Pulsions de vie - Thierry Doré - E-Book

Pulsions de vie E-Book

Thierry Doré

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Beschreibung

Simon tente de percer les mystères qui entourent son enfance et qui le hantent...

Chaque jour éloigne un peu plus Simon des cauchemars de son enfance. Pourtant, quand un chien croise sa route et qu’il l’achève à coups de pelle, tout s’effondre, le replongeant impitoyablement dans les abysses. Son père s’est-il réellement suicidé ? Qu’est devenue sa mère ? Et qui est cette inconnue qui pleure la nuit ? Déterminée à vaincre les démons qui le hantent, Jahia, avec qui il partage sa vie, se laissera-t-elle, à son tour, dévaster par ce tourbillon insensé de dévotion et de haine, de courage et de peur ? Par amour, osera-t-elle affronter les vérités que personne ne devrait jamais approcher ? Devra-t-elle renier ses propres valeurs et basculer dans la violence ? Autant de questions que ces personnages devront braver, autant de réponses qui prennent à la gorge au détour d’une nuit sombre.

Simon et Jahia arriveront-ils à surmonter ces terribles vérités ? Laissez-vous prendre dans le tourbillon de ce thriller psychologique haletant et glaçant !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

L’intrigue est maitrisée de bout en bout. Quand je pensais tenir la solution, un revirement de situation venait tout remettre en question. Un véritable labyrinthe cérébral dans lequel il est pratiquement impossible d’atteindre la sortie. Le final est incroyable. Je salue la prouesse narrative captivante de Thierry Doré pour ne pas dire hypnotique. Sûr que ce premier roman ne sera pas le dernier et qu’il va falloir compter avec lui dans le monde thrillerdien. - Collectif polar


À PROPOS DE L'AUTEUR

Originaire de la région parisienne, après avoir voyagé d’un bout à l’autre de la France, Thierry Doré a enfin posé ses valises dans le Limousin il y a une douzaine d’années. Enseignant, c’est au contact de ses élèves qu’il a retrouvé la magie des mots, avant de replonger dans les lectures de sa jeunesse bercée de fantastique et de thrillers. Dans ce premier roman, Thierry Doré mélange et réassemble les pièces d’un puzzle dont personne ne sort indemne. Avec ses personnages, jetés en pâture dans un monde sans pitié, il mène le lecteur sans ménagement vers ces vérités enfouies derrière le sourire lisse de la civilisation. Jusqu’où l’individualisme et l’égoïsme peuvent-ils mener ? Qu’est-ce qui sépare l’homme de l’animal qui sommeille en lui ? Comment faire face aux monstres oubliés de l’enfance ? Comment se protéger de ceux que l’on aime, quand notre survie en dépend ? Autant de questions que ses personnages devront affronter, autant de réponses qui prennent à la gorge au détour d’une nuit sombre. Il vit à côté de Limoges.

