Quand le valet devint roi - Claude Werdmüller - E-Book

Quand le valet devint roi E-Book

Claude Werdmüller

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Beschreibung

1870. Tandis qu’à l’est du pays, les armées françaises et prussiennes s’affrontent à grands coups de sabres, loin de cet inouï qui fracture et abolit des vies, Antoine, orphelin de quinze ans, traîne ses haillons sous un ciel morose jusqu’au domaine de Bois Rivière, dans le Poitou. L’adolescent se présente au comte Ambroise de Laplacière, porteur d’une lettre rédigée par son père avant que celui-ci ne passe de vie à trépas. Le comte, veuf ténébreux aigri par la perte de son fils unique tombé lors de la bataille de Sarrebruck le 2 août de la même année, engage Antoine à contrecoeur. Derrière ce geste au demeurant généreux se cache un lointain secret. Antoine l’apprendra de la bouche du comte lui-même quelques années plus tard.
Les poètes Sully Prudhomme et Arthur Rimbaud apparaissent dans ce roman d’aventure humaine du XIXe siècle où bienveillance, haine, complot, empoisonnement, procès aux assises et autres rebondissements se parlent, se coupent la parole pour finalement voir l’amour triompher.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en Alsace en 1962 dans un contexte familial rendu difficile par l’alcool et la violence, Claude Werdmüller devient charpentier en Suisse à l’âge de 16 ans. Dès lors, il se passionne pour la peinture et la sculpture. Puis, désireux de parcourir le monde, l’auteur s’engage à la Légion étrangère en 1983 pour une période de 5 ans qu’il ne reconduit pas et dont il sort profondément marqué. Victime d’un grave accident de parachute en 2012, Claude Werdmüller consacre désormais son temps à l’écriture.

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Quand le valet devint roi

Éditions Encre Rouge

®

174 avenue de la libération – 20600 BASTIA

Mail : [email protected]

ISBN papier : 978-2-37789-754-4

Dépôt légal : Juin 2023

Claude Werdmuller

Quand le valet devint roi

ROMAN

Aux vertus qu’on exige d’un domestique,

Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres

Avant-propos

Tout à l’heure, ce sera différent : la mésange se sera envolée, le soleil aura escaladé le ciel, les ombres des arbres et des haies auront reculé. Ce ne sera ni mieux ni moins bien, simplement différent, ce sera juste.

Alors, c’est maintenant qu’Antoine arrête ses pas pour écouter les bruits amortis qui lui viennent du ciel et de la terre, sentir l’air chaud du mois d’août emplir ses rides de tout ce qui l’entoure : admirer l’incroyable lumière matinale qui s’étire dans les prés, allume les blés, irradie ses yeux bleu tendre et profond dans lesquels, en s’y attardant un peu, on pourrait voir Dieu.

Rester là immobile, silencieux, sans rien attendre de particulier, surtout ne rien attendre. Rester là simplement attentif, contemplatif, percevoir l’infinie richesse de cet instant : les rares nuages qui glissent sur l’écran de l’espace, les ombres des arbres et des haies, du vieux chêne solitaire, son vieux chêne, devenu son ami, son confident, son rédempteur. Vieil arbre auprès duquel il s’était juré de vivre sa dernière heure. Donner à ce chêne plusieurs fois centenaire sans doute, sa dernière pensée, son dernier mot, à qui il offrira son dernier souffle. Les ombres de tout cela se retirent pour laisser la lumière réchauffer la terre. Antoine ressent les petits mouvements des branches qui dansent avec les oiseaux qui en sortent et y replongent. Tout est parfait, il ne manque rien pour que cet instant comble le vieux cœur d’Antoine. En pleine conscience, il se rend naturellement à cet instant de grâce, ordinaire et lumineux.

Face au vieillard s’étend le paysage, un paysage comme une peinture, une œuvre qui pourrait être née du génie de Pissarro ou bien de Corot, pour ne citer qu’eux. Une œuvre à regarder, oui, mais aussi à écouter. Il y a le vent qui porte aux nues le chant des oiseaux et le battement de leurs ailes : un ruisseau qui serpente sur d’antiques galets blancs et lisses. Au loin, les cris des enfants qui jouent, peut-être les petits-enfants et arrière-petits-enfants d’Antoine, le vent encore qui fait bruisser les feuilles des arbres. Les aboiements lointains d’un chien traversent la plaine et s’évanouissent sans plainte. Puis, venant d’un peu plus loin que le chien, un bruit s’invite, peu à peu il grandit. Le son métallique d’une locomotive lancée à pleine vitesse emplit l’espace de son exil. La rumeur de ses roues sur les rails n’est plus la même que celle des locomotives de son enfance. Le conducteur de jadis actionnait le sifflet par gaieté ou par habitude, mais aujourd’hui, un cri strident déchire l’air, comme de la foudre, fait fuir les oiseaux, débâcle éperdue qui affole le chien, lequel au loin n’aboie plus.

Le train passe. Antoine reste là dans une flaque de soleil. Il a quatre-vingt-quinze ans et il se dit que sa vie, comme beaucoup d’autres vies, fut un mélange d’ordre et de désordre, d’insolite même qui discrètement, loin du bruit des autres, l’avait conduit au sommet non pas d’un empire, mais de lui-même. 

Le visage, serein, attachant d’intelligence, n’exprime aucune hostilité, seulement la compréhension au plus juste, au plus près de l’amour qui a consacré sa longue existence. Le regard calme et attentif contemple l’horizon, voit le dos des collines lointaines se diluer dans l’air épais du mois d’août.

Antoine ferme les yeux pour mieux apprécier, ressentir, entendre la promesse d’une vie d’éternité qui doucement émerge d’un lointain encore inconnu, d’où ce que l’on voit d’ici-bas avec nos yeux de chair, nous apparaît comme une futilité.

Le vieil homme inspire profondément : une prière, une dernière avant de libérer son âme de ce corps devenu trop vieux, usé, fourbu. Oui, il en est certain, le temps est venu pour lui de céder sa place. Mais son esprit lui renvoie son image, celle du temps où il n’était plus tout à fait un enfant mais pas encore adulte, il avait quinze ans.

Il se voit arriver au domaine de Bois Rivière sur les recommandations de son père, après avoir passé une journée entière à marcher sous une pluie drue et froide de début d’automne, une pluie de deuil. Durant sa longue marche, il avançait le cœur lourd, l’âme en peine. La veille, il avait assisté aux obsèques de son père, mais il marchait, porté par une foi indéfectible en Dieu, la conviction profonde de la présence de son père, il le lui avait promis avant de s’éteindre.

Déjà à cette époque-là, il se fit une promesse : ne jamais douter de sa foi, ne jamais faillir sans avoir fait tous les efforts nécessaires à l’aboutissement d’un dessein, et même s’il devenait évident que son objectif serait inatteignable, il ne changerait que sa manière de l’atteindre.

Antoine esquisse un sourire qui accentue ses rides. Il fixe son attention sur le jeune homme qu’il était, repassant dans son esprit les images d’un temps qui lui fut favorable et dont il n’a aucune raison de rougir, il peut en être fier. Mais la fierté, il l’a toujours rejetée, laissée dans l’indifférence et l’obscurité. Des larmes roulent sur ses joues striées, mais il n’est pas triste, c’est pour lui l’expérience de l’amour de Dieu : le don des larmes.

