Pueblo - Evelyne Heuffel - E-Book

Pueblo E-Book

Evelyne Heuffel

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Beschreibung

Un roman d'aventures rythmé au cœur du Mexique

1993. Une lettre de Nacha m’invite à la rejoindre à Real de Catorce, un village mythique perdu dans le désert de San Luis Potosi. Ma réponse m’est retournée : adresse inconnue.

Nacha…
Elle gardait parfois ma petite fille, quand j’habitais à Mexico, il y a longtemps. Une femme fantasque dont la mère, racontait-elle, avait été recueillie par un lieutenant de Pancho Villa lors de la prise de Zacatecas, en 1914. Une Mexicaine qui vivait à travers les héros de ses romans préférés, et revivait sans cesse son film fétiche, L’Année dernière à Marienbad. Une fille du peuple qui disait avoir été poignardée dans le dos et porter un trait noir sur l’âme.
2004. Les histoires de Nacha me hantent : je pars la retrouver.

Laissez-vous emporter par ce voyage incroyable qui ne manquera pas de vous dépayser !

EXTRAIT  

Aguascalientes, Mexique. 1978

De l’or ! De l’or !
Elle s’était redressée sur sa couche, la vieille Tomasita, le bras levé vers la petite fenêtre, indiquant le rai de lumière qui traversait la pièce. Je n’y voyais que de la poussière qui, en une nuée ascendante, silencieuse et lente, tournoyait dans l’encadrement bleu : un muletier venait de passer sur le chemin, entraînant ses bêtes. Le bras tendu se lassa et le corps de la petite vieille s’affaissa dans les oreillers. Assise à côté du lit, j’observais son profil d’Indienne, son visage fripé aux fortes pommettes, son regard agrandi, hanté. Du bout des lèvres elle s’obstinait à scander : « De l’or, de l’or ! » Il me fallut plusieurs secondes pour saisir que, vus du ruban de pénombre où elle s’était repliée, les rayons de l’après-midi finissante enluminaient cette poussière d’un scintillement ambré.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE 

- "Dans une langue toute personnelle, Évelyne Heuffel accentue le trouble du lecteur qui, en plus d’être baladé dans les entrelacs fictionnels renvoyant d’une époque à l’autre, se voit doucement chahuté par un style incarné, chatoyant, grâce à son maillage de mots et d’expressions espagnols donnant corps, profondeur et authenticité au récit. Et l’on quitte le Pueblo fantasma avec, dans l’oreille, l’exclamation de Nacha : "Por mi madrecita, te lo juro !""  - Samia Hammami (Culture ULg)

- "Dans ce beau roman, Evelyne Heuffel nous atteint profondément. Par ses personnages, sa mise en scène, son écriture. L’héroïne est vivante dans le cœur du lecteur autant que dans celui de la narratrice. Le bousculement du temps se traduit dans une structure en va-et-vient, déboussolante au début, indispensable ensuite. Et puis l’héroïne racontait tellement d’histoires que la narratrice ne sait plus si ce qu’elle disait était ou non inventé. Confusion des temps, du réel et du rêve : est-ce autre chose que la littérature ?" - Jean-Claude Vantroyen, (Le Soir)

A PROPOS DE L'AUTEUR 

Née en 1947 à Bruxelles, Evelyne Heuffel est une écrivain, traductrice et illustratrice belge. Elle découvre le Brésil à l'âge de 18 ans. En 1981, elle part pour Recife et s'établit ensuite à Rio de Janeiro. Illustratrice, traductrice et romancière, elle publie ses premiers textes dès les années 1970. Dans ses récits, elle "met en scène des personnages dans un jeu de miroirs qui brouille les genres et fait exploser les frontières textuelles conventionnelles." (L. de Abreu)

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Dans ce beau roman, Evelyne Heuffel nous atteint profondément. Par ses personnages, sa mise en scène, son écriture. Nacha est vivante dans le cœur du lecteur autant que dans celui de la narratrice.

