« Signer la déportation » - Anissa Maâ - E-Book

« Signer la déportation » E-Book

Anissa Maâ

0,0

Beschreibung

Au Maroc, des migrants africains décident de « signer la déportation », c'est-à-dire de rentrer au pays par le biais d’une aide au retour volontaire de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Cette expression émique invite à interroger les retours au-delà des schémas binaires habituels de la contrainte et de la volonté. Mais comment les migrants s'approprient-ils l’éloignement ?
Fondé sur des recherches ethnographiques conduites dans différentes villes du Maroc, cet ouvrage appréhende les migrants comme des acteurs à part entière de l’éloignement, en même temps qu’il restitue la pluralité – et souvent l’ambiguïté – de leurs pratiques dans un contexte contraint. Circulant entre le bureau de l’OIM à Rabat, les zones frontalières au nord du pays, les églises et les campements aux marges des métropoles marocaines, la recherche chemine au plus près de trajectoires rythmées par des espoirs déçus et la poursuite d’un avenir meilleur. Au fil des pages, les migrants se révèlent tour à tour hésitants, protestataires ou stratèges, au point même de s’approprier le retour volontaire pour circuler entre les Afriques méditerranéenne et subsaharienne. L’ouvrage dévoile également l’existence d’une pluralité d’acteurs périphériques à l’OIM – les intermédiaires humanitaires et ceux issus des communautés migrantes – qui jouent un rôle décisif dans le processus de retour.
Ce livre contribue remarquablement aux débats théoriques sur l’externalisation des frontières de l’Union européenne et sur l’articulation entre contrôle et autonomie des migrations. Il propose également une réflexion inédite sur les héritages coloniaux de l’intermédiation dans le contrôle migratoire en Afrique et offre un bel exemple de méthode d’enquête inductive prenant le parti de saisir la frontière par ses marges.

contrôle migratoire, humanitaire, Maroc, migrants, migration, OIM, Organisation internationale pour les migrations, Afrique subsaharienne


À PROPOS DE L'AUTRICE

Anissa Maâ est actuellement chargée de recherches F.R.S.-FNRS à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Docteure en sciences politiques et sociales de l’ULB, elle a été postdoctorante au Département de Développement International de l’Université d’Oxford. Ses recherches se situent au croisement de la sociologie politique de l’international et de la socio-anthropologie des migrations. Elles s’appuient sur des terrains ethnographiques conduits en Afrique du Nord et de l’Ouest.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 427

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Collection dirigée par Joël Noret et Andrea Rea La collection publie des ouvrages qui contribuent à une meilleure connaissance de la complexité et de la diversité du monde social. Sans privilégier un domaine particulier ou une école de pensée, elle accueille tant des livres rédigés par des auteurs internationalement réputés que des travaux soumis par de jeunes chercheurs, souvent issus de thèses de doctorat. Les textes publiés se caractérisent par une grande ouverture méthodologique et des analyses reposant sur une solide base empirique. Tout en se conformant aux règles de la démarche scientifique de l’anthropologie sociale et culturelle et de la sociologie, le contenu des publications de la collection est accessible à un public non professionnel désireux de s’informer sur les enjeux qui traversent les sociétés contemporaines.

 

Migrations africaines et retours volontaires depuis le Maroc

Migrations africaines et retours volontaires depuis le Maroc

    Éditions de l’Université de Bruxelles

Illustration de couverture © Anissa Maâ, 2018ISBN 978-2-8004-1805-6eISBN 978-2-8004-1806-3ISSN 2593-5895 D/2024/0171/1 © 2024, Éditions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26 1000 Bruxelles (Belgique) [email protected] APublié avec le soutien du Fonds national de la recherche scientifique F.R.S.-FNRS. L’autrice a remporté, pour son travail, le prix Alice Seghers de la Faculté de philosophie et sciences sociales de l’Université libre de Bruxelles.

À propos de l’auteur

Anissa Maâ est docteure en sciences politiques et sociales de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Elle est actuellement chargée de recherche F.R.S.-FNRS et a été chercheuse postdoctorante à l’Oxford Department of International Development (Université d’Oxford).

À propos du livre

Au Maroc, des migrants africains décident de « signer la déportation », c’est-à-dire de rentrer au pays par le biais d’une aide au retour volontaire de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Cette expression émique invite à interroger les retours au-delà des schémas binaires habituels de la contrainte et de la volonté. Mais comment les migrants s’approprient-ils l’éloignement ? Fondé sur des recherches ethnographiques conduites dans différentes villes du Maroc, cet ouvrage appréhende les migrants comme des acteurs à part entière de l’éloignement, en même temps qu’il restitue la pluralité – et souvent l’ambiguïté – de leurs pratiques dans un contexte contraint. Circulant entre le bureau de l’OIM à Rabat, les zones frontalières au nord du pays, les églises et les campements aux marges des métropoles marocaines, la recherche chemine au plus près de trajectoires rythmées par des espoirs déçus et la poursuite d’un avenir meilleur. Au fil des pages, les migrants se révèlent tour à tour hésitants, protestataires ou stratèges, au point même de s’approprier le retour volontaire pour circuler entre les Afriques méditerranéenne et subsaharienne. L’ouvrage dévoile également l’existence d’une pluralité d’acteurs périphériques à l’OIM – les intermédiaires humanitaires et ceux issus des communautés migrantes – qui jouent un rôle décisif dans le processus de retour. Ce livre contribue remarquablement aux débats théoriques sur l’externalisation des frontières de l’Union européenne et sur l’articulation entre contrôle et autonomie des migrations. Il propose également une réflexion inédite sur les héritages coloniaux de l’intermédiation dans le contrôle migratoire en Afrique et offre un bel exemple de méthode d’enquête inductive prenant le parti de saisir la frontière par ses marges.

Pour référencer cet eBook

Afin de permettre le référencement du contenu de cet eBook, le début et la fin des pages correspondant à la version imprimée sont clairement marqués dans le fichier. Ces indications de changement de page sont placées à l’endroit exact où il y a un saut de page dans le livre ; un mot peut donc éventuellement être coupé.

Table des matières

Remerciements

Préface

Introduction

L’éloignement « pour le bénéfice de tous » ?

Externalisation de l’éloignement

Intervention de l’OIM

Gouvernement international des migrations

Les retours volontaires depuis le Maroc

Négociation de l’asymétrie UE/Maroc

Émergence des retours volontaires

Diplomatisation de l’éloignement

Humanitarisation du retour

Cadre d’analyse

Questions de recherche et hypothèses

Retours « volontaires » ?

Violence

Intermédiation

Agencéité migrante

Enquêter « au seuil »

Un acte fondateur

La mission de l’OIM

Les candidats au retour

Les intermédiaires du retour

Espaces et circulations de l’enquête

Chapitre I

Violence

Violence des frontières

Une mort naturelle ?

Le spectre de la mort

La « loi de la forêt »

Contingence du retour

Étienne : l’impossible retour

Aya : la possibilité d’un retour

Chapitre II

Intermédiation

L’information contre les migrations

Informer les migrants

Informer à distance

Contrôler les messagers

Intermédiation humanitaire

Humanitarisation de l’information

Répression compassionnelle

Chapitre III

Intermédiation indigène

Des intermédiaires migrants

Trouble dans l’industrie de la migration

Héritages coloniaux de l’intermédiation

Racialisation de l’intermédiation

Leaders communautaires

Intermédiation

Indigénéité

Position ambivalente

Proximité

Distinction

Subalternité

Pratiques contrastées

Incorporation des normes

Opposition au retour

Chapitre IV

Agencéité migrante

Demander le retour

Mise en attente

Usages de la vulnérabilité

Contestations

Incertitude du retour

Épreuves bureaucratiques

Hésitations

Usages assurantiels

Se retourner

Le sens du retour

« Sapés comme jamais »

« Coming home » ?