Toute son histoire commença par un jour morose de septembre 1870, sous une pluie tout aussi morose et froide…        

1

Antoine s’annonça en tirant sur la chaînette qui actionnait une clochette dont le tintement métallique murmurait avec la pluie dans les flaques. Ce murmure était porteur d’espoir, mais aussi d’un bouleversement dans la vie d’Antoine qui ferait sa gloire, mais ça, le jeune homme ne s’en doutait pas le moins du monde.

Une silhouette d’allure ascétique, surmontée d’un parapluie tout aussi austère, arriva au portail d’un pas nerveux, saccadé. La pluie et le vent, visiblement, ne convenaient pas à cette stature longiligne, abrupte, dont le regard de jais dévisagea avec dégoût le jeune homme de pied en cap. Trempé comme une soupe, les sabots crottés d’une épaisse couche de boue, Antoine faisait certes peine à voir, mais il ne méritait pas d’être toisé comme s’il eût été porteur de la lèpre.

— Si c’est l’aumône que tu viens quémander, tança l’homme au parapluie dont le visage angulaire semblait avoir été grossièrement taillé à coups de hache, va la chercher ailleurs ! tu n’as rien à faire ici ! il n’y a pas de place ici pour les gueux !   

Sa voix de ferraille grinçante chargée de venin fit frissonner l’adolescent. Antoine gardait la tête basse en se demandant si faire demi-tour ne serait pas plus sage, mais son père, sur son lit de mort, lui avait confié une lettre à remettre en main propre à monsieur Ambroise de Laplacière, comte de Bois Rivière. Pour arriver jusqu’à lui, Antoine avait marché toute la journée sous une pluie de fer, battante et glacée, se contentant d’un quignon de pain et d’une maigre part de fromage de chèvre, alors, non. Il ne repartirait pas sur les simples injonctions d’un domestique halluciné.

S’armant de courage, Antoine redressa le chef et planta son regard bienveillant dans celui obscur, méphistophélique, du valet. Face au bleu tendre et profond des yeux du jeune garçon, l’acrimonieux serviteur eut un mouvement de recul comme s’il se fut trouvé devant un nid de vipères. Jamais encore il n’avait vu des yeux si exaltés d’amour.

— Disparais ! hurla-t-il comme pris de panique.

Antoine, d’une voix douce et désintéressée, lui répondit :

— Je suis porteur d’une lettre que je dois remettre en main propre à monsieur le comte.

Le valet, d’abord médusé par l’aplomb de l’adolescent, se ressaisit et, avec une pointe d’ironie déplacée, rétorqua en levant haut le menton.

— Une lettre, je suppose, de Napoléon III en personne !

Fier de lui, l’immonde domestique éclata d’un rire gras. Il surenchérit :

— Retourne dans le caniveau d’où tu viens ! ou je lâche les chiens !

L’horrible phénomène tourna les talons, s’éloigna, droit comme un I, d’une démarche embrouillée, ridicule.

La pluie avait cessé mais Antoine ne s’en rendit pas compte. Les poings fermés sur les barreaux du portail, le menton sur la poitrine, il sanglotait, non de tristesse mais de colère, ressentiment qu’il maîtrisa face au sarcasme du valet. Fermant les yeux, Antoine retrouva peu à peu son calme. « Ne pas faillir », se répétait-il, puis il invoqua son père sans vraiment savoir pourquoi si ce n’est pour trouver en lui, aux tréfonds de son être, la force d’obéir à sa dernière volonté. « Père, pourquoim’avoir envoyé ici ? Donne-moi la force de ne pas reculer ! ». Les nuages se dissipèrent. Un puits de lumière venue du ciel enveloppa le jeune homme, s’élargit tout autour de lui. Les grilles lui semblèrent alors moins austères et, au fond du parc, la grande demeure du comte de Bois Rivière n’avait plus l’allure d’un manoir hanté, sordide, comme souvent dépeint dans d’effrayantes histoires comme celle du comte de Dracula de Bram Stocker. Au contraire, avec ce nouveau soleil, le manoir semblait renaître d’outre-tombe.

Antoine sentit alors une vague de chaleur le parcourir de la tête aux pieds, une exaltation divine, un tressaillement comme une force vive, un nouvel espoir de garder la foi. Aussi il se redressa, leva les yeux au ciel ouvert, favorable, et remercia son père car, Antoine en était persuadé, son père l’avait entendu et lui avait répondu.

Alors, poussé par cette certitude d’avoir en sa faveur l’assentiment du ciel, il tira fermement et sans cesse sur la chaînette pour faire hurler la clochette. Le timbre strident de l’instrument parvint jusqu’aux oreilles du comte qui, confortablement installé dans sa bibliothèque, dut interrompre la lecture de Indiana – premier roman d’Amantine Aurore Lucile Dupin de Francueil, mieux connue du grand public par son nom de plume : George Sand –, tant le tintement devenait envahissant.   

— Philibert ! la voix caverneuse d’Ambroise de Laplacière, comte de Bois Rivière, éclata comme le tonnerre. Il était un homme haut et large d’épaules ; ses mains étaient larges comme des battoirs ; son visage était cubique et sur ce cube, des sourcils épais comme les ailes déployées d’un corbeau, sombres et hostiles, couronnaient un regard affolé.

— Philibert !

— Monsieur...!?

— Philibert ! trancha net le maître des lieux, furieux. Qu’est-ce que c’est que ce raffut ?

Ambroise était tempête.

— Qui donc s’acharne sur la cloche ? Pourquoi ne vas-tu pas quérir qui vient ?

L’orage qui sortait de la bouche d’Ambroise résonnait dans le vaste hall en une multitude d’échos assourdissants.

Philibert était terrorisé comme à chaque saute d’humeur de son maître. Son ordonnance ne supportait pas les éclats de voix du comte ni de qui que ce soit d’autre ; mémoire d’un passé douloureux ? D’une enfance meurtrie ? D’une vie antérieure opprimée ? Pour l’heure, le comte attendait de lui une réponse.

— Heu… un mendiant… un manant, Monsieur. Je vais…

— Tu ne sais pas mentir, Philibert ! vociféra le comte appuyé sur le garde-corps en haut du très large escalier de granit. Depuis trente ans que tu es à mon service, je te connais mieux que quiconque. Alors ? Qui est-ce ? 

La tête basse, le dos voûté, les coudes plaqués au corps et les mains jointes sur la poitrine, Philibert se résigna, comme de coutume.

— Un jeune homme, Monsieur. Il dit avoir une lettre à vous remettre en main propre, mais je pense que…

Du haut de l’escalier, Ambroise l’interrompit et parut avoir retrouvé son calme tout à coup, comme par enchantement. Il réajusta sa veste et son nœud papillon, et il somma son laquais de lui amener le jeune homme en question.

— Je l’attends dans la bibliothèque, ordonna le maître des lieux.

— Oui, Monsieur.

Philibert s’empressa d’aller ouvrir le portail pour que cesse cette sérénade de cloche qui agaçait tant son maître.

Introduit dans la bibliothèque, Antoine, silencieux, était gêné à la fois par le faste ostensiblement bourgeois de cette demeure sans début ni fin, et par l’état déplorable que la pluie et la boue lui conféraient au regard du comte : un aspect de gueux. Il regardait les livres qui, par centaines, montaient jusqu’au plafond et recouvraient les murs comme l’écorce recouvre l’arbre. Des livres partout, sur tous les murs, rangés par auteur et par époque. Son père lui avait donné le goût de la littérature, et chaque année pour Noël il lui faisait un merveilleux cadeau : un livre, ouverture sur la connaissance, la culture, l’érudition. Passionné par Jules Verne, Antoine avait lu Les aventures du capitaine Grant et De la terre à la lune, et il vouait la même passion à Victor Hugo dont il avait lu Notre-Dame de Paris, Les misérables et Les contemplations. Ambroise de Laplacière contemplait aussi cet inconnu dont les vêtements gorgés de pluie dégouttaient sur le parquet ciré. Curieusement, le châtelain, qui depuis la mort de sa femme ne supportait plus la vue d’un être humain sans ressentir une certaine amertume, lui trouva un air quelque peu plaisant. Quelque chose chez Antoine lui rappela son propre fils, le regard peut-être ? Ambroise se ressaisit et brisa le silence quasi monacal qui emplissait l’immense bibliothèque.  