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Dédicace

Citation

Pulsions de vie

Remerciements

Bonus littéraire

Dans la même collection

Copyright

À Valérie, Maxime et Élise,
Le monde est dangereux à vivre !
Non pas tant à cause de ceux qui font le mal,
mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire.
Albert Einstein
Le hurlement déchira les couloirs déserts de l’hôpital pour aller s’y briser. Ici, les cris n’étaient porteurs d’aucune joie et l’espoir d’un avenir meilleur ne franchissait pas les portes fermées à clé. L’établissement ne faisait pas dans la maternité.
Prise au piège, la jeune femme s’avança en boitant vers l’angle de la chambre. Tournée vers la fenêtre, elle savait qu’elle tromperait leur vigilance. Elle se faufilerait dans l’embrasure de la porte et ensuite elle courrait comme jamais elle n’avait couru. Dans sa main, le morceau de tasse, effilé comme un rasoir, ne pèserait pas bien lourd face aux molosses qui l’entouraient, mais elle lutterait jusqu’au bout et ils le savaient. Prudents, ils gardaient leurs distances, prêts à réagir à la moindre défaillance.
Elle esquissa un mouvement vers la droite, mais la route se referma aussitôt. Leurs yeux avides ne la quittaient pas d’une semelle.
— N’approchez plus ou je me taille !
Ils avancèrent d’un bon mètre. Elle avait sous-estimé ses adversaires.
Les vêtements en lambeaux, couverte de sang de la tête aux pieds, la prisonnière oscilla sur place, comme pour tester leurs réactions en une danse improbable et dangereuse.
— Je sais que vous êtes tous de mèche. Vous croyez que je ne vois pas de quoi vous êtes capables avec vos airs de dingues ?
Ses yeux, révulsés par l’angoisse, firent le tour de la pièce, sautant sans le moindre ménagement d’un visage à l’autre, passant des fenêtres à la porte.
— Mais je m’en fous ! Allez, approchez encore et vous verrez. Même à quatre contre une, personne ne m’arrêtera.
Un crachat atterrit sur la blouse de l’infirmier le plus proche.
— Plutôt mourir !
Dos au mur, elle n’avait plus le temps d’écouter sa peur. Entre ses doigts blanchis, l’arme improvisée cessa de trembler. Pressée contre son poignet gauche, celle-ci glissait maintenant avec douceur, en une lente oscillation, sous l’œil attentif de son public improvisé. Concentrés sur chacun de ses mouvements, prêts à bondir, les hommes qui l’entouraient n’échangèrent pas même un regard.
— Espèces d’enfoirés, vous ne comprenez pas ? C’est à cause d’elle que tout ce malheur nous est tombé dessus !
Ils s’arrêtèrent. Encore une seconde, peut-être deux. À quelques détails près, chacun d’entre eux avait déjà vécu cette scène : après les insultes et les menaces venait toujours le moment fatidique du choix entre le cachet et l’injection. La plupart des arrivants hésitaient, pour la forme. Mais ils comprenaient très vite où se plaçait leur intérêt. Parfois, comme aujourd’hui, ils choisissaient la mauvaise case.
— Mais qu’est-ce que vous attendez ? Allez faire votre boulot au lieu de vous acharner sur moi ! C’est elle qui a voulu me tuer, et c’est à moi que vous vous en prenez !
Centimètre par centimètre, tous les yeux suivaient l’interminable progression du fragment de tasse, bateau ivre qui remontait le bras de cette rivière rouge. Alors, en une dernière parade de défi, le visage de l’inconnue s’éclaira enfin. Révélant la beauté cachée derrière les ecchymoses, le sang et la boue, elle leur dédia son sourire le plus éclatant.
C’était le signal qu’ils attendaient. D’un même élan, ils bondirent sur l’arme improvisée et repoussèrent la jeune femme jusqu’au lit. Un cri rauque s’échappa de sa gorge, aussitôt contenu par le bras musclé qui l’étranglait. Dans son dos, un genou brutal la plaqua sans pitié contre les draps. Des mains agrippèrent ses poignets et tirèrent ; des coudes l’empêchèrent de se relever. Submergée par la panique, elle les repoussa avec l’énergie du désespoir, sans un bruit. Mais les hommes refermèrent encore leur étreinte, la dominant sans merci du poids de leurs corps lourds dans un mélange excité de sueurs parfumées et de colère. Écrasée sur ce lit d’hôpital trop propre, elle n’était pas de taille. Son esprit vacillant, ravagé par l’incompréhension et l’injustice, lâcha prise.
Là, tout près de son oreille, tandis qu’une longue giclée de chimie rassurante se faufilait au creux de ses veines, une voix douce et anesthésiante lui murmura de ne pas s’inquiéter, que tout irait bien. Dans un silence de mort, sa conscience glissa vers l’oubli, loin de ces genoux qui lui labouraient la nuque et le dos, loin de ces mains, de ces corps durs et haletants qui l’étouffaient. Comme noyée, elle cessa tout mouvement. Plus rien ne serait comme avant et elle comprit qu’elle l’acceptait déjà.
— Détendez-vous, mademoiselle, faites-nous confiance, ce n’est qu’un calmant. Et ensuite, nous soignerons votre corps et votre esprit.
Ses traits tourmentés retrouvèrent la paix du soir qui se couche. Porteur d’oubli et d’apaisement, le néant dompta enfin la folie.
Sans un bruit, comme on revient du front, les hommes relâchèrent leur prise et descendirent de ce lit avec, sur le visage, des sourires de jeunes premiers et une terrible envie de fumer. Ils étaient quatre : deux policiers et deux infirmiers. L’un d’eux garderait de cette journée le souvenir d’une double rangée de dents refermées sans pitié sur son bras – sorte de médaille du travail qu’il arborerait avec fierté.
Un rapide examen confirma le rapport du SAMU : hormis l’entaille au bras et la blessure à la jambe, le sang qui couvrait la jeune femme de la tête aux pieds n’était pas le sien.
La porte s’ouvrit sur une blouse blanche aux larges épaules, qui progressa jusqu’au lit en grommelant de vagues excuses pour son retard. D’un geste professionnel, le nouveau venu vérifia aussitôt la solidité des sangles qui retenaient sa patiente endormie. Rassuré, il inclina la tête et s’autorisa une longue minute de contemplation béate.
— Vous aviez raison, c’est bien elle ! Beau boulot, les gars !
Son visage gras, illuminé et radieux, fit le tour de la pièce, porté par une joie de vivre qui détonnait avec les lieux.
— Faites-moi signe dès qu’elle refera surface ! Et surtout, que personne ne sorte ! s’exclama-t-il en quittant la chambre, accompagné d’un sifflement joyeux qui alla se perdre dans les couloirs.
Le pied droit crispé sur la pédale, Simon Lefebvre broyait du noir. À vingt-neuf ans, une fois encore, sa vie venait de basculer. Sans raison. Sa rage, sourde, s’écrasa sur le klaxon, faisant résonner l’air surchauffé de cette fin de journée.
— Vieille peau ! Tu peux pas dégager !
Machinalement, il frotta la jambe droite de son pantalon, comme pour en effacer la longue giclée rouge qui s’y était incrustée. En séchant, le sang s’était peu à peu fondu dans l’épaisseur du tissu pour y disparaître – ou presque –, mais rien n’effacerait cette journée.
Devant lui, au volant de la petite chose grise qui le narguait depuis dix bonnes minutes, les épaules de la vieille dame s’affaissèrent un peu plus quand, prise par l’émotion, elle lâcha l’embrayage et cala.
Un murmure s’échappa des lèvres serrées de Simon. Après avoir commencé avec ce chien blessé dans le coffre, il avait trouvé le moyen de se faire virer : lui, un pro ! Tout ça en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Sans parler du costume taché ! La clim poussée au maximum n’y changerait rien : Simon Lefebvre se consumait sur place. Les voitures qui l’entouraient et l’odeur entêtante du sang séché ne disparaîtraient pas en fermant les yeux. Jamais il n’aurait dû s’occuper de ce foutu chien. Tout ça parce qu’il avait voulu changer de route pour aller au boulot.
— Putain de malchance ! Putain de clebs !
C’était sûr, il n’en resterait pas là. Son patron ne le savait pas encore, mais il allait lui pourrir l’existence. L’enfer s’ouvrirait sous les pieds de cet abruti et de toute sa clique d’employés modèles. Il grimaça, vert de rage.
— Oui, monsieur. Bien sûr, monsieur… Je t’en foutrais, de tout ce bordel !
Dès ce soir, il préparerait une sacrée lettre à ce parfait connard qui avait osé le virer ! L’enfoiré allait en voir de toutes les couleurs ! Direct à son avocat !
Les nerfs à vif, il adressa un double doigt d’honneur au rétroviseur de la vieille dame. Après tous les efforts et les journées à rallonge passées à vendre ces putain de bagnoles, il ne manquait plus que cette vieille tarée avec sa caisse pourrie !
Les deux pare-chocs se touchèrent de nouveau.
