Solus dare - Jacques Laffineur - E-Book

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Jacques Laffineur

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Beschreibung

Des êtres humains sont capables de déployer une extraordinaire générosité à l’égard de leurs semblables sans attendre aucune réciprocité ni gratification. Quel est leur secret ? Pourquoi un tel élan désintéressé dans certaines situations, et pas dans d’autres ? En tentant de percer cette énigme, Céline, chercheuse à l’Université de Grenoble, va se laisser emporter dans un tourbillon de questions qui finiront par la concerner elle aussi et au plus intime d’elle-même. Avant de découvrir le tourment existentiel auquel Céline est confrontée, le lecteur est entraîné dans un périple inattendu aux quatre coins du monde : du Mexique à la Suisse, en passant par Paris, Jérusalem, Bruxelles ou… Lourdes ! À travers une fiction réjouissante et palpitante, ce court roman entrouvre la porte d’une réflexion sur le défi de l’indispensable solidarité que l’actualité ne cesse de nous lancer, par-delà les frontières, et dont elle ne cesse de nous rappeler l’urgence.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jacques Laffineur est juriste. Il est l’auteur notamment de Carrefour Léonard, roman ayant pour toile de fond l’arrêt Perruche rendu par la Cour de cassation française, et d’articles, chroniques et éditoriaux. Il est cofondateur de l'asbl Escalpade à Louvain-la-Neuve.

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Solus dare

Du même auteur

Carrefour Léonard, Éditions Mols, 2005.

Jacques Laffineur

Solus dare

(Se) donner seul

roman

© Éditions Mols, 2021

Collection Autres Sillons

www.editions-mols.eu

« Chacun est responsable de tous.Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous. »

« Nul ne peut se sentir, à la fois, responsable et désespéré. »Antoine de Saint-Exupéry

Prologue

Autrefois, l’avant-dernière année des études secondaires s’appelait la « poésie ». Au cours du temps, elle s’est transformée en une prosaïque « cinquième » abandonnant à la dernière année du cycle le curieux privilège de garder son appellation de l’époque des humanités anciennes: la « rhétorique » ou, de préférence en raccourci, la « rhéto ».

Ma rentrée de septembre 1995 en poésie, je m’en souviens bien. Avec une trentaine de condisciples, nous attendions en classe l’arrivée de notre nouveau professeur, le Père Toussaint, jésuite blanchi sous le harnais et réputé être une personnalité originale autant qu’un excellent pédagogue. Chargé depuis longtemps de former les jeunes poètes, il avait vu défiler plusieurs générations de collégiens. Avec eux, il savait donc y faire.

À la première heure du premier jour de l’année scolaire, il aurait pu tout simplement nous souhaiter la bienvenue, vérifier les présences, annoncer le programme de la matinée et entamer le cours de latin dont il était le titulaire. Non, pour nous apprivoiser, l’intéressé eut une attitude surprenante qui nous laissa tous pantois. Imaginez la scène. Habitués à devoir se lever pour saluer l’entrée du maître, nous étions déjà tous debout lorsque nous vîmes soudain le Père Toussaint passer la porte et, sans un regard pour ses futurs potaches, se diriger en hâte vers la fenêtre, l’ouvrir toute grande et s’adresser d’une voix forte aux arbres du fond de la cour: « Ὅλος, ὅλος! … Pour les Grecs, olos signifiait entier, complet, olos… Les Romains en ont fait solus…: l’homme est entier mais seul, jeté dans le monde, jeté dans le monde… »

Pour la petite troupe d’adolescents médusés, l’érudition de l’enseignant prenait l’allure d’un sketch. Sa parole était puissante comme si elle devait porter jusqu’à la cime des marronniers. Les mots s’accrochaient aux plus hautes branches en même temps qu’ils s’imprimaient pour la vie dans nos jeunes cervelles. La porte du local n’étant pas fermée, nul doute que quiconque passant dans le couloir aurait marqué l’arrêt pour participer à cette démonstration peu banale d’un comédien hors pair. En une minute à peine, il avait conquis son auditoire pour toute l’année.

