Russie - Alain Délétroz - E-Book

Russie E-Book

Alain Délétroz

0,0

Beschreibung

Le pire est arrivé. La Russie est redevenue ce volcan impérial et nationaliste qu’elle fut à différentes reprises au cours de l’histoire. Russie : ce mot claque aujourd’hui comme une gifle cruelle. Mais nous faisons le pari que ce pays ne méritera jamais d’être réduit à une pareille caricature. Il faut aimer la Russie pour décider de rééditer ce volume, l’un des classiques de L’âme des peuples... Nous l’avons fait parce que nous savons combien il est indispensable de surmonter les impressions, les clichés, les accusations dévastatrices, même lorsqu’elles sont fondées. Ce petit livre n’est pas un guide. Il dit ce que le peuple russe est aujourd’hui. Parce que l’on ne comprend rien, du côté de Moscou et de la Volga, si l’on n’a pas le goût de l’âme russe chevillé au corps. Un grand récit suivi d’entretiens avec Tamara Kondratieva (professeure à l’INALCO), Ludmila Oulitskaïa (écrivaine) et Fiodor Loukianov (sociologue et journaliste).


À PROPOS DE L'AUTEUR


Observateur politique assidu de la Russie où il a longtemps vécu, Alain Délétroz était souvent invité à commenter l’actualité dans les médias russes avant la guerre en Ukraine. Passionné de culture russe, son affection pour cet immense pays a guidé son écriture.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 103

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Couverture

Page de titre

Carte

MOT DE L’ÉDITEUR

« Ce petit livre n’est pas un guide. » Cette phrase répétée dans les présentations de nos ouvrages, parce qu’elle nous tient particulièrement à cœur et résume parfaitement l’état d’esprit de notre collection, devrait s’accompagner d’un complément d’information : ces livres sont écrits par les auteurs à une période donnée. Mais avec l’intention de brosser le portrait le plus juste de l’âme des pays, des régions ou des villes, nos petits livres ambitionnent, par définition, de dépasser l’actualité. Chaque volume de L’âme des peuples, parce qu’il s’écarte du superflu pour se consacrer à l’essentiel, a pour vocation de rester pertinent et de garder sa saveur malgré l’actualité, les changements de gouvernements et l’évolution des circonstances.

Écrire ces lignes à propos de Les cendres de l’empire, notre petit livre sur la Russie publié en 2014, sonne comme un avertissement. La guerre déclenchée en Ukraine, le 24 février 2022, par Vladimir Poutine, matérialise tous les changements survenus dans cet immense pays depuis des années. Des changements que notre auteur Alain Délétroz, russophone passionné, avait alors presque tous décelés et signalés : l’effroyable volonté de revanche engendrée par le sentiment d’humiliation né de la disparition de l’ex-URSS et de l’héritage soviétique anti-occidental ; la montée inexorable de l’autoritarisme version Poutine… et toujours, l’incontournable nostalgie impériale, qui nourrit au Kremlin tous les fantasmes de puissance. Les cendres. L’empire. Tout est juste dans cet ouvrage qui n’est pas un guide, mais un formidable éclaireur sur la réalité sociale, nationale, géopolitique de la Russie de 2022.

Nous avons donc fait le choix de vous livrer telle quelle cette nouvelle édition, avec le plein accord de l’auteur. Parce qu’elle raconte la Russie comme elle est. Au plus profond. Parce qu’elle dit l’ambivalence du peuple russe, à la fois humilié et humiliateur. Parce que la Russie, surtout, doit se comprendre en dehors de la mécanique aujourd’hui infernale de la guerre en Ukraine, ce pays dont Sébastien Gobert nous dresse par ailleurs un fascinant portrait dans notre collection. Lire Sous les cendres, l’empire, c’est enfin refuser les exagérations et les approximations des commentaires d’actualité. Ce petit livre dit l’âme de la Russie. C’est pour cela qu’il mérite plus que jamais d’être lu aujourd’hui.

Richard Werly, août 2022

AVANT-PROPOSPourquoi la Russie ?

Bien des années plus tard, une image remonte dans ma mémoire, aussi vivante que si tout cela était arrivé hier. Chaque fois que je retrouve les trottoirs d’une grande ville russe en hiver, le même souvenir m’assaille. Chaque fois que je hume l’air froid à pleins poumons, que mes yeux sont attirés par la démarche raffinée de jeunes femmes emmitouflées dans de tendres fourrures sibériennes ou que mes narines sont chatouillées, sur l’escalator d’une station de métro, par les effluves de graisse à moteur typique des chemins de fer russes, c’est ce premier hiver en Russie qui renaît.