— Alors, jeune homme – sa voix était moins inquiétante que celle qu’il avait eue quelques instants plus tôt quand il réprimandait son vieux serviteur Philibert. Qu’est-ce qui t’amène jusqu’ici ? Et comment te nommes-tu ?

— Antoine. Mon père…

Ambroise lui coupa net la parole. 

— Finis toujours tes phrases par Monsieur, entendu ?

— Oui, Monsieur, répondit Antoine, le regard fixé sur ses chaussures. Mon père m’a fait porter une lettre pour vous, Monsieur. Il a été mis en terre hier, Monsieur.

— Je ne suis pas du genre à m’apitoyer sur le sort de quiconque, reprit Ambroise sans animosité. Mais je suis quand même navré pour toi. Quel âge as-tu, Antoine ?

— Quinze ans, Monsieur.

— Tu es plutôt robuste pour ton âge. Mais revenons à la raison de ta présence. Tu dis avoir une lettre pour moi, de qui est cette lettre ?

Le châtelain se leva et tendit sa main large et épaisse vers Antoine.

— La lettre est de la part de mon père, Clotaire Lemaître, Monsieur.

Le bras d’Ambroise redescendit lentement le long de son corps. Ce nom, Clotaire Lemaître, ressurgi, inattendu comme un diablotin à ressort jaillit de sa boîte. Une blessure se rouvrit dans le cœur, le corps et l’âme d’Ambroise. Il sut malgré tout garder son aplomb, mais le jeune homme qui se trouvait avec lui dans sa bibliothèque le relia immanquablement aux vieilles chaînes dont il pensait s’être à jamais libéré. La rancune qu’il entretenait depuis plus de trente longues années l’avait inéluctablement emprisonné dans une colère latente, destructrice.   

Ambroise s’approcha et posa ses mains sur les épaules du jeune homme.

— Regarde-moi, Antoine.

L’homme semblait compatissant. Antoine releva la tête. Dans les yeux du comte, Antoine, du haut de ses quinze ans, crut déceler quelque chose comme de l’empathie. Toutefois, dans ce regard sombre comme le fond d’un puits, se terrait une insoutenable tristesse. Antoine sortit la lettre de sa besace et la lui tendit. Ambroise retourna s’asseoir dans sa chaise Richelieu richement sculptée, enrichie sur l’assise et le dossier de cuir rouge. Le comte pinça ses besicles sur son nez. Il décacheta l’enveloppe, déplia la feuille de papier, non sans craindre qu’elle n’éveille d’affligeants souvenirs.

Mon vieil ami,

Permets-moi de passer outre les mondanités comme Monsieur le Comte, en souvenir de notre amitié, même si celle-ci fut entachée par une malheureuse incompréhension. Je m’en remets à toi aujourd’hui, alors que je suis mourant. Tu vois, je pourrais ironiser en disant que tu tiens là ta revanche, je quitte ce monde avant toi, mais je dois te demander une faveur. Mon fils, qui aujourd’hui est devant toi, est maintenant orphelin, comme tu le sais, sa mère nous a quittés alors qu’il n’avait qu’un an. Seul, il ne pourra pas s’en sortir, d’autant que les tambours de la guerre contre la Prusse se font encore entendre. Je te demande de le prendre à ton service. C’est un garçon sans histoire, bienveillant et travailleur, il ne te causera pas d’ennuis. Je te demande aussi d’oublier notre différend comme je l’ai oublié il y a déjà longtemps. Je l’ai oublié par le pardon. Il est essentiel de pouvoir pardonner pour être en paix avec soi et avec ses contemporains. Je n’ai jamais entretenu de rancune envers toi. Ta colère, ta souffrance étaient miennes. J’ai tant de choses à écrire mais les forces m’abandonnent. Accueille mon fils comme le Ciel nous accueille tous, sans haine et sans colère, lui n’est pas concerné par nos différends. Tu as toute ma gratitude.

Clotaire

Ambroise déposa délicatement ses lorgnons sur le bureau. Il joignit ses mains, y appuya son menton et observa longuement le jeune homme qui, fasciné, admirait la bibliothèque. Il ne se rendait pas compte que le châtelain gardait les yeux rivés sur lui. Plus le vieil homme regardait l’adolescent, plus il voyait en lui son fils lorsque ce dernier avait l’âge d’Antoine. Mais ce fils, capitaine d’infanterie, avait été tué lors de la bataille de Sarrebruck, le 2 août de cette sanglante année 1870, il y avait tout juste un mois.

Ambroise brisa le silence.

— Ton père me demande de te prendre à mon service, maintenant que tu n’as plus personne.   

Antoine fit volte-face. Il resta coi. Médusé par ce que le châtelain venait de lui dire.

— Visiblement il ne t’en a rien dit. Reste à savoir ce que toi tu veux faire.

— Ben… si c’est le souhait de mon père, j’obéirai… Monsieur le Comte.

Ambroise se leva, fit quelques pas dans la bibliothèque, l’air songeur. Le parquet grinça sous son poids et de ce grincement s’élevait une voix disant à Antoine : « Tu es là où tu dois être ». Le comte s’arrêta devant une des deux grandes fenêtres par lesquelles un franc soleil lançait généreusement ses rayons. Son regard se perdit dans les hauts sapins inépuisables.

— Je ne sais pas ce que je vais pouvoir faire de toi, – le comte semblait s’adresser aux arbres qu’il ne quittait plus des yeux –, mais tu peux rester ce soir pour que j’y réfléchisse, de ton côté tu en feras tout autant.

Le vieil homme se tut en se demandant pourquoi d’un coup il se montrait quelque peu généreux envers un inconnu. Qui plus est, cet inconnu était le fils de celui qui l’avait trahi, c’était en tous cas sa vérité.

— On en reparlera demain, conclut-il.

Antoine ne sut quoi dire. Remercier ? Partir sur le champ ? Ne rien dire ? Quitter ce lieu, cet homme étrange, son domestique antipathique, serait sans doute la meilleure des choses à faire, pensa-t-il, mais il était fatigué, trempé, abattu par la disparition récente de son père, et par cette dernière volonté exprimée dans la lettre qu’il lui avait fait porter. Antoine se résigna au moins pour ce soir, pour être à l’abri d’une nuit fraîche et pour profiter, espérait-il secrètement, d’un repas chaud. Et cette phrase, qui s’était détachée des plaintes du parquet : hallucination ? Non ! Il en était certain, il avait entendu cette voix lui dire « tu es là où tu dois être ».

— Oui, Monsieur le Comte ! Merci.

Ambroise fit quérir l’anguleux domestique, Philibert.

— Philibert, tu donneras une chambre et des vêtements secs à notre hôte, et tu préviens Mathilde, Antoine dînera avec vous.

Philibert demeura silencieux, les bras ballants, comme statufié. Il y a bien longtemps que monsieur le comte n’avait reçu. Et pire encore, il recevait un gueux, un petit paysan sans envergure. Il y avait là matière à perturber le camériste.

