Puylaurens - Paul de Musset - E-Book

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Paul de Musset

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Extrait : "Du temps de la guerre que Louis XIII entreprit pour la succession de M. de Nevers au duché de Mantoue, il y avait sur le pavé de Paris un jeune homme de vingt ans, beau et bien fait, dont le regard, la parole et le geste étaient si pleins de charme, qu'on le reconnaissait aisément pour une personne destinée à de grandes aventures."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I

Du temps de la guerre que Louis XIII entreprit pour la succession de M. de Nevers au duché de Mantoue, il y avait sur le pavé de Paris un jeune homme de vingt ans, beau et bien fait, dont le regard, la parole et le geste étaient si pleins de charme, qu’on le reconnaissait aisément pour une personne destinée à de grandes aventures. Les passants, frappés de sa bonne mine, s’arrêtaient pour le voir marcher, sans se rendre compte du motif de leur intérêt ; mais la véritable cause de l’impression que produisait ce jeune homme était la réunion de trois qualités rares : un esprit raisonnable, un caractère honnête et un cœur passionné. De cet assemblage naissaient toutes sortes d’oppositions et de mélanges remarquables dans l’accent, dans les yeux et l’expression du visage. L’ambition y paraissait avec la loyauté, le courage en même temps que le bon sens, l’amour des femmes uni à la dignité, l’ardeur avec la réflexion. Pour l’instant, on voyait bien que la fortune persécutait ce jeune homme. Un coup d’œil exercé ou malveillant aurait pu découvrir, à l’examen de sa personne, de quel côté le destin le blessait, car il manquait plusieurs brins à la plume de son chapeau, plusieurs bouts à ses aiguillettes, et la bordure de son manteau n’était plus de la première netteté. Il ne fallait pas moins que l’éclat de sa jeunesse pour empêcher d’observer la maturité de ses habits. Son père, ancien courtisan, lui avait appris à se tenir en garde contre la malice des hommes ; les revers lui causaient moins de dépit et les succès moins d’étonnement qu’à un autre. Il voulait parvenir, mais sans nuire à son prochain et sans faire tort à sa conscience.

Le 25 septembre 1630, au matin, ce gentilhomme sortit d’un petit logement qu’il occupait à la porte Saint-Honoré pour se rendre dans la rue des Deux-Écus, où il se mit à regarder les fenêtres, à passer et repasser devant une maison de chétive apparence, comme s’il se fût préparé avec répugnance à quelque fâcheuse démarche. Il se décida enfin à frapper à la porte de cette maison, et monta un méchant escalier dont les degrés de bois branlaient sous ses pieds. Une vieille servante lui demanda si ce n’était pas à maître Lopez qu’il voulait parler, et, comme il répondit par un signe de tête affirmatif, elle l’introduisit dans une grande pièce où il n’y avait guère que les quatre murailles. Dans un coin était un coffre de fer dont le couvercle soulevé laissait voir de gros sacs pleins d’écus. Sur une table ronde, placée au milieu de la chambre, étaient rangées en ordre plusieurs sébiles contenant des pierres précieuses de toutes sortes. On y voyait aussi des colliers défaits, des montures brisées, des étaux, des forets, des loupes et autres ustensiles d’orfèvrerie. Sur un escabeau était assis maître Lopez, grand homme maigre et voûté, avec une peau de couleur pain d’épice, des traits arabes, l’œil singulièrement vif et les dents blanches et aiguës. Il portait un vêtement rouge, boutonné du haut en bas, trop long pour un pourpoint et trop court pour une robe. Le caprice de la mode était venu chercher cet homme depuis peu pour en faire un joaillier fameux. Aussitôt qu’il aperçut notre gentilhomme, Lopez se leva et offrit un siège.

– Point de cérémonie, lui dit l’étranger. Voici une bague ornée d’un diamant, que je voudrais vendre ; vous plairait-il de me l’acheter ?

Maître Lopez prit le diamant, l’examina soigneusement, le mit au soleil et le retourna dans tous les sens ; puis il répondit avec l’accent espagnol :

– Votre seigneurie a besoin d’argent ?

– Il est inutile de descendre à ces détails, dit le gentilhomme en rougissant. Vous plaît-il d’acheter ce diamant ?

– Si j’avais, reprit Lopez, la jeunesse, la beauté, la naissance et la bonne mine de votre seigneurie, je ne vendrais pas mes bijoux. Votre seigneurie se mariera et ne manquera pas alors de regretter cette pierre, qui est bonne à donner à une demoiselle de qualité. Il faut donc que la fortune vous fasse bien grise mine, monsieur. Elle s’adoucira peut-être demain. Pour les gens faits comme vous, sa colère n’est point de longue durée. N’avez-vous pas des amis qui vous puissent prêter quelques pistoles en attendant ? Voulez-vous cent écus sur dépôt ? Je vous les compterai tout à l’heure. Quant au diamant, il est magnifique ; ce serait dommage de vous en défaire. On voit bien qu’il vient de province et que c’est un joyau de famille. C’est peut-être madame votre mère qui vous l’a donné ? Ne le vendez pas, cela vous porterait malheur.

Lopez avait débité ce discours avec tant de vivacité, que le jeune homme n’avait pas eu le temps de lui couper la parole.

– Asseyez-vous, monsieur, poursuivit le joaillier, et contez-moi vos disgrâces. Je puis vous être plus utile que vous ne le pensez.

– Vous êtes un original, maître Lopez, répondit le jeune homme ; puisque vous le voulez absolument, je vous conterai, en deux mots, mon histoire. Je m’appelle Antoine de L’Age, marquis de Puylaurens. Mon père était écuyer du feu roi Henri IV. Pendant toute mon enfance et ma petite jeunesse, je fus l’ami et le compagnon de Gaston d’Orléans. Ce prince a deux ans de plus que moi ; je partageai ses jeux et ses études ; j’étais désigné pour la place de chambellan à la formation de sa maison il y a quatre ans, lorsqu’on voulut marier le frère du roi avec mademoiselle de Montpensier, mon père fut accusé d’avoir détourné le prince de cette alliance, de concert avec M. le maréchal d’Ornano et M. de Chalais. On considéra celle affaire comme une conspiration. Vous savez ce qui arriva : le maréchal d’Ornano, gouverneur de Monsieur, mourut à Vincennes ; le pauvre Chalais eut la tête tranchée. Monsieur fit son accommodement avec le roi son frère et avec M. le cardinal de Richelieu en épousant la princesse de Montpensier, mais on chassa tous les amis de Son Altesse. Mon père retourna dans sa province, où l’ennui abrégea ses jours, et la charge de chambellan qui m’était promise fut donnée à un autre. À seize ans, je ne pouvais pas faire un conspirateur bien dangereux ; cependant on m’éloigna de la cour, et Monsieur m’oublia. Les biens de mon père ayant été confisqués, je vécus pauvrement et dissipai bientôt le peu qui me restait. Il me serait facile de me donner à quelque grand seigneur ; je ne crois pas devoir le faire. M. le cardinal me verrait de mauvais œil ; je ne pourrais approcher de Monsieur sans que l’on m’accusât de prétendre encore à une amitié que le roi n’approuve point. Dans cette position déplorable, j’ai longtemps cherché mon chemin sans savoir par où me diriger. Les ressources m’ont manqué une à une. Je me suis enfin déterminé aujourd’hui à prendre la carrière des armes, et je viens vous proposer cette bague, dernier joyau de l’écrin de ma mère, pour m’équiper avec l’argent que vous m’en donnerez et partir, comme volontaire, dans l’armée d’Italie.