Le Soir

Heuffel a dû inspirer Laurent Gaudé.

UBU Pan

Dans Pueblo, le Mexique est définitivement féminin.

Le Carnet et les Instants

Du même auteur

J’ai connu Fernando Mosquito, Roman, Gallimard, 1995.

L’Absente du Copacabana Palace, Roman, Métailié, 1996.

Villa Belga, Roman, M.E.O., 2013.

Il n’y a pas d’année dernière,

et Marienbad ne se trouve plus sur aucune carte.

Alain Robbe-Grillet

À Oíara Bonilla

« Para que sepas… »

I

Aguascalientes, Mexique. 1978

De l’or ! De l’or !

Elle s’était redressée sur sa couche, la vieille Tomasita, le bras levé vers la petite fenêtre, indiquant le rai de lumière qui traversait la pièce. Je n’y voyais que de la poussière qui, en une nuée ascendante, silencieuse et lente, tournoyait dans l’encadrement bleu : un muletier venait de passer sur le chemin, entraînant ses bêtes. Le bras tendu se lassa et le corps de la petite vieille s’affaissa dans les oreillers. Assise à côté du lit, j’observais son profil d’Indienne, son visage fripé aux fortes pommettes, son regard agrandi, hanté. Du bout des lèvres elle s’obstinait à scander : « De l’or, de l’or ! » Il me fallut plusieurs secondes pour saisir que, vus du ruban de pénombre où elle s’était repliée, les rayons de l’après-midi finissante enluminaient cette poussière d’un scintillement ambré.

— L’or de Zacatecas.

Nacha se tenait dans l’embrasure de la porte :

— Elle ne peut en avoir aucun souvenir, elle était trop petite… Et c’est toujours de l’or qu’elle parle quand elle divague. C’est comme ça. Sa vie repasse par la fenêtre.

L’or de Zacatecas ?

Elle était de Zacatecas, Tomasita. Sans attaches pourtant. Elle avait été trouvée, enlevée toute petite aux siens, pensait-on.

Elle serait, me disait Nacha, née aux abords de la ville, dans l’enceinte d’une de ces grandes demeures, mi-hacienda, mi-palais, que s’apprêtaient à saccager les troupes de Pancho Villa.

Le propriétaire devait être l’un des exploitants des mines de la région, un de ces nobliaux imbus d’eux-mêmes qui avaient amassé d’incroyables fortunes et dont l’arrogance avait attiré les foudres révolutionnaires. Protégée par de hauts murs, la bâtisse à colonnades donnait sur une vaste cour où, entre les écuries et la maréchalerie, vaquaient de nombreux domestiques et sirvientes. Parmi lesquels les parents de Tomasita, préposés aux cuisines, supposait Nacha. Et sans doute, à chaque fois qu’un filon venait d’être découvert dans la concession, un contremaître faisait-il irruption sur un cheval lancé au galop, enrobé d’une nuée de poussière fauve en hurlant : « De l’or ! De l’or ! ».

Il ne restait à Tomasita que ce souvenir-là, ce cri, auquel se raccrocher. C’était ce que l’on pouvait imaginer. Pero… Quién sabe? objecta d’elle-même Nacha.

Après tout, ce cri pouvait aussi être la réminiscence des propos légendaires tenus par des soldats en guenilles, vantards et crasseux qui, rassemblés autour d’un brasero à l’heure de la soupe commune, évoquaient l’or de leurs butins. Et la petite, que l’on disait avoir été élevée parmi eux, avait dû les écouter brailler : « De l’or, de l’or ! ».

Tassée entre ses oreillers, enroulée dans un châle qu’elle gardait relevé jusqu’au menton, que revivait Tomasita ? Voyait-elle les troupes révolutionnaires, harassées, hagardes, avançant sur Zacatecas ?

Elles viennent du Nord. Dans leur sillage, elles ne laissent que ruines, cendres et charognes. Cartouchières en bandoulière, fusils Mauser en travers de la selle, grenades à la ceinture, sabre levé, des hommes déguenillés s’apprêtent à affronter l’armée de Victoriano Huerta, cantonnée à Zacatecas.

