance d'un jeune homme de formation universitaire et qui (je ne tardai pas à m'en apercevoir) était au courant de quelques-unes de mes publications psychologiques. Notre conversation, je ne sais trop comment, tomba sur la situation sociale à laquelle nous appartenions tous deux et lui, l'ambitieux, se répandit en plaintes sur l'état d'infériorité auquel était condamnée sa génération, privée de la possibilité de développer ses talents et de satisfaire ses besoins. Il termina sa diatribe passionnée par le célèbre vers de Virgile, dans lequel la malheureuse Didon s'en remet à la postérité du soin de la venger de l'outrage que lui a infligé Énée : Exoriare…, voulait-il dire, mais ne pouvant pas reconstituer la citation, il chercha à dissimuler une lacune évidente de sa mémoire, en intervertissant l'ordre des mots : Exoriar(e) ex nostris ossibus ultor ! Il me dit enfin, contrarié :
– Je vous en prie, ne prenez pas cette expression moqueuse, comme si vous trouviez plaisir à mon embarras. Venez-moi plutôt en aide. Il manque quelque chose à ce vers. Voulez-vous m'aider à le reconstituer ?
– Très volontiers, répondis-je, et je citai le vers complet :
Exoriar(e) aliquis nostris ex ossibus ultor !
– Que c'est stupide d'avoir oublié un mot pareil ! D'ailleurs, à vous entendre, on n'oublie rien sans raison. Aussi serais-je très curieux de savoir comment j'en suis venu à oublier ce pronom indéfini aliquis.
J'acceptai avec empressement ce défi, dans l'espoir d'enrichir ma collection d'un nouvel exemple. Je dis donc :
– Nous allons le voir. Je vous prie seulement de me faire part loyalement et sans critique de tout ce qui vous passera par la tête, lorsque vous dirigerez votre attention, sans aucune intention définie, sur le mot oublié [1].
– Fort bien ! Voilà que me vient l'idée ridicule de décomposer le mot en a et liquis. – Qu'est-ce que cela signifie ? – Je n'en sais rien. – Quelles sont les autres idées qui vous viennent à ce propos ? – Reliques. Liquidation. Liquide. fluide. Cela vous dit-il quelque chose ? – Non, rien du tout. Mais continuez.
– Je pense, dit-il avec un sourire sarcastique, à Simon de Trente , dont j'ai, il y a deux ans, vu les reliques dans une église de Trente. Je pense aux accusations de meurtres rituels qui, en ce moment précisément, s'élèvent de nouveau contre les Juifs, et je pense aussi à l'ouvrage de Kleinpaul qui voit dans ces prétendues victimes des Juifs des incarnations, autant dire de nouvelles éditions, du Sauveur. – Cette dernière idée n'est pas tout à fait sans rapport avec le sujet dont nous nous entretenions, avant que vous ait échappé le mot latin. – C'est exact. Je pense ensuite à un article que j'ai lu récemment dans un journal italien. Je crois qu'il avait pour titre : « L'opinion de saint Augustin sur les femmes. » Quelles conclusions tirez-vous de tout cela ? – J'attends. – Et maintenant me vient une idée qui, elle, est certainement sans rapport avec notre sujet. – Je vous en prie, abstenez-vous de toute critique. – Vous me l'avez déjà dit. Je me souviens d'un superbe vieillard que j'ai rencontré la semaine dernière au cours de mon voyage. Un vrai original. Il ressemble à un grand oiseau de proie. Et, si vous voulez le savoir, il s'appelle Benoît. – Voilà du moins toute une série de saints et de pères de l'Église : saint Simon, saint Augustin, saint Benoît. Un autre père de l'Église s'appelait, je crois, Origène (Origines). Trois de ces noms sont d'ailleurs des prénoms comme Paul dans Kleinpaul. – Et maintenant je pense à saint Janvier et au miracle de son sang. Mais tout cela se suit mécaniquement. – Laissez ces observations. Saint Janvier et saint Augustin font penser tous deux au calendrier. Voulez-vous bien me rappeler le miracle du sang ? – Très volontiers, Dans une église de Naples, on conserve dans une fiole le sang de saint Janvier qui, grâce à un miracle, se liquéfie de nouveau tous les ans, un certain jour de fête. Le peuple tient beaucoup à ce miracle et se montre très mécontent lorsqu'il est retardé, comme ce fut une fois le cas, lors de l'occupation française. Le général commandant – n'était-ce pas Garibaldi ? – pritalors le curé à part et, lui montrant d'un geste significatif les soldats rangés dehors, lui dit qu'il espérait que le miracle ne tarderait pas à s'accomplir. Et il s'accomplit en effet. – Et ensuite ? Continuez donc. Pourquoi hésitez-vous ? – Je pense maintenant à quelque chose… Mais c'est une chose trop intime pour que je vous en fasse part… Je ne vois d'ailleurs aucun rapport entre cette chose et ce qui nous intéresse et, par conséquent, aucune nécessité de vous la raconter… – Pour ce qui est du rapport, ne vous en préoccupez pas. Je ne puis certes pas vous forcer à me raconter ce qui vous est désagréable ; mais alors ne me demandez pas de vous expliquer comment vous en êtes venu à oublier ce mot aliquis. – Réellement ? Croyez-vous ? Et bien, j'ai pensé tout à coup à une dame dont je pourrais facilement recevoir une nouvelle aussi désagréable pour elle que pour moi. – La nouvelle que ses règles sont arrêtées ? – Comment avez-vous pu le deviner ? – Sans aucune difficulté. Vous