— Philibert !

Le timbre d’Ambroise claqua comme un coup de fouet.

— Monsieur… oui… heu… pour les vêtements, Monsieur…  

— Eh bien, Philibert ! quoi donc, les vêtements ?

— Si Monsieur me permet, à part le vestiaire de votre défunt fils, nous n’avons rien pour habiller votre aimable invité.

L’inflexion des derniers mots de sa phrase était pleine de sarcasmes. Le valet reprit, comme victorieux d’une bataille qu’il livrait depuis peu contre la misère incarnée par Antoine.

— Je ne peux malheureusement pas…

— Il n’y a rien de ce que je t’ordonne qui ne soit possible ! Ambroise aboya à la face de Philibert. Donne-lui ce que mon fils portait quand il avait l’âge d’Antoine !

Le sang se glaça dans les veines de Philibert. Le miséreux portait le même prénom que le fils de monsieur, le capitaine héroïque, mort pour la France face à l’ennemi. L’amertume s’amplifia dans le cœur du majordome. Le maître aurait-il perdu la raison ? Certes non, il n’était pas ce qu’il reflétait, mais la mort tragique de sa jeune épouse l’avait aigri, la colère s’était installée dans son cœur et depuis un mois, la perte de son fils unique y avait approfondi la blessure. Mais le régent avait ordonné, il fallait obéir.

2

En attendant que Philibert lui porte des vêtements secs et propres, Antoine découvrit sa chambre. Une modeste pièce sous les combles, avec une lucarne unique pour recevoir le soleil. Les murs blanchis à la chaux portaient les marques du temps et leur conféraient une douceur éthérée. Une table boiteuse, dont un pied devait être calé, s’entretenait dans un silence religieux avec une chaise vieillissante. Un lit de métal peint en blanc aux volutes tachées de rouille comme la peau d’un lépreux, sur lequel personne ne venait plus rêver, dormait seul à droite de la table bancale et de son inséparable comparse, la chaise, juste sous la lucarne. Un broc et une cuvette à l’émail craquelé se partageaient vingt centimètres de marbre rose sur la modeste table de chevet. Dans le tiroir de ce petit meuble cubique, d’aspect austère et rigide pour le moins insignifiant, Antoine trouva un bréviaire et, à la vue de celui-ci, un sourire illumina son visage. De sa besace il sortit une bible, il la coucha à côté du bréviaire et referma le tiroir. Ni trophée de chasse ni tableau encadré de moulures de roi et d’or sur les murs, rien que la chaux uniformément appliquée. Le confort d’une simplicité déroutante comme on peut l’imaginer d’une chambre de bonne suffisait au bien-être d’Antoine pour cette nuit, peut-être la seule nuit qu’il passerait au domaine de Bois Rivière.

Le garçon reçut de Philibert des vêtements ayant appartenu au défunt fils du comte. Le bas des pantalons au-dessus des chevilles, le bout des manches loin des poignets ; visiblement le valeureux capitaine fut un enfant chétif, ce qui amusa Antoine, le bélître, le miséreux, selon le majordome. Malgré qu’il fût un peu à l’étroit dans le costume de velours côtelé de couleur bleu marine, il était au sec, et pour la première fois, attifé comme un gentilhomme.

Antoine quitta sa chambre de dessous les combles. Il descendit un premier escalier de bois qui le mena au deuxième niveau de la bâtisse. Sur sa droite, un long et sombre couloir menait à l’aile gauche du château, et de part et d’autre de l’obscur corridor, des portes alignées, rigides et fières comme un bataillon de zouaves passé en revue. Sept portes de sept chambres qui ne recevaient plus personne ou si peu depuis longtemps. Le temps des chasses à courre, des banquets pantagruéliques, des hauts-de-forme, des queues-de-pie et soie blanche, celui des baise-mains sous d’exubérantes coiffures était révolu. Les cors de chasse s’ennuyaient accrochés aux murs, mêlés aux trophées dont fièrement sans doute ils claironnaient jadis l’hallali, figés dans les couloirs de l’absurde, de la bêtise humaine dont les regards, qui pourtant ne voyaient plus que l’obscurité d’une éventuelle éternité, semblaient si vivants que le simple fait de les regarder faisait naître un sentiment de culpabilité. Au bout du couloir, un palier était baigné par un franc soleil d’où dévalait un premier escalier en granit. Un tapis rouge gansé de filets dorés suivait la cascade des marches et sur les hauts murs, quelques portraits d’aïeux et de bisaïeux de quelques comtes, vicomtes et autres aristocrates, que le temps sûrement avait effacés des mémoires, toisaient avec suffisance les gens de passage. Un goulet identique à celui du haut permettait de se rendre d’une aile à l’autre du château, et dans ce corridor, pareillement disposées, des portes, sept, avaient la même rigueur qu’à l’étage supérieur et s’ouvraient sur sept autres chambres. Au bas de cet escalier, un palier était chichement orné de trophées de chasse : cerfs, sangliers, loups, du temps où ces derniers couraient encore en toute liberté dans les bois et forêts alentour. Puis une nouvelle cascade de marches en granit, recouvertes du même tapis rouge. L’escalier finissait sa course sur un sol couvert de marbre blanc et noir posé là à la façon d’un damier. Antoine ouvrit une porte donnant accès au péristyle à l’arrière du château. Un vaste parc arboré d’une grande diversité d’arbres : chênes, sapins, ormes, noyers. Et, surgissant haut dans le ciel, un cèdre du Liban, majestueux, étirait ses branches sur la paroi lisse du firmament. Antoine s’assit sur une des quatre chaises en fer joliment ouvragées qui enlaçaient une petite table ronde, et contempla les feux du crépuscule. Le soleil disparaissait derrière les grands arbres, accroissait les ombres. Antoine remercia le ciel, Dieu, son père, la vie. Pour la première fois de la journée, il était serein et, presque indignement, se sentit chez lui. Antoine savait à cet instant qu’il resterait, si toutefois monsieur le comte acceptait lui aussi de le garder comme son père, vieil ami ou ennemi, Ambroise ne le savait peut-être plus lui-même, le lui demandait.

Des pas dévalaient le grand escalier. Sur le marbre sonnaient des talons. Une porte s’ouvrit et se referma aussitôt vivement. Alerté par tout ce remue-ménage, Antoine quitta son exil, il revint à l’intérieur et il entendit des éclats de voix émanant des cuisines. L’adolescent s’approcha de la porte et tendit l’oreille.

— Inadmissible ! inacceptable !

Philibert toupillait autour de la table.

Tout en rectifiant la sauce du ragoût d’agneau, Mathilde, le cordon-bleu du château, tenta d’une voix douce de calmer le feu de sa colère.

— Mais enfin Philibert, calme-toi voyons ! que se passe-t-il ? pourquoi es-tu en rage ?

Mathilde, chignon et tablier de coutil bleu, connaissait bien Philibert. Ils travaillaient ensemble depuis qu’elle fut employée par le comte dix-sept ans plus tôt.

— Que monsieur reçoive un rustre, cela le concerne, mais qu’il permette à ce bougre de miséreux de revêtir un costume ayant appartenu à notre regretté Antoine, ça non ! je ne peux le consentir !

Après avoir craché son venin, Philibert s’assit en bout de table, but un verre de vin noir d’un seul trait et sombra dans un isolement sans fond.