Conclusion

Bibliographie

Annexes

Table des figures

← 6 | 7 →

Remerciements

Ce livre est issu d’une thèse en sciences politiques et sociales soutenue à ­l’Université libre de Bruxelles (ULB) et conduite grâce au soutien du Fonds national de la recherche scientifique (F.R.S.-FNRS). Les dernières révisions du manuscrit ont été effectuées dans un cadre de travail idéal à l’Université d’Oxford grâce au soutien de la Fondation Wiener-Anspach.

L’écriture de cet ouvrage a bénéficié des commentaires avisés et des regards inspirants de l’ensemble des membres de mon jury de thèse. Je remercie chaleureusement mon promoteur, Andrea Rea, mon copromoteur, Christian Olsson, et le président de mon jury, Julien Jeandesboz, pour leurs nombreuses relectures, leurs conseils et leur soutien durant ces années de recherche. Je remercie également Nora El Qadim, Jacinthe Mazzocchetti et Antoine Pécoud, dont les remarques m’ont encouragée à approfondir ou à nuancer certaines conclusions de ma thèse.

Cette recherche s’est nourrie de réflexions collectives menées notamment au sein du Group for Research on Ethnic Relations, Migration and Equality (GERME, ULB), du centre Recherche et études en politique internationale (REPI, ULB), de l’Oxford Department of International Development (ODID, University of Oxford), de l’École doctorale thématique en sciences sociales « Migrations et diversité culturelle » (EDTSS), du Laboratoire mixte international « Mobilités, voyages, innovations et dynamiques dans les Afriques méditerranéenne et subsaharienne » (LMI MOVIDA, IRD), de l’Institut Convergences Migrations (ICMigrations, CNRS) et de l’Atelier d’hybridations anthropologiques (AHA, ULB). Je remercie toutes ces équipes d’avoir su créer des espaces de discussion stimulants et chaleureux.

Je suis profondément redevable à ma famille. Ma gratitude va tout spécialement à mes parents et à ma grande sœur qui me soutiennent depuis des années et dont je reçois les précieux conseils, les encouragements et l’affection en dépit de la distance. Je remercie également ma grand-mère pour ses prières et j’ai une pensée à la mémoire de mon grand-père. Je remercie aussi la deuxième famille Maâ en France pour ses délicates attentions, ainsi que mes proches au Maroc qui ont partagé le quotidien parfois éprouvant de mes terrains de recherche.

Ces années de thèse et d’après-thèse ont eu leur lot de départs et de déménagements, synonymes d’absences prolongées, de belles rencontres et de retrouvailles. Je suis reconnaissante envers celui qui m’a soutenue pendant des années et je remercie mes proches de Bruxelles, de Paris, de Marseille, de Mazan, de Strasbourg et de la région lyonnaise pour leur amitié et pour leur hospitalité chaque fois que cela a été nécessaire.

Enfin, ce livre doit tout à celles et ceux auprès desquel·les j’ai été projetée durant mes terrains de recherche au Maroc et qui ont accepté de me faire une place à leurs côtés. C’est aussi le souvenir de leurs voix et de leurs dilemmes qui a donné un sens aux efforts sur lesquels repose l’aboutissement de cet ouvrage. ← 7 | 8 →

← 8 | 9 →

Préface

Depuis les années 2000, l’Aide au retour volontaire et à la réintégration (AVRR) soutenue par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) est devenue un instrument important de la politique migratoire et du contrôle des frontières à travers le monde. Cet instrument est principalement mobilisé et financé par l’Union européenne (UE) pour inciter les étrangers en séjour irrégulier à rentrer dans leur pays d’origine. Il est mis en œuvre tant dans les pays de l’UE que dans les pays du voisinage européen où se déploient des espaces de mobilité bloquée. L’ouvrage d’Anissa Maâ prend pour objet d’étude les retours volontaires de migrants ouest- et centre-africains depuis le Maroc, à partir d’une enquête ethnographique de longue haleine et multisituée (Casablanca, Meknès, Nador, Oujda, Rabat).

Si l’OIM, l’UE et des gouvernements africains sont convaincus de la légitimité de cette politique qui est également présentée comme bénéficiant aux migrants irréguliers eux-mêmes, de nombreux doutes subsistent quant à la nature véritablement volontaire de ces retours. Si la fabrique du consentement au retour est au cœur d’une partie de la littérature scientifique, Anissa Maâ propose de dépasser cette perspective pour interroger les appropriations et usages que les migrants font du dispositif de retour volontaire.

Dans la littérature, deux perspectives distinctes bien que complémentaires structurent l’analyse des carrières migratoires. La première insiste sur la dimension coercitive des dispositifs de sécurité du contrôle des frontières et se concentre sur la figure de l’étranger irrégulier soumis à la violence. La deuxième, au contraire, souligne l’agencéité des migrants et s’intéresse, notamment, à la figure de l’aventurier qui circule par des pratiques de débrouille et en dépit des contraintes. L’examen de l’Aide au retour volontaire et à la réintégration suit généralement cette même double perspective. Certains auteurs insistent sur la dimension contrainte et répressive de cet instrument et y voient un retour forcé fondé sur l’exercice de la violence. D’autres soulignent la capacité des personnes concernées à réorienter leur carrière migratoire en recourant au retour volontaire.

Face à cette opposition d’approches, Anissa Maâ relativise la toute-puissance du contrôle migratoire qui connaît des ratés (ralentissement, blocage, contournement) et relève l’ambivalence et le caractère changeant des aspirations des migrants au sujet du retour volontaire. Il n’y a pas soit de la violence soit de l’agencéité. Si ces deux pôles sont indissociables de l’expérience des migrants qui « signent la déportation », le travail empirique et analytique d’Anissa Maâ fait apparaître un troisième pôle : celui de l’intermédiation. L’identification de ce dernier pôle constitue l’originalité de cet ouvrage et une contribution importante aux études migratoires. Anissa Maâ met en évidence l’existence d’un champ de force entre la violence des frontières, l’agencéité des migrants et l’intermédiation, dépassant de la sorte l’opposition parfois réductrice entre oppression et résistance, entre contraintes structurelles et agencéité pure. ← 9 | 10 → Cette intermédiation constitue précisément l’espace où s’articulent les contraintes et l’agencéité et où les migrants s’approprient finalement le retour volontaire. En somme, l’agencéité se façonne en étroite relation avec les contraintes auxquelles sont soumis les migrants, et leur appropriation du retour se définit en interaction avec les acteurs intermédiaires qu’ils rencontrent.

