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Extrait
| I
Sur les flots bleus de la Méditerranée, un magnifique yacht blanc glissait majestueusement. Sur son étrave, on lisait, en lettres d’or, le nom que lui avait donné son propriétaire, le maharajah de Bangore : La Trimourti.
À bord, un couple radieux vivait le plus enchanté des rêves... Maun-Sing, le riche maharajah, emmenait dans son pays mystérieux une délicieuse fiancée que le hasard, providence des amoureux, avait placée sur son chemin. Et Manon, la charmante jeune fille dont le destin contraire avait fait une humble ouvrière en broderie, ne croyait pas encore à son bonheur.
Le maharajah, qui aimait la France et y faisait de longs séjours, connaissait Manon depuis longtemps. Alors qu’elle n’avait que six ans, elle avait été endormie, dans un dessein malveillant, par un brahme aux pouvoirs magiques et lui, qui connaissait tous les secrets de son pays, l’avait réveillée alors qu’on désespérait de la sauver. Il l’avait retrouvée, plus tard, jeune fille, en butte aux persécutions de ce même Hindou et d’un Français et, à la fois pour la soustraire à ces bandits et parce que l’amour s’était glissé dans son cœur, il l’avait enlevée et... séquestrée sur son yacht... sans que personne de son entourage puisse savoir ce qu’elle était devenue.
Manon avait vivement protesté contre ces méthodes qui, de prime abord, apparaissaient plus dignes d’un forban que d’un gentleman. Mais elle aussi, dans le secret de son cœur, aimait le beau Maun-Sing et elle avait été vite conquise. La veille de ce jour lumineux, elle avait dit avec un délicieux émoi et une charmante simplicité :
– J’accepte de devenir votre femme...
Et par cette simple phrase, elle avait tiré un grand trait sur son passé d’enfant trouvée à qui la vie avait offert plus d’épines que de roses.
Elle n’avait mis à ce mariage qu’une condition : être mariée par un prêtre catholique et Maun-Sing s’était incliné avec courtoisie.
Il cherchait en toutes choses à contenter les moindres désirs de Manon.
– Demandez-moi ce que vous voudrez, lui avait-il dit. Ici, tout vous appartient, tout vous obéira, parce que je le veux...|
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Veröffentlichungsjahr: 2020
PREMIÈRE PARTIE Le dieu Vichnou
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
DEUXIÈME PARTIE
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
Série 10: L'enfant mystérieuse |2|
SOUS L'OEIL DES BRAHMES
Ce roman fait suite et fin à : L'enfant mystérieuse
DELLY
Série 10: L'enfant mystérieuse |2
SOUS L’ŒIL DES BRAHMES
roman
Raanan Edition
Livre 628 | édition 1
Sur les flots bleus de la Méditerranée, un magnifique yacht blanc glissait majestueusement. Sur son étrave, on lisait, en lettres d’or, le nom que lui avait donné son propriétaire, le maharajah de Bangore : La Trimourti.
À bord, un couple radieux vivait le plus enchanté des rêves... Maun-Sing, le riche maharajah, emmenait dans son pays mystérieux une délicieuse fiancée que le hasard, providence des amoureux, avait placée sur son chemin. Et Manon, la charmante jeune fille dont le destin contraire avait fait une humble ouvrière en broderie, ne croyait pas encore à son bonheur.
Le maharajah, qui aimait la France et y faisait de longs séjours, connaissait Manon depuis longtemps. Alors qu’elle n’avait que six ans, elle avait été endormie, dans un dessein malveillant, par un brahme aux pouvoirs magiques et lui, qui connaissait tous les secrets de son pays, l’avait réveillée alors qu’on désespérait de la sauver. Il l’avait retrouvée, plus tard, jeune fille, en butte aux persécutions de ce même Hindou et d’un Français et, à la fois pour la soustraire à ces bandits et parce que l’amour s’était glissé dans son cœur, il l’avait enlevée et... séquestrée sur son yacht... sans que personne de son entourage puisse savoir ce qu’elle était devenue.