m'y avez suffisamment préparé. Rappelez-vous tous les saints du calendrier dont vous m'avez parlé, le récit sur la liquéfaction du sang s'opérant un jour déterminé, sur l'émotion qui s'empare des assistants lorsque cette liquéfaction n'a pas lieu, sur la menace à peine déguisée que si le miracle ne s'accomplit pas, il arrivera ceci et cela… Vous vous êtes servi du miracle de saint Janvier d'une façon remarquablement allégorique, comme d'une représentation imagée de ce qui vous intéresse concernant les règles de la dame en question. – Et je l'ai fait sans le savoir. Croyez-vous vraiment que si j'ai été incapable de reproduire le mot aliquis,ce fut à cause de cette attente anxieuse ? – Cela me paraît hors de doute. Rappelez-vous seulement votre décomposition du mot en a et liquis et les associations : reliques, liquidation, liquide. Dois-je encore faire rentrer dans le même ensemble le saint Simon, sacrifié alors qu'il était encore enfant et auquel vous avez pensé, après avoir parlé de reliques ? – Abstenez-vous en plutôt. J'espère que si j'ai réellement eu ces idées, vous ne les prenez pas au sérieux. Je vous avouerai en revanche que la dame dont il s'agit est une Italienne, en compagnie de laquelle j'ai d'ailleurs visité Naples. Mais ne s'agirait-il pas dans tout cela de coïncidences fortuites ? – À vous de juger si toutes ces coïncidences se laissent expliquer par le seul hasard. Mais je tiens à vous dire que toutes les fois où vous voudrez analyser des cas de ce genre, vous serez infailliblement conduits à des « hasards » aussi singuliers et remarquables.
J'ai plus d'une raison d'attacher une grande valeur à cette petite analyse dont je suis redevable à l'obligeant concours de mon compagnon de voyage d'alors. En premier lieu, il m'a été possible, dans ce cas, de puiser à une source qui m'est généralement refusée. Je suis, en effet, obligé le plus souvent d'emprunter à mon auto-observation les exemples de troubles fonctionnels d'ordre psychique, survenant dans la vie quotidienne et que je cherche à réunir ici. Quant aux matériaux beaucoup plus abondants que m'offrent mes malades névrosés, je cherche à les éviter, afin de ne pas voir m'opposer l'objection que les phénomènes que je décris constituent précisément des effets et des manifestations de la névrose. Aussi suis-je heureux toutes les fois que je me trouve en présence d'une personne d'une santé psychique parfaite et qui veut bien se soumettre à une analyse de ce genre. Sous un autre rapport encore, cette analyse me paraît importante, puisqu'elle porte sur un cas d'oubli de mot sanssouvenir de substitution, ce qui confirme la proposition que j'ai formulée plus haut, à savoir que l'absence ou la présence de souvenirs de substitution incorrects ne crée pas de différence essentielle entre les diverses catégories de cas [2].
Le principal intérêt de l'exemple aliquis réside dans une autre des différences qui le séparent du cas Signorelli. Dans ce dernier, en effet, la reproduction du nom est troublée par la réaction d'une suite d'idées commencée et interrompue quelque temps auparavant, mais dont le contenu ne présentait aucun rapport apparent avec le sujet de conversation suivant, dans lequel figurait le nom Signorelli. Entre le sujet refoulé et celui où figurait le nom oublié, il y avait tout simplement le rapport de contiguïté dans le temps ; mais ce rapport a suffi à rattacher les deux sujets l'un à l'autre par une association extérieure [3]. Dans l'exemple aliquis, au contraire, il n'y a pas trace d'un sujet indépendant et refoulé qui, ayant peu auparavant occupé la pensée consciente, aurait réagi ensuite comme élément perturbateur. Dans ce cas, le trouble de la production vient du sujet lui-même, à la suite d'une contradiction inconsciente qui s'élève contre l'idée-désir exprimée dans le vers cité. Voici quelle serait la genèse de l'oubli du mot aliquis : mon interlocuteur se plaint de ce que la génération actuelle de son peuple ne jouisse pas de tous les droits auxquels elle peut prétendre, et il prédit, comme Didon, qu'une nouvelle génération viendra qui vengera les opprimés d'aujourd'hui. Ce disant, il s'adressait mentalement à la postérité, mais dans le même instant une idée, en contradiction avec son désir, se présenta à son esprit : « Est-il bien vrai que tu désires si vivement avoir une postérité à toi ? Ce n'est pas vrai. Quel serait ton embarras, si tu recevais d'un instant à l'autre, d'une personne que tu connais, la nouvelle t'annonçant l'espoir d'une postérité ! Non, tu ne veux pas de postérité, quelque grande que soit ta soif de vengeance. » Cette contradiction se manifeste, exactement comme dans l'exemple Signorelli, par une association extérieure entre un des éléments de représentation de mon interlocuteur et un des éléments du désir contrarié ; mais cette fois l'association s'effectue d'une façon extrêmement violente et suivant des voies qui paraissent artificielles. Une autre analogie essentielle avec le cas Signorelli consiste dans le fait que la contradiction vient de sources refoulées et est provoquée par des idées qui ne pourraient que détourner l'attention.