C’était de son travail acharné qu’étaient issues les meilleures ventes, et voilà que, à cause d’un seul petit passage à vide de rien du tout, on le jetait à la rue comme un voleur ? Il leur ferait payer cher, très cher. L’addition qui les attendait serait salée ! Les deux mains écrasées sur le Klaxon de sa BMW, il joua avec l’idée de retourner au garage pour leur expliquer, à coups de pelle, ce qu’il pensait de sa journée. Il imagina leurs visages effarés quand il pousserait la porte vitrée pour leur défoncer leurs sales petites têtes.
Un petit smiley absurde le contemplait d’un œil sournois. Avec le temps, le jaune vif s’était mué en un pastel décoloré de fin de soirée. De celui qui vous remonte le long de la gorge, quand on vous met au lit, à coups de pied entre les omoplates pour étouffer vos cris. Quand on vous déplie de force pour vous allonger et que les sangles vous rentrent dans la chair. Sa paupière gauche s’agita comme pour envoyer un gigantesque clin d’œil au monde entier, afin d’oublier tous les plafonds jaune pisseux, les piqûres et le goût de vomi. Pour ne plus penser à ces heures qui se multiplient à l’infini et transforment le temps en années. Ces milliards de longues secondes à attendre que quelqu’un vous sorte de l’enfer, pour rien. Simon inspira profondément, trois fois. Comme on le lui avait appris. Il gonfla le ventre et souffla doucement.
Un Klaxon lui vrilla les tympans, le ramenant à ce smiley, qui venait de s’éloigner d’un bon mètre. Derrière lui, un gros 4x4 s’impatientait, vite rappelé à l’ordre par le majeur de Simon.
— Enfoiré de mes deux, tu veux montrer que t’es un bonhomme ? Recommence et je t’explose ! Putain, ils peuvent pas attendre que la grosse de devant dégage sa poubelle du passage ! Non, c’est trop demander ? Y en a toujours pour être plus malins que les autres !
Deux petits bras terrorisés s’agitèrent comme pour implorer un seigneur de la route qui ne viendrait pas. Engluée dans les bouchons, l’épave grise ne bougeait plus.
— Connasse de mes fesses ! Mais va crever ailleurs ! C’est pas vrai, mais retourne au cimetière ! On n’a pas toute la vie, c’est bon, quoi !
Une envie brutale de décrocher l’autocollant à coups de barre de fer le saisit. Plus que le sourire ou la couleur, c’était la petite phrase qui le rendait fou. Sortie du cerveau malade d’un pseudo-artiste féru de marketing post-soixante-huitard, elle le narguait, défilant en boucle dans ses pensées : Si t’es tellement pressé d’aller bosser, alors passe devant ! Moi, j’ai tout mon temps… Le genre de commentaire à provoquer des envies de massacre permanent.
Il ricana. C’était la vieille qu’il aurait dû sortir à coups de cric. Mieux : un bon feu aurait fait l’affaire. Un jerrican ou deux, une allumette, et Dieu aurait pu reconnaître les siens ! Dans son imagination sans bornes, la voiture qui lui barrait la route se tordait de douleur sous les flammes. La vieille dame desséchée hurlait en tapant sur la vitre arrière, à l’endroit précis où se trouvait l’autocollant. Il imagina les yeux exorbités, les cheveux violets qui passeraient à l’orange pendant qu’il la regarderait se débattre.
Un clignotant le ramena de toute urgence à la réalité. Le tacot était reparti, libérant de précieux mètres de bitume qu’une autre voiture lorgnait du coin de l’aile. Il lui coupa la route et accéléra derrière la vieille dame. Pas question de la laisser filer ! Ses mains, agrippées au volant, virèrent au blanc-violet quand l’autocollant s’engouffra dans l’entrée d’un parking. Hypnotisé par le sourire jaune délavé, il le suivit sans réfléchir. Malveillant comme une tique accrochée au derrière d’un chien, il avait encore deux ou trois mots à lui dire. La voiture s’insinua peureusement entre deux piétons, jusqu’à une place pour handicapés, là où elle serait le plus en sécurité : collée aux portes de ce supermarché de malheur.
Simon siffla, partagé entre surprise et frustration.
— Bien vu, vieille pomme, mais si tu crois t’en tirer à si bon compte, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au trognon !
Malgré sa colère, il passa devant sa cible sans même tourner la tête. Très calme, sa voiture poursuivit sa route jusqu’à l’autre bout du parking. Charmeur et affable : personne ne l’aurait soupçonné de quoi que ce soit en suivant son pas nonchalant jusqu’à l’entrée du magasin. D’un geste élégant, le jeune homme prit le temps de choisir la bonne clé, tout en s’approchant de la voiture grise. Méthodique, il laissa la pointe du métal pénétrer l’épaisseur de la peinture, d’un phare à l’autre, en petites vagues douces. Chaque crissement sur la carrosserie soulageait son corps des tensions de la journée. Pour Simon, qui aimait le travail bien fait, cet instant n’avait pas de prix. Satisfait, l’artiste recula d’un pas pour contempler son œuvre. Une merveille ! L’affront vengé, il pourrait enfin rentrer chez lui. « Elle n’a eu que ce qu’elle mérite, la salope. Regarde-la, elle n’a que ça à foutre, à emmerder les gens qui bossent ! »
Il s’éloigna discrètement, tiraillé par l’idée d’aller caresser les phares à coups de pied. Peut-être que le pare-brise aurait mérité un petit quelque chose, lui aussi… Mais il résista : le bruit aurait attiré l’attention. Finalement, pareil à ces enfants qui sonnent aux portes et s’enfuient à toutes jambes, il succomba à la tentation, fit demi-tour et arracha un rétroviseur, puis l’autre, comme on reprend une part de tarte aux pommes. La prochaine fois, la vieille réfléchirait avant de le narguer.
La vue du smiley accentua encore sa bonne humeur retrouvée.
— Si t’es tellement pressé d’aller mourir, alors passe devant ! Moi, j’ai tout mon temps… Voilà ce qu’il aurait fallu écrire !
Il explosa de rire entre les voitures. Le vieux croûton et sa voiture-épave lui avaient sauvé la journée. Pour un peu, il l’en aurait remercié.
Au même instant, dans le supermarché, sous les yeux effarés des clients et de leurs téléphones, une vieille dame affolée venait de s’effondrer. À cet âge, les émotions vont droit au cœur.
***
Grisé par la pluie battante, Simon accéléra à l’approche de la forêt. Encore cette dernière ligne droite et il atteindrait les arbres protecteurs. Là, il ralentirait et marcherait, prenant le temps d’écouter le murmure des feuilles, avant de s’offrir encore un ou deux tours du lac. Après, il retrouverait Jahia, celle pour qui le monde n’avait plus de limites, celle qui partageait ses rêves et son appartement, à deux rues de là.
Elle était la toute première à franchir les frontières invisibles qui entouraient Simon. Peut-être parce qu’il n’avait pas eu à lui raconter son passé. Il avait eu sa dose de toutes ces inconnues, psychiatres du dimanche, qui s’étaient pensées plus fortes que lui et qu’il avait éjectées de sa vie, sans jamais les regretter. Aucune femme n’avait le droit d’aller fouiller dans son passé. Pas même celles avec qui il couchait.
Il avait appris à redouter le moment où les réponses amenaient de nouvelles questions indiscrètes, qu’il n’accepterait plus. Quoi qu’il fasse, ce qui était arrivé continuerait de le hanter sans relâche pour revenir polluer le présent ; mais c’était sa vie, son histoire. Personne n’avait le droit d’entrouvrir les portes fermées de ses souvenirs sans son autorisation, et Jahia l’avait compris alors qu’ils n’avaient pas eu besoin d’en parler. Il l’avait lu dans ses yeux, noirs et purs, le soir même où elle avait débarqué sur son palier désert sans même un carton d’invitation. Comme un oiseau des îles fatigué après un long voyage impossible, elle s’était posée au creux de ses bras, simplement, en douceur, sans la moindre allusion embarrassante. Ils s’étaient reconnus au premier regard. Quelque chose dans son passé ressemblait au sien. Il n’avait pas eu à la faire taire, elle ne lui avait rien demandé.
Bientôt, il lui raconterait les années perdues, les morts, les chiens, les allées bordées de cyprès et la solitude. Il lui montrerait cette peur, celle qui vous prend sauvagement, la nuit. Celle qui se jette sur votre âme pour mieux y planter ses crocs fiévreux. Un jour, il lui parlerait de sa mère et du placard. Enfin… peut-être plus tard. Jahia n’était pas encore prête à retourner avec lui dans ce passé où les angoisses vous chuchotent doucement aux oreilles pour mieux vous faire plonger. Et puis, si les choses tournaient mal et qu’elle partait en courant, il ne le supporterait pas. Sans elle, il ne serait plus rien et n’aurait plus qu’à disparaître.