Manon avait vivement protesté contre ces méthodes qui, de prime abord, apparaissaient plus dignes d’un forban que d’un gentleman. Mais elle aussi, dans le secret de son cœur, aimait le beau Maun-Sing et elle avait été vite conquise. La veille de ce jour lumineux, elle avait dit avec un délicieux émoi et une charmante simplicité :
– J’accepte de devenir votre femme...
Et par cette simple phrase, elle avait tiré un grand trait sur son passé d’enfant trouvée à qui la vie avait offert plus d’épines que de roses.
Elle n’avait mis à ce mariage qu’une condition : être mariée par un prêtre catholique et Maun-Sing s’était incliné avec courtoisie.
Il cherchait en toutes choses à contenter les moindres désirs de Manon.
– Demandez-moi ce que vous voudrez, lui avait-il dit. Ici, tout vous appartient, tout vous obéira, parce que je le veux.
Et plus bas, en baisant la main charmante ornée de l’étincelant saphir qu’il lui avait offert comme bague de fiançailles, il avait ajouté :
– Moi tout le premier...
Son intelligence souple et profonde, ses dons intellectuels, sa brillante culture d’esprit, s’unissaient à sa séduction physique pour captiver Manon. L’amour s’emparait, chaque jour un peu plus, de ce cœur de jeune fille...
Elle vivait en plein songe féerique, dans l’ensorcelante atmosphère que lui faisait l’amour de Maun-Sing. Ahélya, la sœur du maharajah, à qui, en France, elle avait donné des leçons de broderie, la quittait le moins possible, se promenant avec elle sur le pont, ou travaillant près d’elle sous la tente qui les abritait des ardeurs du soleil.
Ahélya était souvent accompagnée par sa servante, Sâti, une jeune Hindoue qui n’était pas très sympathique à Manon. Dans les yeux noirs de cette fille, souvent cachés sous leurs paupières mates, elle avait cru voir plusieurs fois une lueur de haine, quand ils glissaient un regard vers elle.
Parfois aussi, elle rencontrait le conseiller et confident de Maun-Sing, un brahme nommé Dhaula qui avait élevé le maharajah. Il l’enveloppait d’un coup d’œil défiant et murmurait sur son passage des paroles qui semblaient des malédictions. Cela n’allait pas sans l’inquiéter un peu...
Cependant, au milieu de son bonheur imprévu, qui la grisait un peu, Manon pensait à ses amis de France qui devaient être fort inquiets de sa disparition subite. Certes, elle était heureuse, mais elle ne devait pas oublier ceux qu’elle avait aimés autrefois. Quelques jours après ses fiançailles, elle avait demandé au maharajah si elle ne pourrait pas leur écrire, pour les rassurer sur son sort.
Il répondit :
– Oui, pourvu que vous ne donniez aucune indication susceptible de faire retrouver votre trace... J’enverrai cette lettre à Marseille, afin qu’un homme sûr la fasse partir d’une petite ville quelconque de la région, pour égarer les recherches possibles.
Manon avait donc écrit à une de ses amies, Lucie, qui habitait la même maison qu’elle et pour laquelle elle éprouvait une vive amitié. Mais, suivant le désir exprimé par le maharajah, sa lettre avait été brève :
« Ne vous tourmentez pas pour moi, mes chers amis. Je suis très heureuse. Un jour, je l’espère, nous nous reverrons.
« Votre toute dévouée,
« Manon. »
Maintenant, La Trimourti approchait du but... Encore deux jours et les côtes de l’Inde apparaîtraient.
Un samedi, tandis qu’elle regardait à l’arrière du yacht les évolutions amusantes d’un jeune singe, Manon entendit des gémissements.
Elle se précipita vers l’endroit d’où ils venaient et vit un robuste Hindou en train de donner la bastonnade à un homme étendu à terre.
Il y allait avec vigueur et le malheureux se tordait de souffrance.
Manon s’écria :
– Laissez-le !... Laissez-le !... Qui vous a ordonné ?...