L’intermédiation engage des acteurs locaux agissant entre l’OIM et les migrants, qu’ils soient officiellement intégrés au processus de retour ou non. Anissa Maâ identifie une multiplicité d’acteurs tels que des organisations humanitaires, des églises, des presbytères ou des acteurs associatifs qui sont tous plus ou moins convaincus de la légitimité du retour volontaire. Si les intermédiaires humanitaires sont relativement connus de la littérature, l’ouvrage révèle l’existence d’un autre type d’intermédiaire qu’Anissa Maâ nomme très justement les intermédiaires « indigènes ». Issus des communautés migrantes, ils évoquent par analogie l’intermédiation en contexte colonial. Les intermédiaires humanitaires et indigènes servent de courroie de transmission de l’information de l’OIM à propos du retour volontaire. À leur contact, les migrants ajustent l’information et la traduction faites par les intermédiaires aux besoins de leur propre carrière migratoire. Cependant, ces deux types d’intermédiaires ne recourent pas aux mêmes registres d’action et d’argumentation vis-à-vis des migrants.

Les discours et les pratiques des intermédiaires humanitaires sont nourris de répression compassionnelle, selon les termes de Didier Fassin. Encore accentuée par l’observation de la violence extrême des frontières, cette rationalité les amène à légitimer l’éloignement parce qu’il constitue selon eux une forme de protection en direction des migrants. Ceci les conduit à transformer par conviction les mots de la protection en arguments justifiant le retour. Les intermédiaires humanitaires s’inscrivent de la sorte au sein du continuum de la déportation, selon les termes de Kalir et Wissink. Pour leur part, les intermédiaires indigènes présentent des profils inédits. Anciens migrants africains installés au Maroc, ils se sont progressivement convertis en acteurs du contrôle des populations migrantes. Ces acteurs intermédiaires se trouvent ainsi dans une position ambivalente : ils travaillent pour des institutions organisant le retour volontaire tout en comprenant les expériences de mobilité bloquée des migrants. Plutôt que la compassion, c’est le partage de l’expérience qui unit ces intermédiaires aux migrants en réflexion sur leur éventuel retour. Les intermédiaires indigènes peuvent alors contribuer à l’appropriation par les migrants du dispositif de l’OIM. Cette double dimension de l’intermédiation, à la fois des acteurs humanitaires et des acteurs indigènes, et du fondement de leur action (répression compassionnelle et indigénéité) constitue un apport majeur de cet ouvrage à la littérature des études migratoires.

Andrea Rea Professeur de sociologie Université libre de Bruxelles

← 10 | 11 →

Introduction

« I’m coming home, I’m coming home. Tell the world I’m coming home. Let the rain wash away all the pain of yesterday. I know my kingdom awaits, and they’ve forgiven my mistakes. I’m coming home, I’m coming home. Tell the world I’m coming. » Diddy. 2010. « Coming home ». In Last train to Paris

L’éloignement « pour le bénéfice de tous » ?

Rarement, les images d’un éloignement collectif de migrants auront été diffusées si généreusement. Dans une vidéo mise en ligne, on observe des hommes et des femmes rapatriés depuis la Libye qui reprennent à l’unisson Coming home, le tube du rappeur américain P. Diddy, emmitouflés dans les survêtements distribués par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM)1. Organisation intergouvernementale créée en 1951 et « apparentée » au sein du système des Nations unies depuis 20162, l’OIM est la maîtresse d’œuvre de ce « retour volontaire humanitaire » (VHR) dont elle immortalise le déroulement. En plein vol, ils sont plus de cent cinquante migrants nigérians à faire entendre leur joie de rentrer au pays. Ils chantent et tapent des mains, encouragés par un employé de l’OIM qui, filmé de dos et reconnaissable à sa chasuble bleue frappée du logo de l’organisation, circule dans l’allée centrale de l’avion et donne le rythme au chœur des migrants. Ce jour-là, il mesure certainement le potentiel de cette scène de migrants en liesse pour la promotion des retours volontaires, régulièrement critiqués en tant que forme dissimulée d’expulsion. Comment, en effet, douter du caractère volontaire de ces retours lorsque les migrants eux-mêmes se montrent si enthousiastes à l’idée de rentrer au pays ? ← 11 | 12 →

L’autre versant de ces images d’allégresse est pourtant bel et bien celui des migrants vendus en Libye3, et plus globalement d’un contrôle des migrations et des frontières générateur de violences multiples. Mais bien loin de contrarier les activités de l’OIM, l’écho médiatique de « l’enfer libyen » a contribué à la légitimation de ces éloignements collectifs, financés depuis 2016 par le Fonds fiduciaire de l’Union européenne (UE)4. Entre 2015 et le début de l’année 2019, l’OIM enregistrait 40 000 « retours volontaires humanitaires » au départ de la Libye5. Parallèlement à ces opérations spectaculaires et largement médiatisées, l’organisation met également en œuvre une forme plus discrète et individualisée d’éloignement : l’« aide au retour volontaire et à la réintégration » (AVRR).

Externalisation de l’éloignement

Les politiques d’aide au retour naissent en Europe à la fin des années 1970. Dans un contexte de récession économique, de diminution du recrutement de la main-d’œuvre étrangère et de fermeture plus générale des frontières (Rea, 2021), ces politiques ont pour objectif d’encourager le départ d’étrangers déjà installés sur le territoire européen, mais dont la présence n’est plus considérée comme désirable. Plusieurs initiatives étatiques voient alors le jour sur le continent. En Allemagne, une aide est créée pour favoriser la réinsertion des travailleurs étrangers dans leur pays d’origine (Münz et Ulrich, 1998). En France, une procédure de retour accompagnée d’une assistance financière – dénommée « million Stoléru », du nom du secrétaire d’État responsable – est proposée aux ouvriers étrangers dans un contexte de restructuration de l’industrie automobile et de licenciements massifs (Poinard, 1979 ; Lebon, 1979 ; Gay, 2014). En Suisse, une aide est instaurée à destination des déboutés du droit d’asile (Kaser et Schenker, 2008). Depuis lors, l’aide au retour a intégré la législation de l’UE en matière d’éloignement, notamment avec la directive « retour » adoptée par le Parlement en 20086. En particulier depuis les années 2000, cette nouvelle forme d’éloignement s’est étendue géographiquement aux pays du voisinage européen, à la faveur de l’externalisation de la lutte contre les migrations irrégulières et de l’intervention de l’OIM.

Officialisée en 2004 par l’adoption du programme de La Haye, la « dimension extérieure de l’asile et de l’immigration » consiste à intégrer les pays du « voisinage » européen (Jeandesboz, 2007) dans le contrôle des migrations et des frontières de l’UE (Lavenex et Uçarer, 2004). Les États reconnus comme des pays d’émigration et/ou de transit migratoire sont alors encouragés à contribuer à la lutte contre les migrations ← 12 | 13 → irrégulières, l’UE conditionnant par exemple l’aide au développement et les facilitations de délivrance de visas à leur implication dans le domaine (El Qadim, 2018). Cela étant, les pays voisins de l’UE sont en principe peu disposés à accepter des mesures qui entravent la contribution économique de leurs ressortissants installés à l’étranger (notamment par le transfert de devises) et limitent l’exercice souverain du contrôle de leurs frontières (Cassarino, 2016). Si l’ambition européenne d’externalisation s’appuie sur l’existence de relations asymétriques à l’échelle globale, elle demeure cependant loin d’être systématiquement approuvée par les pays tiers. Légitimer le contrôle des frontières et des migrations aux yeux de son voisinage constitue donc un enjeu majeur pour l’UE. Ainsi que l’écrit Sandra Lavenex :

[l]a volonté des pays émetteurs de s’engager dans […] le contrôle des migrations ne peut être gagnée sur la seule base des avantages matériels escomptés. […] [L]e besoin de légitimité découle du fait que les pays d’origine et de transit ont peu à gagner de leur participation à la surveillance des frontières extérieures de l’UE7.