– Vous ne savez donc pas les nouvelles ? dit Lopez. La campagne d’Italie est heureusement terminée. On a signé une trêve qui va se changer bientôt en paix générale. Le marquis de Spinola est mort de douleur d’avoir été battu par Schomberg et Toiras. M. de Montmorency sera fait maréchal de France. Le roi revient, et les deux reines l’attendent à Lyon. M. le cardinal a pris les devants, et est arrivé ce matin à Paris. Ce n’est plus le moment de vous mettre au service comme volontaire. La confiance dont vous m’avez honoré ne sera point perdue. Je vais porter votre diamant à un personnage capable de vous en donner un grand prix. Pour lui, cela vaut quinze cents écus. Je veux que vous les ayez. Revenez me voir sur les cinq heures. J’aurai peut-être quelque heureuse nouvelle à vous apprendre. Lopez n’est qu’un pauvre lapidaire ; mais il sait servir un beau et brave jeune homme, quand l’occasion s’en présente. Au diable la fortune qu’il faut chercher à travers des balles de mousquet ! ce n’est point l’affaire d’une personne de bon air. Un prince qui vous aime et vous favorise, une jolie fille qui vous épouse et vous donne un million, voilà de galants moyens de parvenir, autres que des horions et de la mitraille. Laissez que je dise deux mots à mon personnage, et vous verrez qui est Lopez l’Abencerrage. Surtout, ne parlez à âme qui vive de tout ceci. À cinq heures, je vous attendrai.

En parlant ainsi, maître Lopez fermait à la hâte son coffre-fort, rangeait ses sébiles de pierreries, et couvrait son chef d’une coiffure plutôt semblable à un turban qu’à une barrette. Après avoir enveloppé la bague dans un papier, il reconduisit le jeune homme jusqu’à la rue et se sauva en courant.

Le soir venu, M. de L’Age ne manqua pas d’être exact au rendez-vous.

– Entrez, monsieur, lui dit le joaillier, et prenez un siège. Nous avons du nouveau. Dieu est grand, et, s’il lui plaît, il vous peut mener loin. Je ne répondrai pas à votre confiance par des mystères. Sachez que le personnage à qui j’ai voulu vendre votre diamant est M. le cardinal de Richelieu. Je suis assez avant dans ses bonnes grâces pour de petits services particuliers que je lui ai rendus. Votre bijou a tout d’abord donné dans l’œil à Son Éminence ; mais le cardinal eut l’audace de m’offrir deux mille livres. – J’en donnerais trois mille moi-même, lui répondis-je, au gentilhomme à qui ce diamant appartient, si ce n’était une personne à qui je m’intéresse et sur laquelle je ne veux point gagner. Votre Éminence donnera quinze cents écus, ou elle n’aura point cette bague. Le grand ministre m’appela juif, corsaire, philistin, quoiqu’il sache bien que je suis de la vraie religion, celle du divin prophète Mahomet. Quand il m’eut gratifié de ces injures en manière de badinage, il poussa jusqu’à mille écus, et me parla d’autre chose, comme si c’était marché conclu. Il prit enfin un chiffon de papier sur lequel il allait me faire un bon de trois mille livres, lorsque je le priai de ne point se méprendre avant d’écrire, et qu’il me fallait quinze cents écus. Il m’appela sot, et je remis le diamant dans ma poche ; mais, au bout d’un instant, il voulut le regarder encore. – Lopez, me dit-il alors, sais-tu que tu es un habile homme, et qu’il y a de l’étoffe en toi pour tailler un conseiller d’État ? – On en fait qui ne me valent pas, répondis-je. – Et, reprit le ministre, il ne tiendrait qu’à moi de te donner un bel emploi. Tu n’as qu’à me faire un peu ta cour. – Je n’ai point d’ambition, répondis-je ; cependant, si Votre Éminence veut me protéger, cela n’est pas de refus. – Nous verrons cela, dit le cardinal ; cherche toi-même ce que je puis te donner. Allons, je te vais bailler en attendant tes mille écus. – C’est quinze cents, Monseigneur ; je ne puis accepter moins. – M. le cardinal chiffonna ses papiers avec dépit, et, prenant ensuite un air grave, il m’adressa ces paroles remarquables dont nous ferons tous deux notre profit : – Écoute-moi, Lopez, me dit le ministre : ces cinq cents écus sur lesquels je bataille sont peu de chose pour moi. Ce qui me touche au cœur, c’est que j’attache une idée superstitieuse à cette affaire. Je n’ai point réussi à te persuader ; le pronostic est mauvais. Cette journée sera malheureuse, et ce que j’ai en tête va échouer, chose plus funeste qu’une bague perdue. Reprends cette pierre ; je ne veux plus la voir jusqu’à demain. J’ai reçu un courrier qui me donne de l’inquiétude. Le roi est tombé malade en arrivant à Lyon. Les deux reines sont à son chevet, et lui ont déjà arraché la promesse de me perdre à son retour à Paris. Ce n’est pas là ce qui m’émeut. Plût au ciel que ce grand roi y fût revenu ! Mais cela montre combien mes ennemis ont d’acharnement contre moi. Si le roi vient à mourir, ils m’accableront. Gaston d’Orléans me déteste, et, s’il monte sur le trône, j’aurai fort à souffrir.

Le cardinal, poursuivit Lopez, me parla de Monsieur en des termes si cruels, que je ne puis les redire à l’ancien ami de Son Altesse ; mais on y voyait assez le mépris dont il fait profession pour ce jeune prince.

– Vous avez raison, répondit M. de L’Age ; il ne me convient pas d’entendre mal parler d’une personne qui m’a honoré de son amitié.