L’Hindou, s’interrompant une seconde, répondit laconiquement :
– Eh bien ! attendez !... Je vais lui demander...
Et elle s’élança vers l’avant du yacht. Maun-Sing, à demi étendu dans un fauteuil, fumait en écoutant la lecture des journaux anglais que lui faisait Jeimal. La jeune fille vint à lui, en s’écriant :
– Je vous en prie, ordonnez qu’on cesse le supplice de ce pauvre homme !... C’est trop affreux !
– Quoi donc ?... Quel supplice, chère Manon ?
Tout en parlant, le maharajah jetait sa cigarette, se levait et s’approchait de la jeune fille.
– Un malheureux qu’on bat cruellement... Il paraît que c’est par votre ordre ?
– Sans doute est-ce d’Anang que vous voulez parler ?... C’est un paresseux fieffé, que je fais mettre à la raison.
– Oh ! c’est trop !... c’est trop ! Pardonnez-lui maintenant !
Elle le suppliait, les mains jointes, le regard chargé de prière. Il murmura passionnément :
– Vous êtes plus ravissante que jamais, ce matin, Manon ! Que pourrais-je vous refuser ? Je n’ai que le désir de vous être agréable.
Et, tout haut, il ordonna, s’adressant à Jeimal :
– Va dire que je fais grâce à Anang.
Le favori s’inclina profondément et s’éloigna.
Alors, Maun-Sing prit la main frissonnante de Manon et, penché vers sa fiancée, il demanda avec une caressante ironie :
– Le cœur sensible de ma chère Manon me taxe sans doute de cruauté ?
– Oh ! oui !... Pour une faute de paresse, un pareil châtiment !
– Qu’auriez-vous dit au temps de mes ancêtres ? Comment, vous avez les larmes aux yeux ?... Allons, ma bien-aimée, oubliez cela ! Montrez-moi votre délicieux sourire que j’adore !
Il s’inclinait, baisait les cheveux soyeux, puis le front si blanc, doux et satiné comme un pétale de rose... Et Manon sourit, tandis qu’une larme achevait de glisser sur sa joue.
Car elle venait de comprendre qu’elle obtiendrait tout de l’homme qui l’aimait avec une si fervente, si exclusive passion.
*
Vers la fin d’un après-midi, dans la clarté adoucie du soleil couchant, le maharajah de Bangore arriva avec sa suite à l’entrée de l’étroite vallée où s’élevaient le palais de Madapoura et la ville qui avait été la capitale de ses ancêtres.
Ville bien déchue, presque morte, depuis la dépossession de son souverain par les Anglais.
Ceux-ci y entretenaient un petit poste, d’ailleurs considéré comme inutile, l’actuel maharajah ne donnant pas prise à la moindre défiance et les habitants se tenant toujours fort tranquilles.
Manon, du haut de l’éléphant sur lequel elle se trouvait assise, dans une riche haudah, près de la princesse Ahélya, entrevit un lac sombre, des palais, des maisons à terrasses, une végétation luxuriante, de féeriques jardins, tout cela dispersé au fond de la vallée, qui avait la forme d’un cratère profond entouré par la jungle épaisse.
À gauche, sur une hauteur, se dressait le palais, vision merveilleuse dans la pâleur du soleil déclinant qui caressait les dômes recouverts d’émaux bleus et de plaques d’or, les balcons dorés, les tourelles de marbre devenues d’une délicate nuance de vieil ivoire.
La petite population de la ville se tenait prosternée sur le passage du maharajah, qui montait un superbe cheval d’un noir d’ébène. Il y avait aussi quelques soldats anglais, à l’attitude correcte, quelques étrangers, curieux et intéressés, au respectueux salut desquels Maun-Sing répondait avec une grâce hautaine.
Le cortège gravit lentement les rampes dallées qui menaient au palais, entre des remparts crénelés dont la base reposait sur des contreforts plongeant à pic dans la vallée.