Outre la conditionnalité de l’aide au développement et des facilitations de visa, l’UE s’appuie sur des modes alternatifs d’intervention pour légitimer l’externalisation du contrôle migratoire auprès des pays concernés. Elle mobilise notamment des organisations internationales intervenant à l’interface de ses objectifs d’externalisation et des résistances potentielles des États tiers, comme c’est le cas de l’OIM (Geiger, 2008).

Intervention de l’OIM

L’histoire de l’OIM est relativement méconnue, notamment du fait des difficultés d’accès à ses archives (Venturas, 2015 ; Bradley, 2023). Celle-ci demeure de ce fait largement contrôlée et diffusée à travers des publications émanant directement de l’organisation (voir par exemple Ducasse-Rogier, 2001). Récemment, des travaux universitaires portant sur le sujet ont cependant vu le jour. Pour la plupart, ils appréhendent l’émergence de l’OIM, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à la lumière de l’influence des rivalités bipolaires naissantes sur le façonnement d’un gouvernement international des migrations. L’OIM est issue du « Comité intergouvernemental provisoire pour les mouvements migratoires d’Europe », créé en 1951, dans un premier temps pour une durée déterminée. Dans le contexte d’après-guerre, le Comité a vocation à organiser le transport vers l’outre-mer des populations européennes considérées comme surnuméraires et comme un vivier potentiel de troubles sociaux et de développement de l’idéologie communiste en Europe (Ladame, 1958). Impulsée par les États-Unis qui en sont le bailleur principal, la création du Comité intervient une année après celle du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). À la ← 13 | 14 → différence du Comité, l’UNHCR est pour sa part intégré au système des Nations unies qui compte la Russie parmi ses membres, ce qui l’expose aux soupçons de sympathies communistes. Le Haut Commissariat est en outre obligé au respect de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (Elie, 2010 ; Georgi, 2010). À une époque où la priorité des États-Unis et de ses alliés réside plus dans l’organisation de la migration des populations européennes que dans leur protection (Pécoud, 2017), le Comité est donc créé hors du système des Nations unies et de ses obligations internationales en termes de respect des droits humains. Rebaptisée « Comité intergouvernemental pour la migration européenne » en 1952, l’organisation assure au cours des années 1950 le transport de près d’un million de ressortissants européens (Venturas, 2015b, 7) vers des destinations telles que l’Australie, les États-Unis, le Canada, l’Argentine ou le Brésil (Papadopoulos et Kourachanis, 2015, 158). Parallèlement au transport des migrants à proprement parler, le Comité prend en charge « plusieurs opérations précédant et suivant leurs mouvements, comme l’identification, l’information, le recrutement, la présélection, le tri, la documentation, la formation, l’embarquement, la réception, l’hébergement et le placement » (Parsanoglou, 2015, 59)8.

Cela étant dit, l’histoire de l’OIM n’est pas seulement « un conte de la Guerre froide » (a tale of the Cold War), mais est également liée, dès sa création, aux contextes coloniaux et politiques racistes de certains de ses États membres (Bradley, 2023, 6). À la veille des indépendances, le Comité soutient par exemple le retour et la réinstallation en métropole de colons belges, français et hollandais, respectivement depuis le Congo (RDC), l’Algérie et l’Indonésie. Il soutiendra également la « politique de l’Australie blanche » (White Australia policy) interdisant la migration de populations non européennes vers le pays et facilitera l’installation de migrants européens en Afrique australe, en particulier en Afrique du Sud sous le régime de l’Apartheid et en Fédération de Rhodésie et de Nyassaland (Papadopoulos et Kourachanis, 2015 ; Bradley, 2023). Malgré son mandat principalement technique, le Comité mène donc dès l’origine des activités intrinsèquement liées aux priorités politiques de ses États membres. Dimitris Parsanoglou résume en ces termes :

[L]’exclusion de tous les pays communistes [au sein du Comité] était indubitablement d’ordre politique, ce qui a contribué à l’homogénéité idéologique de ses États membres. Mais ce qui était également de première importance […] était l’exclusion implicite de tous les pays non européens ou non colonisateurs. Il s’agissait d’une organisation conçue pour servir la mobilité des seuls Européens et qui était censée les transporter uniquement dans les zones où la « civilisation occidentale » était dominante et où la race blanche contrôlait l’appareil d’État9. (Parsanoglou, 2015, 58)

Après plusieurs dénominations successives, des épisodes d’instabilité financière et plusieurs années d’influence plutôt relative sur la scène internationale, le Comité ← 14 | 15 → est rebaptisé « Organisation internationale pour les migrations » en 1989, en même temps qu’il acquiert un statut permanent. Sa mission est alors étendue à la promotion d’une « migration ordonnée des personnes en besoin de services de migration internationale »10 (Perruchoud, 1989, 512). Depuis, l’OIM connaît un essor significatif, tant du point de vue de ses moyens financiers que de sa légitimité internationale. En 1991, l’organisation compte quarante-trois États membres pour un budget d’environ 300 millions de dollars US (Georgi, 2010). En 2016, son influence sur la scène internationale se renforce par son rapprochement avec les Nations unies, dont elle devient une « organisation apparentée » (related organisation) sans pour autant être soumise au respect de la Charte des Nations unies de 1945 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (Pécoud, 2017)11. En 2019, l’OIM se compose de 172 États membres et dispose d’un budget annuel administratif de 54 millions de dollars US et d’un budget opérationnel de 1 660 millions de dollars US12. Aujourd’hui, l’organisation compte 174 États membres répartis sur l’ensemble des parties du globe et « opère comme une source majeure de renseignements, d’évaluation, de conseil et d’assistance technique en relation avec les politiques et les pratiques des États et des régions en termes de frontières » (Andrijasevic et Walters, 2011, 17). Elle opère également comme un acteur central de la diffusion du savoir sur les migrations internationales, étant donné que ses études, statistiques et glossaires sont amplement mobilisés dans les médias et certains travaux universitaires, dont certains sont même diffusés à travers sa revue International Migration, publiée par un éditeur académique.

Malgré l’expansion grandissante de son champ d’intervention, l’OIM ne dispose d’aucun mandat de droit international encadrant la conduite de ses activités (Ashutosh et Mountz, 2011 ; Bradley, 2020). En outre, bien qu’elle se présente officiellement comme « l’organisme des Nations unies chargé des migrations »13 et comme une organisation promotrice des droits humains (Bradley, 2023), son action à l’échelle globale demeure en premier lieu guidée par les priorités de ses bailleurs de fonds. Considérée comme un prestataire de services inféodé aux États les plus solvables (Andrijasevic et Walters, 2011) – avec environ 97 % de son budget provenant des contributions de bailleurs externes –, l’OIM bénéficie en effet d’une autonomie d’action restreinte (Lavenex, 2016). Fabian Georgi développe sur ce point :

Les activités et la conduite générale de l’OIM sont largement influencées par son modèle de financement. Comme d’autres services publics […], le contrôle des migrations a été privatisé et dénationalisé à des degrés divers depuis les années 1980. Dans un processus d’externalisation, certains éléments des centres d’accueil et de détention, des contrôles sanitaires, de la production de statistiques migratoires et même des expulsions ont ← 15 | 16 → été transférés à des ONG [organisations non gouvernementales], des organisations intergouvernementales et des entreprises privées. […] Pour l’OIM, ces marchés sont encore plus importants que pour beaucoup d’autres OIG [organisations intergouvernementales], car les contributions de ses États membres ne représentent même pas 4 % de son budget annuel (en 2008)14. (Georgi, 2010, 62)