– Le ministre, reprit Lopez, ajouta ces paroles : Je suis allé ce matin au palais du Luxembourg, et Monsieur, qui ne savait pourtant rien encore, m’a reçu très froidement. Il faut que je m’accommode avec lui à tout prix, de sorte qu’il ne puisse plus me manquer sans se couvrir de honte. Après cela, je retournerai à Lyon en toute hâte.

Nous en étions là, quand on vint gratter à la porte, et nous vîmes entrer mademoiselle de Pont-Château, la cadette, nièce chérie du cardinal.

– Je la connais, dit M. de L’Age : une charmante petite fille de douze ans, avec qui j’ai joué tant de fois sur le sable des jardins à Fontainebleau ! Elle était ma mie, et moi son chevalier dans nos amusements. Son petit cœur était déjà plein de roman et de sensibilité.

– Que dites-vous donc ? interrompit le joaillier. Vous oubliez qu’il y a quatre ans de cela. Mademoiselle de Pont-Château a seize ans. Elle est grande, formée, belle comme les amours.

– Je n’y songeais plus, Lopez. Elle aura oublié son pauvre chevalier.

– M. le cardinal donc se déride volontiers aussitôt qu’il voit cette jeune fille. Elle vient le lutiner dans son cabinet, et lui demande toujours des aumônes ou des pensions qu’il n’ose lui refuser. L’Éminentissime prit le ton badin. Te voilà, Marguerite, lui dit-il, viens un peu que je t’embrasse. Combien de baisers me donneras-tu, si je te fais présent d’un diamant ? Croiriez-vous que ce prélat avaricieux osa m’offrir encore ses mille écus de la bague ! Je saisis ma barrette pour sortir sans lui répondre ; mais il me rappela et me demanda qui donc était cette personne dont je prenais si fort les intérêts, et si ce n’était pas quelque mécréant de mon espèce. Il me vint un trait de lumière, et je vous nommai. Aussitôt la jeune fille se souvint de vous. – Antoine de L’Age, dit-elle, mon compagnon d’enfance ! Hélas ! le pauvre garçon, il a besoin d’argent ! Vite, mon oncle, achetez-lui son diamant le double de ce qu’il vaut.

– Ah ! Lopez, interrompit M. de L’Age, qu’avez-vous fait, malheureux ! Vous avez trahi le secret de mon infortune ; vous m’avez dépeint aux yeux de cette aimable fille comme un homme réduit aux expédients. Je suis perdu dans son esprit, terni des pâles couleurs de la misère. Pourquoi suis-je venu ici ? Pourquoi vous ai-je parlé de moi ? Je voudrais m’être cassé la jambe dans l’escalier de cette chétive maison. Maudit bavard ! maudit Lopez ! maudit diamant !

– Si vous criez ainsi, reprit le joaillier, vous ne saurez point la fin de mon histoire, qu’il vous importe fort de connaître.

– Eh ! que me fait ton histoire à présent, vilain Arabe ? Il fallait offrir ma bague pour rien à la petite Marguerite, et lui dire de la garder pour l’amour de moi, en souvenir du beau temps où nous étions enfants.

– Je n’ai eu garde de vous ôter le plaisir de l’offrir vous-même. Écoutez seulement la fin de mon histoire. M. le cardinal, entendant votre nom, l’a répété deux ou trois fois d’un air réfléchi, puis il m’a dit : Je ne suis pas fâché qu’il ait besoin d’argent, car si je lui rends un service, il me sera plus obligé. Alors la jeune fille caressa son oncle en le priant de faire quelque chose pour vous, et finalement le ministre m’ordonna de vous mander demain matin sur les neuf heures. Ne manquez pas d’y aller. Voici votre diamant. Dites un peu maintenant si je suis un vilain Arabe, et si je n’ai pas bien mené votre barque.

– Oui, dit M. de L’Age avec amertume, on me donnera par charité une triste pension sur la cassette du ministre ; mais je n’en suis pas là, et je refuserai net.

– On ne vous offrira point de pension. Allez avec confiance au lever du ministre. Veuillez accepter de moi cent écus à titre de prêt pour vous mettre en équipage, car il vous faut des habits neufs. Tout ce que je vous demande en retour, c’est de vous souvenir que vous aurez dû votre premier pas au bonhomme Lopez.

– Eh bien ! nous verrons cela demain. Adieu, Lopez ; s’il m’arrive bonheur, comptez sur ma reconnaissance.

M. de L’Age emporta les cent écus. À mesure qu’il repassait dans sa tête les paroles de Lopez, l’espérance grossissait dans son esprit comme une boule de neige qui va roulant. Pourquoi en effet le ministre aurait-il souhaité le voir à son lever, s’il n’avait quelque dessein de l’employer ? La circonstance était délicate. Pouvait-on s’attacher au cardinal, ennemi constant, sinon déclaré, d’un prince qu’on avait servi ? D’un autre côté, fallait-il se condamner à l’oisiveté perpétuelle pour avoir occupé jusqu’à seize ans un poste où tant d’autres s’étaient succédé depuis ? Cependant on ne se donnait au cardinal qu’à la condition d’être l’ennemi de ceux qu’il n’aimait pas, et cela pouvait mener à de fâcheuses conjonctures, comme une hostilité contre Monsieur. Ce parti n’était pas acceptable pour une âme droite et loyale. On ne pouvait prendre sans scrupule qu’un emploi dans la maison du roi. C’était sans doute ce que le cardinal saurait comprendre de lui-même, et ce qu’il avait le dessein d’offrir à M. de L’Age. Notre gentilhomme se mit, comme disait Lopez, en équipage d’habits neufs. Il acheta des gants de senteur, des manchettes en satin de la Chine et une plume fraîche, après quoi il attendit la nuit sous les arbres du rempart des Tuileries, et il alla se mettre au lit, bercé par des fantômes de bonheur, qui n’en avaient pas moins de charme pour être vagues et indécis.