Une porte en ogive, précédée d’un corps de garde, donnait accès à la première enceinte... De distance en distance, trois autres portes monumentales, encore garnies de herses, défendaient l’accès du palais.
La chaussée, en pente raide, s’élevait le long de parois rocheuses et de rocs surplombants, où, comme l’expliqua Ahélya à Manon, étaient creusées des cavernes et sculptés des autels, des statues, des bas-reliefs.
Elle lui montra aussi des bassins qui s’enfonçaient dans le roc, à une grande profondeur, et qu’alimentaient des sources ; au-dessus s’élevait un élégant plafond de pierre que supportaient des colonnes.
Un peu partout se voyaient, taillées dans le roc, des figures d’hommes ou d’animaux.
Tout cela, dans la tiède clarté du couchant, apparaissait à Manon comme une vision fantastique des âges passés.
Puis, l’arche sarrasine de la quatrième porte passée, la jeune fille vit sur sa droite une des façades du palais, posée au bord même du roc vertigineux qui descendait à pic dans la vallée.
Elle était sobrement décorée de balcons, de pilastres, de cordons dentelés, de mosaïques en briques émaillées, d’élégants clochetons sculptés.
Puis, en tournant, Manon aperçut la façade principale, ornée d’émaux d’une merveilleuse variété de nuances, et au centre de laquelle se dressait une monumentale porte de marbre, ornée d’admirables mosaïques.
Là, le maharajah et sa suite mirent pied à terre... Tandis que Maun-Sing disparaissait à l’intérieur du palais, Ahélya et Manon traversaient une cour entourée de colonnades de marbre, rafraîchie par des eaux jaillissantes, et de là gagnaient un des palais de rêve disséminés dans un ravissant jardin.
– Voilà celui que Maun-Sing vous a destiné, chère Manon, dit Ahélya.
Ce petit palais de marbre blanc était la plus délicieuse chose du monde. Des mosaïques en pierres précieuses le décoraient, à l’intérieur et à l’extérieur. De véritables dentelles de marbre formaient les fenêtres qui donnaient sur la vallée. D’autres, à arceaux dentelés, ouvraient sur le jardin... Les chambres, très fraîches, s’ornaient de dorures, de mosaïques, de délicates peintures. Sur le dallage de marbre d’un salon étaient dessinés des fleurs, à l’aide d’agates, d’onyx, de sardoines.
Ce fut dans ce palais des Mille et une Nuits, où le confort européen s’unissait à la splendeur orientale, que Manon dormit son premier sommeil à Madapoura, dans l’atmosphère parfumée des innombrables senteurs du jardin enchanté, à peine entrevu encore.
Deux jours plus tard, Manon était unie au maharajah de Bangore.
En grand mystère, Maun-Sing avait fait venir un prêtre français, qui dirigeait une mission catholique à quelques lieues de là... Dans une pièce retirée du palais, au milieu de la nuit, fut béni le mariage de Manon Grellier, l’enfant trouvée, avec Sa Hautesse Maun-Sing, le descendant de puissants potentats, petit-fils de Thérèse de Jalheuil, issue d’une vieille famille française.
Jeimal, le favori du maharajah, et l’un de ses serviteurs préférés, un vieil Hindou du nom de Dinkur, étaient les témoins de cette union secrète. Après quoi, on reconduisit le prêtre aussi mystérieusement qu’on l’avait amené, dans les ténèbres.
Le rêve continuait pour Manon.
Elle se voyait transformée en une princesse orientale, dans un palais de conte de fées. Enfant, elle avait rêvé des plus extraordinaires aventures... N’en était-ce pas une, qu’elle vivait en ce moment ?
Mais, au-dessus de tout, il y avait Maun-Sing, et son amour si ardent auquel, discrètement et tendrement, répondait le sien. Ils vivaient des heures délicieuses, dans le petit palais de marbre blanc, ou bien dans le merveilleux pavillon, vaste kiosque de marbre précédé d’une véranda aux arceaux mauresques, où se trouvaient les appartements du maharajah ; l’intérieur en était décoré avec une prodigieuse richesse. Les parois de certaines pièces étaient formées d’une combinaison de pierres précieuses du plus ravissant effet... Des draperies de soie tissée d’or et d’argent retombaient devant les portes. De magnifiques tapis, des coussins et des divans moelleux achevaient la décoration de ces appartements, éclairés, du côté de la vallée, par des treillis de marbre d’une délicatesse d’exécution incomparable.