Voilà ce que nous avions à dire concernant les différences et les ressemblances internes entre les deux exemples d'oubli de noms. Nous venons de constater l'existence d'un deuxième mécanisme de l'oubli, consistant dans la perturbation d'une idée par une contradiction intérieure venant d'une source refoulée. Ce mécanisme, qui nous apparaît comme le plus facile à comprendre, nous aurons encore plus d'une fois l'occasion de le retrouver au cours de nos recherches.
L'expérience que nous venons d'acquérir quant au mécanisme de l'oubli d'un mot faisant partie d'une phrase en langue étrangère nous autorise à nous demander si l'oubli de phrases en langue maternelle admet la même explication. On ne manifeste généralement aucun étonnement devant l'impossibilité où l'on se trouve de reproduire fidèlement et sans lacunes une formule ou une poésie qu'on a, quelque temps auparavant, apprise par cœur. Mais comme l'oubli ne porte pas uniformément sur tout l'ensemble de ce qu'on a appris, mais seulement sur certains de ses éléments, il n'est peut-être pas sans intérêt de soumettre à un examen analytique quelques exemples de ces reproductions devenues incorrectes.
Un de mes jeunes collègues qui, au cours d'un entretien que j'eus avec lui, exprima l'avis que l'oubli de poésies en langue maternelle pouvait bien avoir les mêmes causes que l'oubli de mots faisant partie d'une phrase étrangère, voulut bien s'offrir comme sujet d'expérience, afin de contribuer à l'élucidation de cette question. Comme je lui demandais sur quelle poésie allait porter notre expérience, il me cita La fiancée de Corinthe, de Goethe, poème qu'il aimait beaucoup et dont il croyait savoir par cœur certaines strophes du moins. Mais voici qu'il éprouve, dès le premier vers, une incertitude frappante : « Faut-il dire : se rendant de Corinthe à Athènes, ou : se rendant d'Athènes à Corinthe ?» J'éprouvai moi-même un moment d'hésitation, mais je finis par faire observer en riant que le titre du poème : « La fiancée de Corinthe » ne laisse aucun doute quant à la direction suivie par le jeune homme. La reproduction de la première strophe s'effectua assez bien ou, du moins, sans déformation choquante. Après le premier vers de la deuxième strophe, mon collègue sembla chercher un moment ; mais il se reprit aussitôt et récita ainsi :
Aber wird er auch wilikommen scheinen,
Jetzt, wo jeder Tag was Neues bringt ?
Denn er ist noch Heide mit den Seinen
Und sic sind Christen und – getauft.
(Mais sera-t-il le bienvenu – Maintenant que chaque jour apporte quelque chose de nouveau ? – Car lui et les siens sont encore païens, – tandis qu'eux sont chrétiens et baptisés.)
Depuis quelque temps déjà, je l'écoutais un peu étonné mais après qu'il eut prononcé le dernier vers, nous reconnûmes tous deux qu'une déformation s'était glissée dans cette strophe. N'ayant pas réussi à la corriger, nous allâmes chercher dans la bibliothèque le volume des poésies de Goethe, et grand fut notre étonnement de constater que le deuxième vers de cette strophe avait été remplacé par une phrase qui était, d'un bout à l'autre, de l'invention du collègue. Voici le texte correct de ce vers :
Aber wird er auch willkommen scheinen,
Wenn er teuer nicht die Gunst erkauft ?
(Mais sera-t-il le bienvenu – s'il n'achète pas cher cette faveur ?)
D'ailleurs, le mot erkauft (du deuxième vers authentique) rime avec getauft (du quatrième vers), et il m'a paru singulier que la constellation de ces mots : païen, chrétien et baptisés ne lui ait pas facilité la reproduction du texte.
– Pourriez-vous m'expliquer, demandai-je à mon collègue, comment vous en êtes venu à oublier si complètement ce vers d'une poésie qui, d'après ce que vous prétendez, vous est si familière ? et avez-vous une idée de la source d'où provient la phrase que vous avez substituée au vers oublié ?