Après un moment de silence calculé et toujours de profil, il reprit de plus belle: « Oui, l’homme est jeté dans le monde, entier, solus, seul mais solide, solidus… car, en latin, s’est ajouté le verbe dare. Tiens, tiens: solus dare, donner seul, ou se donner seul, et entièrement… solus dare, solidaire, solidarité… En français, solide s’assimile à entier, complet, fort, et ce qui est solide se compose d’éléments interdépendants, c’est-à-dire solidaires! »

Un grand blanc s’ensuivit. Les élèves souriaient intérieurement et se regardaient sans mot dire. Plus tard, certains s’amusèrent à mimer le numéro. Pour s’en souvenir si longtemps après et de façon aussi précise, fallait-il que nos esprits fussent définitivement imprégnés.

Un autre jour, le Père Toussaint saisit l’occasion d’un cours de littérature française pour nous expliquer à partir de citations d’illustres personnages comme Socrate, Gandhi ou Teilhard de Chardin, je ne sais plus trop, la différence entre solidarité et générosité. J’ai retrouvé dans l’un de mes cahiers de l’époque, cette pensée d’André Comte-Sponville sur la primauté de la solidarité dont j’ai la faiblesse de penser que, grâce au Père Toussaint, mes dix-sept ans en avaient perçu la portée universelle: « La générosité pour l’individu est une vertu morale, la solidarité pour le groupe, une nécessité économique, sociale, politique. La première, subjectivement, vaut mieux. Mais elle est objectivement à peu près sans effet. La seconde, moralement, ne vaut guère, mais elle est, objectivement, beaucoup plus efficace. »

Aujourd’hui, je puis me dire sans risque de me tromper que ma classe de poésie détermina mon choix d’études supérieures et, dans la foulée, ma décision d’entreprendre une thèse de doctorat sur un thème qui n’a toujours pas épuisé ma curiosité, ni vaincu ma perplexité. Mais ça, c’est une autre histoire…

I.

Vevey – Été 2007

« Le plus court chemin vers soi passe par autrui. »

Emmanuel Levinas

Tout devait être parfait pour recevoir deux nouvelles clientes russes. Werner aurait apprécié que le chauffeur parti les accueillir à l’aéroport de Genève-Cointrin prenne l’habitude de parler plutôt de « patientes ». Ce n’était pas parce qu’elles payaient cher et vilain qu’il fallait les considérer autrement que comme des personnes à soigner.

L’ancien hôtel de luxe converti en clinique de chirurgie esthétique était magnifique et incarnait à merveille la vocation que Werner avait voulu lui conférer: être au service de la beauté. Vue depuis le lac, la transformation de la bâtisse ne trahissait pas l’aspect originel que son architecte autrichien avait tiré des colombages noirs tranchant avec le ton laiteux de la maçonnerie. Ce bel ensemble contrasté tel un plumage de pie n’était pas visible depuis le Quai Roussy où débarquèrent Olga et Youlia du côté de la façade arrière qui était d’un aspect plus ordinaire. Elles furent cependant charmées par l’ambiance rassurante et même chaleureuse qui se dégageait du hall d’entrée où elles furent délestées de leurs valises par un groom quelque peu obséquieux.

La quarantaine bien sonnée, elles se débrouillaient en anglais avec une inévitable pointe d’accent slave et leur apparat clinquant ne pouvait guère occulter leur appartenance. Ces dames étaient manifestement issues de la nomenklatura et cumulaient les stéréotypes vestimentaires laissant peu de doutes sur le prix de leur sac, le métal de leurs boucles d’oreilles ou la marque de leur montre et de leurs escarpins aux semelles rouges. C’était la première fois qu’elles venaient passer quelques jours à la clinique du Docteur Werner Frank. Elles appréciaient qu’en tant que bénéficiaires des soins de l’équipe chirurgicale et du personnel domestique, elles ne seraient appelées que par leurs prénoms: « Mrs Olga » et « Mrs Youlia ». Discrétion garantie. Seul Werner devait connaître l’identité complète de ses patientes qui ne figurait – comme il se doit – que dans les données confidentielles de leur dossier médical et sur leur carte de crédit à n’exhiber qu’à la fin du séjour.