Manon disait à son mari :
– Vraiment, vous devez trouver nos plus belles demeures d’Europe mesquines, près de ceci !
Il répondait :
– Oui, en un sens. Mais elles ont d’autres beautés, que je sais comprendre.
Les jardins réservaient à Manon de nouveaux émerveillements. Dans des canaux de marbre glissait uns eau limpide qui, traversant des bassins ornés d’incrustations, se divisait ensuite en ruisselets, parmi les bosquets de goyaviers, d’orangers, de grenadiers... Le long d’allées au dallage de marbre blanc se dressaient des palais, des kiosques, de ravissantes colonnades autour desquelles s’enchevêtraient le jasmin et les roses... Des oiseaux gazouillaient partout, des singes gambadaient sur les terrasses, des daims, des chevreuils s’ébattaient sous les arbres centenaires... Et l’air était saturé, le soir surtout, d’enivrants parfums exhalés des fleurs qui surgissaient, partout, en folle profusion.
– Jamais je ne finirai d’admirer ! disait Manon à Maun-Sing, qui se plaisait à lui montrer en détail toutes ces merveilles.
Ahélya occupait un des palais, avec les femmes attachées à son service... Manon passait quelques moments près d’elle chaque jour, aux heures où Maun-Sing était occupé avec Dhaula et ses secrétaires. Mais la présence de Sâti lui devenait de plus en plus désagréable, car elle croyait comprendre, aux brûlants regards dirigés par la jeune Hindoue sur le maharajah, la raison de la malveillance dont elle se sentait l’objet de sa part.
Manon savait qu’il lui suffirait d’un mot pour que Maun-Sing fît éloigner aussitôt celle qui lui déplaisait... Mais il répugnait à sa délicatesse de céder ainsi à une antipathie, d’user de son influence contre quelqu’un. Elle jugeait préférable d’attendre, tout en tenant en défiance la belle Hindoue.
De cette demeure enchantée. Manon ne sortait guère... Parfois, en palanquin, on la conduisait à la mission catholique, considérablement éloignée. Puis, dans le même équipage, elle visita un jour la ville, en compagnie d’Ahélya.
Peu à peu, depuis la dépossession des souverains, les familles riches avaient déserté la cité... Maintenant, les palais dormaient au bord de l’étang, ou dans l’ombre des bosquets d’orangers et de manguiers. Plusieurs s’écroulaient lentement, et des bandes de singes prenaient possession de ces logis abandonnés, envahis par les lianes.
Le long des rues étroites, plusieurs boutiques étaient closes. L’herbe poussait entre les dalles de certaines voies rarement fréquentées maintenant... Mais on voyait encore d’assez nombreux jardins, tous charmants, et des temples bien entretenus s’élevaient au fond de la vallée, à l’ombre de manguiers énormes.
Sur le passage des palanquins, les habitants s’écartaient précipitamment... Manon en demanda un peu plus tard la raison à son mari, tandis que tous deux, avec Ahélya, prenaient une collation dans un exquis petit palais d’été situé au bord de l’étang, et où le maharajah était venu les attendre.
Maun-Sing expliqua :
– Autrefois, sous peine de mort, on devait s’éloigner, en toute hâte dès qu’on apercevait le palanquin ou les éléphants portant les femmes de la cour. L’habitude s’en est conservée, car je n’ai jamais songé à rapporter cette ordonnance.
Manon dit, moitié souriante, moitié inquiète :
– Mais j’espère bien que, si quelqu’un y contrevenait, vous n’appliqueriez pas la punition ?
Il sourit, en répliquant :
– Certainement si... mais je permettrais à ma belle Manon de demander la grâce du coupable... et peut-être la lui accorderais-je.