En plus de sa dépendance aux financements extérieurs, le système d’allocation de ses fonds « par projet » encourage l’OIM à s’investir prioritairement dans des activités populaires auprès de ses bailleurs. Le même auteur poursuit :

Dans la pratique, la projectisation implique que l’OIM mène uniquement les activités dont elle est certaine qu’elles seront financées par des bailleurs identifiés contribuant à des projets définis. À l’inverse, les membres du personnel et les bureaux qui ne sont plus financés par des projets ont vocation à être licenciés et fermés. Ainsi, l’OIM est remarquablement dépendante de l’acquisition de nouveaux projets pour sauver les emplois de ses employés […] et pour maintenir son influence […]. Par conséquent, les gouvernements considèrent l’OIM comme un acteur avec lequel il est relativement facile de travailler. Contrairement à de nombreuses ONG, mais aussi à des OIG plus « normatives », comme le HCR [Haut Commissariat aux réfugiés] ou l’OIT [Organisation internationale du travail], l’OIM ne critique jamais publiquement ses États membres ou ses donateurs15. (Georgi, 2010, 63)

Les activités de l’OIM reflètent donc avant tout les priorités des États qui la financent, bien que différentes tendances et sensibilités politiques cohabitent aujourd’hui au sein de l’organisation. C’est dans ce contexte particulier que le retour volontaire s’est peu à peu imposé comme le produit phare de l’organisation et un élément majeur de son identité au sein du gouvernement international des migrations (Koch, 2014, 911). Depuis sa première opération de retour volontaire conduite en 1979 à partir de l’Allemagne16, l’OIM a diversifié ses activités en la matière, lesquelles se déclinent aujourd’hui principalement sous la forme de programmes d’« aide au retour et à la réintégration » (AVRR) et de « retour volontaire humanitaire » (VHR). Les premiers impliquent une procédure individuelle aboutissant éventuellement à une aide à la réintégration dans le pays d’origine. Les seconds, créés en 2017 dans le contexte de la médiatisation des violences subies par les migrants en Libye, consistent pour leur ← 16 | 17 → part en un mécanisme d’éloignement collectif d’urgence humanitaire (Alpes, 2020)17. L’OIM diffuse peu d’informations qualitatives sur la mise en œuvre concrète de ses activités, mais publie généreusement des données statistiques sur les retours qu’elle met en œuvre à l’échelle globale. En 2018, l’organisation se félicite d’avoir assuré le retour de 1,6 million migrants depuis 197918. Pour cette même année, l’OIM comptabilise 63 316 retours volontaires, dont 15 942 depuis l’Allemagne et 14 977 depuis le Niger19. En 2016 et 2017, elle enregistre respectivement 98 403 et 72 176 retours volontaires dans le monde, pour une moyenne de 37 000 par an sur la période 2005-201520. En 2017, ses programmes AVRR sont organisés, par ordre décroissant, depuis l’Allemagne (29 522 retours), le Niger (6 467), la Grèce (5 655), la Belgique (3 670), l’Autriche (3 546), Djibouti (2 829), la Turquie (2 321), le Yémen (1 942), le Maroc (1 733) et les Pays-Bas (1 532)21. Malgré une diminution considérable du nombre de retours organisés durant la pandémie mondiale de Covid-19, l’année 2021 témoigne d’une reprise des activités de l’OIM. Comparativement à l’année 2020, en effet, l’organisation enregistre une augmentation de 17 % du nombre d’AVRR réalisés (43 428) et de 57 % s’agissant des VHR (6 367)22. Cette année-là, le Niger et l’Allemagne se positionnent à nouveau comme principaux pays d’accueil des programmes de retour de l’OIM, suivis de près par la Libye. Mais tandis que la géographie des départs illustre les priorités de l’UE en matière de gestion des migrations, l’OIM se distingue de la lutte contre les migrations irrégulières promue par ses bailleurs à la fois dans son discours et dans son mode d’intervention.

Gouvernement international des migrations

Les retours volontaires occupent une place centrale dans le gouvernement international des migrations, que ce soit au sein du territoire européen ou des pays dits d’origine et de transit, en particulier sur le continent africain. Cette convergence d’intérêts semble conforter l’idée selon laquelle l’OIM agit « pour le bénéfice de tous » (for the benefit of all), comme le soutient sa devise officielle. D’après l’organisation, ses programmes comptent de nombreux avantages :

Comparativement au retour forcé […], l’aide au retour volontaire […] réduit les risques de violation des droits humains, préserve la dignité du migrant de retour et est généralement moins coûteuse financièrement et politiquement pour le gouvernement que le retour forcé. […] Dans le cas de migrants en situation irrégulière non autorisés à rester dans le pays ← 17 | 18 → d’accueil, l’aide au retour volontaire permet de trouver un équilibre entre, d’une part, la nécessité pour le migrant d’éviter les stigmates de l’expulsion et l’interdiction d’un retour ultérieur dans le pays de destination et, d’autre part, le besoin des pays d’accueil de gérer les enjeux migratoires de la manière la plus humaine et la plus rentable possible23.

L’OIM propose donc une solution à la fois pragmatique et économique aux enjeux soulevés par l’éloignement des migrants irréguliers, qui constitue en principe un processus conflictuel et susceptible de générer des oppositions, tant de la part des États receveurs que des personnes migrantes et de leurs soutiens. William Walters écrit dans ce sens :

[L]’expulsion est toujours susceptible de politisation, non seulement au niveau national, où des protestations peuvent être organisées au nom des droits de la personne expulsée, mais également au niveau international, où les États peuvent se montrer réticents à l’idée de (ré)admettre les indésirables24. (Walters, 2002, 275)

Dans ce cadre, l’intervention de l’OIM a largement été interprétée comme un instrument de dépolitisation de l’expulsion, déployé pour désamorcer les oppositions des États receveurs et des migrants. Michael Collyer explique :

En réduisant les contacts entre États durant un processus [d’éloignement] qui est fondamentalement piloté par l’État, l’OIM agit comme un facilitateur, permettant au processus d’expulsion d’apparaître comme une simple question d’ordre technique et fondamentalement dépolitisée. La violence inhérente à l’éloignement d’un individu […] est occultée25. (Collyer, 2012, 290)

Dans la même veine, Antoine Pécoud souligne le rôle du vocabulaire et de la doctrine gestionnaire de l’OIM dans la dépolitisation de l’éloignement (Pécoud, 2017). Cependant, si les activités de l’OIM sont intrinsèquement liées aux objectifs de ses bailleurs, on peut également faire l’hypothèse que les États tiers prennent part aux programmes AVRR de manière stratégique. Bien loin d’être aveugles aux enjeux soulevés par le processus d’éloignement – aussi pacifié puisse-t-il paraître –, les États receveurs sont susceptibles d’user de l’intervention de l’OIM pour négocier leur relation asymétrique vis-à-vis des États désireux d’éloigner leurs ressortissants. En effet, en tant que promotrice d’une doctrine technocratique et de méthodes informelles de coopération, l’OIM se révèle être une interlocutrice de prédilection pour des États qui reconnaissent la nécessité de coopérer avec l’UE tout en refusant des ingérences ← 18 | 19 → extérieures trop contraignantes, dans un domaine qu’ils considèrent comme relevant de leur seule souveraineté (Pécoud, 2017 ; Cassarino, 2018). Inaugurant un modèle original de relations internationales en matière migratoire, l’OIM agit donc à l’interface des ambitions européennes d’externalisation du contrôle et des revendications d’autonomie des États tiers, encourageant par là même la coopération dans le domaine de l’éloignement, malgré le caractère généralement conflictuel de ces négociations.