À cette nouvelle, la panique s’empare de la ville. Les grandes familles, les premières, se mobilisent, organisent leur fuite : elles embarquent le plus de monde possible, le plus de biens possible, dans les derniers trains en partance pour Aguascalientes, dans les diligences et, pour les plus fortunés, dans leurs automobiles particulières. Commerçants et bourgeois leur emboîtent le pas. Dans la précipitation générale, on entasse, on sauve ce qu’on peut sur des charrettes.

Les mansiones, les palais de pierre rouge orangé, les rues, se vident. Los criados et les gens de maison, tant bien que mal, suivent les colonnes de fuyards. Certains pourtant ne participent pas à cette débandade, ils ont reçu des ordres stricts : résister, empêcher le saccage, maintenir les portes cochères bloquées à l’aide de pieux et de barricades.

Ceux qui n’ont ni où ni comment déguerpir, les plus humbles, les va-nu-pieds, restent tapis dans les retranchements d’ombre du Zocalo ou de la cathédrale. Comme en sursis. Ils associent le nom de Francisco Villa à leur délivrance et n’attendent que l’heure de rallier sa bande de justiciers. Ils sont là, recroquevillés les uns sur les autres. À fixer le vide par l’échancrure de leur poncho.

Et l’on n’a jamais su si les parents de Tomasita figuraient parmi les domestiques restés fidèles au poste, parmi les parias soumis ou les rebelles. Ou encore étaient-ils des renégats, et l’enfant les aurait vus tomber sous les salves d’un peloton d’exécution…

Sur ces mots, Nacha avait pris place sur la couche où sa mère reposait, assoupie maintenant. Les mains croisées sur la poitrine. Des mains rendues rêches par le travail de lavandière, déformées sous l’effet de la vapeur, du savon, de l’eau. Et celui de la chaux des tortillas, aussi.

La poussière avait été longue à retomber, la lumière avait changé et, par la petite fenêtre, je ne voyais plus que les nopals et les herbes hautes du terrain vague, en face.

Nacha mettait dans ses descriptions toute la poésie imagée dont savent faire preuve les gens qui ont le verbe truculent. Elle transfigurait les paysages, n’omettait jamais de parler de la trajectoire exacte des nuages, de la montée du soleil, de l’envol de la lumière, de la chute du jour, du vent coupant et des touffes naines de végétation pointant dans la rocaille de l’Altiplano central. Elle me permettait de franchir furtivement le seuil de moments, d’espaces qui lui appartenaient en propre, lui avaient été répartis alors qu’ils n’étaient, de loin, pas les miens et m’auraient échappé, toujours, si elle ne les avait pas retenus et refaçonnés sous mes yeux.

Je vois l’infanterie de Pancho Villa, embusquée aux portes de Zacatecas, prête à déferler. Nous sommes le 23 juin 1914.

Un premier détachement, envoyé en reconnaissance, sillonne les chemins des abords de la ville. Mené par un lieutenant enragé qui ordonne de défoncer à coups de bélier les portes closes de la propriété. Elles craquent, cèdent. Et s’ouvrent sur une cour désertée au moment où, au-delà des murs, on perçoit le galop de la première charge des troupes. El teniente au sourire mauvais sous ses moustaches tombantes, talonne sa monture, pénètre victorieux dans l’enceinte. Il en fait le tour, tête haute, avant de tirer sur les rênes de sa bête qui se cabre. D’un geste grandiloquent, il ôte son sombrero, prêt à autoriser le pillage. Rassemblés sous la poterne aux sculptures travaillées, ses hommes frémissent d’impatience, les chevaux trépignent, battent le sol de leurs sabots.

C’est dans la minute de silence profond précédant la ruée que s’élèvent des sanglots étouffés qui semblent venir de la margelle.