– Oh ! par exemple, voilà qui ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute ! Mais avez-vous donc conservé le droit de vie et de mort, ici ? Je croyais que les Anglais...
Il l’interrompit, d’une voix brève et tranchante :
– Ce droit, je le garde, en dépit de tout. Le vrai, le seul maître, sur tout ce territoire, c’est moi.
Une lueur traversait son regard qui devenait dur et impérieux.
Manon en ressentit une impression pénible... L’amour dont l’entourait Maun-Sing ne pouvait lui voiler complètement ce que cette nature avait pour elle d’inconnu, de mystérieux. Elle le pressentait inflexible, peut-être cruel, et elle le savait orgueilleusement autocrate... Il était le souverain, craint, adulé plutôt, car c’était vraiment un culte idolâtrique que lui rendait tout son entourage.
Manon en éprouvait un secret froissement et une vive surprise. Comment cet homme si remarquablement intelligent, élevé en partie à l’européenne, qui lui avait dit avoir dans les veines du meilleur sang français, adoptait-il ces vieux errements de ses ancêtres, qui se prétendaient issus du dieu Brahma en personne ?
La jeune femme se réservait d’interroger plus tard son mari à ce sujet et de l’amener doucement à changer ces coutumes.
Autre chose encore l’intriguait.
Que faisait donc Maun-Sing, chaque jour, en s’enfermant dans une pièce de son palais avec Dhaula et trois ou quatre Hindous de haute mine ?
Il disait à Manon : « J’ai des affaires à traiter... » Quelles affaires, puisqu’il n’était qu’un souverain dépossédé ? Il ne s’agissait évidemment pas de sa fortune, administrée par des intendants ; d’ailleurs, quelque énorme qu’elle fût, elle n’eût pas demandé cette conférence quotidienne. Alors ?... Là encore, Manon sentait l’inquiétant frôlement de l’énigme et croyait voir une ombre passer sur son bonheur.
Mais il savait si bien lui faire oublier ces craintes, vagues et fugitives ! Elle se le disait encore le soir de ce goûter au petit palais d’été, tandis qu’ils causaient tendrement, assis sur la superbe terrasse de marbre qui s’étendait au-dessus de la véranda, devant les appartements du maharajah.
La lune, à son troisième quartier, éclairait délicatement les jardins, les eaux jaillissantes, les palais dont on devinait la blancheur, dans la profondeur des allées bordées de citronniers, de grenadiers, de goyaviers. On ne sentait pas un souffle d’air. Mais la fraîcheur des eaux s’insinuait dans l’atmosphère chargée de toutes les senteurs qui s’exhalaient des parterres fleuris.
Manon disait gravement :
– Je voudrais savoir ce que pensent mes amis de France et surtout ce que devient mon cher Achille, le fils de celui qui, ainsi que je vous l’ai raconté, m’a ramassée sur le bord de la route et chez qui vous m’avez sauvée d’une mort atroce alors que je n’étais qu’une toute petite fille. Je ne me doutais pas alors que je serais, un jour, votre femme bien-aimée...
– Je ne m’en doutais pas non plus.
– Quand pourrai-je leur écrire, reprit Manon, en leur demandant de me répondre, Maun ?
– Un peu plus tard, ma chérie. Je t’avertirai quand le moment sera venu.
Elle demanda :
– As-tu peur qu’on te fasse des ennuis à cause de moi ?
Il hésita imperceptiblement, avant de répondre :
– Mais oui, évidemment... J’aurais des comptes à rendre à la justice, chère Manon, pour t’avoir si cavalièrement enlevée à l’autorité de ton tuteur. Il faut donc, momentanément, garder le silence.
Elle murmura :
– Cela me fait de la peine, à cause d’eux... Je me demande ce qu’ils s’imaginent...
– Qu’as-tu à te tourmenter de cela ? Tu es heureuse, ici... très heureuse, tu me l’as dit. Oublie tout, Manon, pour ne songer qu’à notre amour.