Il était à même de donner l'explication que je lui demandais, mais il était évident qu'il ne le faisait pas très volontiers. – La phrase. maintenant que chaque jour apporte quelque chose de nouveau, ne m'est pas inconnue ; je crois l'avoir employée récemment en parlant de ma clientèle dont l'extension, vous le savez, est pour moi actuellement une source de grande satisfaction. Mais pourquoi ai-je mis cette phrase dans la strophe que je viens de réciter ? Il doit certainement y avoir une raison à cela. Il est évident que la phrase : s'il n'achète pas cher cette faveur, ne m'était pas agréable. Cela se rattache à une demande en mariage qui a été repoussée une première fois, mais que je me propose de renouveler, étant donné que ma situation matérielle s'est améliorée. Je ne puis vous en dire davantage, mais il ne peut certainement pas m'être agréable de penser que, si ma demande est accueillie cette fois, ce sera par simple calcul, de même que c'est par calcul qu'elle a été repoussée ta première fois.
L'explication m'avait paru suffisante, et j'aurais pu, à la rigueur, m'abstenir de demander plus de détails. Je n'en insistai pas moins : Mais comment en êtes-vous venu, d'une façon générale, à introduire votre personne et vos affaires privées dans le texte de la Fiancée de Corinthe ? Y aurait-il dans votre cas une différence de religion, comme entre les fiancés du poème de Goethe ?
(Kommt ein Glaube neu,
wird oft Lieb'und Treu
wie ein böses Unkraut ausgerauft).
(Une nouvelle foi – arrache comme une mauvaise herbe – amour et fidélité).
Je n'ai pas deviné juste, mais j'ai pu constater à quel point une question bien orientée est capable d'éclairer un homme sur des choses dont il n'avait pas conscience auparavant. C'est ainsi que mon interlocuteur me regarda avec une expression de souffrance et de mécontentement, récita à mi-voix, comme pour lui-même, un autre passage du poème.
Sieh sie an genau [4] !
Morgen ist sie grau.
(Regarde-la bien – demain elle sera grise)
et ajouta : – Elle est un peu plus âgée que moi.
Ne voulant pas le peiner davantage, j'ai interrompu l'interrogatoire. J'étais suffisamment édifié. Mais ce qui était remarquable dans ce cas, c'est que dans mon effort pour remonter à la cause d'une lacune en apparence anodine de la mémoire, j'en sois venu à me trouver en présence de circonstances profondes, intimes, associées chez mon interlocuteur à des sentiments pénibles.
Voici maintenant un autre cas d'oubli d'une phrase faisant partie d'une poésie connue. Ce cas a été publié par M. C. G. Jung [5] et je le reproduis textuellement.
Un monsieur veut réciter la célèbre poésie (de Henri Heine) : « Un pin se dresse solitaire, etc. » À la phrase qui commence par : « il a sommeil», il s'arrête impuissant, ayant complètement oublié les mots : « d'une blanche couverture [6]. » Un pareil oubli dans un vers si connu m'a paru étonnant, et j'ai prié le sujet de reproduire librement tout ce qui lui passerait par la tête en rapport avec ces mots « d'une blanche couverture ». Il en résulta la série suivante – À propos de couverture blanche, on pense à un linceul – à une toile avec laquelle on recouvre un mort – (pause) – et maintenant je pense à un ami cher – son frère vient de mourir subitement – il paraît qu'il est mort d'une attaque d'apoplexie – il avait d'ailleurs, lui aussi, une forte corpulence – mon ami a la même constitution et j'ai déjà pensé qu'il pourrait bien mourir de la même façon – il se donne probablement peu de mouvement – lorsque j'ai appris la mort, je suis devenu subitement anxieux, j'ai peur de mourir d'un accident semblable, car nous avons tous dans notre famille une tendance à l'embonpoint, et mon grand-père est mort, lui aussi, d'une attaque ; je me trouve trop gros et j'ai commencé ces jours derniers une cure d'amaigrissement.
Le monsieur, ajoute M. Jung, s'est ainsi, sans s'en rendre compte, identifié avec le pin entouré d'un linceul blanc.
L'exemple suivant, dont je suis redevable à mon ami S. Ferenczi, de Budapest, se rapporte, non, comme les précédents, à des phrases empruntées à des poètes, mais au propre discours du sujet. Cet exemple nous met en présence d'un de ces cas, qui ne sont d'ailleurs pas très fréquents, où l'oubli se met au service de notre prudence, lorsque nous sommes sur le point de succomber à un désir impulsif. L'acte manqué acquiert alors la valeur d'une fonction utile. Une fois dégrisés, nous approuvons ce mouvement interne qui, pendant que nous étions sous l'empire du désir, ne pouvait se manifester que par un lapsus, un oubli, une impuissance psychique.