Le lendemain, Antoine de L’Age ayant ajusté ses dentelles et mis à son côté sa plus belle épée, se rendit au Palais-Cardinal. Une douzaine de jeunes gens attendaient dans l’antichambre. C’étaient les fidèles du ministre, et, pour la plupart, des hommes nouveaux, attachés tout récemment à la fortune de Richelieu, qui prenait volontiers ses serviteurs dans les derniers degrés de la noblesse. Ces visages inconnus faisaient grand bruit dans la salle d’attente. Le jeune de L’Age se tenait à l’écart. On se demandait qui était cet étranger ; on le regardait avec inquiétude et jalousie. On attendait que son nom et sa position fussent connus pour le traiter avec respect ou avec le dernier mépris, selon qu’il serait à craindre ou sans crédit ; mais à cause de ses façons qui trahissaient un homme qui avait du monde, et surtout à cause de l’énergie et de la fierté qui perçaient dans ses yeux, on n’osait parler de lui qu’à voix basse. Notre gentilhomme, retiré dans un coin, vit entrer par les petites portes quelques personnages célèbres dont pas un ne le reconnut, le vieux duc d’Angoulême, bâtard de Charles IX et fidèle ami du cardinal, le marquis de Rambouillet, dont l’hôtel était déjà le temple du bel esprit. Puylaurens vit encore passer M. de Châteauneuf, qui ne soupçonnait guère alors qu’il dût être garde des sceaux tout prochainement, M. de Marillac, le garde des sceaux actuel, dont le cardinal savait déjà les intrigues, le président Séguier, Bois-Robert, ami intime et bouffon du ministre. Ces personnages, convoqués pour une affaire qu’ils ignoraient, accouraient tous avec un air d’inquiétude et d’empressement. Les jeunes gens mesuraient la profondeur de leurs saluts au degré de puissance de chacun des passants. Lorsqu’ils virent que le nouveau venu ne connaissait personne, ils en augurèrent mal pour lui, et finirent par décider que ce devait être un hobereau de province, cherchant fortune et frappant, à tout hasard, à la porte du ministre.

Aussitôt que l’huissier parut, Puylaurens, qui savait l’étiquette, lui dit son nom en le priant de demander pour lui ; c’était la formule voulue pour entrer lorsqu’on n’était pas inscrit. L’huissier retourna dans la chambre à coucher ; mais, au lieu d’ouvrir la grand-porte, il frappa de sa verge sur la boiserie pour qu’on fît silence.

– Messieurs, dit-il, Son Éminence est pressée et ne peut vous recevoir ce matin. Elle va partir dans un moment pour aller au Luxembourg. Vous êtes priés de l’y accompagner.

Une agitation extraordinaire suivit cette déclaration de l’huissier. Les jeunes gens qui n’avaient point de carrosse demandèrent des places à leurs amis ; on s’accorda ensemble de façon à ne laisser personne dans l’embarras, et bientôt tout le monde se trouva pourvu, excepté notre pauvre gentilhomme, pour qui ces arrangements étaient comme autant d’affronts. Voyant son entrevue manquée, il ne savait plus que résoudre, lorsque la nièce du cardinal vint à passer. Elle reconnut son ami d’enfance et courut à lui tout droit.

– Vous voilà, Antoine, dit-elle en rougissant. Bon Dieu ! que je suis folle de vous parler comme je le fais ! Vous aurez oublié le temps de nos jeux. Que vous êtes changé !

– Je vous en dirai autant, mademoiselle, répondit le jeune homme. Vous étiez une enfant, et je retrouve une belle et éblouissante jeune fille. Si je me souviens de nos jeux ! il ne faut pas le demander, car je vous appellerais tout de suite ma chère Marguerite comme autrefois, et tant de familiarité n’est plus de saison. Hélas ! que ne sommes-nous encore dans les jardins de Fontainebleau ! J’étais heureux dans ce temps-là !

– Eh ! reprit la jeune fille, n’attendez-vous plus rien d’heureux dans l’avenir ? Voyons : à quoi puis-je vous être utile ? Disposez de mon crédit. Que demandez-vous ? Il faut aspirer à quelque bel emploi. Sous le prétexte de mon ignorance en affaires, je puis me permettre bien des choses. J’ai des privilèges précieux. M. le cardinal, dans ses heures de mélancolie, a besoin de moi pour l’égayer. Quand je lui prépare son eau sucrée, j’ai toutes les peines du monde à voir en lui le politique savant dont les bras touchent aux deux bouts de l’Europe. Confiez-moi vos projets ; j’y songerai en travaillant à ma broderie. Je pousserai doucement à la roue ; l’occasion se présentera tous les jours de vous servir. Dites-moi ce que vous souhaitez, et vous aurez bientôt de mes nouvelles. Vous aviez un rendez-vous de mon oncle pour ce matin, et le voilà manqué. Ne vous embarrassez de rien ; j’arrangerai les choses pour que vous soyez reçu demain.

– Que vos grâces et votre naïveté sont alarmantes :

– Il ne s’agit pas de cela. À quoi donc pensez-vous ? Quel mauvais courtisan vous êtes ! Je vous parle d’affaires, et vous me contemplez sans écouter mes graves discours ! Est-ce ainsi qu’on doit solliciter ? Il est aisé de voir que vous avez perdu l’habitude de fréquenter la cour. Revenez à vous, monsieur. Voulez-vous entrer dans la maison de mon oncle ? Ce serait le mieux ; nous nous verrions comme dans notre enfance.

– Hélas ! je ne le puis pas, mademoiselle.

– Seriez-vous des ennemis de M. le cardinal ?

– Je ne suis l’ennemi de personne ; mais j’eus autrefois l’amitié d’un prince que M. le cardinal fait profession de haïr.

– C’est vrai : je l’avais oublié. Votre passé vient, comme un fâcheux, s’établir entre vous et moi. Bonté divine ! cela peut nous séparer pour la vie. Cependant vous aurez toujours une personne disposée à vous servir auprès de mon oncle, et, puisqu’il y a dans votre passé des souvenirs qui vous attachent à sa nièce, ne pouvez-vous, dans votre cœur, les opposer à ceux qui vous lient au frère du roi ?

– Le premier de ces souvenirs, répondit le jeune homme, a déjà décidé de mes sentiments, le second réglera ma conduite.

– Ne me dites point de galanteries. Cela mettrait de la contrainte entre nous. Je veux croire que nous sommes encore enfants et que notre amitié est sans conséquence.

– C’est justement pour vous rappeler nos jeux que je vous parle ainsi. Vous étiez la princesse, et j’étais le chevalier.

– Ah ! chevalier, que nous parlions bien phébus ! La lecture des Amadis nous profilait merveilleusement. Vous aimiez trop les combats, les dangers, les géants pourfendus. C’était le seul reproche que j’eusse à vous faire. Pour moi, je préférais les scènes d’amour, et vous y aviez peu de goût. Vous vous êtes corrigé de ce défaut, à ce qu’il me paraît, et vous sauriez mieux aujourd’hui vous acquitter du rôle de soupirant.

– Sans doute, mais seulement pour vous obéir, princesse. Ne vous ai-je pas assez souvent délivrée des mains de l’enchanteur, lorsque vous gémissiez dans cette affreuse tour gardée par un dragon vomissant du feu ?