Le teniente a retenu son mouvement, la main qui tient le sombrero est retombée : il écoute. Aux hommes avides de rapines qui forment son détachement, il fait signe d’attendre. Non, les pleurs viennent de l’intérieur, de ce qui doit être les cuisines, les dépendances, vu leur emplacement à la gauche du corps de logis. Sans se donner la peine de descendre de cheval, le teniente pénètre sous la colonnade de la galerie, disparaît dans la pénombre du fournil. Il lui faut un certain temps pour découvrir, cachée derrière le foyer encore fumant, une toute petite fille qui tourne vers lui un regard brouillé de larmes. Elle tremble. Une Indienne, aux longues tresses nouées dans le dos. L’enfant de domestiques ? Oubliée en pleine débâcle ? Abandonnée ?

Le teniente s’apitoie. Sait-il, au juste, pourquoi il s’est engagé dans cette révolution ? L’a-t-il fait sur un coup de tête ? Ou consciemment, pour servir une cause ? Laquelle ? Celle des campesinos démunis ? Est-ce au nom de cette cause qu’il se penche vers l’enfant ? Ou a-t-il subitement une pensée pour ses propres rejetons laissés à la garde d’une femme, d’une mère, d’une voisine, dans le Nord, du côté de Chihuahua ?

À l’autre bout du patio, sous le portique, certains des soldats rebelles agitent des torches allumées. Ils entrevoient la mise à sac, la mise à feu. L’idée de la fête, de la beuverie qui s’ensuivront les émoustille. Leurs chevaux hennissent. Des colonnes de fumée noire s’élèvent déjà au loin, voilent les tours de la ville. Le crépitement de salves de fusils couvre mal celui des édifices en flammes. Qu’attend donc leur lieutenant ?

Il remet son sombrero, se laisse glisser sur le flanc de sa bête, empoigne l’enfant, la soulève, l’installe en selle, devant lui.

C’était là l’une des histoires que Nacha ne se lassait jamais de reprendre. Elle y ajoutait des détails, différents à chacune de ses versions. Plus tard, le lieutenant allait devenir général et sa silhouette, légendaire. Il porterait un sombrero brodé de fil d’or, des éperons d’argent et sa vieille jument pelée se muerait en étalon fougueux, bai de surcroît. À la place de la mansión, un couvent de nonnes serait livré aux révolutionnaires.

Pour le moment, ce n’est encore qu’un teniente pouilleux mais au cœur tendre qui, tout en maintenant d’une main les rênes de son canasson et l’enfant, dégaine son sabre et, d’un geste nerveux, donne aux pillards l’ordre d’investir les lieux.

Dans toutes les églises de Zacatecas, les sacristains se pendent aux cordes des cloches et sonnent le tocsin.

II

Mexico, D.F. 1977. Colonia Condesa.

Coup de sonnette.

Ce doit être la personne que j’attends, celle qu’on m’a recommandée pour garder ma petite fille quelques heures, pendant mon absence.

À contre-jour, dans la lumière déclinante, je ne distingue pas tout de suite le visage de celle qui se tient dans l’encadrement de la porte. Je remarque le corsage blanc échancré jusqu’aux épaules, la jupe large, bariolée. Bien en chair, joviale, elle a la quarantaine portée avec hauteur, les yeux malicieux, le rire facile, les dents du bonheur, légèrement écartées.

Tout à fait rassurée, je lui ouvre grand ma porte, déjà résolue à lui abandonner ma petite fille.

Qui m’avait parlé d’elle, qui me l’avait l’indiquée ? Qui m’aurait dit : « J’ai la personne qu’il te faut pour ta gamine ! » ? Une amie de la Faculté ? Une voisine, la maman d’un enfant ou la jeune directrice de la crèche ? Je ne me souviens plus, vraiment plus, par quel biais Nacha est arrivée jusqu’à moi. Je sais pourquoi. La ville de Mexico était en ébullition, fin des années soixante-dix, balayée par de grands courants culturels, ceux de la reconnaissance d’une histoire indigène propre avec laquelle la nation renouait, ceux qu’apportaient les réfugiés des pays du continent où sévissaient les militaires, c’est-à-dire presque tous. Les manifestations politico-musicales s’échelonnaient au cours de l’été et je m’étais mis en tête d’assister à l’une d’elles avec un groupe d’amis. Oui mais, si tout le monde y allait, à qui confier ma fille ?