— Rustre, manant, miséreux, mais mon cher Philibert, il s’agit d’abord d’un être humain, et nous ne pouvons laisser quiconque dans le besoin sans lui donner un peu de notre temps et de notre amour. Nous qui sommes privilégiés, nous devons avoir le sens du partage. Tu comprends Philibert ?

Philibert bougonna une phrase sans âme que Mathilde ne put comprendre.

— Tiens ! Bois un autre verre de vin et va chercher notre hôte.

— Ah non, Mathilde ! s’insurgea Philibert. Il n’est pas mon hôte, mais celui de monsieur !

Au moment même où Philibert se leva, trois coups légers contre la porte le saisirent. Mathilde alla ouvrir. Elle fut étonnée de voir un adolescent engoncé dans un costume trop court et nu-pieds. Elle devait s’attendre à ce que l’invité fût une personne adulte et certainement bien mise. Mathilde s’écarta de la porte et d’un geste du bras l’invita à entrer. Antoine sentit immédiatement les bonnes fragrances du ragoût qui mijotait sur l’antique cuisinière à bois.

— Assieds-toi mon petit.

Mathilde n’était pas très haute de taille, un peu ronde, un visage de poupon malgré ses cinquante printemps. Une amabilité pleine de lumière sourdait de tout son être. Un soleil dans l’ombre du majordome que toute la bienveillance de Mathilde ne sut illuminer, Philibert aurait-il un cœur de pierre ? Froid et rigide comme du marbre ? Du même marbre qui un jour recouvrirait ses os dans son igue éternelle ?   

Philibert quitta la pièce sans dire un mot, la seule présence du jeune homme était pour lui une offense à la dignité de la maison.

— Ne fais pas attention à Philibert. – Mathilde voulut rassurer le jeune homme. – Il n’est pas méchant, il a beaucoup souffert. Sa vie avant d’arriver ici a été rude. Et il n’est plus tout jeune, sa patience s’étiole avec le temps qui passe et pèse de plus en plus lourd sur ses épaules.

Antoine écoutait religieusement. Le timbre de Mathilde était doux, doux comme un sucre d’orge. Ses angoisses s’effacèrent d’elles-mêmes. Elle continua à parler et sa voix s’éleva comme une ode à la vie, à l’amour, au jour qui se lève et chasse les ténèbres. Antoine l’aurait écouté durant des heures, mais la reine des bons petits plats voulut aussi savoir qui était vraiment ce convive inattendu.

— Nous avons suffisamment de temps avant le dîner pour faire connaissance…

Antoine anticipa toutes les questions et se lança dans un récit qui surprit la bonne Mathilde.

— Je me prénomme Antoine, j’ai quinze ans, je suis le fils de Clotaire Lemaître. Je n’ai pas connu ma mère. Mon père est mort il y a peu. C’est lui qui m’a envoyé ici avec une lettre pour monsieur le comte. Le dernier souhait de mon père est que je sois pris au service de monsieur le comte.

Il se tut, Mathilde se tenait devant lui, une théière dans une main et une tasse dans l’autre.

— Heu… excusez-moi, je…

— Non, ne t’excuse pas. Je prends plaisir à t’écouter. Tiens, du thé, monsieur est un grand amateur de thé, il y a toujours une théière prête.

Mathilde servit le thé, s’assit en face d’Antoine, afficha un large sourire.

— Continue, je t’écoute.

— Ben… je me sens fatigué. La chaleur de la cuisine peut-être. J’ai marché tout le long du jour sous la pluie pour venir jusqu’ici.

Mathilde posa sa main chaleureuse sur celle d’Antoine.

— Ne t’inquiète pas mon petit, nous aurons le temps d’apprendre à nous connaître.

— À condition que monsieur le comte accepte de me garder. Je le revois demain matin et je lui dirai que moi, je veux respecter la volonté de mon père.

Dehors, la nuit masquait les grands arbres, le parc et la misère des petites gens, infortune que personne n’osait regarder droit dans les yeux, de peur d’être souillé par la misère de l’autre. En cela, la nuit était toujours la bienvenue.

Antoine retrouva sa chambre et ses murs de chaux, le calme plat d’une chambre de bonne, sa simplicité et sa chaleur. Il avait mangé comme un roi, et comme un roi, il avait encore la bouche graisseuse de cet éclatant festin. Mathilde était une excellente cuisinière. Pendant le repas il fit la connaissance de Firmin, le cocher, un très vieil homme grisonnant, taciturne, et d’Arsène, le maréchal-ferrant et palefrenier, tout juste trente ans et toute la fougue étincelante du jeune roublard, godelureaux ambitieux et rusé comme un goupil, et aussi d’Eugène le jardinier, débonnaire et discret, la cinquantaine certainement mais son âge, personne au château ne le connaissait vraiment, et lui-même restait discret à ce sujet. Il se disait de lui qu’il aurait été soldat et qu’il aurait même combattu en Crimée aux côtés du célèbre général Mac Mahon, entre 1853 et 1856, mais ça, seul Eugène le savait. Et enfin la jeune Clotilde, la femme de chambre, dix-huit ans, fraîche et pleine de vie, pétillante tel un vin d’Asti gorgé de soleil. Vulgairement appelée par Philibert la ''bonne''. Pourtant, le majordome la désirait, bassement. Il nourrissait chaque jour dans l’ombre de son orgueil l’espoir qu’elle éprouverait un jour un quelconque sentiment d’amour à son égard. Mais elle était au printemps de sa vie alors que lui, lui le vil valet voyait son hiver approcher à grands pas, sans avoir jamais connu l’amour. Et Antoine qui faisait irruption dans la demeure comme un chien dans un jeu de quilles, cet Antoine-là, le maraud, Philibert le considérait déjà comme un rival potentiel. Ce soir-là, Philibert ne prit pas son repas avec le reste du personnel comme de coutume. Il s’enferma dans sa chambre et rumina son amertume, seul, tel qu’il l’était toujours.

3

L’aube ouvrit son œil mauve sur des nappes de brume qui dissolvaient les arbres. Antoine ne pouvait voir que la cime émerger comme victorieuse d’un combat mené contre les forces des ténèbres. S’il avait été peintre, il aurait aimé capturer cette atmosphère matinale qui recèle, le temps que le soleil dissipe la bruine, une part de mystère, d’intrigue et de fascination. Pouvoir poser sur la toile cette lumière opaline qui unit sur l’horizon le ciel à la terre, sans que l’on puisse discerner l’instant où la terre embrasse le ciel, la rencontre de l’homme avec Dieu. Antoine aimait la peinture mais ne peignait pas. Il savait aussi qu’aimer la peinture et les artistes n’est suffisant pour prétendre être peintre, en être digne et oser peindre. Le partage des destinées est chose céleste, cela aussi il le savait, du moins, il y croyait fermement.  

Antoine perçut un bruit, sourd, lointain, mais continua d’admirer le jour se lever, passant du mauve qui fait pâlir la nuit et illumine tendrement le jour naissant, au rouge oranger qui embrase le firmament et doucement décline vers le blanc. Puis à nouveau le bruit. Trois coups à la porte de sa chambre comme trois petits cailloux qui roulent, et une voix se fit entendre.

— Antoine ! c’est Mathilde.

Mathilde se tut. Elle entendit le raclement des pieds de la chaise sur le parquet et des pas approcher de la porte. Elle se tenait là, un paquet de linge sur les bras et son éternel sourire aux lèvres.