– Il est vrai, chevalier : vous poussiez le courage jusqu’à la témérité. Ah ! que n’y sommes-nous encore ! Il faut à présent faire sa cour, souhaiter le tabouret de duchesse ; et quand on me parlera mariage, c’est alors qu’il y aura des larmes ! je n’ose y songer. Chevalier, soyons enfants le plus longtemps que nous pourrons. Mais je vois que vous ne parlez à personne ; ces messieurs ne vous ont-ils pas offert une place dans un carrosse ?

– Ils s’en sont bien gardés.

– Laissez seulement que mon oncle vous ait donné le bonjour, et ils changeront de manières avec vous. Adieu, chevalier ; je vais parler de vous à M. le cardinal.

Lorsque mademoiselle de Pont-Château fut entrée dans le cabinet du ministre, messieurs de la suite, qui avaient recueilli à la dérobée quelques mots de la conversation, s’amusèrent à gloser par jalousie.

– J’ai deviné l’énigme, disait l’un d’eux : la mère de cet étranger était nourrice de la nièce de Son Éminence.

– Et il est juste qu’on s’occupe du frère de lait, dit un autre. Ne manque-t-il pas un Suisse à la porte de Rue ! ? M. le cardinal peut disposer de cet emploi. Cela vaut bien six cents livres, sans compter le tour du bâton.

– On y recevrait les étrennes de Marion de Lorme, qui est généreuse.

Le bruit courait alors que le ministre faisait des confidences à cette célèbre courtisane.

Ces propos furent interrompus par les huissiers, qui ouvrirent les grandes portes. Le cardinal de Richelieu parut, suivi d’un cortège de visages graves.

– Messieurs, dit-il aux jeunes gens qui l’attendaient, ne donnez point de place dans vos carrosses à M. de L’Age ; il montera dans le mien.

II

Antoine de L’Age fut un peu étonné de se trouver tout à coup dans le carrosse du ministre, en tête-à-tête avec ce personnage si puissant ; mais il ne laissa pas voir sa surprise et se tint en homme qui sait prendre son rang.

– Monsieur, lui dit le cardinal, j’ai appris avec plaisir que vous étiez à Paris. Je me félicite de l’occasion qui se présente à moi de réparer une injustice. Parce que le père a failli, ce n’est point une raison pour que le fils soit accablé. Nous allons faire en sorte que votre position vous soit rendue. J’espère que vous m’en témoignerez un peu de reconnaissance.

– Ma reconnaissance sera éternelle, répondit M. de L’Age ; car, s’il plaisait à Votre Éminence de laisser retomber sur moi la faute de mon père, je n’aurais pas le droit de m’en plaindre.

– Je sais, reprit le cardinal, que vous avez le cœur honnête et bien placé. Depuis longtemps le frère du roi exprime hautement contre ma personne et les actes de mon ministère une animosité qui m’afflige. Il faut que cela ait une fin. Je prétends aujourd’hui faire toutes choses au monde pour me réconcilier entièrement avec Monsieur. Je veux user envers ce prince de procédés tels que, s’il me refuse encore son amitié, tous les torts soient de son côté. C’est dans ce dessein que je ramène auprès de Son Altesse un ancien ami dont on l’avait séparée. En retour du service que vous allez recevoir de moi, je vous prie de m’en rendre un autre. Le prince est entouré de brouillons et de gens malveillants qui l’égarent et finiront par le perdre, s’il persiste à les écouter. Il me faut un ami dans cette maison qui m’avertisse à propos des cabales et des mauvais conseils.

– Si j’ai quelque crédit sur l’esprit du prince, dit M. de L’Age, je ferai mieux que cela ; j’obligerai le prince à aimer le grand ministre choisi par le roi son frère.

– Fort bien, jeune homme, reprit le cardinal. Vous connaissez le caractère de Monsieur : c’est celui d’une femme qui ne voit que par les yeux de ses favoris. Pour l’humeur, ce prince est un enfant capricieux, qui boude sans motif et trouve de la volupté dans la désobéissance. Il considérera toujours son frère et le ministre comme des pédants incommodes. Avec une niche d’écolier, il se croit vengé de la supériorité du roi, et, quand il m’a lancé au visage une injure, je puis impunément le frapper dans ce qu’il a de plus cher, dans ce que son honneur le devrait obliger à défendre jusqu’à la mort. Il a cru me punir de l’avoir marié par force à une princesse dont il ne voulait pas, en mettant de vieux babils le jour de ses noces. Cette manie de conspirer qui le travaille vient de l’impunité que lui assure le sang royal. D’autres payent de leur tête ses équipées, et vous savez comme il abandonne ses amis. Le jour que Chalais est monté sur l’échafaud, Monsieur faisait une fortification en miniature dans son jardin et ouvrait la brèche avec un petit canon de cuivre pour se divertir. Quand Ornano mourut dans sa prison, Monsieur laissa échapper cette étrange parole : « Je n’aurai donc plus à me lever de grand matin pour aller demander au roi la grâce de mon gouverneur. » Ce prince s’attend à régner, parce que le roi est maladif et que nous n’avons pas encore de dauphin. Ce serait le plus grand malheur qui pût tomber sur la France, car Monsieur est incapable de gouverner. Le secret pour vous emparer de son esprit, c’est de vous déterminer promptement sur toutes choses, d’avoir une opinion ferme et de la soutenir avec ténacité, quand même elle ne vaudrait rien, car les gens irrésolus cherchent leur appui sur la force des autres, et, s’ils combattent la volonté d’un conseiller, c’est pour se mieux convaincre qu’ils doivent se ranger à son avis. Pourquoi Monsieur a-t-il tant de confiance dans Le Coigneux, son chancelier ? Parce que Le Coigneux est un brutal, et qu’il se résout sans hésiter à faire une méchanceté. Aux méchancetés près, faites comme le chancelier. Soyez encore plus prompt à résoudre et plus entier que lui. Vous deviendrez bientôt maître absolu du prince, et vous pourrez être utile à l’État et agréable au roi. Je prêterai les mains à votre fortune, car cette commission est d’une importance incomparable. Appliquez-y votre intelligence, votre sagesse et votre dextérité ; maintenez la bonne harmonie entre Gaston et le roi son frère ; c’est une lâche noble et belle. Pour moi, je sais de reste comment je dois me conduire avec Monsieur. Vos avis me suffiront pour me bien diriger, et nous épargnerons ainsi de grands troubles à l’État.

– Votre Éminence, répondit M. de L’Age, peut être assurée que je servirai ses intérêts avec autant de zèle et de soin que le permettront mon honneur et le respect que je dois à Monsieur.