Sa main avait rejeté le voile qui couvrait la tête de la jeune femme et caressait l’admirable chevelure d’un brun si chaud, dans laquelle brillait un anneau d’or ciselé, orné d’émeraudes et de diamants.
Mais Manon dit gravement :
– Il faut penser à d’autres qu’à nous seuls, Maun. Nous avons des devoirs à remplir, ne l’oublions pas.
Il sourit, en baisant le front charmant.
– Ô ma sage Manon, nous tâcherons d’y penser ! Mais quand je suis près de toi, le monde entier n’existe plus pour moi.
Elle le savait, et cette conscience de son pouvoir l’amenait à espérer que, peu à peu, influencé par elle, Maun-Sing deviendrait tel qu’elle l’eût souhaité.
Mais il faudrait de la patience et une inébranlable fermeté, de sa part, pour qu’elle restât, moralement, plus forte que lui – ce qui était le secret de sa domination sur ce cœur orgueilleux, saturé des plus serviles adulations.
Un peu plus tard, ils gagnèrent le petit palais de Manon... Sur eux, la lune versait sa pâle lumière. Ils s’arrêtèrent un instant près d’un bassin où jaillissait une eau argentée par ces rayons lunaires. Maun-Sing entourait de son bras les épaules de sa femme, et sa voix chaude répétait les mots d’amour que Manon ne se lassait pas d’entendre.
Derrière une colonne, une ombre se blottissait, en attachant sur eux, des yeux brillants de haine. Une femme était là, qui frissonnait de douleur et de jalousie furieuse, en les écoutant, en les regardant. Elle les suivit des yeux, tandis qu’ils disparaissaient dans le petit palais blanc, éclairé pour les recevoir... Alors, elle s’éloigna à son tour. Mais ses jambes fléchissaient et son buste se courbait comme celui d’une vieille femme. Au moment où elle allait atteindre la véranda du pavillon occupé par la princesse Ahélya, un homme surgit d’un bosquet voisin et lui barra le chemin.
Elle s’immobilisa, avec une exclamation d’effroi. L’homme dit à voix basse :
– Tais-toi !... Je suis ton frère.
Elle balbutia :
– Juggut !
– Oui, c’est moi. Viens ici, j’ai à te parler, Sâti.
Il l’entraîna vers le bosquet.
– Là, nous serons mieux. Il ne faut pas qu’on connaisse ma présence ici, pour diverses raisons que je ne t’expliquerai pas aujourd’hui. L’une d’entre elles est que je ne suis pas dans les bonnes grâces de Sa Hautesse, ni dans celles de Dhaula, mon oncle très estimé.
Un sourire de sarcasme soulevait sa lèvre épaisse, montrant des dents aiguës comme celles d’un carnassier.
Il était plus petit que sa sœur, mince, d’apparence très agile. Les traits de son visage apparaissaient d’une régularité parfaite ; les yeux étaient beaux, mais leur expression manquait de franchise, et d’inquiétantes lueurs y passaient souvent.
Sâti considérait son frère avec une vive surprise... Elle murmura :
– Et moi qui te croyais à Delhi !
Il leva les épaules.
– Tu te trompais, voilà tout ! J’étais plus près, beaucoup plus près. Mais, comme je viens de te le dire, je ne me soucie guère d’être mal reçu par le maharajah et par mon oncle.
– Pourquoi serais-tu mal reçu ?... Tu n’as rien fait, que je sache ?...
– Non... Mais j’ai conscience d’avoir toujours déplu à Sa Hautesse. Quant à mon oncle, il se défie de moi. La preuve en est que j’ai été envoyé à Delhi – parce que, ici, on ne veut que des hommes sûrs. Donc, silence sur la visite que je te fais, Sâti !
Elle inclina affirmativement la tête, en disant :
– Personne ne la connaîtra, je te le promets.
– C’est bien... Maintenant, écoute... J’attends encore autre chose de toi. Il faut que tu arrives à savoir ce qui se trame entre Sa Hautesse et Dhaula.