Dépassant les grilles du parc, Simon se laissa happer par la ville. Ces milliers de gens, aveugles et sourds, le rendaient nerveux avec leurs manies incompréhensibles de robots sous caféine. Son père avait été l’un d’eux. Sa mère aussi, dans son genre, avec ses petites habitudes de vieille, au fond de son putain de jardin. Il aurait préféré qu’elle collectionne les cartes postales ou qu’elle se jette d’une falaise, qu’elle fasse attention à lui et qu’elle sorte de sa foutue serre… Pourquoi personne ne lui avait-il fait bouffer ses bouquets de chrysanthèmes au lieu de lui sourire niaisement ? Pourquoi fuir le monde alors qu’il aurait tant voulu qu’elle le regarde, qu’elle lui parle ? Non, elle n’en avait eu que pour ses fleurs, jour et nuit. Elle n’avait que ça à la bouche, et dérégler le thermostat ou passer toute la serre à l’eau de Javel n’avait rien changé. Il la voyait encore, les mains sur les hanches avec son air blasé habituel. « À chaque saison, sa floraison ! » Tu parles ! Quelle connerie, les fleurs ! Il ne manquerait plus que Jahia devienne comme elle ! Ça serait le pompon ! Sa mère avait commencé par planter quelques bulbes par-ci par-là, avant de déraper dans l’absurde, des deux pieds. Après la construction de l’énorme serre au fond du jardin, elle avait quasiment disparu et n’avait même plus essayé de faire semblant de s’intéresser à son fils. Il avait continué de l’apercevoir, de temps en temps, mais de loin, plongée dans la contemplation de ses fleurs de cimetière, avec sa solitude. « Concentre-toi, regarde droit devant ! Voilà la rue, là-bas : on aperçoit presque l’appart. Tu y es ! » Jamais il ne laisserait Jahia s’éloigner de lui. Il garderait les yeux ouverts et la surveillerait de près.
Ralentissant le pas, il chercha les fenêtres du troisième étage et vit le rideau de sa… de leur chambre se rabattre en hâte sur la jeune femme. Dans sa poitrine, son cœur s’élança à pleine vitesse. Une vague de colère lui traversa le corps. Il l’aurait parié : la sale petite fouineuse avait recommencé à le surveiller !
***
Jahia ouvrit un œil défraîchi sur l’emplacement vide, confirmant ce que sa main savait déjà.
— Simon, il est à peine trois heures du mat’. Qu’est-ce que tu fais, chéri ?
Elle se frotta les paupières. Cette fois, elle irait le rejoindre et lui tirerait les vers du nez.
Adossé au mur du salon, muet, il se contenta de la regarder, une photo serrée contre la poitrine. Sur ses joues, la lumière d’un réverbère lointain dessinait de longues traînées tristes. Ce chagrin inconnu formait une barrière que Jahia hésita un instant à franchir sans y être invitée. Elle traversa l’espace qui les séparait et le prit dans ses bras, en silence. Comme on berce un enfant, elle laissa la nuit s’écouler, sans questions inutiles. Sous ses doigts, les muscles tendus se relâchèrent peu à peu, les reniflements se firent plus rares. Enfin, elle l’entendit qui chuchotait.
— Il faut que je te parle de cette photo, de ma famille… et de son secret. Après tout ce temps, je te dois bien ça.
Le cœur de la jeune femme s’emballa. La surprise était de taille. Jamais Simon n’avait accepté de lui parler de ses parents. Elle ne lui connaissait ni famille, ni amis, ni passé ; rien que du présent. Les rares images qu’elle avait vues jusqu’alors ne montraient que des inconnus, sans noms et sans histoires, et voilà qu’au beau milieu de la nuit, il se décidait enfin !
— Tu vois, ajouta-t-il en dévoilant la photo du cadre, la vie de ma famille a basculé avec l’achat de ce bateau.
Elle regretta de ne pas avoir été plus curieuse. Ce voilier trônait depuis des lustres à côté de la télé, et jamais elle n’avait posé la moindre question. Peut-être avait-il attendu qu’elle se décide ? Sans lui accorder le moindre répit, Simon l’inonda d’un flot de paroles qui la glaça jusqu’aux os. La jeune femme se focalisa sur la mer et son horizon infini. Derrière les reflets brillants et la voile blanche se cachait tout un monde de désespoir, de violence et de mort qu’elle aurait préféré ignorer. Mais ici, pas de télécommande pour changer de chaîne. Dans la vraie vie, le spectacle est permanent et la musique doit continuer, même quand les spectateurs en meurent.
Maintenant que la porte s’entrouvrait, plus jamais elle n’ignorerait la terrible réalité de l’univers que Simon s’apprêtait à lui révéler.
Elle se laissa guider vers le passé, vers un Simon plus jeune, vers cette famille comblée qui naviguait d’île en île en pointillés optimistes. Bercée par les mots, Jahia laissa la scène prendre vie.
— Allez, moussaillons, c’est l’endroit idéal pour la bronzette !
Les deux garçons ne s’étaient pas fait prier pour lâcher la barre. En un clin d’œil, palmes et masque en place, ils s’étaient jetés à l’eau pour explorer la petite crique et ses fonds clairs qui leur ouvraient leurs bras accueillants. Les deux ou trois cents mètres qui les séparaient du rivage leur assureraient une tranquillité à toute épreuve. Les plongées en apnée s’étaient enchaînées, à la recherche de la perle magique qui ouvrirait les portes du royaume de Poséidon. Du haut de ses neuf ans, c’est avec le plus grand sérieux que Simon avait endossé son rôle de grand frère, sous l’œil admiratif de Martin, qui n’en avait pas perdu une seule miette.
— Promis, quand tu seras prêt, je te montrerai les sirènes, lui avait-il dit.
Un jour, ensemble, ils iraient jusqu’au fond de la mer pour y danser une farandole de joie et de lumière. Martin y croyait dur comme fer. Parce que son frère le lui avait juré, il savait que ce monde existait. Aucun adulte, aucune vérité ne l’auraient fait changer d’avis.
— Elles sont belles comme maman, répétait-il à qui voulait l’entendre, sous le regard attendri de sa mère.
Les deux garçons avaient pris l’habitude d’épier la mer, à la recherche du moindre indice de leur présence. Ils savaient qu’elles n’étaient jamais loin. Leurs parents, quant à eux, s’étaient toujours amusés de leurs histoires… jusqu’au jour du drame, quand la vie avait basculé. Confortablement allongée sur le pont, leur mère n’avait rien vu venir.
Pour le père, le compte à rebours s’était enclenché ce soir-là, à l’instant précis où ils avaient repris la mer. Chaque seconde s’était ajoutée aux minutes d’un cauchemar qui l’accompagnerait jusqu’à son dernier souffle – succession d’erreurs qu’il se repasserait en boucle. Parce qu’il était allé relever l’ancre, à l’avant, il n’avait pas vérifié ce qui se passait à l’arrière. Toutes voiles dehors, le bateau avait filé vers l’horizon. Fidèles à leurs habitudes, c’était en musique qu’ils étaient repartis. Une main sur la hanche, l’autre sur la barre, M. Lefebvre avait lancé la manœuvre. Plus concentré sur les paroles des Bee Gees que sur son équipage, il n’avait pas vu Martin se glisser dans l’eau.
Accablé par les souvenirs, Simon s’interrompit un instant tandis que Jahia, incrédule, hésitait à comprendre ce qu’il lui disait. La bouche grand ouverte, elle plaqua les mains sur son visage.
— C’est pas vrai ! C’est une blague ?
— Personne ne s’est rendu compte de rien.
— Mais pourquoi il aurait fait une chose aussi dingue ? Enfin, c’est pas une critique contre ton frère, mais quand même…
Simon ne releva pas.
— Tu sais, les sirènes, c’est au moment où le soleil se couche qu’on en rencontre le plus. C’est moi qui lui avais appris ça.
Jahia sentit deux larmes s’échapper et lutta contre les images qui se formaient dans sa tête. La nuit, le froid, un petit garçon seul qui regarde le bateau s’éloigner et qui comprend qu’il va mourir, abandonné de tous…
— C’est seulement quand maman est venue vérifier que nous étions prêts qu’elle a réalisé que Martin n’était pas avec moi, reprit Simon d’une voix calme. Nous avions levé l’ancre depuis une bonne heure ! Papa a viré de bord en hurlant comme un dingue tandis que maman retournait le bateau de fond en comble. On aurait dit deux fous possédés par le démon ! Tu n’imagines pas la panique ! Ils se sont déchiré les poumons à force de brailler. Le moindre centimètre carré du bateau a été remué un million de fois. Ils couraient partout ! Dix fois, ils sont repassés au même endroit, ils ont ouvert les mêmes coffres en criant. Après, ils se sont jetés dans les bras l’un de l’autre, puis se sont engueulés comme du poisson pourri, avant de bondir partout et de recommencer leur manège. Je revois maman qui se griffait les mains en sanglotant pendant que papa la secouait en beuglant.
— Quelle horreur ! s’écria Jahia dans un frisson.
Les yeux emplis de cette mer hostile, Simon interrompit son récit quelques secondes.
— Je n’ai pas su quoi faire. J’ai attendu qu’ils s’occupent de moi.
Dans la pénombre, son menton tremblait.