Le cardinal fronça les sourcils en fixant de ses yeux gris un regard pénétrant sur le jeune homme, comme si cette réponse lui eût donné de l’inquiétude.

– Vous considérez-vous au moins comme mon obligé ? dit-il.

– De tout mon cœur, répondit Puylaurens. Votre Éminence s’apercevra, j’espère, de mes bonnes intentions, de ma reconnaissance et de mon dévouement.

– À la bonne heure ! reprit le cardinal en adoucissant la sévérité de ses regards. Je n’ai pas besoin de vous dire entre les mains de quels gens le prince est tombé ; vous les devez connaître. Ce sont autant d’écoliers échappés. Monsieur se prépare étrangement à régner en courant les cabarets la nuit, en soupirant pour des filles et des cuisinières, en faisant des tours à être arrêté par le guet. Tous ses amis sont des fous ou des coquins. Chaudebonne seul est un honnête homme, mais incapable. Le secrétaire Goulas est un brouillon qui s’imagine devenir ministre quand le maître aura une couronne. Le petit Boulay a reçu dans la tête quelque coup de marteau, et vole les deniers du prince sous le prétexte de sa folie. Blot est un ivrogne, un libertin et un athée, qui se fait une gloriole de ses vices, et se croit à la fois un poète et un politique pour écrire de méchants vaudevilles contre moi. Sauvage, que Monsieur a mis dans sa chambre sans qu’il soit gentilhomme, est un piqueur d’assiettes, bon convive et d’esprit, farceur de société, qui a gagné l’estime du prince par des grimaces. Le Coigneux seul est capable de gouverner Son Altesse ; mais avec sa mine bourrue, ses façons de marchand d’orviétan et ses amours de Barbe-Bleue, il ne deviendra jamais que ce qu’il est. Il faut auprès de Monsieur un honnête garçon de bonne maison, dont les intentions soient pures, et qui ait du bon sens. Vous aurez l’honneur, en vous emparant de ce prince, de le ramener dans des voies qui plairont au roi ; mais, pour suivre une juste progression et ne rien brusquer, ne craignez point de vous mêler d’abord aux folies de Son Altesse ; tirez des feux d’artifice, brisez des enseignes et faites la débauche comme les autres ; plus tard, quand vous aurez établi votre crédit, vous mettrez à la porte toute cette engeance. On ne vous interdit point d’avoir de l’ambition. Nous aurons encore à parler sur ce sujet. Je vous recevrai solus cum solo à mon lever l’un de ces jours.

En causant ainsi, on arriva au Luxembourg, où la reine-mère habitait à l’ordinaire. Monsieur occupait ce palais, tandis que Marie de Médicis était à Lyon, et d’ailleurs ce prince y venait loger volontiers pour se mêler plus commodément aux cabales de sa mère contre le cardinal. Gaston d’Orléans, qui avait vingt-deux ans alors, eût été un homme d’agréable apparence, si les avantages de la taille et de la figure n’eussent été perdus en lui à cause de l’abandon de sa personne et du mauvais état de ses vêtements. La beauté de ses traits et la fraîcheur de son visage étaient gâtées par on ne sait quoi de morne qu’il avait dans la physionomie et qui lui venait des Médicis. Ces dehors négligés et cet air éteint seraient regardés aujourd’hui comme les indices d’un désordre de la cervelle, et, malgré l’esprit incontestable de ce prince, on pouvait en effet le soupçonner d’un léger dérangement de tête en voyant ses manières de page et les inconséquences de sa conduite. Ses saillies avaient souvent de la finesse ; d’autres fois elles étaient d’une grossièreté barbare. Il rencontrait des mots heureux, qu’il mélangeait de propos de corps de garde. Quoiqu’on lui eût annoncé la visite du cardinal, il affecta de ne point se tenir dans le palais, et le ministre le trouva au jardin, la bêche à la main, faisant de petits terrassements, et enfoncé jusqu’aux chevilles dans la terre.

– Votre Éminence, dit-il en s’appuyant sur sa bêche, nous vient forcer dans nos retranchements.

– J’y viens avec une branche d’olivier à la main, répondit le cardinal, car j’apporte des paroles de paix.

– Doucement ! reprit Monsieur. Nous ne faisons jamais la paix ensemble sans qu’il en coûte la vie à quelqu’un. Voici déjà M. Le Coigneux qui pâlit et Goulas qui voudrait être à la frontière.

– Je suis bien décidé cette fois à devenir sincèrement l’ami de Votre Altesse, à mes dépens s’il le faut.

– Vous serez donc, répondit Monsieur, le seul de mes amis qui ne risquera point d’avoir la tête coupée. Ne voyez-vous pas que nous conspirons contre l’État, puisque nous remuons les terres du royaume avec la bêche et le chariot ? Il faut nous faire un procès capital, et vous appellerez ce procès la conjuration des pioches.

– Votre Altesse est en belle humeur, dit le ministre d’un ton fort grave. Me permettra-t-elle à présent de lui dire sérieusement quelques paroles ?

– Votre Éminence peut parler avec le sérieux d’un procureur, je l’écouterai avec l’attention d’un président à mortier.

– Monsieur, reprit le cardinal, les démêlés que nous avons eus ensemble au sujet de votre mariage avec mademoiselle de Montpensier sont déjà d’ancienne date ; ils doivent être oubliés, puisque Votre Altesse n’a pas eu sujet de regretter d’avoir fait ce mariage, puisqu’elle a vécu en bonne harmonie avec cette excellente princesse, puisqu’elle aime Mademoiselle, aimable enfant sortie de cette union, puisqu’elle a pleuré sa femme avec toute la sensibilité d’un mari sincèrement touché. Si Votre Altesse se souvient encore de ses griefs contre moi, je la supplie de les effacer de sa mémoire, de recevoir les expressions du respect dont je suis pénétré pour elle, et de me rendre enfin son amitié. De mon côté, je suis prêt à entreprendre tout ce qui est en mon pouvoir pour la satisfaire à l’avenir et mériter autrement qu’en paroles cette amitié que je désire ardemment.

– Monsieur le cardinal, répondit le prince, je veux bien oublier mes anciens griefs, je veux bien croire à votre respect et accepter votre amitié ; mais je la tiendrai pour autre chose que des paroles quand j’en aurai vu les effets.

– Demandez-moi, reprit le ministre, tout ce qu’il vous plaira de distribuer à vos amis.

– Je saurai bien faire la fortune de mes amis, dit Monsieur. N’ai-je plus de crédit, et faut-il des entremises du roi mon frère à moi ?