Entraînant la nouvelle arrivée dans l’appartement, je procède à un tour de reconnaissance. Ma petite fille qui trottine sur nos talons n’a pas deux ans, ou alors tout juste. J’invite Nacha à se servir de ce qu’elle trouvera dans le frigo, la petite, elle, a déjà dîné, il suffira de la mettre au lit un peu plus tard. Et je les quitte toutes les deux : je viens d’entendre se garer devant chez nous l’amie qui doit m’amener au concert.

À quel spectacle nous rendons-nous, au juste, ce soir-là ? Un de ceux qui se donnent au parc de Chapultepec, en plein air ? Ou dans le grand auditorium du campus universitaire ? Je n’en ai plus la moindre idée. Toujours est-il que nous en revenons bien tard.

Toutes les lumières sont éteintes dans l’appartement.

Pas de Nacha. Pas d’enfant.

J’entrevois le pire. Mon amie se veut rassurante, sans vraiment y parvenir. Que peut-il advenir d’un bébé à deux heures du matin, dans Mexico ? Bon Dieu ! Je me fais un mouron de tous les diables :

— L’hôpital !

— Mais non, mais non, insiste l’amie, calme-toi…

La lueur des phares d’une voiture manœuvrant devant l’immeuble dessine des ombres vacillantes dans la pièce. Un taxi s’arrête. Nacha en descend, la gamine sautille à ses côtés. Je me précipite.

— Ah, vous êtes déjà rentrées ? nous lance-t-elle, un peu déconcertée.

Elle capte mon regard réprobateur :

— Nous sommes sorties faire un petit tour…

En taxi, un petit tour ? Où donc ?

— Place Garibaldi.

J’ouvre des yeux éberlués.

— Place Garibaldi ? Quoi faire ?

— Écouter les mariachis !

Nacha a ressenti comme une petite faim, une folle envie de tacos. Dans mon frigo, il n’y a, selon elle, pas grand-chose. L’idée lui est venue d’aller manger un bout et comme il était tard, comme il n’y avait plus aucun commerce ouvert, elle est allée jusqu’au marché de la Merced. Elle en a profité pour faire apprécier la musique tonitruante des mariachis à ma fille.

— A la niña, no sabes como le encantó…!

La môme me dévisage, radieuse. Elle est enchantée, c’est sûr.

Je tremble à l’idée qu’elle aurait pu lâcher la main de Nacha et, curieuse comme le sont tous les petits, se laisser guider par la nouveauté, se perdre dans la foule du marché couvert, dans celle des noctambules traînant dans le centre malfamé.

Me voyant pâle, un peu sonnée, Nacha éclate de son rire à rebondissements et jure avoir gardé ma fille dans les bras tout au long de leur escapade. Sur quoi elle ouvre un grand sac noir genre cabas, nous en sort des fruits, des goyaves, des grenades et une douzaine de tacos tout frais :

— J’ai même pensé à vous deux. Et ta fille, elle aime ça, les tacos, crois-moi.

Ma fille fait oui-oui-oui de la tête, accrochée aux jupes de sa baby-sitter d’un soir.

Comment aurais-je pu deviner, alors, l’importance que tenaient les marchés dans sa vie ? Comment aurais-je pu savoir qu’elle n’avait jamais vraiment cessé de vendre des fruits, en rue ? Ni quitté sa blouse de travailleuse.

Ces premières impressions, marquantes, ne m’ont jamais quittée. Nacha était imprévisible. Remuante. Et fantasque.