Bien au-delà des sphères institutionnelles, l’OIM propose un mode de gouvernement des migrations qui ne s’appuie pas exclusivement sur des logiques coercitives, mais aussi sur une logique de « conduite des conduites » des (potentiels) migrants (Foucault, 2004). Inspirés par les travaux de Michel Foucault autour du concept de « gouvernementalité », des auteurs ont souligné dans quelle mesure l’OIM emploie l’« agencéité » (agency) des migrants comme médium privilégié de ses activités, dans un objectif de contrôle migratoire. Selon Antoine Pécoud, le mode opératoire de l’OIM repose sur « l’auto-adhésion, par les personnes migrantes, à des normes et des standards qui ne sont pas nécessairement imposés de manière coercitive. […] En tentant d’orienter et de façonner l’action de ceux qui sont mobiles (ou susceptibles de le devenir), les initiatives visant à discipliner la mobilité humaine opèrent “à travers” les personnes/migrants » (Pécoud, 2013, 4-5)26.

A contrario d’un contrôle des migrations et des frontières exclusivement fondé sur une logique répressive, le gouvernement des migrations promu par l’OIM prend précisément appui sur les subjectivités des (potentiels) migrants, dans l’objectif de diriger ces derniers vers la sédentarité ou un retour au pays (Pécoud, 2010 ; Balty et al., 2021 ; Freemantle et Landau, 2022 ; Fine et Walters, 2022). Cette hypothèse résonne tout particulièrement dans le cas du retour volontaire, lequel « ne repose pas uniquement sur la contrainte, mais aussi sur le consentement » des migrants (Dünnwald, 2013, 246)27. Les subjectivités des migrants apparaissent donc à la fois comme la cible principale et le moyen du contrôle migratoire. Dans cette perspective, Laura Cleton et Sébastien Chauvin décrivent comme suit les relations de pouvoir qui sous-tendent les retours volontaires :

[L]es migrants sans papiers doivent être persuadés de partir de leur plein gré et convaincus que la décision découle de leur propre choix. Cela nécessite l’usage, non pas de la force brute, mais plutôt de mesures incitatives qui sont censées rendre le comportement souhaité objectivement raisonnable et donc interprétable comme étant le produit de [leur] agencéité. Les migrants rejetés doivent décider de partir « dans leur propre intérêt28. » (Cleton et Chauvin, 2019, 4)

Les retours volontaires reposent donc dans une large mesure sur les subjectivités des migrants. En ce sens, l’OIM transforme en profondeur l’imaginaire politique ← 19 | 20 → de l’éloignement, qui passe de celui d’une décision arbitraire de l’État à celui d’une décision éclairée censée bénéficier aux migrants et à leurs communautés d’origine (Fine et Walters, 2022). Cependant, les ambitions de domestication des subjectivités migrantes et de pacification de l’éloignement semblent avant tout parachevées dans la communication officielle de l’OIM (voir aussi Hilgers, 2013). Car malgré leur apparence consensuelle, les programmes AVRR n’en soulèvent pas moins des intérêts contradictoires et sont susceptibles de générer des contestations, ou tout du moins des formes de réappropriation, tant de la part des pays voisins de l’UE que des migrants. C’est ce que démontre le cas d’étude marocain.

Les retours volontaires depuis le Maroc

Négociation de l’asymétrie UE/Maroc

D’abord exclusivement reconnu comme un pays d’émigration, le Maroc est aujourd’hui considéré comme un pays d’immigration et une étape majeure de transit migratoire vers l’Europe29. À ce titre, il est affecté depuis les années 2000 par les ambitions européennes d’externalisation de la lutte contre les migrations irrégulières, comme le démontre son adoption, en 2003, de la loi 02-03 « relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l’émigration et à l’immigration irrégulières »30 et la création subséquente d’une Direction de la migration et de la surveillance aux frontières au sein du ministère de l’Intérieur31. Ce renouvellement de la législation et du dispositif institutionnel en matière migratoire, jusqu’alors demeuré inchangé depuis le protectorat32, intervient dans un contexte politique interne marqué par une prédominance des questions sécuritaires, en particulier à la suite des attentats de Casablanca (Natter, 2014)33. Les dispositions principalement répressives de la loi 02-03 s’accompagnent en outre de pratiques violentes à l’égard des migrants, en particulier dans les zones frontalières à proximité des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Dans ce contexte, le Maroc a longtemps été décrit comme le « gendarme de l’Europe en Afrique du Nord » (Belguendouz, 2005), un « pays camps » pour des ← 20 | 21 → migrants en route vers le continent européen (Valluy, 2009) ou encore un « espace de transit » pour « l’émigration subsaharienne » (Khachani, 2006) et « clandestine » (Khachani, 2008).

Plus récemment, cependant, des auteurs ont nuancé l’hypothèse dominante de l’externalisation des frontières européennes, appelant par là même à décoloniser l’étude de la politique migratoire marocaine (El Qadim, 2014 ; Berriane, El Qadim et Natter, 2015 ; Gross-Wyrtzen et Gazzotti, 2020). Dans cette perspective, plusieurs travaux ont souligné la dimension historique des migrations africaines au Maroc (Goldschmidt, 2002 ; Fall, 2003 ; Timera, 2009 ; Lanza, 2011b), qu’elles soient liées à des circulations religieuses et commerçantes (Berriane, 2014 ; Lanza, 2014) ou à des échanges de main-d’œuvre (Lanza, 2011) et d’étudiants (Goldschmidt, 2003 ; Berriane, 2015). Des auteurs ont également renouvelé l’appréhension de la relation UE/Maroc en matière migratoire. En particulier, Nora El Qadim a démontré la capacité du pays à négocier sa relation d’asymétrie vis-à-vis de l’UE et à s’emparer des enjeux migratoires pour défendre ses propres objectifs, qu’ils soient économiques, politiques ou diplomatiques. À partir du cas des négociations menées en vue de la conclusion d’un accord de réadmission avec l’UE, l’autrice a mis en lumière la marge de manœuvre des acteurs étatiques marocains à l’égard des injonctions européennes (El Qadim, 2015). Elle a documenté non seulement les pratiques d’opposition des fonctionnaires marocains, guidés par des revendications symboliques de respect (El Qadim, 2018b), mais également leurs stratégies d’instrumentalisation d’une forme de « rente migratoire » pour maximiser les montants de l’aide financière extérieure (El Qadim, 2010). Malgré le caractère asymétrique de sa relation avec l’UE, le Maroc n’est donc pas sans ressources pour négocier la définition de sa politique migratoire.