– Votre Altesse ne m’entend pas, dit le cardinal : je m’estimerais heureux qu’elle pût avoir besoin de mes services en quelque rencontre.

– Eh bien ! je chercherai ce que je puis vous demander, et je vous le dirai sans façon. En attendant, voici ma main en signe de mon amitié.

Le cardinal prit la main de Monsieur et la baisa respectueusement.

– Votre Altesse, dit-il, a le cœur clément du grand Henri son père. A-t-elle conservé le souvenir du jeune Antoine de L’Age, qu’elle aimait particulièrement dans sa petite jeunesse, et dont on avait cru devoir la séparer ?

– Vous allez rouvrir une de mes blessures, dit Monsieur. Puylaurens était le plus cher de mes amis, et je ne suis pas encore guéri du dépit qu’on m’a donné en me l’ôtant.

– Le voici, reprit le cardinal. Je vous le rends. Avancez, Puylaurens, et montrez votre respect à Son Altesse royale.

Puylaurens fit deux pas en avant. Monsieur jeta la bêche qu’il tenait et saisit son ami dans ses bras.

– Mon pauvre Antoine ! dit-il, te voilà donc revenu ! Que je suis aise de t’embrasser ! Mordieu ! que tu es grand et que tu as bon air ! Tu feras honneur à ma cour. On a dit que je t’avais oublié ; mais du diable si cela est vrai. Je n’aurais jamais pardonné au roi ni à M. le cardinal de nous avoir séparés.

– J’ai donc à présent mon absolution ? dit le ministre.

– Vous l’avez cette fois, reprit Monsieur. Mon amitié n’est plus une parole vaine ; elle vous est bien acquise.

– Je suis heureux d’avoir trouvé cette occasion de plaire à Votre Altesse, et je la laisse maintenant au plaisir de revoir son ancien ami.

Le ministre ayant pris congé du prince pour s’en retourner au Palais-Cardinal, Monsieur emmena Puylaurens sous les arbres du jardin. Il le retint une heure entière à causer des évènements qui s’étaient passés depuis leur séparation. Il lui conta ses ennuis, ses humiliations, les maux dont on avait accablé sa maison et ses amis, et s’échauffa en parlant contre le cardinal ; puis il finit par s’adoucir en songeant au bon procédé dont le ministre usait envers lui. Il pria ensuite M. de L’Age de lui raconter ses aventures pendant la même période de temps, et tout le monde comprit à cette longue conférence que Puylaurens se trouvait tout à coup plus avancé dans la confiance du prince qu’aucun de ses autres serviteurs. La plupart de ces esprits vulgaires en conçurent de la jalousie. M. Le Coigneux seul eut assez de sens pour vouloir s’attacher à Puylaurens et s’assurer l’appui d’un favori qu’il eût vainement essayé de renverser.

– Messieurs, dit le prince, voici l’heure du dîner ; il nous faut faire la débauche pour fêter le retour de M. de L’Age. Nous irons manger au cabaret du Rempart, et nous verrons après les comédiens du Marais. M. Blot prendra les devants pour faire préparer les viandes, et il emportera le meilleur vin que mon sommelier ait dans sa cave.

Monsieur s’assit par terre pour ôter les pierres qu’il avait dans ses souliers, et demanda des bottes pour aller au Rempart à cheval. Ses pages voulaient lui donner un autre habit, mais il ne prit pas le temps de changer, et partit suivi de sa cour, avec de la terre dans ses ongles, de la boue sur son haut-de-chausse et les cheveux en désordre. Puylaurens monta sur un cheval des écuries du Luxembourg, et la bande évaporée se mit en chemin au galop. En passant sur le Pont-Neuf, on rencontra un carrosse de voyage à six chevaux. M. le cardinal sortit sa tête par la portière en souriant.

– Où donc allez-vous ? lui demanda Monsieur.

– Je pars pour Lyon, répondit le cardinal. C’est la triste condition des hommes d’affaires que de n’avoir pas même un jour à donner au plaisir, au repos ni à la bonne chère. Adieu, Monsieur, divertissez-vous bien.

Le conseiller d’État Des Noyers était dans le carrosse auprès du cardinal.

– Ces jeunes gens, dit-il, sont tous bottés et armés comme s’ils allaient en guerre. M. de Mirabel avait raison d’en plaisanter comme il fit en disant au roi d’Espagne qu’il ne devait plus y avoir personne en France, puisqu’il avait vu tout le monde botté comme pour un voyage.

– Ne vous y trompez pas, dit le cardinal, cette mode des bottes, des rapières et des chevaux est un signe diagnostique de l’échauffement des cervelles, du goût des entreprises, des conspirations et des cabales. Nous ne sommes pas au bout de nos peines avec cette jeunesse turbulente.

Tandis que le carrosse du cardinal cheminait lourdement le long de la Seine, Monsieur avec son essaim de jeunes gens arrivait chez le traiteur du rempart des Tuileries. Blot avait commandé le repas. La table était dressée sous les arbres du jardin. Puylaurens s’assit à la droite de Son Altesse, et M. Le Coigneux à la gauche. Le maître d’hôtel du prince, le bâton à la main, veillait à l’ordre du service et marchait devant les viandes. Le dîner se trouva bon et les vins étaient exquis. On fêta si bien le retour de Puylaurens, que les yeux devinrent fort brillants et que tout le monde parlait à la fois. On but à la santé du favori et à celle de M. le cardinal. Blot, qui avait coutume d’improviser au dessert de fort mauvais couplets contre le ministre, en fit un en l’honneur du cardinal. La compagnie chantait encore le refrain, lorsqu’un courrier tout poudreux apporta des dépêches de Lyon pour Monsieur. C’était une lettre de la reine-mère ; le prince, qui avait la vue un peu troublée, eut quelque peine à la lire. Un éclair de joie passa sur son visage et il cacha la dépêche dans sa poche. Après le dîner, on se promena devant les mares d’eau des Tuileries, où les bonnes gens de Paris venaient voir nager les canards et respirer le frais. Toute la cour de Son Altesse criait à haute voix et chantait en marchant de travers. Monsieur prit à part le conseiller Le Coigneux et Puylaurens.