« Dans une réunion, quelqu'un prononce la phrase « tout comprendre, c'est tout pardonner. » Je remarque à ce propos que la première partie de la phrase suffit ; vouloir « pardonner », c'est émettre une présomption, le pardon étant affaire de Dieu et de ses serviteurs. Un des assistants trouve mon observation très juste ; je me sens encouragé et, voulant sans doute justifier la bonne opinion du critique indulgent, je déclare avoir eu récemment une idée encore plus intéressante. Je veux exposer cette idée, mais n'arrive pas à m'en souvenir. – Je me retire aussitôt et commence à écrire les associations libres qui me viennent à l'esprit. – Ce sont : d'abord le nom de l'ami qui a assisté à la naissance de l'idée en question et celui de la rue où elle est née ; puis me vient à l'esprit le nom d'un autre ami, Max, que nous avons l'habitude d'appeler Maxi. Ceci me suggère le mot maxime et, à ce propos, je me souviens qu'il s'agissait alors, comme cette fois, de la modification d'une maxime connue. Mais, chose singulière, ce souvenir fait surgir dans mon esprit, non une maxime, mais ce qui suit : « Dieu a créé l'homme à son image » et la variante de cette phrase. «L'homme a créé Dieu à son image à lui. » À la suite de quoi, je retrouve aussitôt dans mes souvenirs ce que je cherchais :
« Mon ami me dit alors dans la rue Andrassy : « rien de ce qui est humain ne m'est étranger », à quoi je lui répondis, faisant allusion aux expériences psychanalytiques : « Tu devrais aller plus loin et avouer que rien de bestial ne t'est étranger. »
« Après avoir enfin retrouvé mon souvenir, je m'aperçus qu'il ne m'était guère possible d'en faire part à la société dans laquelle je me trouvais. La jeune femme de l'ami auquel j'ai rappelé la nature animale de notre inconscient se trouvait parmi les assistants, et je savais fort bien qu'elle n'était nullement préparée à entendre des choses aussi peu réjouissantes. L'oubli m'a épargné toute une série de questions désagréables de sa part et une discussion interminable. Telle fut sans doute la raison de mon « amnésie temporaire ».
« Fait intéressant : l'idée de substitution s'est exprimée dans une proposition dans laquelle Dieu se trouvait descendu au niveau d'une invention humaine, tandis que la proposition que je cherchais insistait sur le rôle animal de l'homme. Donc, capitis diminutio dans les deux cas. Le tout n'est évidemment que la suite de l'enchaînement d'idées sur « comprendre et pardonner », provoqué par la conversation ».
« À remarquer que si j'ai réussi à trouver rapidement la phrase cherchée, ce fut sans doute grâce à l'idée que j'ai eue de me retirer de la société qui infligeait à cette phrase une sorte de censure, pour m'isoler dans une pièce vide. »
J'ai, depuis, analysé de nombreux autres cas d'oubli ou de reproduction défectueuse de suites de mots et j'ai eu l'occasion de constater que le mécanisme de l'oubli, tel que nous l'avons dégagé dans les exemples aliquiset La fiancée de Corinthe, s'applique à la quasi généralité des cas. Il n'est pas toujours commode de communiquer ces analyses, car on est obligé le plus souvent, comme dans les précédentes, de toucher à des choses intimes et quelquefois pénibles pour le sujet de l'expérience ; aussi m'abstiendrai-je de multiplier les exemples. Ce qui reste commun à tous les cas, en dépit des différences qui existent entre leurs contenus, c'est que les mots oubliés ou défigurés se trouvent mis en rapport, en vertu d'une association quelconque, avec une idée inconsciente, dont l'action visible se manifeste précisément par l'oubli.
Je reviens donc à l'oubli de noms dont nous n'avons encore épuisé ni la casuistique ni les mobiles. Comme je puis de temps à autre observer sur moi-même cette sorte d'acte manqué, les exemples qui s'y rapportent ne me manquent pas. Les légers accès de migraine dont je souffre encore aujourd'hui s'annoncent quelques heures auparavant par l'oubli de noms, et au plus fort de l'accès, alors que je reste parfaitement capable de continuer mon travail, je perds souvent le souvenir de tous les noms propres. Or, on pourrait précisément alléguer des cas comme le mien, pour opposer une objection de principe à tous nos efforts analytiques. Ne résulterait-il pas d'observations de ce genre que la cause de la tendance à l'oubli, et plus particulièrement à l'oubli de noms propres, réside dans des troubles de la circulation et dans des troubles fonctionnels généraux du cerveau et qu'on ferait bien de renoncer aux essais d'explication psychologique des phénomènes mécanisme d'un processus, uniforme dans tous les cas, avec les circonstances, variables et pas toujours nécessaires, susceptibles de le favoriser. Mais, au lieu de m'engager dans une discussion, je vais essayer de réfuter l'objection à l'aide d'une comparaison.