— J’ai pensé que papa allait perdre pied à force de se pencher par-dessus bord. On se serait crus au zoo, quand les animaux deviennent fous et qu’ils tournent sans fin dans leur cage. Ensuite, ils m’ont secoué dans tous les sens pour me faire parler. Ils pensaient que, Martin et moi, on leur faisait une blague et que je savais où il était caché.
Simon se frotta la joue.
— J’ai eu droit à une claque terrible pour ne pas l’avoir surveillé. Ils ont dit que tout était ma faute. Mais comment j’aurais pu deviner qu’il allait disparaître ?
Un silence se fit. Jahia serra la main de Simon contre sa poitrine, incapable d’en faire plus.
— C’est à partir de ce jour-là que maman m’a détesté. Pour toujours. Après, ils se sont presque battus. Chaque fois que je les revois, face à face, ça me fait mal. Ils se sont insultés, et moi, je ne savais pas quoi faire.
La jeune femme attendit avec angoisse les mots qui suivraient. Elle fixa les mâchoires de Simon, qui se contractaient en rythme.
— Et Martin qui restait introuvable ! On s’attendait tous à le voir sortir de nulle part… Mais non, il avait bel et bien disparu ! Comme ça, d’un coup, sans rien me dire, sans prévenir personne. Ensuite, il y a eu ce moment terrible, quand nous sommes arrivés à la crique. Papa a arrêté le bateau et il nous a fait taire. La mer était calme et on a écouté les vagues pendant une éternité. Au moindre bruit, il courait jusqu’à l’endroit d’où ça aurait pu venir pour balayer l’eau avec sa lampe. Il hurlait à s’en faire exploser les cordes vocales, et puis il nous engueulait pour obtenir le silence. Maman et moi, on écoutait aussi fort que possible. Mais pour rien. On était tous K.-O. debout. Pour finir, il est allé chercher les fusées éclairantes et ça a été un véritable feu d’artifice. Cette nuit-là, j’ai vu mes parents perdre la raison, sous mes yeux. Je ne pouvais rien faire pour les aider. Pourtant, j’aurais tant voulu ! J’aurais fait n’importe quoi pour revoir Martin. J’aurais tellement voulu partir avec lui, jusqu’au pays des sirènes ! Je sais qu’il les a vues : c’est pour ça qu’elles ne l’ont pas laissé revenir.
Simon éclata de nouveau en sanglots, la tête enfouie dans la poitrine de Jahia.
— Tu sais, je l’ai détesté pour m’avoir abandonné. J’ai attendu qu’il revienne me chercher, mais il n’y a même pas pensé. Il n’avait pas le droit d’y aller tout seul ! C’est moi qui aurais dû prendre sa place ! C’est moi qui lui avais parlé des sirènes. Il a pris ma vie !
Elle imagina la mort qui tirait Martin par les jambes. Elle vit les bras qui se tendaient vers le néant de l’horizon, la bouche qui s’ouvrait pour crier, les poumons qui se remplissaient de mort liquide. Une vague de tristesse balaya les pensées de Jahia. Pourquoi Martin n’avait-il pas tenté de regagner la côte à la nage ? Les espoirs de survie d’un enfant sont faibles, mais il n’avait que quelques centaines de mètres à parcourir. Peut-être avait-il été retrouvé sur une plage, transi de froid, amnésique, mais en vie ? Il n’était pas trop tard, malgré les années, pour lancer des recherches…
Simon doucha les espoirs de la jeune femme.
— On a repêché son corps trois jours plus tard. C’est papa qui est allé le reconnaître. Après ça, il n’a plus jamais été le même. Au lieu d’aller à la mer, on galérait au cimetière. Papa a vendu le bateau, un superbe Bénéteau 455. Il ne nous a même pas demandé notre avis. Il n’a jamais remis les pieds sur aucun bateau. Je crois bien qu’il ne s’est plus jamais approché de la mer, et moi, ça m’a brisé le cœur. Tu sais combien ça mesure, un bijou pareil ? Tu sais ce que c’est que de contempler les voiles qui se gonflent, de le sentir fendre la mer ?
Jahia s’impatienta.
— Et ensuite ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Que sont devenus tes parents ? Pourquoi tu n’en parles jamais ?
Un rire mauvais, un peu artificiel, traversa la nuit.
— Eux aussi m’ont laissé tomber, exactement comme Martin. Enfin, pas tout à fait, mais le résultat est le même.
— Tu veux dire qu’ils sont… qu’ils sont… qu’ils sont morts ? finit par s’exclamer Jahia.
Il posa la tête contre le mur derrière lui.
— C’était un vendredi soir, le jour anniversaire de la disparition de mon petit frère. J’étais revenu pour le week-end. Tu vois, chez nous, c’était la tradition : y en a qui se retrouvent pour faire la fête ; nous, on remplissait la voiture de fleurs et on allait au cimetière. Un peu comme dans les cérémonies officielles, on se mettait à deux pour porter la couronne jusqu’à la tombe. Je me souviens encore de l’odeur de tous ces chrysanthèmes. Tu n’imagines pas ce que ça me fait de rentrer chez un fleuriste ! Bref, maman avait encore planté un millier de variétés, pour ne garder que les plus belles. Tu peux me croire : elle y mettait tout son cœur. C’est elle qui faisait tout. Ça lui prenait un temps fou, mais personne n’aurait pu l’en dissuader. C’étaient son fils, sa douleur, ses fleurs, et plus rien d’autre n’avait la moindre importance ! Sauf que, Martin, il se foutait de tout ça !
Jahia hocha la tête.
— Ce jour-là, quand papa est arrivé, j’ai tout de suite senti qu’il n’était pas dans son assiette. Mais tu sais ce que c’est : on se rassure, on se dit que ça va passer. On se trouve des explications vaseuses et on y croit. J’ai pensé qu’il était mal à cause de l’anniversaire. Mes vieux ne se sont jamais remis de tout ça et ils étaient devenus bizarres, alors j’ai laissé faire. Papa a demandé à maman de le suivre, comme ça, sans un mot de plus, et ils sont sortis… On ne s’est même pas dit au revoir. Aucun des deux ne s’est retourné !
Jahia sentit les doigts de Simon qui cherchaient les siens.
— Comment… comment ils sont morts ?
Tendu, il tarda à répondre. Elle le rejoignit contre le mur.
— Simon, tu peux tout me dire.
— Papa avait un Luger, murmura-t-il à contrecœur.
Dans la pénombre, Jahia crut que le sol allait se dérober. Clouée par une vague de dégoût, elle lutta pour ne pas comprendre. Son épaule contre la sienne, elle baissa les yeux, pendant que la voix de Simon reprenait, étrangement monotone.
— C’était un voisin, un vieux résistant, qui le lui avait confié. Ça remonte à loin, tu sais : avant ma naissance, l’année où ils avaient acheté le bateau. C’était un flingue allemand, un modèle P08 Parabellum, de ceux qu’on voit à la télé, dans les films de guerre. Papa n’aurait jamais dû l’accepter, d’autant plus que je l’ai toujours soupçonné d’en avoir un peu peur. Pas du voisin, du flingue. Il ne nous l’avait montré qu’à deux reprises, mais à sa façon de le tenir, même gamins, on avait bien senti que c’était un vrai. On savait qu’il fallait s’en méfier. Papa nous avait expliqué que c’était pour se défendre, au cas où des pirates nous auraient attaqués en pleine mer.
Il fit une pause, un sourire aux lèvres.
— J’avais trouvé l’idée plutôt cool. Je nous imaginais face à une bande de barbus armés jusqu’aux dents avec des sabres et des couteaux, tu sais, avec leur bandeau noir et leur perroquet sur l’épaule. La totale, quoi ! Bien sûr, il nous avait dit que c’était verboten, mais moi, je savais où il était, parce que j’étais tombé dessus par hasard. Il l’avait planqué dans un caisson du bateau, sous le poste de navigation. Tu parles d’une cachette ! Un enfant de deux ans l’aurait trouvé. J’ai fait semblant de rien, et j’ai continué de rêver que papa nous sauverait de tous les méchants du monde, au péril de sa vie, évidemment. Après la vente du bateau, il n’en a plus parlé, mais nous savions qu’il l’avait ramené à la maison. Il ne voulait pas qu’on le sache. J’avais deviné qu’il l’avait planqué sans rien dire. La seule question était de savoir où.
La gorge nouée, la jeune femme comprit ce qui allait suivre. Simon ne s’accorda aucun répit et le flot de paroles reprit, ferme et déterminé.
— Ce vendredi-là, j’ai entendu deux coups de feu. Un pour maman, en plein cœur ; l’autre pour papa, dans la tête.
Jahia poussa un long soupir. L’ampleur du tsunami qui avait balayé cette famille la laissait sans voix. En un clin d’œil, le rêve avait viré au cauchemar. Elle aurait voulu que Simon se taise, qu’il la laisse sortir de toute cette histoire, mais il était lancé.
— C’est moi qui les ai trouvés, dit-il d’une voix étouffée. Quand les secours et la police sont arrivés, ils m’ont emmené et m’ont posé des tas de questions idiotes. Ensuite, une femme est venue, une brune à la voix douce ; et l’interrogatoire débile a repris de plus belle. J’aurais préféré que ce soit elle qui réponde à mes questions, qu’elle m’explique ce qui venait de se passer ! Mais non : ils ont décortiqué mes silences et mes réponses, ils ont tout épluché pour décider de ce qu’ils allaient faire de moi. Et puis ils sont repartis. Je suppose qu’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient, alors je me suis retrouvé seul. J’ai laissé tomber la fac et j’ai trouvé du boulot.