— Tiens ! j’ai retrouvé des habits plus grands que ceux que Philibert t’a donnés hier. Peut-être, fit-elle à voix basse, l’a-t-il fait exprès de te donner des vêtements trop courts, histoire de te ridiculiser, il en serait capable. Et il y a aussi une paire de souliers. Le cuir est un peu raide, mais avec un peu de graisse d’oie, conseilla-t-elle très maternelle, j’en ai quantité de bocaux, le cuir retrouvera aisément sa souplesse.

Mathilde était tout excitée à l’idée d’habiller l’adolescent, un peu comme elle l’aurait fait s’il eût été son propre fils. Elle l’aimait déjà le petit Antoine, et peut-être qu’inconsciemment elle aurait aimé avoir un fils qui lui ressemblât.

— Bon. Je te laisse essayer tout ça, reprit-elle en lui tendant le tas de vêtements et les souliers. Il y a du café, du thé et une tarte aux prunes encore chaude qui t’attendent.

Mathilde retourna dans sa cuisine, laissant Antoine pantois mais heureux.   

Après s’être changé, Antoine dévala quatre à quatre les marches des grands escaliers de granit. Il portait des vêtements à sa taille dans lesquels il se sentait à l’aise. Les chaussures, des brodequins impeccablement cirés, lui convenaient à merveille. Dans un pantalon de coton écru et un chandail vert surmonté d’un veston en tussor ébène, Antoine se sentit moins ridicule que dans le costume de velours côtelé bleu marine, trop serré, que Philibert lui avait déniché la veille.

La porte de la cuisine s’ouvrit au moment même où il voulut en abaisser la poignée pour entrer. Clotilde, de l’autre côté de la porte, l’avait devancé et tous deux se retrouvèrent nez à nez. Leurs regards se heurtèrent, il y eut comme un instant de flottement, de suspension du temps, d’immersion l’un dans l’autre par le chemin de leurs yeux. Un doux frisson parcourut Clotilde de la tête aux pieds.

— Ah ! te voilà mon petit !

Mathilde brisa ce court moment où, entre Clotilde et Antoine, une émotion avait traversé leur corps de part en part, comme une flèche que Cupidon aurait lancée.

— Bonjour. – D’une voix timide, émue, les yeux baissés, Clotilde salua Antoine. – Je… je vais faire les poussières…

Elle s’effaça du regard d’Antoine, ses pas sonnèrent sur le marbre froid, Antoine ne la quitta des yeux qu’au moment où la jeune femme eut disparu en haut de l’escalier.

— Viens, Antoine, assieds-toi ! une tasse de thé ou peut-être du café ? Et de la tarte ?

Mathilde n’obtint pas de réponse. Antoine avait les yeux tournés vers la porte.

— Elle est belle n’est-ce pas ?

— Heu… oui ! fit-il évasif. Elle est très belle.

Mathilde servit du thé et de la tarte aux prunes à Antoine, et prit place en face de lui. Antoine but une gorgée de thé blanc de la province chinoise du Fujian et mordit avec appétit dans la part de tarte que Mathilde avait faite le matin même.

— Elle est délicieuse la tarte, merci Mathilde.

— Que vas-tu dire à monsieur le comte ce matin ? questionna Mathilde avec une pointe d’inquiétude sur la langue car elle craignait, en secret, que le jeune homme décidât de ne pas rester en fin de compte. Ces vêtements, reprit-elle, te vont à merveille.

— Oui, je me sens bien avec, et les chaussures sont juste à la bonne taille, merci infiniment.

Antoine porta la tasse de thé à ses lèvres. Il garda quelques instants le liquide dans sa bouche pour en apprécier les saveurs subtiles.

— J’aime beaucoup ce thé ! affirma-t-il, je ne savais pas que d’aussi bonnes choses pouvaient exister. – Puis il continua sur le même ton serein. – Je dirai à monsieur le comte que je désire honorer la volonté de mon père en restant à son service, mais c’est lui qui prendra la décision de me garder ou non.

Mathilde lui caressa la joue. Philibert fit irruption dans la cuisine et s’adressa à Antoine.

— Monsieur vous demande ! veuillez me suivre, je vous prie.

Faussement révérencieux, ironiquement souriant, le majordome était intérieurement persuadé que monsieur congédierait le jeune homme, ce qui ferait bien son affaire.  

— Va ! Monsieur n’aime pas attendre.

Antoine suivit Philibert venu le quérir. Il était d’usage d’être escorté et ordonné au maître par le majordome, on ne voyait monsieur que sur sa propre demande.

La nuit fut exécrable pour Ambroise de Laplacière. La lettre de Clotaire, Antoine, tout cela avait remué de fâcheux souvenirs. L’esprit ainsi encombré, le châtelain dut lutter contre un chapitre de son passé et il eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil. Il était assis au fumoir, pièce chichement décorée de tapisseries d’Aubusson datant de la fin du XVIe siècle. Un magnifique tapis de la province d’Uşaken Turquie dormait au centre de la pièce, et aux murs, accrochés de manière ordonnée, une multitude de portraits de grands formats, hommes et femmes vêtus d’armures rutilantes, de cape pourpre et fibule d’or, de soie, de dentelles et de diadème. Tout ce beau monde avait le regard ferme, les joues empourprées, mémoire historique de la vie à Bois Rivière, immortalisés pour la postérité par les maîtres incontestés de la peinture à partir de la période Renaissance. Sur les deux œuvres les plus anciennes, il y avait la touche, pour l’une, de Jean Clouet et pour l’autre celle de Corneille de Lyon,tous deux éminents peintres portraitistes du XVe siècle. Des lances et des sagaies, des boucliers et des coiffes dérobés à quelques tribus africaines lors de campagnes de colonisation. Des poteries de diverses origines, et une multitude d’objets insolites récoltés de génération en génération et posés là, figés, inanimés dans le silence et la solitude d’un fumoir, pour la seule gloire de son propriétaire.  

Ambroise relisait la lettre de Clotaire quand son fidèle et dévoué serviteur lui annonça Antoine.

— Très bien, Philibert. Qu’il entre, et fais-nous monter du thé.

Les deux hommes se saluèrent d’un signe de la tête et prirent place à une table marocaine ronde en laiton martelé, à côté de la cheminée où le prochain feu ne brûlerait pas avant la Toussaint. Antoine jeta un coup d’œil rapide dans la pièce aux multiples trésors, ''un palais des merveilles'', pensa-t-il.

— Alors ! Dis-moi, qu’as-tu décidé de faire ?

Ambroise entra dans le vif du sujet. Peu lui importait de savoir si son hôte avait passé une bonne nuit ou non.

— J’ai décidé de rester, Monsieur.

— Bien ! nous avons au moins cela en commun.

Un court silence plana au-dessus de la table marocaine. Antoine, rassuré, sentit néanmoins sourdre une angoisse, un trouble indéfinissable. Il avait pris la décision de rester, mais il était fermement convaincu que le comte ne le garderait pas et qu’après l’entretien de ce matin-là, il devrait quitter le château. Alors, Antoine profita de ce bref instant de calme pour réciter intérieurement un court extrait de la bible, « que le désert et la terre aride manifestent leur joie ! Que le pays sec s’émerveille et se couvre de fleurs ».

— J’ai relu plusieurs fois la lettre de ton père.

La voix sombre d’Ambroise brisa le moment de quiétude qui avait permis à Antoine de se recueillir.

— Il est extraordinaire de voir ce qu’un petit bout de papier comme celui-ci – il mit sa main sur la lettre qu’il avait mise dépliée sur la table ronde – puisse si assurément bousculer l’ordre établi des choses. En tout cas, pour ce qui me concerne. Ton père et moi étions amis, il y a très longtemps.