Supposons qu'ayant poussé l'imprudence jusqu'à m'aventurer, à une heure avancée de la nuit, dans un quartier désert de la ville, j'aie été assailli par des malfaiteurs et dépouillé de ma montre et de ma bourse. Je me rends alors au poste de police le plus proche et fais une déclaration ainsi conçue : pendant que je me trouvais dans telle ou telle rue, la solitude et l'obscurité m'ont dépouillé de ma montre et de ma bourse. Tout en ne disant ainsi rien qui ne fût exact, je ne m'en exposerais pas moins à être pris pour un homme qui n'est pas tout à fait sain d'esprit. Pour décrire correctement la situation, je dois dire que, favorisés par la solitude du lieu et protégés par l'obscurité, des malfaiteurs inconnus m'ont dépouillé de mes objets précieux. Or, la situation, telle qu'elle se présente dans l'oubli, est exactement la même : favorisée par mon état de fatigue, par des troubles de la circulation et par l'intoxication, une force inconnue m'ôte la faculté de disposer des noms propres déposés dans ma mémoire, et c'est la même force qui, dans d'autres cas, peut produire les mêmes troubles de la mémoire, en dépit d'un état de santé parfait et d'un fonctionnement normal.
Lorsque j'analyse les cas d'oubli de noms que j'ai observés sur moi-même, je constate presque régulièrement que le nom oublié se rapporte à un sujet qui touche ma personne de près et est capable de provoquer en moi des sentiments violents, souvent pénibles. Me conformant à l'usage commode et vraiment recommandable introduit par l'école suisse (Bleuler, Jung, Riklin), je puis exprimer ce que je viens de dire sous la forme suivante : le nom oublié frôle chez moi un « complexe personnel ». Le rapport qui s'établit entre le nom et ma personne est un rapport inattendu, le plus souvent déterminé par une association superficielle (double sens du mot, même consonance) ; on peut le qualifier, d'une façon générale, de rapport latéral. Pour bien faire comprendre sa nature, je citerai quelques exemples très simples :
a) Un de mes patients me prie de lui indiquer une station thermale sur la Riviera. Je connais une station de ce genre tout près de Gênes, je me rappelle même le nom du collègue allemand qui y exerce, mais je suis incapable de nommer la station que je crois pourtant bien connaître. Il ne me reste qu'à prier le patient d'attendre quelques instants et à aller me renseigner auprès d'une personne de ma famille. – Comment donc s'appelle cet endroit près de Gênes, où le Dr N. possède un petit établissement dans lequel toi et telle autre dame avez été si longtemps en traitement ? – « Et dire que c'est toi qui oublies son nom ! Il s'appelle Nervi. » C'est que Nervi sonne comme Nerven (nerfs), et les nerfs constituent l'objet de mes occupations et préoccupations constantes.
b) Un autre de mes patients parle d'une villégiature toute proche et affirme qu'il y existe, en plus des deux auberges connues, une troisième à laquelle se rattache pour lui un certain souvenir et dont il me dira le nom dans un instant. Je conteste l'existence de cette troisième auberge et invoque, à l'appui de mes dires, le fait que j'ai passé dans l'endroit en question sept étés consécutifs et que je le connais, par conséquent, mieux que mon interlocuteur. Excité par la contradiction, celui-ci finit par se rappeler le nom. L'auberge s'appelle Der Hochwartner. Je suis obligé de céder et d'avouer que j'ai habité pendant sept étés consécutifs dans le voisinage immédiat de cette auberge dont je niais tout à l'heure l'existence. Mais pourquoi ai-je oublié la chose et le nom ? Je crois que c'est parce que ce nom ressemble beaucoup à celui d'un de mes confrères en spécialité habitant Vienne ; il se rapporte donc chez moi à un complexe « professionnel ».
c) Une autre fois, étant sur le point de prendre un billet à la gare de Reichenhall, je ne puis me souvenir du nom de la grande gare la plus proche, bien que je l'aie souvent traversée. Je suis obligé de me mettre très sérieusement à le chercher sur le plan. Cette gare s'appelle Rosenheim.Je vois aussitôt en vertu de quelle association son nom m'avait échappé. Une heure auparavant, j'ai fait une visite à ma sœur dans sa villégiature près de Reichenhall ; ma sœur s'appelle Rosa ; l'endroit qu'elle habitait était donc pour moi un Rosenheim (séjour de Rose). C'est ainsi que dans ce cas l'oubli a été déterminé par un «complexe familial ».
d) Je suis à même de prouver cette action vraiment dévastatrice du « complexe familial » sur toute une série d'exemples.