Il s’autorisa un long sourire figé avant de reprendre.
— J’ai tout vendu et j’ai acheté l’appart.
Une profonde gratitude irradia dans la poitrine de sa compagne. Elle se montrerait digne de la confiance qu’il lui accordait. En partageant cette part d’ombre, Simon lui demandait de s’impliquer dans sa vie. Jahia comprit que son monde venait de changer et se demanda ce qui arriverait si, comme ses parents, il se laissait submerger par les souvenirs. Serait-elle à la hauteur de ce passé avec lequel ils devraient apprendre à cohabiter ? Trouverait-elle la force de lutter contre des fantômes qui n’étaient pas les siens ?
***
Jahia disposait exactement d’une heure et vingt minutes. C’était le temps que Simon mettrait pour rejoindre le parc, en faire le tour au pas de course et revenir. À une ou deux minutes près, le chrono serait fiable. Tous les sens en alerte, elle colla l’oreille contre la porte de l’appartement et attendit dix longues secondes avant de l’ouvrir d’un grand geste. Simon ne l’attendait pas de l’autre côté. Elle avait préparé son coup et ne voulait surtout pas se faire prendre. Comme une petite fille qui aurait planifié un assaut sur la boîte de bonbons cachée dans le placard du haut, elle se précipita vers la fenêtre de la cuisine.
Trois étages plus bas, Simon s’étirait, inconscient du trouble de la jeune femme. Malgré le stress, Jahia admira ce profil de sportif qui la faisait craquer. Pas un poil de graisse, que du muscle. Juste ce qu’il fallait, pas plus. L’envie de le rejoindre lui traversa le corps, mais elle savait qu’elle ne tiendrait pas la distance. Il était trop rapide et elle ne serait qu’un boulet qu’on traîne au sol. Elle avait déjà essayé de le suivre, d’abord à pied, puis à vélo, avant de laisser tomber.
Ils étaient retournés dans ce parc pour se balader, le soir, parfois, ou le week-end, et elle en avait apprécié tout le charme. Elle gardait un souvenir frémissant de cette fameuse visite nocturne quand, tout heureux qu’il était de la guider au milieu de ce qu’il appelait son domaine privé, ils avaient traversé les pelouses désertes. Le tour du lac ne l’avait pas rassurée, mais la forêt avait été un véritable cauchemar. Les ombres menaçantes et l’impression d’être observée avaient eu raison de son courage de façade. Depuis, Jahia n’y avait remis les pieds qu’en de rares occasions, et toujours en pleine lumière.
Cachée derrière la fenêtre, elle écarta légèrement le rideau pour le suivre des yeux. Ses étirements terminés, il n’allait pas tarder à s’envoler. Soudain, comme s’il avait pu sentir le poids de son regard, il se retourna et lui envoya un baiser. Perturbée, Jahia répondit, avec le sentiment de lui jeter un mensonge au visage. Pourtant, sa détermination ne faiblit pas. Elle avait décidé de fouiller son passé, et elle irait jusqu’au bout.
À peine eut-il disparu au coin de la rue qu’elle se pressa vers la chambre. Le moment était venu. Chaque minute comptait. Elle travaillerait avec méthode : aujourd’hui, elle s’attaquerait aux tiroirs du bureau, l’un après l’autre, en prenant son temps. D’autres occasions suivraient pour explorer les sacs et les cartons disséminés au gré des placards. Car elle ne comptait pas en rester là. Ensuite, elle trouverait le moyen d’aller fureter à la cave, mais chaque chose en son temps.
Ce qu’elle cherchait lui sauta au visage dès le deuxième tiroir. Parmi les médicaments périmés, les disques durs et les agrafeuses vides, une vieille boîte de métal bleu attira son attention comme un aimant. Entassés dans une barque trop petite, Astérix, Obélix et un troisième personnage qu’elle ne connaissait pas attendaient qu’une main veuille bien les sortir de l’oubli. Jahia ne put résister et s’en empara, certaine d’y dénicher un trésor d’enfant. Pourtant, alors qu’elle s’attendait à rencontrer un monde de merveilles oubliées, elle n’y dénicha qu’une triste photo solitaire.
Assis au premier plan, un Simon grassouillet, rajeuni de quelques années, mais sans plus. Derrière lui, une femme raide. Tous deux fixaient l’objectif d’un air grave, sans sourire, comme sur les photographies du dix-neuvième siècle. La ressemblance ne laissait planer aucun doute : les deux visages auraient pu être découpés à partir d’un unique modèle. La mère, lèvres plissées et visage sévère, ne regardait pas son fils. Plutôt mince, presque maigre, assez grande sans atteindre le mètre soixante-dix, Mme Lefebvre examinait l’objectif comme on observe un insecte : avec dédain. Dans son expression, Jahia comprit que la vie de cette femme s’était éteinte bien avant l’heure fatidique. Songeuse, elle fixa longuement leurs visages mornes : ces deux êtres n’auraient jamais pu se rapprocher plus que le temps d’une photo. Quelque chose s’était glissé entre eux et les avait séparés à tout jamais. Probablement la disparition de Martin.
Jahia caressa les deux figures immobiles, passant de l’une à l’autre, affligée d’avoir exploré si peu de ce monde inconnu qu’était Simon.
***
Personne n’aurait pu le suivre sans qu’il l’entende venir. Pourtant, la sensation de présences ne le quittait plus. Simon tourna la tête, inquiet. À cette heure-ci, le parc aurait dû lui appartenir. C’était pour ce moment précieux de la journée qu’il sautait de son lit à la première heure. Pourtant, le signal d’alarme qui s’était allumé à l’intérieur de son crâne ne faiblissait pas. Il tendit l’oreille. Seule sa respiration rythmait la distance parcourue. Dans une minute, il couperait entre les buissons et redescendrait vers les allées bien entretenues, vers ce qu’il appelait « la partie civilisée » du parc. Alors, il n’aurait plus qu’à faire le tour du lac pour rejoindre la sortie.
Il écouta encore. Derrière lui, quelque part sur sa droite, un bruit encore distant attira son attention. Incapable d’accepter la réalité qui s’imposait à lui, il crispa les mâchoires. Ce n’était pas un coureur : il aurait reconnu le rythme des pieds qui foulent le sol, la respiration régulière. Là-bas, dans le lointain, encore invisibles, des chiens approchaient. Les pupilles dilatées par la peur, il les devinait : une bonne dizaine de bêtes infâmes, de celles qui poursuivent le coureur imprudent en bandes rigolardes et le harcèlent jusqu’à plus soif.
Une longue plainte monta vers le ciel. La bouche sèche, il tourna sur lui-même, courant dans un sens, puis dans l’autre, perdu, aux prises avec cette main de fer qui lui comprimait la vessie. Une meute entière accourait droit sur lui ! Il se figura leurs oreilles dressées, leurs gueules puantes d’envie, leurs crocs acérés. Il trembla en imaginant leurs grosses pattes qui le piétineraient, leurs prunelles vides, leur odeur mouillée…
Empoignant une grosse branche, puis une autre, il se colla contre un tronc. Le cœur battant, glacé jusqu’aux os, il attendit que la mort lui saute à la gorge. Rien ne changerait jamais. Il connaissait ces monstres de foire, qui n’en finissaient pas de croiser son chemin depuis qu’il était tout petit. Ces sales bêtes se reproduisaient vite, partout, tout le temps. Leur langage franchissait les grilles et les clôtures pour se propager autour de lui et crier leur soif de vengeance. Où qu’il aille, quoi qu’il fasse, elles revenaient toujours le hanter. Chacune d’elle connaissait sa cible : lui.
S’il courait, elles penseraient qu’il fuyait, qu’il se dégonflait, et l’attaqueraient de plus belle, par-derrière, en douce. Mais pas cette fois. Les lèvres pincées, il laissa sa peur se déverser contre le tronc le plus proche.
— Approchez, que je vous écrase le museau ! Vous ne savez pas ce qui vous attend. Demandez à Chucky, le dernier petit enculé de mes deux qui a essayé ! Ma parole, vous allez voir ! Personne d’autre que moi n’aura le dernier mot, vous m’entendez ?
Dans sa tête, le chien des voisins le lorgnait de son œil fou, prêt à déchiqueter ce qui passerait à portée de sa gueule dégoulinante. Jamais l’ado qu’il avait été n’oublierait les nuits entières à se barricader, à trembler au moindre grattement contre la fenêtre de sa chambre. Les dents serrées pour les empêcher de claquer, il avait compté les heures qui le séparaient du jour où il réglerait ses comptes avec toutes les choses qui rôdaient dans le jardin. Il n’en avait jamais douté : un jour, il plongerait les doigts dans leurs petits yeux noirs et les ferait taire à jamais. Il savait, jusqu’au plus profond de son être, ce que ressentaient les sacrifiés qui affrontaient les lions dans l’arène. Il avait déjà vécu cet instant, quand les jambes se font molles et que la volonté vacille, quand seule la colère permet d’avancer et de frapper, encore et encore, jusqu’à ce que la foule se taise et que les bêtes féroces disparaissent dans un bain de sang.