Décembre 1991 : j’arrive en Union soviétique pour effectuer un séjour linguistique dans le terrible hiver russe. La famille qui me reçoit a organisé une petite fête en mon honneur pour la Noël catholique, qui se célèbre quinze jours avant la Nativité orthodoxe russe. L’appartement, d’une seule pièce, à la fois chambre à coucher, salon et salle à manger, suffoque sous une épaisse fumée de tabac. Le gel glace les vitres. Les premiers toasts commencent à réchauffer les estomacs et les cœurs. Et voilà qu’apparaît, sur l’écran de la télévision posée dans un coin de la pièce, le visage contracté du président de l’URSS qui annonce la dissolution de la grande Union.

Les insultes pleuvent. « Idiot, traître, tu as détruit notre pays ! Dégage ! » Puis, devant mes supplications, le silence finit par s’installer, ponctué encore de quelques exclamations de mépris, mais à mi-voix. La piètre allure de Gorbatchev, qui semble au bord des larmes, finit par faire son effet. Un lourd silence suit l’intervention présidentielle. Puis, un convive fait le plein des verres de vodka, lève le sien et s’exclame : « Allons, buvons à notre avenir radieux sans l’Union soviétique ! »

Les visages et les itinéraires des convives de cette soirée continuent à m’habiter. La plupart d’entre eux allaient sombrer dans la misère. Le jeune adolescent frêle, au bord des larmes tant l’émotion lui étreignait la gorge lorsqu’il me parlait des fleurs et des baies rouges dans le jardin de sa datcha au printemps, serait, trois ans plus tard, condamné à dix ans de camp à régime sévère pour association de malfaiteurs : l’une des fameuses « mafias russes » l’avait recruté… La violence économique, structurelle et criminelle dans laquelle allaient basculer la plupart des sociétés issues de l’Union soviétique ne nous apparaissait absolument pas, ce soir-là, comme l’horizon immédiat de la chute du communisme. À la fin de cette soirée, je décide de me rendre sur la place Rouge en compagnie d’Olga, une jeune fille de mon âge, aussi discrète que belle. C’est la nuit, il neigeote. Le drapeau tricolore russe a déjà remplacé le drapeau rouge de l’ex-URSS sur la coupole du Kremlin. La place étale ses pavés blanchis, désespérément vide. Idem pour les rues adjacentes ou la place du Manège, en contrebas. Qu’importe la fin de l’empire ! À l’évidence, les Russes préfèrent rester blottis dans la chaleur de leurs appartements plutôt que d’aller manifester sous les murs du Kremlin. Pas d’émotion. Pas de joie libératrice. Pas de désespoir non plus, face à un avenir plus qu’incertain.

Je suis fasciné. La rapidité avec laquelle il a été mis fin à l’Union soviétique et le fatalisme des Russes m’impressionnent. La majorité d’entre eux semblent fort bien s’accommoder de la disparition de ce pays si puissant sur la scène mondiale, mais qui a fonctionné comme une véritable machine destructrice des cultures et des individus à l’intérieur de ses frontières. Je me souviens, sur cette place Rouge vide et glaciale, de l’émotion qui me saisit alors. Nous restons là, prostrés, à regarder la relève de la garde du mausolée de Lénine, à scruter ces soldats élancés dans leurs uniformes impeccables, jambe à angle droit dans un pas de l’oie au ralenti, en un dernier hommage au fondateur de l’URSS dont le tombeau ne serait bientôt plus gardé que par de simples miliciens. Les funérailles de la deuxième grande puissance du monde sont aussi tristes que glaciales. Olga, s’appuyant contre moi, murmure la voix tremblante : « C’en est fait de l’Union soviétique ».

Ce pays où les corps sont choyés ou broyés et les âmes pures ou damnées, où la rudesse d’un pas de l’oie stalinien sur un marbre glacial côtoie la douceur inattendue d’une jeune fille qui se love contre vous, ce pays qui semble se complaire à passer de la gloire au drame, vient de me saisir. La force de ces contrastes me suggère intuitivement que je ne trouverais guère ici cet espace intermédiaire, ces nuances de noir, de gris, si chers aux Européens postmodernes. En Russie, ce serait tout ou rien !

Ce soir-là, pourtant, l’immense pays de Pouchkine, Dostoïevski et Sakharov venait de sauter dans l’inconnu et semblait vouloir tourner le dos à son terrible passé de soumission et de souffrances. Il se lançait corps et âme dans un long baiser inattendu avec la liberté, une étreinte dans laquelle il se donnerait en entier et découvrirait, à ses dépens, que la liberté peut se révéler rapidement une maîtresse bien cruelle pour qui s’offre à elle sans garde-fous.