Un jour se présente à ma consultation un jeune homme. C'est le frère cadet d'une de mes patientes ; je l'ai déjà vu un nombre incalculable de fois et j'ai l'habitude de l'appeler par son prénom. Lorsque je voulus ensuite parler de sa visite, je fus absolument incapable, malgré tous les artifices auxquels j'eus recours, de me rappeler son prénom qui, je le savais fort bien, n'avait rien d'extraordinaire. Je sortis alors dans la rue et me mis à lire les enseignes ; la première fois que son nom me tomba sous les yeux, je le reconnus sans hésitation aucune. L'analyse m'a appris que j'avais établi, entre mon jeune visiteur et mon propre frère, une comparaison qui impliquait cette question refoulée : dans une circonstance analogue, mon frère se serait-il comporté de la même manière ou mieux ? L'association extérieure entre l'idée se rapportant à ma propre famille et celle se rapportant à une famille étrangère était favorisée par cette circonstance purement fortuite que les deux mères portaient le même prénom : Amalia. C'est plus tard seulement que j'ai compris les noms de substitution : Daniel et Franz, qui se sont présentés à mon esprit, sans me renseigner sur la situation. Ces deux noms, ainsi qu'Amalia, sont des noms de personnages des Brigands,de Schiller, auxquels se rattache une plaisanterie du boulevardier viennois Daniel Spitzer.
e) Une autre fois je me trouve dans l'impossibilité de me souvenir du nom d'un de mes patients qui faisait partie de mes relations de jeunesse. L'analyse me fait faire un long détour, avant de me révéler ce nom. Le malade avait manifesté la crainte de devenir aveugle ; ceci éveilla en moi le souvenir d'un jeune homme qui est devenu aveugle à la suite d'une blessure par arme à feu ; ce souvenir, à son tour, fit surgir l'image d'un autre jeune homme qui s'était suicidé en se tirant une balle de revolver et qui portait le même nom que le premier patient auquel il n'était d'ailleurs pas apparenté. Mais je n'ai retrouvé le nom qu'après m'être rendu compte que j'avais inconsciemment reporté sur une personne de ma propre famille l'attente angoissante du malheur qui avait frappé les deux jeunes gens dont je viens de parler.
C'est ainsi que ma pensée est traversée par un courant constant « de rapports personnels », dont je n'ai généralement aucune connaissance, mais qui se manifeste par l'oubli de noms. C'est comme si quelque chose me poussait à rapporter à ma propre personne tout ce que j'entends dire et raconter concernant des tiers, comme si tout renseignement relatif à des tiers éveillait mes complexes personnels. Il ne s'agit certainement pas là d'une particularité individuelle ; j'y vois plutôt une indication quant à la manière dont nous devons comprendre ce qui est « autre », c'est-à-dire ce qui n'est pas nous-mêmes. Et j'ai, en outre, des raisons de croire que chez les autres individus les choses se passent exactement comme chez moi.
Le plus bel exemple de ce genre est celui qui m'a été raconté par un M. Lederer. Il rencontra, au cours de son voyage de noces, un monsieur qu'il connaissait à peine et qu'il devait présenter à sa jeune femme. Mais ayant oublié le nom de ce monsieur, il se tira d'affaire une première fois par un murmure indistinct. Ayant ensuite rencontré le même monsieur une deuxième fois (et à Venise les rencontres entre voyageurs sont inévitables), il le prit à part et le pria de le tirer d'embarras, en lui disant son nom qu'il avait malheureusement oublié. La réponse de l'étranger montre qu'il était un profond psychologue : «Je comprends bien que vous n'ayez pas retenu mon nom. Je m'appelle comme vous : Lederer ! » On ne peut se défendre d'un sentiment quelque peu désagréable, lorsqu'on retrouve son propre nom porté par un étranger. J'ai récemment éprouvé très nettement un sentiment de ce genre, lorsque je vis se présenter à ma consultation un monsieur qui me dit s'appeler S. Freud. Je prends toutefois acte de l'assurance de l'un de mes critiques qui affirme qu'il se comporte dans les cas de ce genre d'une manière opposée à la mienne.
f) On retrouve l'effet du « rapport personnel » dans le cas suivant, communiqué par M. Jung [7].