À l’époque, personne n’avait entendu ce gamin insignifiant qui faisait toujours des histoires. Même son père n’avait pas accepté la vérité. Jusqu’au jour de la fameuse morsure, quand le voisin avait ramené Simon à la maison, au milieu des cris. Chucky avait été gentiment conduit jusqu’à son dernier refuge. Simon aurait tout donné pour assister à l’injection mortelle, mais maman n’avait rien compris, une fois de plus. Comme d’habitude, le jour de l’attaque, papa n’était pas là, et c’est le voisin lui-même qui l’avait escorté jusqu’aux urgences. Quel comble ! Voilà que cet abruti avait mis sa cape de héros, alors qu’il était responsable de tout avec son idiote de femme ! La cicatrice sur le mollet avait fini par s’estomper, mais la douleur ne l’avait jamais quitté. La peur non plus.
Il avait été le seul à les voir venir, ces parasites de voisins qui s’étaient incrustés dans leur vie. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, les Lefebvre, père et mère, les avaient adoptés à coups d’apéritifs et de politesse. Il avait fallu ce malencontreux accident pour qu’ils voient enfin la réalité. Maman avait porté plainte pour les vacciner contre les chiens enragés. Ça leur avait effacé leur putain de sourire idiot. Depuis, Simon avait su rester sur ses gardes. Aucun chien ne le prendrait jamais plus au dépourvu.
Sa paupière gauche se mit à tressaillir. Les bras levés, il s’immobilisa. Au loin, les chiens s’étaient tus, probablement pour mieux dissimuler leur approche sournoise. À pas de loups, l’oreille aux aguets, il se prépara à leur retour. Dans son dos, l’arbre qui lui servirait de refuge attendait, prêt à lui offrir l’appui nécessaire. Rien ne bougeait. Pourtant, ils étaient là : le silence particulier de fin du monde qui régnait le lui glissait à l’oreille. Leurs petits yeux attentifs le fixaient. Il le sentait dans le creux de sa nuque. Peut-être avaient-ils compris qu’il ne ferait pas de prisonniers ? À moins qu’ils ne soient repartis, en quête d’une proie plus facile ? Ces saletés pleines de vice affectionnaient particulièrement les embuscades. Il scruta les arbres. Non, elles ne l’attendaient pas sur les branches. C’était déjà ça. Ne devrait-il pas s’éloigner pour les faire réagir ? Il s’écarta d’un pas. Rien. Encore un autre mètre, puis deux. Toujours rien. Il compta jusqu’à cent. Il commençait à se détendre quand un mouvement inattendu attira son attention.
Derrière les arbres, tout autour de lui, la forêt bougeait et grognait. Ses armes improvisées sifflèrent dans les airs.
— Ah, on fait moins les malins, espèces d’enculés ! Approchez, qu’on en finisse !
La bave aux lèvres, un cercle de crocs l’entoura en grondant. Les cris de douleur résonnèrent dans la forêt, ponctués d’éclats de rire et de grognements mêlés. Le jeune homme frappa sans relâche jusqu’à l’épuisement.
Quand il parvint enfin à l’appartement, Jahia l’accueillit avec incrédulité.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est quoi, ces traces sur tes jambes ? Comment t’as fait pour déchirer tes fringues comme ça ?
***
Deux heures huit.
Simon fixa d’un œil contrarié les chiffres rouges qui se traînaient. À ses côtés, Jahia, étalée en travers du lit, dormait profondément. Bras et jambes en étoile, elle respirait la tranquillité. Il se retint de la réveiller et se contenta de caresser l’air à quelques centimètres à peine de son visage. Même le plus atroce des pyjamas mettait ses courbes en valeur. Dans la faible lueur de la veilleuse, elle rayonnait.
Quelque part dans l’immeuble, un bruit de chasse d’eau le décida à sortir du lit. Le réveil avait progressé de plus d’une heure, et rien ne l’aiderait à rejoindre Jahia, quel que soit l’endroit où ses rêves aient pu la mener. Cette nuit encore, il ne dormirait que par à-coups, seul avec les mêmes pensées qui reviendraient le hanter en boucles. Quand ce n’était pas son père, c’était Martin qui le harcelait avec d’éternels souvenirs dont il se serait bien passé. Il se glissa sans bruit jusqu’à la cuisine et se versa un reste de café. Curieusement, jamais sa mère ne venait l’empêcher de dormir.
Avec l’arrivée de Jahia dans sa vie, tout avait changé. Les insomnies qui n’en finissaient pas, les moments de vide et les trous de mémoire s’étaient éclipsés. Même son caractère de chien s’était amélioré. Pourtant, depuis deux mois, le combat avait repris. Il pouvait même dater avec précision la fameuse soirée où tout était reparti. C’était chez cet abruti de flic, l’ami de Jahia dont il ne fallait jamais dire de mal ! Un joint avait circulé et Simon n’avait pas résisté. Il avait tiré dessus. Foutue connerie ! Il savait bien pourtant qu’il ne supportait pas ces cochonneries, qui lui avaient déjà coûté si cher dans le passé. Depuis, les rêves, les nuits blanches et les drôles de sensations refaisaient peu à peu surface. La trêve avait été de courte durée.
Il alluma la télé en râlant contre le café trop froid et tous les décérébrés qui décidaient des programmes de la nuit. Puis il se promit de ne plus s’énerver pour si peu. Les signes étaient revenus. C’est parce qu’il ne maîtrisait pas ses nerfs qu’il se retrouvait toujours dans les pires embrouilles. Il le savait pourtant ! Il devrait réapprendre à ne plus entendre ces voix et ces gens qui l’envahissaient avec leurs délires trop grands. Dans le métro, en voiture, dans les magasins, et même à la maison, il fermerait les yeux et les oreilles pour ne plus les avoir sur le dos.
Il soupira, morose. Ce serait difficile : ils étaient nombreux et rusés. Pourtant, en s’accrochant, même si le monde entier s’était mis d’accord pour le faire craquer, il trouverait la force de les faire disparaître, comme avant.
« C’est évident, je te le dis, ils sont là pour t’en faire voir de toutes les couleurs ! Mais ils ne perdent rien pour attendre. Chaque chose mérite salaire et la fin du mois approche ! »
Sous ses doigts impatients, la télécommande fit défiler d’autres images sans intérêt. Excédé, il la jeta sur la table basse et s’étala de tout son long sur le canapé. À l’écran, un groupe d’éléphants traversait maintenant une rivière gonflée par les pluies. Trois petits, impuissants, se faisaient emporter par les eaux, malgré les tentatives de sauvetage de leurs mères.
Un sourire mauvais illumina le visage de Simon alors que l’image d’une bière bien fraîche lui traversait l’esprit. L’alcool n’arrangerait rien, mais tant pis. Il se leva.
— Quels cons, ces éléphants !
Quand il retrouva son canapé, le reste du troupeau avait rejoint la terre ferme. Sans se presser, il fit défiler les chaînes, les unes après les autres, dans l’ordre, bien décidé à recommencer depuis le début autant de fois qu’il le faudrait. Il se demanda vaguement si les éléphanteaux s’en étaient sortis, puis se passionna pour une rediffusion de golf. Parfois, ses yeux hypnotisés lâchaient prise quand la balle qui traversait l’écran lui échappait, mais jamais assez longtemps pour rencontrer le sommeil.
Soudain, le ramenant à la réalité, des pleurs – d’abord lointains, puis de plus en plus précis – attirèrent son attention. L’esprit embrumé, il se laissa guider jusqu’à la fenêtre et inspecta la rue déserte. Il n’avait pas rêvé : trois étages plus bas, une femme immobile se cachait le visage dans les mains. Habillée d’une longue robe blanche et d’une écharpe épaisse, elle n’était pas à sa place sous ce lampadaire. Les cheveux longs, rousse, mince, elle pleurait. Simon s’approcha encore de la vitre. Maintenant parfaitement éveillé, il n’osa plus bouger de peur de la voir disparaître. Penchée sur son chagrin, elle agitait les épaules. Troublé, il la trouva belle et ne perdit qu’une seconde pour se jeter sur la télécommande. Dans le noir, il pourrait l’observer sans être vu et, cette nuit, le programme s’avérerait plus intéressant qu’à l’accoutumée ! Dehors, la jeune femme n’en finissait pas de pleurer, lui lançant un appel qu’il ne pouvait ignorer.