– Mes amis, leur dit-il en balbutiant, j’ai reçu de grandes nouvelles. Le roi notre maître s’en va dans l’autre monde. Il a une fièvre dont les médecins disent qu’il ne doit pas réchapper. Il se peut que demain je sois appelé à me mettre une assez jolie coiffure sur la tête. Mon petit Le Coigneux, vous aurez le chapeau de cardinal. Ce qu’il y a de plus beau, c’est que notre ami le ministre branle dans le manche de toutes les façons. Le roi a promis à ma mère de le congédier en arrivant à Paris, s’il vient à guérir de son mal. Une cabale formidable de cotillons bourdonne autour du lit de Sa Majesté. La princesse de Conti, la duchesse d’Elbeuf, toutes les femmes de la maison crient au cardinal comme à un chien enragé. Cependant le roi, tout en promettant de le mettre à bas, prend des précautions pour le garder de malheur après sa mort. Il a demandé le maréchal de Montmorency à son chevet et lui a fait jurer sur l’honneur de ne point souffrir qu’on persécutât son ministre. Il y a aussi le côté bouffon de l’affaire. La reine se voit sur le point de perdre tout crédit et de retourner en Espagne. Sa dame d’atours, cette folle galante de comtesse Du Fargis, me propose d’épouser la reine quand elle sera veuve, moyennant une dispense de Rome. Me voyez-vous le mari de madame Anne ? J’aimerais mieux épouser mademoiselle Ribaudon. Mes enfants, nous ferons une bombance la veille de mon ascension pour enterrer la folie. Mais comment pourrai-je devenir un grand roi, avec mes chemises déchirées et mes agrafes qui ne sont jamais à leurs places ? Le Coigneux, tu me donneras de gros conseils bien ennuyeux, et toi, Puylaurens, tu m’avertiras si je porte mes chausses à l’envers. Oh ! que M. le cardinal fut bien inspiré ce matin de faire sa paix avec moi !

– Ces nouvelles sont de conséquence, dit Le Coigneux ; mais Votre Altesse s’imagine-t-elle que le cardinal n’en savait rien ? Il avait reçu des lettres avant vous, et il vous a joué un tour de gobelet en vous forçant à faire amitié avec lui, quand vous le pouviez écraser sans résistance.

– Il s’est moqué de moi ! s’écria Monsieur, tu as raison. Je l’écraserai mieux et davantage pour m’avoir joué une comédie de tréteaux. Nous le mettrons dans une cage, comme La Balue, et nous le montrerons pour deux sous dans les foires. Ce sera une fortune.

– Monsieur, dit Puylaurens, pardonnez-lui en faveur de mon retour, auquel je souhaite de vous voir attacher quelque prix.

– Eh bien ! nous l’enverrons au fond de la Bretagne faire des corbeilles d’osier pour gagner sa vie. Ça, mes amis, ne disons mot de ces nouvelles pour ce soir, car je veux aller voir les comédiens du Marais et casser quelques enseignes de cabaret dans les rues en revenant au Luxembourg.

– Votre Altesse, dit Puylaurens, devrait se préparer à monter sur le trône. Il lui faut organiser sa maison, son conseil, choisir des ministres, faire des discours.

– Arrangez-moi cela ensemble, vous deux. Je m’en rapporte à vous. Allez-vous-en travailler, moi je me moque des discours et des conseils, pourvu que j’aie la couronne. Je veux me divertir aujourd’hui comme un mousquetaire en congé. Demain vous m’apporterez le fruit de votre travail. Bonsoir, mes enfants.

Monsieur courut après sa cour, qui marchait au hasard, comme font les gens ivres. Le prince n’étant guère plus solide sur ses pieds que ses courtisans, de bons bourgeois qui le regardaient passer se dirent à voix basse : – Voilà le beau roi de France que nous aurions si Sa Majesté venait à mourir !

– Mon cher Puylaurens, dit Le Coigneux, je crains fort que ce prince-là ne soit jamais bon à rien. Vous plairait-il venir coucher à ma maison de campagne ? Nous causerons chemin faisant dans mon carrosse.

Puylaurens accepta la proposition. Tandis que le carrosse les menait à Saint-Cloud, ils voulurent aviser ensemble aux mesures à prendre lorsqu’on recevrait la nouvelle de la mort du roi ; mais, comme ils avaient tous deux la raison fort endommagée par les fumées du vin, ils s’aperçurent bientôt qu’ils divaguaient, et se mirent à rire de bonne grâce de leur folie.

– Si vous m’en croyez, dit Puylaurens, nous gouvernerons la France demain. Pour aujourd’hui, le plus pressé est de dormir.

La maison du conseiller Le Coigneux à Saint-Cloud était située près de la Seine, non loin du fameux cabaret de madame Du Rier. Le jardin en était beau et les ombrages épais. Quand le carrosse entra dans la cour, la nuit commençait à devenir fort sombre. Le conseiller, assoupi par le voyage, se traîna comme il put jusqu’à son lit, en ordonnant qu’on menât son hôte à la chambre d’honneur. Un valet à mine farouche, comme celle de son maître, conduisit Puylaurens dans un appartement meublé avec assez de luxe, et, après avoir allumé les chandelles, il disparut. Au lieu de se mettre au lit, Puylaurens ouvrit les fenêtres pour respirer l’air du soir. Les sons d’un luth de Bologne arrivèrent jusqu’à ses oreilles, et bientôt une voix de femme se fit entendre. Cette voix semblait partir de quelque point du jardin, et, comme Puylaurens aperçut une faible lumière sous les arbres, il pensa qu’il devait y avoir un autre corps-de-logis habité par une dame. Notre jeune homme, poussé par la curiosité, attendit que les valets fussent endormis, et descendit au jardin. Il se glissa doucement le long d’une charmille et découvrit en effet une maisonnette dont les fenêtres étaient ouvertes. Une jeune dame assise devant un pupitre chantait en s’accompagnant d’une mandore, comme dans les tableaux hollandais. Elle était d’une beauté remarquable, et maniait son luth avec une grâce parfaite. Quand elle eut achevé sa musique, elle s’approcha de la fenêtre. Puylaurens, craignant d’être surpris, voulut se retirer en arrière, et la dame entendit le bruit de ses pas.

– Est-ce vous, monsieur le conseiller ? dit-elle.

– Non, madame, répondit Puylaurens ; mais je suis son hôte et son ami.

L’inconnue poussa un grand cri, souffla aussitôt la lumière et ferma les volets. En un moment, le pavillon retomba dans l’obscurité la plus complète. Puylaurens appela plusieurs fois à demi-voix, mais on ne lui répondit point, et, de guerre lasse, il retourna dans sa chambre. Comme il allait se mettre au lit, une porte s’ouvrit sur le jardin, et il vit passer M. Le Coigneux en robe de chambre, une petite lanterne à la main.

– Le bruit public est une vérité, dit Puylaurens. Le Coigneux est marié secrètement, à moins que M. le conseiller ne cache dans cette volière un oiseau de contrebande.