L’année 2013 est exemplaire à cet égard. Après la signature d’un partenariat pour la mobilité avec l’UE, le Royaume surprend commentateurs et représentants européens en annonçant l’adoption d’une « nouvelle politique migratoire » à la fois inédite dans la sous-région et humaniste dans ses principes (Berriane, El Qadim et Natter, 2015). Pour mener à bien cette politique, un département en charge des « affaires de la migration » est créé au sein du ministère chargé des Marocains résidant à l’étranger, lequel est rebaptisé MMREAM34. Cette nouvelle orientation politique est issue de recommandations élaborées par le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) et résulte plus généralement de la mobilisation d’un ensemble d’acteurs de la société civile en faveur des droits des migrants35. Le CNDH plaide alors dans ses recommandations validées par le Palais royal :

Sans contester […] le droit des autorités marocaines à contrôler l’entrée et le séjour des étrangers et leur devoir de lutter contre les trafics des êtres humains, le CNDH estime que les pouvoirs publics ne peuvent, dans l’accomplissement de ces missions, se soustraire aux ← 21 | 22 → dispositions constitutionnelles en matière de droits humains et de droits des étrangers, aux engagements internationaux contractés en vertu de la ratification de l’ensemble des instruments de protection des droits de l’Homme […]. Partant de l’ensemble de ces éléments, le CNDH appelle les pouvoirs publics, l’ensemble des acteurs sociaux et les pays partenaires du Maroc à prendre acte des nouvelles réalités et à agir en commun pour l’élaboration et la mise en œuvre d’une véritable politique publique protectrice des droits, basée sur la coopération internationale et intégrant la société civile. En relevant un tel défi, le Maroc pourrait constituer pour de nombreux pays du Sud confrontés à des problématiques similaires un exemple bénéfique36.

Soutenue publiquement par le roi Mohammed VI, cette nouvelle politique migratoire s’ouvre sur une campagne exceptionnelle de régularisation à destination des migrants en situation irrégulière qui, malgré des débuts laborieux, se conclut par la régularisation de 23 096 dossiers sur un total de 27 649 demandes, soit 83,53 % des demandes37. Face au succès diplomatique et médiatique de cette campagne, une seconde opération de régularisation est lancée en 201738. L’adoption de cette politique migratoire libérale soutient des objectifs internes de légitimation du pouvoir d’État (Natter, 2018)39 et s’intègre plus globalement aux efforts d’ouverture politique opérés par la monarchie depuis 2011, dans un contexte régional de contestation populaire à l’égard des régimes autoritaires40. En même temps, la nouvelle politique migratoire est résolument tournée vers l’extérieur puisqu’elle consacre une réorientation de la « culture géopolitique » du Royaume en direction de ses voisins africains (Cherti et Collyer, 2015). Entre l’hypothèse d’un État sous-traitant et « gendarme » de l’UE et celle d’un État souverain et « chef de file » des questions migratoires en Afrique (Ahouga et Kunz, 2017), le Maroc démontre donc sa capacité à combiner des stratégies simultanées de collaboration avec l’UE et d’opposition à certaines de ses injonctions, en même temps qu’il investit des espaces de négociation alternatifs en la matière. C’est dans ce contexte qu’émergent les retours volontaires à destination des migrants africains depuis le territoire marocain.

Émergence des retours volontaires

La mission de l’OIM au Maroc enregistre sa première opération officielle de retour volontaire en 2005, à l’occasion des « événements de Ceuta et Melilla » au cours desquels ← 22 | 23 → une quinzaine de migrants trouvent la mort aux frontières hispano-marocaines41. Après des mois de tensions et de répression dans les camps informels établis par les communautés migrantes à proximité des forêts et des montagnes avoisinant les deux enclaves espagnoles, plusieurs migrants décèdent à la suite de l’intervention des forces de sécurité espagnoles et marocaines qui tentent d’empêcher leur passage irrégulier vers l’Europe42. Rapidement, les autorités marocaines organisent l’arrestation et le refoulement de migrants depuis le nord du pays (Bravo et De Larramendi, 2006 ; Pian, 2010b). C’est dans ce contexte que l’OIM est sollicitée pour organiser le rapatriement collectif de « migrants en détresse », en l’occurrence 220 ressortissants maliens appréhendés en zone frontalière, qui seront finalement éloignés collectivement « à bord d’un avion spécialement affrété par l’OIM, sur demande des gouvernements marocain et malien, au départ de la ville d’Oujda au nord-est du Maroc »43.

Après cette première opération, le Maroc et l’OIM formalisent leur coopération. En 2006, le Royaume ratifie l’accord de siège signé par l’ambassadeur du Maroc auprès des Nations unies et le directeur général de l’OIM44, officialisant dès lors l’ouverture d’une mission à Rabat. La question de l’éloignement préside largement à l’installation de l’OIM au Maroc, puisque dès 2007, l’organisation et le ministère de l’Intérieur marocain (MI) signent un mémorandum d’entente « pour la mise en œuvre d’un programme de coopération relatif au retour volontaire et à l’aide à la réintégration dans les pays d’origine des migrants en situation administrative irrégulière dans le Royaume » (amendé en février 2014, juin 2015 et mai 2016)45. L’introduction des programmes AVRR dans le pays ne met pas fin, cependant, à l’organisation d’expulsions par les autorités marocaines. Entre 2005 et 2007, le MI orchestre à plusieurs reprises l’arrestation de migrants depuis les zones frontalières du nord et leur renvoi par voie terrestre vers les frontières orientales du pays, en particulier en direction de l’Algérie et de la Mauritanie46. Selon les chiffres de la Direction des migrations et de la surveillance des frontières, sous la tutelle du MI, des éloignements organisés indépendamment du concours de l’OIM sont également enregistrés sous la catégorie des ← 23 | 24 → « retours volontaires » (Elmadmad, 2007). Ainsi, dès 2004, le MI assure le « retour volontaire [de] 1 700 migrants […] originaires du Nigéria, 1 278 du Sénégal, 1 290 du Mali, 80 de la Gambie, 128 de la Guinée Conakry et 263 du Cameroun » (Elmadmad, 2007, 51). En 2005, le ministère enregistre 635 retours, pour 1 683 en 2006, dont 1 460 vers le Sénégal, portant ainsi le nombre de retours volontaires qu’il mène entre 2004 et 2006 à un total de 7 057. Largement supérieurs en nombre à ceux de l’OIM – qui enregistre seulement 295 retours en 2005 et 51 en 2006 –, ces éloignements sont cependant effectués sans soutien financier extérieur et considérés comme coûteux par le MI. Dans un contexte où se côtoient retours volontaires et retours forcés, l’intervention de l’OIM représente alors une opportunité de négociation pour le Maroc, qui revendique un meilleur partage de la responsabilité avec l’UE dans le domaine de la lutte contre les migrations irrégulières. Plus qu’un simple instrument d’éloignement, les programmes AVRR sont donc également considérés par les autorités marocaines pour ce qu’ils offrent d’un point de vue diplomatique. Face à l’UE, le Royaume bénéficie du soutien officiel de l’OIM, comme le démontrent ces propos du directeur général de l’organisation entre 1998 et 2008, recueillis en 2006 par le journal La Croix :

Nous avons lancé des appels à l’aide auprès des pays occidentaux, notamment européens, les premiers concernés par ces nouveaux flux de clandestins, venus pour l’essentiel du Nigéria, du Ghana, du Sénégal, du Mali, « grands producteurs » de clandestins qui essayent de passer en Europe, transitant par le Maroc, les côtes tunisiennes et libyennes. Je dois dire que le résultat n’a pas été à la hauteur de ce que l’on espérait, exception faite de la part de l’Espagne et des Pays-Bas. Je ne peux accepter que les gouvernements du Maghreb, à commencer par le Maroc, assument seuls, sur leur territoire, cette charge et que l’Europe s’en lave les mains ! C’est proprement scandaleux ! L’Europe se doit de partager le fardeau avec les pays du Maghreb47.