Une certitude s’imposa : c’est lui qu’elle appelait, et tout homme sensé se serait déjà précipité à son secours. Mais par où commencer ? Il s’imagina dévaler l’escalier, pour se retrouver comme un idiot devant elle en bafouillant des mots incompréhensibles. Ou pire : si elle prenait peur et se mettait à hurler comme une damnée, là, au milieu de la rue, à quatre heures du matin, devant chez lui ! Sans oublier la réaction de Jahia s’il ramenait une inconnue jusqu’à l’appartement ! Contrarié, il recula et s’accorda un tour complet du salon, les mains croisées derrière la tête, avant de regagner son poste d’observation. Jamais il n’aurait imaginé une situation aussi compliquée : y aller et risquer un scandale, ou bien laisser une superbe rousse seule au milieu de la nuit. Une seconde, convaincu, il passa de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la porte, comme un fauve en cage, persuadé, la seconde suivante, qu’il ne devait pas bouger. S’il descendait et que la belle inconnue avait disparu ? Que ferait-il si elle appelait la police et portait plainte ? Et si, arrivé en bas, il découvrait qu’elle n’était qu’une prostituée de plus ?
Il frotta sa paupière gauche, qui s’agitait, signe que le stress gagnait du terrain. S’il ne se calmait pas, il ne maîtriserait bientôt plus rien.
À chaque passage devant la fenêtre, un coup d’œil affolé lui confirmait ce qu’il espérait et redoutait en même temps : l’inconnue n’avait pas bougé, comme pour l’attendre. Ne devrait-il pas réveiller Jahia ? Son sang-froid et ses réflexes de journaliste lui diraient comment réagir. Gentille comme pas deux, elle gérerait la situation mieux que lui. Mais, s’il la réveillait et qu’une fois devant la fenêtre, elle ne trouvait personne ? Une ombre passa sur les traits tirés du jeune homme. Elle le prendrait pour un fou. Les mouvements de sa paupière se firent plus rapides encore. Il ne supporterait pas que Jahia le voie dans cet état. « C’est toi qui l’as vue le premier. Essaie de te débrouiller tout seul, sois un homme ! »
Il devait agir.
N’y tenant plus, malgré son caleçon et son tee-shirt, il se rua vers l’escalier. Arrivé au rez-de-chaussée, il compta lentement jusqu’à dix pour se calmer. Il ne devait pas courir. La porte extérieure à peine franchie, il inspira de nouveau, souffla… et partit au galop vers le lampadaire.
La rue était déserte. L’inconnue s’était évaporée. Simon poursuivit son chemin jusqu’au bout de la rue. À l’entrée du parc, il secoua la tête, déçu. Aucune trace de cette apparition ne subsistait. Elle n’aurait pas pu se faufiler derrière les grilles d’entrée sans qu’il la voie passer.
Les épaules basses, il contempla un taxi solitaire qui disparaissait au loin, la mort dans l’âme. L’angoisse qui s’était emparée de son corps ne le quitta plus jusqu’au lever du jour. S’il ne se contrôlait pas, cette femme lui ferait perdre la raison.
***
Gérard Galibert s’ennuyait. Probablement parce qu’il était vieux et qu’il n’était plus qu’un spectateur de ce monde bruyant et bariolé qu’on appelle la vie. Sans presque jamais s’arrêter, elle passait devant sa fenêtre, aguicheuse et colorée, mais toujours lointaine. Alors, il patientait des jours entiers, prêt à en dévorer les dernières miettes.
Parfois, heureusement, les gamins du quartier venaient rompre sa solitude pour l’ultime représentation d’un jeu transmis de génération en génération et qui pousse les vieux et les jeunes à se faire la guerre. À défaut d’huile bouillante, il leur jetait de petites casseroles d’eau, pas trop lourdes pour mieux viser – une dans chaque main. En croisant les jets, malgré ses bras décharnés et son esprit qui parfois s’égarait, il aurait pu faire mouche à tous les coups. Mais, pour s’assurer de la fidélité de son public, il se contentait d’éclabousser le trottoir. En leur donnant l’illusion d’avoir frôlé le danger, il leur apprenait le courage et s’assurait de leurs visites régulières. Il ne savait plus qui, mais quelqu’un avait dit que, pour gagner la guerre, il faut savoir perdre des batailles. Et pour lui, la guerre contre l’usure devait durer. Ils pouvaient compter sur lui, il veillerait. Jusqu’au bout.
Il soupira, se leva et déplaça sa chaise d’un bon demi-centimètre vers la gauche avant de se rasseoir, satisfait. Aujourd’hui encore, les écoliers reviendraient pour un affrontement dont tout le monde sortirait gagnant. Tout le quartier connaissait la rengaine, et lui en avait fait un surnom : Pépé, débine-toi de là.
La journée entrait dans sa première tranche de néant, celle où rien ne se passe, pas même le temps, quand la grande aiguille ralentit et que le monde s’accorde une pause inutile. Une éternité le séparait encore de son rendez-vous quotidien de dix-huit heures. Les mains sur le ventre, il pencha la tête en avant et s’assoupit, les lèvres pendantes, sur une série de ronflements qui ne dérangeaient plus personne depuis de terribles décennies. Ce soir, il retrouverait Sandra, sa caissière préférée, celle pour qui son cœur avait recommencé à battre depuis qu’elle lui avait tapé dans l’œil. Comme d’habitude, à l’heure où les hommes s’énervent, lui, il laisserait la file d’attente l’aspirer de son pas tranquille. Pour faire durer le plaisir, il refuserait même de passer devant parce qu’il était vieux. Mélangé au flux immobile des clients, il admirerait à loisir cette fille au visage d’ange, belle comme une réminiscence dont il aurait oublié jusqu’au parfum.
Perdus à jamais entre les décombres du dernier accident vasculaire et les zones d’ombre de son cerveau fatigué, les souvenirs de sa jeunesse s’étaient échappés et seul le présent comptait. Avec espoir, il se prépara une double casserole d’eau chaude, au cas où, et revint s’installer devant la fenêtre, prêt à mener sa prochaine bataille contre la vie.
Soudain, ses deux sourcils broussailleux se levèrent quand une imposante BMW blanche entra dans son champ de vision pour s’y arrêter net, remplissant ses fenêtres d’un côté à l’autre. Étrangement, il se souviendrait longtemps de toute la scène qui suivit, en gros plan, avec tous les détails d’un ralenti haute définition. Le bolide fit d’abord un écart, comme pour éviter l’énorme chien qui traversait, mais la trajectoire clochait. L’espèce de croisement de berger des Pyrénées et d’épouvantail, qu’il avait déjà vu rôder dans les parages, n’avait aucune chance. La voiture ne freina même pas. Pire que cela : les pneus dérapèrent en accélérant. La pauvre bête n’aurait pas eu le temps de déchiffrer la plaque d’immatriculation avant qu’elle ne lui rentre dans le crâne.
Aux premières loges, Gérard Galibert comprit que le conducteur avait visé. Ce qu’il avait d’abord pris pour un cri d’horreur n’était que la jubilation d’un homme malade aux commandes de sa machine de mort. La bouche ouverte s’était tordue de plaisir au moment de l’impact.
Le temps d’un battement de cœur, à peine plus, le monde s’arrêta. Ensuite, l’homme à la paupière folle surgit de la voiture et se rua sur le coffre. Une pelle à la main, il bondit sur sa proie et lui balança un monumental coup de talon, avant d’abattre l’outil. Trois fois. Sans remords. Du sang gicla et les gémissements se turent. La tête du chien roula…
Le vieil homme recula, fasciné par ce spectacle improbable. Dehors, l’inconnu agitait sa pelle entre les roues – comme on passe un balai sous un meuble – pour en extirper une masse rougeâtre. Le sang du vieillard ne fit qu’un tour quand elle bascula par-dessus bord et rebondit sur le goudron froid. L’homme la poussa du bout du pied jusqu’à la voiture. Gérard la vit tomber encore, dans un bruit flasque et spongieux, puis rouler à nouveau avant de retrouver le creux de la pelle. Bientôt rejointe par l’autre partie de ce qui avait été un chien, elle disparut enfin dans le coffre.
Le regard perdu dans le vide, Gérard Galibert lutta contre la nausée qui remontait le long de ses narines. La peur rivée au corps, il n’osa pas imaginer ce qu’un fou de cette espèce ferait d’un vieil homme trop curieux tandis que, de l’autre côté de la vitre, le forcené souriait toujours, fasciné par les détails de sa carrosserie. Comme on inspecte une œuvre d’art, il le vit tourner autour de sa machine diabolique et s’arrêter, ici ou là, en connaisseur. Attentif au moindre détail, l’homme au costume élégant prit le temps d’essuyer ou de gratter jusqu’à la dernière trace de sang. Avec un mouchoir blanc, il s’épongea la lèvre et releva la tête vers la fenêtre. Le sourire avait disparu.
Un liquide, que plus rien ne contrôlait, inonda le pantalon du vieil homme, baignant ses cuisses d’une douce chaleur. Avalant péniblement le peu de salive qui lui restait, il attendit, comme hypnotisé, que son cœur veuille bien s’arrêter.