« Un monsieur Y aimait sans retour une dame qui ne tarda pas à épouser un monsieur X. Or, bien que Y connaisse depuis longtemps X et se trouve même avec lui en relations d'affaires, il oublie constamment son nom, au point qu'il est souvent obligé, lorsqu'il veut écrire à X, de demander son nom à des tierces personnes. »
Dans ce cas, cependant, les motifs de l'oubli sont plus transparents que dans les précédents, régis par la loi du « rapport personnel ». Ici l'oubli apparaît comme une conséquence directe de l'antipathie que Y éprouve à l'égard de son heureux rival ; il ne veut rien savoir de lui : «qu'il ne soit pas question de lui [8]. »
g) Le motif de l'oubli d'un nom peut aussi être d'un caractère plus fin et résider dans une colère pour ainsi dire « sublimée » à l'égard de son porteur. C'est ainsi qu'une demoiselle J. de K., de Budapest, écrit :
« Je me suis composé une petite théorie. J'ai observé notamment que des hommes doués pour la peinture ne comprennent rien en musique, et inversement. Il y a quelque temps, je m'entretenais là-dessus avec quelqu'un à qui je dis : « Jusqu'à présent ma constatation s'est toujours vérifiée, à l'exception d'un seul cas. » Mais lorsque je voulus citer le nom de cette seule personne formant exception à ma règle, je fus hors d'état de me le rappeler, tout en sachant que le porteur de ce nom était un de mes amis les plus intimes. En entendant, quelques jours plus tard, prononcer par hasard ce nom, je le reconnus aussitôt comme étant celui du démolisseur de ma théorie. La colère que, sans m'en rendre compte, je nourrissais à son égard, s'était manifestée par l'oubli de son nom, qui m'était cependant si familier. »
h) Dans le cas suivant, communiqué par M. Ferenczi et dont l'analyse est surtout instructive par l'explication des substitutions (comme Botticelli-Boltraffio, à la place de Signorelli), le « rapport personnel » a provoqué l'oubli d'un nom par une voie quelque peu différente.
« Une dame, ayant un peu entendu parler de psychanalyse, ne peut se rappeler le nom du psychiatre Jung.
« À la place de ce nom se présentent les substitutions suivantes : KI. (un nom) – Wilde – Nietzsche – Hauptmann.
« À propos de KI. elle pense aussitôt à madame KI., qui est une personne affectée, parée, mais paraissant plus jeune qu'elle n'est en réalité. Elle ne vieillit pas. Comme notion supérieure, commune à Wilde et à Nietzsche, elle donne « maladie mentale ». Elle dit ensuite d'un ton railleur : vous autres Freudiens, vous cherchez les causes des maladies mentales, jusqu'à ce que vous deveniez vous-mêmes mentalement malades ». Et puis : « Je ne supporte pas Wilde et Nietzsche ;je ne les comprends pas. Je me suis laissé dire qu'ils étaient l'un et l'autre homosexuels. Wilde avait un faible pour les jeunes gens » (bien qu'elle ait prononcé dans cette dernière phrase, en hongrois il est vrai, le nom correct [9], elle est toujours incapable de s'en souvenir).
« À propos de Hauptmann, elle pense à Halbe [10], puis à Jeunesse [11], et alors seulement, après que j'aie orienté son attention vers le mot « Jeunesse », elle s'aperçoit que c'est le nom Jung qu'elle cherchait.
« D'ailleurs, cette dame ayant perdu son mari, lorsqu'elle avait 39 ans, et ayant renoncé à tout espoir de se remarier, avait de bonnes raisons de se soustraire à tout souvenir se rapportant à l'âge. Ce qui est remarquable dans ce cas, c'est l'association purement interne (association de contenu) entre les noms de substitution et le nom cherché et l'absence d'associations tonales. »
i) Voici au autre exemple d'oubli de nom, finement motivé et que l'intéressé lui-même a réussi à élucider.
« Comme j'avais choisi, à titre d'épreuve supplémentaire, la philosophie, mon examinateur m'interrogea sur la doctrine d'Épicure et me demanda les noms des philosophes qui, dans les siècles ultérieurs, se sont occupés de cette doctrine. J'ai donné le nom de Pierre Gassendi, dont j'avais précisément entendu parler au café, deux jours auparavant, comme d'un disciple d'Épicure. À la question étonnée de l'examinateur : « Comment le savez-vous ? », j'ai répondu sans hésiter que je m'intéressais depuis longtemps à ce philosophe. Cela m'a valu la mention magna cum laude (reçu avec éloges), mais malheureusement aussi, dans la suite, une tendance invincible à oublier le nom de Gassendi. Je crois que si je ne puis maintenant, malgré tous mes efforts, retenir ce nom, c'est à ma mauvaise conscience que je le dois. Il aurait mieux valu pour moi ne pas le connaître lors de l'examen. »
Or, pour comprendre l'intensité de l'aversion que notre sujet éprouvait à se souvenir de cette période de ses examens, il faut savoir qu'il attachait une très grande valeur à son titre de docteur, de sorte que le souvenir en question n'était fait que pour diminuer à ses yeux cette valeur.
j) J'ajoute encore ici un exemple d'oubli du nom d'une ville, exemple moins simple que les précédents, mais que tous ceux qui sont familiarisés avec ce genre de recherches trouveront tout à fait vraisemblable et instructif. Le nom d'une ville italienne échappe au souvenir à cause de sa grande ressemblance phonétique avec un prénom féminin, auquel se rattachent de nombreux souvenirs affectifs dont la communication ne donne d'ailleurs pas une énumération complète. M. S. Ferenczi, de Budapest, qui a observé ce cas sur lui-même, l'a traité, et avec raison, comme on analyse un rêve ou une idée névrotique.