À partir de 2007, le MI s’appuie de plus en plus sur les programmes AVRR plutôt que sur des expulsions coûteuses d’un point de vue à la fois matériel et diplomatique, laissant à l’OIM le soin de négocier l’obtention de financements auprès de potentiels bailleurs européens. Le ministère se contente alors de contribuer à la mise en œuvre quotidienne des retours volontaires en autorisant la sortie du territoire des migrants qui en sont bénéficiaires48. En somme, coopérer avec l’OIM permet au Maroc de se positionner comme bénéficiaire prioritaire des financements européens en matière de lutte contre les migrations irrégulières, tout en faisant montre d’indépendance à l’égard de l’UE dans le choix des modalités de sa collaboration. Cette stratégie évite au Maroc de voir sa légitimité politique interne ternie par des accusations de subordination aux puissances extérieures. Tandis que l’opposition publique du ministère ← 24 | 25 → des Affaires étrangères et de la Coopération (MAEC)49 à la signature d’un accord de réadmission confère une aura de souveraineté au Royaume au niveau international et national, la collaboration discrète mais effective du MI avec l’OIM combine donc la nécessité de répondre favorablement aux objectifs de l’UE tout en imposant à cette dernière un cadre multilatéral de coopération. Ce faisant, le Maroc signale son ambition de faire usage du dialogue intergouvernemental pour s’imposer comme un interlocuteur incontournable des négociations euro-africaines en matière migratoire.

Diplomatisation de l’éloignement

Dès 2006, le Maroc accueille le Processus de Rabat dont l’objectif officiel est de « favoriser la solidarité, le partenariat et la responsabilité partagée dans la gestion commune des questions migratoires »50. Réunissant des représentants de gouvernements européens et africains, cette plateforme défend une approche allant au-delà de la répression des migrations irrégulières et la responsabilité financière de l’UE en la matière (Collyer et al., 2012). Contrairement aux discours et aux pratiques sécuritaires qui prédominent largement dans la formation de la politique migratoire marocaine (Natter, 2014), l’intégration du Maroc aux sphères du dialogue international occasionne un positionnement public plus mesuré des autorités à l’égard des migrations irrégulières et un rapprochement géopolitique du Royaume avec les États africains (Cherti et Collyer, 2015). Ainsi, le Maroc a transformé la lutte contre les migrations irrégulières en instrument de ses ambitions diplomatiques sur le continent. Katharina Natter résume :

Après plusieurs années d’isolement relatif vis-à-vis de ses voisins à la fois européens et africains, le Maroc a profité de l’intérêt accru de l’Europe pour le contrôle de la migration irrégulière pour rétablir sa position dans la région. […] La migration irrégulière est ainsi devenue un sujet crucial pour la « diplomatie des migrations » du Maroc et, réciproquement, les considérations géopolitiques ont été, dès le départ, un facteur essentiel dans les orientations politiques du Maroc en matière de migration irrégulière51. (Natter, 2014, 19)

Dans cette perspective, les programmes AVRR permettent au Maroc d’adopter un cadre de coopération pacifié avec ses voisins africains en matière d’éloignement. Ces nouvelles orientations scellent une volonté de réengagement durable du Royaume en Afrique. En 2017, le Maroc réintègre l’Union africaine (UA), organisation régionale quittée trente-trois ans auparavant, après que la République arabe sahraouie ← 25 | 26 → démocratique y a acquis un siège. Le Royaume obtient également un accord de principe pour son intégration à la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). En 2018, il accueille le siège de l’Observatoire africain des migrations de l’UA52, tandis que le roi Mohammed VI est qualifié de « champion de l’UA pour les migrations »53 et de « leader désigné pour la migration » dans les documents officiels de l’organisation régionale54.

Les retours volontaires s’insèrent donc dans la stratégie « diplomatie des migrations » que le Maroc affirme en 2013 avec l’adoption d’une nouvelle politique migratoire (Natter, 2014 ; Benjelloun, 2021). Car au-delà même du continent africain, coopérer avec l’OIM constitue pour le Maroc une porte d’entrée opportune vers les sphères du dialogue international. L’OIM, en effet, assure très largement des fonctions de secrétariat ou d’appui administratif et logistique au sein des initiatives régionales et internationales de discussions en matière migratoire, « ce qui lui confère une grande influence sur le contenu des discussions, sur les recommandations qui en sont issues et sur les projets qui en résultent » (Pécoud, 2017, 89). En coopérant avec l’OIM, le Maroc s’offre donc un accès privilégié aux espaces de négociations multilatérales et intergouvernementales en matière migratoire. C’est dans ce contexte qu’en 2017-2018, le Royaume copréside avec l’Allemagne le Forum mondial sur la migration et le développement, au sein duquel se tient en 2018 la Conférence intergouvernementale de Marrakech pour l’adoption du « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières ».

Bien loin de signaler une subordination à des injonctions exogènes, la coopération du Maroc avec l’OIM lui permet donc de renverser les termes asymétriques de sa relation avec l’UE, soutenant par là même ses objectifs politiques internes et ses ambitions diplomatiques. Ces dynamiques convergentes assurent un ancrage solide à la coopération entre le Maroc et l’OIM. Elles soutiennent également le rôle prépondérant de l’OIM dans la mise en œuvre de la Stratégie nationale d’immigration et d’asile (SNIA) adoptée par le gouvernement marocain en 201455 ainsi que le soutien financier du MI aux programmes AVRR56. Cela étant, l’institutionnalisation des retours volontaires dans le pays a également bénéficié de dynamiques contingentes et de la participation d’acteurs opérant hors des sphères institutionnelles. ← 26 | 27 →

Figure 1 : Nombre de retours volontaires organisés à partir du Maroc (2005-2021)

Source : OIM. 2022. « Assistance au retour volontaire et à la réintégration au Maroc. Rapport annuel 2021 », p. 4. https://morocco.iom.int/sites/g/files/tmzbdl936/files/documents/fr_rapport_annuel_avrr.pdf

Humanitarisation du retour

L’OIM Maroc totalise un peu plus de 16 000 retours entre 2005 et 2021, tandis que le nombre de personnes assistées chaque année se caractérise par une instabilité manifeste jusqu’en 2013. La mission de l’OIM au Maroc explique généralement les variations du nombre de retours par le manque de financements. Ainsi, en 2010, elle prend note d’une « évolution annuelle [du nombre de retours organisés] essentiellement due aux capacités de financement disponibles pour assurer la continuité du programme »57. De même, en 2018, la mission rapporte une baisse de ses activités « due à l’insuffisance des ressources financières disponibles »58. Tandis que les appels aux contributions extérieures sont inhérents aux stratégies de développement de l’OIM (Georgi, 2010), la dépendance financière de l’organisation conditionne effectivement la continuité de ses activités à leur légitimité vis-à-vis de potentiels bailleurs. Or, la légitimité des programmes AVRR n’a pas toujours été acquise aux yeux des États européens, bien au contraire. Inken Bartels écrit à propos des premières années de la mise en œuvre des retours volontaires depuis le Maroc :