C’est ainsi que je l’ai vue débarquer à la maison…

Et c’est ici que commence une histoire dont j’ai longtemps ignoré le dénouement. J’ai cru que tout se jouerait à Real de Catorce. Mais les histoires s’incrustent, se prolongent et hantent leurs dépositaires, sans fin.

Et tout se réduirait-il à une lettre restée sans réponse ?

III

Juillet 1993.

[Lettre postée le 28 juin 1993 à Mexico, D.F., le cachet des correos faisant foi. Décachetée à sa réception. Traduite, transcrite ici mot à mot, telle quelle.

L’enveloppe contient deux feuillets arrachés à un cahier à spirale et un billet séparé, une carte postale « Vue panoramique de Real de Catorce, S.L.P., Mexico », ainsi que deux tickets de bus, l’un de la compagnie de transports Estrella Blanca pour Mexico-Matehuala, l’autre de la compagnie Altiplano pour Matehuala-Real de Catorce].

Hola, comment allez-vous ? Toi et ta fille, quels sont vos plans pour l’avenir

Tu sais bien que où que je me trouve ici c’est chez toi et chez ta fille. Aguascalientes a beaucoup changé et la maison je la garde elle est vieille et laide mais près du centre tu peux y aller

Moi ici comme toujours à souffler en tirant la charrette comme un bœuf mais ce n’est déjà plus une charrette c’est un trailer.

Pourvu que t’arrive cette lettre je ne me souviens déjà plus du dernier domicile où te trouver donc si tu me réponds il est clair que tu l’as reçue

Ecoute bien si tu veux venir, Lázaro sait où sont les clés avec une Señora qui s’appelle Catalina. Et ce n’est qu’à toi que je les confie et tu ne les lui rends qu’à elle qui habite ici dans le même immeuble et le téléphone d’une autre amie, la señora Salinas. c’est le 577.67.65, si je ne suis pas là elle sait où me trouver mais c’est avec la première que sont les clés

Adresse à Aguascalientes

Calle 12 de abril # 720 Col El Llanito en direction de la glorieta Sancho Panza avertir la señora Juanita au 17.88.96

Son mari a acheté une maison à Real de Catorce d’ici de Mexico on prend un car à Matehuela San Luis Potosi il y a comme 7 à 8 heures de trajet le billet coûte 50 mille pesos il part à 8 ou à 10 heures du soir et on se réveille le matin et de là on prend un autre car qui te coûte 5 mille il y a environ une heure de voyage Garde les billets pour ne pas te tromper

À Real demander la señora Lupita qui habite devant le jardin à droite de la Tienda de la esquina en montant ou à l’Hotel Del Real ils la connaissent bien et elle te dira où je suis.

Je t’envoie les billets des compagnies de cars ils partent de la central Norte comme quand on va à Aguascalientes

Ici à Mexico on a changé mon téléphone : 6618583

Je ne t’écris pas beaucoup je suis plus vieille avec des problèmes

Sur un petit billet séparé :

Real de 14 est un pueblo chico on dit que c’est un pueblo fantôme on y a filmé Pedro Paramo c’est beau pendant les fêtes qui vont du premier au 4 octobre pour fêter le petit San Francisco pour arriver on passe par un tunnel intéressant on dit que c’est pour charger de l’énergie c’est bon marché et des étrangers y passent pour méditer. Quand penses-tu venir pour bavarder longuement

Saludos a las 2 y un abrazote

Nacha

La carte postale représente, de fait, un village à l’aspect abandonné, sur un fond de montagne nue, aride, blafarde. En avant-plan : un yucca tordu.

Encore aujourd’hui, je dois m’y reprendre à plusieurs fois pour déchiffrer cette écriture malhabile, brute, emportée, qui ne tient compte d’aucune ponctuation et qui pourtant respire. Nacha écrivait comme elle parlait, d’une traite. Elle s’exprimait comme elle vivait, sens dessus dessous.