Chacune des douze chambres donnait sur le lac. Quant aux trois salles d’opération, dont l’une n’était équipée que pour les prestations maxillo-faciales, elles occupaient la partie arrière du bâtiment sans aucune ouverture vers le quai. Plusieurs cabinets de consultation se distribuaient autour d’une galerie cernant, au premier étage, le vaste hall d’accueil, lui-même prolongé par deux salons d’agrément s’ouvrant vers des terrasses en surplomb de la promenade du bord de l’eau.

Dès l’après-midi de leur arrivée, les deux « Mrs » furent reçues à tour de rôle par le maître des lieux dont il fut convenu qu’elles l’appellent simplement « Doctor Werner ». Celui-ci savait doser avec subtilité une aménité de bon aloi qui mettait à l’aise et une distance professionnelle qui donnait confiance. Youlia se plaignait d’une hypertrophie mammaire qu’en son for intérieur le médecin aurait plutôt qualifiée, disons… d’exubérance des contours! S’il ne trouvait secrètement rien à reprocher à cette opulente poitrine, son discours approbateur accueillit volontiers la requête de sa patiente qu’il gratifia de gestes appropriés: une adroite ligne noire tracée depuis le bas des seins montra à l’intéressée jusqu’où un allègement était réalistement envisageable. Les convictions esthétiques personnelles de Werner comptaient peu au regard de la satisfaction immédiate exprimée par celle qui voyait déjà son apparence améliorée pour être – au moins le croyaitelle – plus sexy (encore!) qu’auparavant.

Pour Olga, les choses s’avérèrent plus compliquées au vu de ses exigences moins compatibles avec les limites des prouesses chirurgicales. Qu’il s’agisse du bord des yeux ou de la bouche, le bistouri et les techniques de pointe ne pouvaient pas tout résoudre. Même en renonçant au botox, le lipofilling, quoique moins à risque de rejet, n’avait pas le pouvoir magique de transformer des lèvres trop fines en de pulpeuses lippes. À l’examen, une greffe sembla vraiment nécessaire. « Mrs Olga » s’en accommoderait bon gré mal gré même si la durée de son séjour allait s’en trouver allongée de quelques jours.

Cet étroit rapprochement physique avec les patientes, Werner en était devenu si naturellement coutumier que son toucher était toujours dépourvu de ce qui aurait pu ressembler à quelque chose d’inconvenant. Tout son art tendait vers plus de beauté féminine mais rien ne l’attirait chez ces femmes en phase de remodelage. Il se répétait souvent que c’était plutôt le contraire. Il y avait toutefois la fragrance de leurs parfums dont le charme subtil l’atteignait. Au fil des années, Werner était parvenu à en identifier les principales marques et ses narines le trompaient rarement. Chez « Mrs Olga », ce suave mélange de jasmin et de rose avec une pointe de santal ne pouvait émaner que du fameux Arpège de Lanvin. Un article lu dans un magazine de salle d’attente revint à la mémoire du médecin: Simone Veil y racontait son arrivée au camp d’Auschwitz-Birkenau où, dépouillée de ses affaires, elle eut juste le temps de s’asperger du contenu d’un petit flacon de cet arôme délicat en même temps que trois autres de ses jeunes compagnes d’infortune. Le chroniqueur ne manquait pas de rappeler que Simone Veil n’avait que seize ans lorsqu’elle fut arrêtée à Nice par la Gestapo. Après la Libération et durant toute sa vie, Simone Veil garda en bonne place une bouteille d’Arpège qui demeura son baume quotidien.