Peut-on rêver de liberté dans le plus grand pays du monde sans prendre le risque que se désintègre un territoire conquis au prix de tant d’efforts et de sang ? « Non ! » répondirent la plupart des gouvernements russes, justifiant ainsi les pires tyrannies. À l’exception notoire du gouvernement de Boris Eltsine dans les années 1990 qui permit aux Russes de goûter aux délices de la liberté d’expression, alors qu’ils étaient plongés dans une misère noire au nom de réformes libérales. Cette unique expérience de la liberté a donc laissé sur les langues le goût amer de la misère. Ce « non » à la liberté, synonyme de désordre et de pauvreté, domine aujourd’hui dans les discours officiels, sous la férule de Vladimir Poutine. Aimer la Russie, c’est souffrir avec elle de cette réalité. Accepter que l’objet de cet amour nous échappe. Et, parfois, nous déçoive…

Sous les cendres, l’empire

La Russie ne laisse pas de surprendre le voyageur occidental. Partageant des frontières tant avec la Norvège que la Corée du Nord, la Pologne et les États-Unis, cet immense pays déboussole. Son territoire, la beauté de ses vastes plaines sauvages et peu habitées, la puissance de ses fleuves et la hauteur de ses montagnes, la longueur de ses voies de chemin de fer et le kilométrage surréaliste de ses routes invitent l’étranger à l’humilité. Et le Russe à l’action de grâce.

Étalée sur dix fuseaux horaires entre l’enclave de Kaliningrad et la Tchoukotkie sur le détroit de Behring, la mère Russie a façonné des âmes pétries par les longs hivers, la nécessité de contrôler le territoire et un sentiment naturel de grandeur. Les horaires des compagnies d’aviation nationales défient l’entendement de l’Européen habitué à traverser la France ou l’Allemagne en voiture. Près de neuf heures de vol entre Moscou et Vladivostok ! Près de onze heures pour atteindre Magadan ! Les horaires du Transsibérien se donnent d’ailleurs en jours et non en heures en gare de Vladivostok : une grosse nuit pour rejoindre Khabarovsk, sur les rives du fleuve Amour, depuis la côte pacifique, trois jours pour Tchita en Sibérie, sept pour Moscou !

Les immensités russes n’ont pas seulement façonné l’État qui doit gérer un trésor de cette ampleur, le faire fructifier, le développer et dresser toutes les barrières possibles pour endiguer la menace ancestrale de voir un ennemi fondre par ces plaines immenses, ou empêcher le délitement des pièces de ce puzzle géographique unique. Cette obsession territoriale a aussi profondément marqué l’âme des peuples de la Russie, leur façon de voir le monde et leur contrat social.

Quelques jours après la fin de l’Union soviétique, en janvier 1992, je participe à une discussion animée avec des intellectuels moscovites, chez eux, place du Soulèvement. La table est bien garnie en cette période de pénurie : harengs marinés de la Baltique, boulettes de viande, champignons, caviar et surtout une énorme bouteille de vodka Stolitchnaya, ramenée à table après un séjour sérieux dans les frimas du balcon donnant sur le grand monument sombre à la gloire du soulèvement de 1905. Le verre de la bouteille suinte d’une blancheur gelée. La vodka, rendue visqueuse par les morsures du gel, coule dans nos verres avec l’onctuosité d’un nectar huilé.

Les premiers toasts, rites obligatoires avant chaque verre du brûlant breuvage national, peinent à trouver le chemin de la gaîté, tant la fin de l’Union soviétique semble une catastrophe irréparable pour ces amis profondément soviétiques et communistes convaincus. Face à leurs louanges interminables sur la supériorité de l’ex-URSS, je ne peux m’empêcher de lancer une remarque d’une bassesse toute bourgeoise. « À quoi cela sert-il donc à un pays d’envoyer des hommes dans l’espace si, en 1992 à Moscou, on en est encore, comme vous autres ici, à laver le linge de toute sa famille à la main dans sa baignoire ? Quelle peut donc bien être la supériorité d’un système dans lequel, malgré les discours officiels sur l’égalité, la femme soviétique est rivée à ce travail harassant sur une planche à laver hors du temps ? »

La grandeur de Gagarine

Les visages désarmés et désarmants de mes amis me font sentir que j’ai probablement sorti la plus grosse énormité jamais prononcée aux abords de la place du Soulèvement, au moins depuis la révolution d’Octobre ! Et leur réponse est inattendue : ni soviétique, ni marxiste, mais bien russe. « Mais enfin, répliquent-ils en chœur, tu compares la machine à laver à Gagarine ! Sais-tu ce que c’est d’être citoyen d’un grand pays respecté ? Le premier pays à avoir envoyé un homme dans l’espace ? Le pays vainqueur du fascisme ? Le pays dont les sous-marins nucléaires, sous la calotte polaire, peuvent frapper n’importe quel point du globe sur un simple ordre du Kremlin ? Le seul pays au monde à la fois frontalier de l’Union européenne, des États-Unis et du Japon ? Et tu nous parles d’une machine à laver le linge ! Nous, les Russes, arrivés à Yakoutsk à dos de cheval à travers toute cette Sibérie sauvage en 1632, sommes prêts à sacrifier bien plus que cela pour cette grandeur ! »

La grandeur de l’espace aurait-elle façonné celle des âmes ? Les Récits d’un pèlerin russe1