Une fois la lettre lue et relue, je l’ai repliée, elle a rejoint l’enveloppe que j’ai refermée et glissée dans un agenda. Je me suis dit : « J’irai. »

J’irais découvrir le pueblo perdu où elle semblait avoir décidé de se retirer. Je suivrais ses consignes. Un jour…

Et parce que je lui ai répondu par une carte postale qui m’est revenue avec l’inscription « adresse inconnue », j’ai mis des années à me décider. Des années au cours desquelles, par flashes, les confidences de Nacha venaient insidieusement me troubler.

IV

Mexico, D.F. 1990. Aeropuerto.

L’avion fendait le smog violacé qui brouillait la découpe des sommets cernant la ville. C’est néanmoins sur une piste ensoleillée qu’il s’est posé.

En route pour le Guatemala, nous avions décidé de ne faire qu’une courte escale à Mexico, le temps de revoir des amis, des lieux.

On pourrait aller rendre visite à la dame qui te gardait quand tu étais petite, avais-je suggéré à ma fille à l’heure de boucler les valises.

Et elle était là.

Nacha.

Embusquée dans un renfoncement, à la sortie de la salle de débarquement.

Bien sûr, je lui avais écrit : nous serons de passage, quelques jours, à Mexico. On pourrait se voir ?

Et elle avait répondu que oui, mais que le téléphone était en dérangement et que nous pourrions toujours nous adresser au concierge de l’immeuble, Lázaro, et lui laisser un message au cas où elle ne se trouverait pas dans les parages. Elle avait répondu par quelques mots assez vagues.

J’avais pris des informations sur un petit hôtel du centre. Nous nous apprêtions à y descendre.

Mais elle était là, à l’aéroport, à l’écart du flux des arrivants, à nous épier, retranchée dans un coin d’ombre. Sans doute voulait-elle d’abord nous reconnaître, après toutes ces années. S’assurer qu’elle avait bien envie de nous accueillir, se donner le temps de ressentir la joie ou au contraire la déception de nous revoir. Celui de se défiler si quelque chose en nous, notre allure, notre démarche, ne correspondait plus à l’idée qu’elle avait gardée.

Je l’ai repérée de loin, même si je ne m’attendais pas à la trouver là. Mon regard s’est posé sur elle, comme si le recoin où elle se tenait exerçait une sorte d’attraction. Comme si elle, Nacha, avait des pouvoirs magnétiques. J’ai immédiatement retrouvé cette lueur d’amusement qui lui dansait dans les yeux. Elle avait cru bon de venir nous chercher, avec un excellent prétexte : ce foutu téléphone toujours en dérangement, qui aurait pu nous laisser penser qu’elle était absente de Mexico.

Elle ne nous aurait ratées pour rien au monde. Elle nous a entraînées dans son sillage : pas question d’hôtel, elle nous hébergerait.

C’est en plein soleil que nous l’avons suivie jusqu’aux couloirs du métro.

V

Mexico, D.F. 2004. Arrivée.

Les ailes de l’avion fendent une pluie drue, acharnée. Par le hublot, impossible de distinguer les sommets qui cernent la ville : le plafond est au ras de la piste, écrasant. Tout est noir. Le pilote se pose à l’aveuglette, dirait-on.

Je récupère des bagages trempés et me fraie tant bien que mal un chemin dans la foule, la confusion d’un immense centre commercial aux couloirs enchevêtrés où badauds, passagers, touristes, voyous jouent des coudes, s’écrasent les pieds. L’aéroport, qui n’est plus celui où Nacha se tenait aux aguets des années plus tôt, est en travaux. Je file vers la station de taxis. On fait la queue sous la pluie. Pluie de septembre.

Le chauffeur qu’on m’attribue, chemise blanche et gilet noir, coupe de cheveux impeccable, me salue du bout des lèvres : pas loquace. Il zigzague entre les barrières orange du chantier, passe sous un viaduc, s’engage dans un grand axe. Un coup de tonnerre ou le bruit étourdissant de réacteurs brouille la voix d’un chanteur de charme à la radio.