Antoine ne put réprimer son étonnement, ce qui n’échappa pas au regard affûté du comte. Mathilde arriva avec le thé.

— Votre thé, Monsieur.

— Merci, Mathilde.

Mathilde servit le thé, monsieur en premier, puis Antoine, auquel elle glissa un regard empli d’amour maternel.

— Du sucre, monsieur Antoine ? demanda Mathilde au jeune homme que toutes ces politesses et mondanités choquaient encore.

En présence de monsieur le comte, il était indispensable de s’exprimer avec rondeur, plus qu’avec sincérité.

— Non merci… Madame, ajouta-t-il hésitant.

Discrètement, Mathilde adressa à Antoine un clin d’œil, comme pour acquiescer le fait qu’il ait bien compris le protocole.

— Oui, Antoine ! ton père et moi étions inséparables. Mais une sombre histoire de… disons… d’honnêteté a brisé notre amitié.

Ambroise parlait de façon solennelle. Il but une gorgée de thé et repartit dans un verbiage toujours aussi pompeux :

— Mais cela est sans importance, ce qui compte aujourd’hui c’est ce que nous allons faire de toi ici, à Bois Rivière. Ayant connu ton père, je ne doute pas qu’il t’ait appris une multitude de choses nécessaires à la vie, voire à la survie.

Ambroise se leva, fit quelques pas jusqu’à la cheminée, prit sa pipe d’écume sur le linteau, la tabatière et les allumettes. Alors qu’il bourrait sa pipe, Antoine prit la parole :

— Mon père, commença-t-il avec un pincement au cœur, m’a appris à travailler la terre et à faire le bon choix des semences selon la saison. Il m’a donné des notions sur certaines plantes à connaître pour se soigner ou pour se nourrir. Il m’a appris aussi la pêche et la chasse, en respectant l’animal et en utilisant tout de lui pour ne rien gâcher. Il m’a appris à tanner la peau, à utiliser certains os pour en faire des outils ou des armes. Il m’a également appris le travail du bois, enfin quelques notions…

— D’accord ! coupa Ambroise.

Il alluma sa pipe, souffla les volutes de fumée vers le plafond.

— Je ne doute pas que tu saches te débrouiller dans diverses situations, mais ici nous avons ce qu’il faut d’hommes et de femmes pour chacune des tâches à effectuer, chacun avec son savoir et ses compétences, et tu auras l’occasion d’apprendre auprès de chacun des personnels qui travaille ici.

Ambroise marchait de long en large entre la cheminée et la fenêtre, les mains croisées dans son dos, sa pipe au coin des lèvres.

— Et la littérature ? demanda prestement le comte.

— Oh oui, Monsieur ! j’ai lu Jules Vernes et Victor Hugo, Monsieur ! – Antoine était presque euphorique, le maître avait touché là à une de ses passions, la lecture – et… la Bible, Monsieur, finit-il par dire d’un ton moins enjoué.

Le comte, dont le regard se perdait entre les lames du plancher, se retourna brusquement.

— La Bible ? Perte de temps, jeune homme. La réalité, la vérité, elle est là, chaque jour, quand il est nécessaire de faire face aux pièges que nous tend la vie, et bien sûr tous ces messieurs bien mis, banquiers et politiciens sans vergogne qui n’attendent que le jour où vous ferez un faux pas pour vous déposséder de tout ce que vous aurez mis une vie entière à construire. Non, vraiment, la Bible ne sert qu’à endormir les gens pour les tenir d’une seule main tandis que de l’autre, ceux qui vous enseignent la Bible et prêchent pour l’amour de son prochain, ceux-là mêmes, de leur autre main vous vident les poches. 

Ambroise se servit une autre tasse de thé. Il était furibond. Antoine ne dit plus rien. Il attendait le retour au calme de monsieur.

— Tu seras employé à diverses tâches.

Le châtelain semblait avoir retrouvé son flegme.

— J’attends du personnel une assiduité sans faille. Ici on se lève tôt, le travail ne manque pas. Tu seras nourri et logé. As-tu peur des chevaux ?

— Non… Monsieur. – La question étonna le jeune homme. – J’ai appris à monter, Monsieur.

— Qu’importe ! ici tu n’en auras pas l’occasion. Les chevaux sont réservés pour la chasse et les grandes occasions.

Submergé par le manque de sommeil et la lettre de Clotaire qui l’en avait privé, tout cela mélangé irrita fortement le comte qui s’empressa d’en finir avec Antoine.

— Tu commenceras par aider Arsène, le maréchal-ferrant et palefrenier. Et si tu as des questions, c’est maintenant.

Antoine prit un temps de réflexion avant d’oser.

— Que s’est-il passé avec mon père pour que votre amitié se brise ?

Ambroise fronça les sourcils. Son front se creusa de rides. Il sentit son sang cogner aux tempes, et de la colère comme du magma lui monta à la gorge.

— Ça ! c’est mon histoire ! je te garde, comme je te l’ai dit, en souvenir de l’amitié que j’avais pour ton père – le ton était monté d’un cran. – Pour cela j’ai fait un énorme effort, ne me déçois pas. Suis-je assez clair ?

Le maître était catégorique. Antoine accepta, par nécessité, par la promesse qu’il se fit d’obéir à la dernière volonté de son père.

— Oui, Monsieur. Pardon de vous avoir offensé.

4

Sur les recommandations de monsieur le comte, Philibert dota Antoine de vêtements de travail adaptés au curetage des stalles : un pantalon de percale, une blouse et une paire de bottes. Arsène, le jeune et palpitant palefrenier, fut ravi d’avoir Antoine à ses côtés, et le lui fit savoir. Arsène n’était pas un solitaire, il aimait la compagnie, travailler à deux ou plus, bavarder, partager des connaissances le mettaient en joie. Il était enjoué, toujours de bonne humeur, et cette joie de vivre pérenne qui pétillait dans son regard et son sourire contagieux lui venaient de Madeleine, sa mère, c’est ce en quoi il croyait intimement.

Le soir, quand il était enfant, devant la cheminée, assis sur les genoux de sa mère, l’oreille attentive, il écoutait sa mère lui chanter des comptines et lui raconter des histoires nées de sa propre imagination. « Maman, disait-il, est comme une fleur, épanouie, fraîche, même les jours d’orage ». Elle lui avait transmis, inoculé cette fraîcheur de vivre et lui à son tour chaque jour, que la foudre déchire le ciel ou que le soleil resplendisse, l’exhalait autour de lui.

Constantin, son père, était médecin et féru de littérature. En 1859 il était au cœur de la bataille de Solférino en Lombardie pour soigner les blessés des deux camps. Philanthrope, il ne se connaissait pas d’ennemis, et comme il le disait lui-même, « une vie est une vie, et aucune vie en souffrance ne mérite que l’on ne s’en occupe point ». Il était aussi un homme de foi et croyait avec ferveur en l’avenir de l’homme, « un jour, disait-il encore, les hommes renonceront à la guerre ».

Alors que la haine envahissait le cœur des hommes, Constantin, soignant les premiers mutilés, fut frappé à la jambe gauche par l’éclat d’un boulet de canon. Pris en charge à son tour, comme il avait déjà pris en charge de nombreux blessés, par un médecin de l’armée de Napoléon III, il fut amputé au niveau du genou. Évacué avec d’autres mutilés de guerre sous la protection d’une bannière nouvelle, née d’une idée de génie de son fondateur, Henry Dunant, pour traverser la ligne de front sans risque : la Croix-Rouge venait de naître dans la fournaise des tirs d’artillerie. Henry Dunant inversa les couleurs du drapeau de sa patrie, la Suisse. Ainsi subjuguées, les deux armées firent taire leur colère et leurs armes, le temps que le cortège de blessés traverse les terres déjà ensanglantées de Lombardie. En 1863, Henry Dunant participa à Genève à la fondation du Comité international de secours aux militaires blessés, et fut désigné en 1876 sous le nom de Comité international de la Croix-Rouge.