La clinique ne manquait pas de ressources au double sens du terme: les quatre chirurgiens attachés à l’établissement disposaient d’un matériel dernier cri et leur utilisation intensive des salles d’opération constituait une prébende d’autant plus productive que leurs prestations n’étaient soumises à aucun tarif officiel. Le prix de chaque intervention était fixé au cas par cas et n’était jamais discuté. La beauté sur commande valait tout l’or du monde. Du moins, cela était-il tacitement admis par toute candidate – les patients masculins étaient rares – au « Swiss first class relifting », comme le mentionnaient le dépliant promotionnel et le site Internet. Il ne fallut d’ailleurs pas plus de sept années de fonctionnement pour que l’ensemble des investissements consentis par Werner fussent amortis. Autrement dit, ses rentrées financières nettes devenaient de plus en plus plantureuses au point qu’il pouvait désormais ambitionner d’autres projets, comme l’ouverture de succursales à l’étranger. Pourquoi pas à Dubaï, Tokyo, New York ou Hong Kong? Il savait pourtant combien son succès résultait d’une réputation acquise peu à peu grâce à la qualité des soins prodigués et de leurs résultats très appréciés mais qui étaient attachés à son travail personnel et à celui de ses collègues triés sur le volet. Créer des antennes de sa clinique aux quatre coins du monde ne serait pas sans écueil.

Son épouse n’évitait jamais de lui rappeler que, lorsqu’un excellent toubib se double d’un bon businessman, il faut redouter qu’en devenant excellent le businessman risque de ne plus être qu’un simple bon toubib! Werner aimait cela aussi chez sa chère épouse: son nez! Pas celui qu’elle avait toujours refusé de faire amincir grâce au talent de son mari mais la finesse de ses intuitions et la perspicacité de ses prévisions. Issue d’une famille de la haute bourgeoisie française installée depuis trois générations de l’autre côté du lac, Madame Frank avait une autre qualité qui plaisait assez à Werner. Celui-ci, en effet, en dépit de son goût du lucre, savait apprécier chez Céline une vertu contraire: le désintéressement. Par son éducation ou par une inclination naturelle, elle était portée à faire des dons importants à des organismes philanthropiques. Il était arrivé plusieurs fois qu’elle se rende en personne, avenue de la Paix à Genève, au siège de la Croix-Rouge Internationale, pour y déposer un chèque entre les mains de l’un de ses directeurs. Werner approuvait ces gestes qui l’allégeaient de quelques grammes de mauvaise conscience chaque fois qu’il se reprochait, par une sorte d’auto-ironie, de n’être qu’un « médecin sans scrupules » alors qu’il aurait pu préférer devenir un médecin sans frontières! La formule faisait ricaner certains de leurs amis mais cela ne gênait guère la femme de Werner parce qu’elle lui connaissait une seconde vie dévouée à de nobles causes.

Pendant le séjour des deux « Mrs », qui se prolongea durant une bonne semaine, quelques autres visiteuses hantaient les lieux ostensiblement fières de leur condition et de leurs tenues. Il leur arrivait de lâcher quelques bribes de phrases polies en croisant Olga et Youlia entre deux entrevues avec les hommes en blanc.

Les repas n’étaient servis qu’en chambre ou en terrasse privative de telle sorte que les hôtes enrubannés de leurs pansements étaient dispensés de devoir assumer d’intimidants échanges de regards ou de propos qu’une salle à manger collective aurait rendus quasi inévitables. Il fallait aussi veiller à ce que les soins donnés aux mâchoires, aux gencives ou aux dentures ne rendent indécente toute tentative de manger proprement en public! Les menus faisaient partie intégrante des consignes médicales afin que les régimes soient adaptés aux exigences liées aux soins et à l’anesthésie dans les heures précédant ou suivant chaque intervention. Deux cuisiniers impeccablement vêtus aux couleurs de la clinique s’occupaient de préparer et d’apporter eux-mêmes les plateaux garnis pour que, de bout en bout, le service soit irréprochable.