Lorsque Constantin revint chez lui, estropié mais vivant, il fit installer devant la maison, face au levant, une statue de la vierge pour remercier le Ciel de lui avoir épargné la vie, et de lui avoir ouvert la voie de la sagesse.  

Arsène, alors âgé de dix-neuf ans, voyant son père mutilé par la plus abjecte des activités humaines, se laissa gagner par un vif sentiment de colère contre les Autrichiens, les guerres, les monarques et tout ce qui porte les lauriers du pouvoir et un fusil, mais son père, empreint de mansuétude, prit le temps de lui expliquer les raisons de son invalidité.

« Comprends bien, Arsène. Ce qui m’est arrivé n’est ni la faute des canons des Autrichiens, pas plus que celle des canons français ou sardes. Il n’y a d’autre responsable que moi-même. Tout ce qui nous arrive en bien et en mal, nous en sommes les seules et uniques responsables, et cela s’explique par nos propres pensées et actions. Avant Solférino, je nourrissais, inconsciemment, un sentiment d’impuissance face à mes responsabilités de père et de médecin. Je me sentais coupable et en colère envers moi-même, je refusais mes échecs alors que j’aurais dû en faire école. Alors, Solférino était pour moi une porte ouverte pour conjurer mes ressentiments, je pensais m’en débarrasser en actant au péril de ma vie des soins aux blessés, mais en réalité, je n’ai fait que fuir les tourments qui étaient en moi et non hors de moi. J’ai voulu m’en détacher, m’en couper pour de bon. Au lieu que ce soit mes propres sentiments négatifs qui s’étiolent, disparaissent, c’est la partie du corps qui les manifeste qui a été coupée. Il est important de ne vivre pleinement que l’instant présent, sans penser au lendemain ni au passé, vivre dans l’amour inconditionnel, dans la joie et la bonne volonté. Sois bon avec les autres et avec toi-même, et tu seras épargné. Pour comprendre tout cela, j’ai prié, chaque jour durant ma longue convalescence, et Dieu m’a répondu. Crois-moi, Arsène, là où il y a de l’amour il n’y a ni colère ni haine, il n’y a ni souffrance ni larme ».  

Constantin arrêta d’exercer la médecine pour se consacrer à la littérature. Il écrivit assidûment son expérience de Solférino. Un premier essai qu’il intitula : ''Solférino, la rédemption par l’horreur''.

Constantin était un homme pieux. Son discours ne surprit Arsène qu’à moitié, mais il n’avait pas l’ombre d’un doute quant à sa sincérité. Constantin s’était rapproché de Madeleine, leur amour se resserra, et au milieu, Arsène vivait une nouvelle relation avec ses parents, une relation d’amour. Le bonheur s’en suivit, comme par miracle. 

— Antoine !

— Oui !? 

— Viens, on va boire un verre !

Arsène avait pour habitude de se poser en milieu de matinée pour déguster un verre de vin ou de cidre accompagné d’un morceau de fromage, de chèvre de préférence, ou de terrine de lapin, de faisan ou de perdrix, qu’il se faisait lui-même quand le braconnage le récompensait de ses efforts.

— Travailler, c’est enrichissant, mais tu vois, Antoine, il faut s’accorder des moments comme celui-ci, des instants où tu ne fais rien d’autre qu’écouter ce qui se passe autour de toi. Ferme les yeux et écoute.

Antoine s’exécuta. Les deux hommes étaient assis sur un ballot de paille, les yeux clos, l’ouïe et l’odorat sensible à tout ce que ces deux sens pouvaient agréer.

— Inspire bien à fond, doucement, et laisse-toi aller.

Arsène parla tout bas pour ne pas troubler le calme et la sérénité qui nimbaient déjà son jeune assistant. 

Antoine fit un voyage hors du temps et de l’espace. Il baignait dans un bien-être angélique, céleste, vaporeux. Son corps flottait dans l’air spongieux de septembre. Puis, une image, celle de son père, comme un ange qui passe, lui adressant un sourire, et ce visage était serein, lumineux, empli d’amour. Puis une voix sembla lui venir depuis la terre.

— Antoine ! hé petit ! reviens sur terre.

Arsène ne croyait pas si bien dire.

— Heu ! oui ? Pardon, s’excusa Antoine.

— T’excuse pas petit ! ça fait du bien de se détendre, de se donner du temps à soi, même si ça ne dure que quelques…

Arsène réfléchit un court instant à la suite de sa phrase quand un rouge-gorge vint se poser entre ses pieds pour chaparder les quelques miettes de pain tombées au sol quand le palefrenier avait tranché la miche…

— … quelques battements d’ailes ! finit-il par dire triomphalement.

Antoine goûta au vin épais né d’un savoureux mélange de cépages dont les anciens préservaient jalousement le secret, et au fromage. Il apprécia, tout comme il appréciait la compagnie d’Arsène. Il éprouvait du plaisir à travailler avec lui, même si la tâche était rude : le fumier pesait lourd au bout de la fourche. Les bras et le dos qui se courbaturaient, son jeune corps qui s’épuisait et se lassait, mais avec l’énergie d’Arsène qui le portait, Antoine ne rechigna pas au dur labeur.

— Allez ! lança Arsène comme on lance une volée de bois vert en se redressant comme un ressort qui se détend, on a encore beaucoup à faire.

Antoine reboucha la bouteille de vin, remit le pain et le fromage dans le linge, le tout dans le panier et rejoignit son ami dans l’écurie.

Arsène et Antoine marchaient côte à côte le nez levé. Le soleil derrière les grands arbres embrasait le ciel. Les couleurs rouges, oranger, jaunes zébraient le firmament comme si Dieu avait mis, comme met un peintre, de grands coups de pinceau sur l’azur infini. Le crépuscule leur offrait une de ses plus célestes définitions.  

— Crois-tu en Dieu, Antoine ?

Le jeune homme, le regard planté dans les feux du ciel, ferma les yeux, inspira profondément l’air frais du soir et sentit que cet air était de la gloire divine.

— Je ne peux qu’y croire, susurra-t-il. 

Dans la cuisine, Firmin, le vieux cocher aux rides profondes, mâchouillait péniblement avec les rares dents qui lui restaient un morceau de pain sec sur lequel il jeta un verre de vin pour mieux l’engloutir. Le vieillard, silencieux et impénétrable comme à son habitude, observait, l’air absent, semblant n’avoir aucun intérêt pour rien ni personne mais, malicieusement, enregistrait tout ce qui autour de lui se faisait et se disait.

Mathilde rectifia la sauce du civet de lièvre tandis que Clotilde mettait le couvert sur la table, légère, virevoltante ; quelque chose ce matin-là l’avait fait chavirer, et ça, Mathilde l’avait observé.   

— Dis donc, Clotilde, tu me sembles bien rêveuse ce soir.

— Rêveuse ?

La jeune servante garda la tête baissée, le regard sur la pile d’assiettes qu’elle venait de poser sur la grande table.

— Oui, rêveuse.

Mathilde s’approcha de la jeune femme, mit son index sous le menton de Clotilde et lui releva délicatement la tête.