Elle répéta d’un ton stupéfait :
– Ce qui se trame ? À quel propos ?...
– C’est ce que tu devras m’apprendre. Tu es souple, intelligente. Tu sauras te glisser où il faut, entendre et te souvenir.
Une lueur avait passé dans les yeux de la jeune fille.
Elle dit lentement :
– Si tu m’avais demandé cela il y a quelques mois, je t’aurais répondu « non » aussitôt.
– Pourquoi ?
Elle garda le silence... Ses doigts, minces et nerveux, faisaient glisser lentement les anneaux d’or le long de son bras.
Juggut répéta, d’un ton impatient :
– Pourquoi ?
– Parce que je n’aurais pu avoir, même un seul instant, la pensée de trahir Maun-Sing.
Un sourire glissa entre les lèvres du jeune homme.
– Oui, naturellement, tu l’aimais ! Et qu’a-t-il donc fait pour que, maintenant ?...
Le visage de Sâti frémit et ses prunelles s’allumèrent d’un feu sauvage.
– Il a ramené une Française, dont il est follement épris. Cette femme, je la hais !... Et lui... lui, je l’aime plus que jamais ! Il faut que je les sépare. Il faut que je la fasse souffrir, cette Manon, si belle, qu’il aime éperdument. Ah ! si tu les avais vus, tout à l’heure, Juggut !... Je frissonnais de désespoir et de haine, en les regardant, en les écoutant ! Cette étrangère est tout pour lui. Je n’ai plus l’espoir d’attirer jamais son regard, qui déjà auparavant me considérait avec indifférence... Alors, je veux me venger de lui et d’elle à la fois. Si tu m’en offres le moyen, sois le bienvenu, Juggut !
Il mit sa main sur l’épaule de sa sœur, en plongeant ses yeux dans le regard brillant de haine.
– Je te l’apporte. Pour le moment, je ne peux t’en dire davantage, car j’ai promis le secret. Mais fais ce que je te dis, surveille, écoute, tâche de surprendre quelque chose. Tous les trois jours, je viendrai ici, à cette même heure, et tu me rapporteras ce que tu as pu savoir.
– Ce sera fait.
– Bien... Maintenant, je te quitte, Sâti.
– Au cas où j’aurais quelque chose de pressant à t’apprendre, comment t’en informerais-je ?
Il réfléchit un moment.
– Aurais-tu un messager sûr ?
– Personne... Ici, tous sont fanatiquement dévoués à Maun-Sing.
– En ce cas, tu rédigeras ton message en termes un peu obscurs et tu le feras porter chez Adoul, un pieux solitaire qui a élu domicile près de l’étang sacré, dans les ruines d’un palais abandonné. Au revoir, Sâti, et à bientôt !
Il se glissa hors du bosquet et disparut dans la nuit.
Sâti resta un moment immobile, les traits contractés. La flamme mauvaise luisait plus que jamais dans ses prunelles... Et elle murmura farouchement :
« Ah ! la vengeance !... la vengeance, comme ce sera doux ! »
Une heure plus tard, deux hommes s’entretenaient à voix basse, dans une des pièces encore existantes d’un vieux palais qui s’écroulait lentement, sur la rive de l’étang.
L’un était Juggut. L’autre, plus âgé, avait des yeux vifs et durs, qui luisaient dans son visage bronzé, parsemé de rides.
Le jeune disait :
– Sâti fera ce que nous voudrons, Sangram. Elle est furieusement jalouse de la favorite de Sa Hautesse, qui est, paraît-il, une Française d’une grande beauté.
Sangram sursauta :
– Une Française ?... Tu dis une Française ? Sais-tu son nom ?
– Sâti a dit en parlant d’elle : « Cette Manon. »
Le regard de l’ancien brahme s’éclaira d’une joie diabolique.
– Manon !... C’est elle ! Ah ! quelle chance merveilleuse de la retrouver ici ! Et voici donc expliquée sa mystérieuse disparition.
Juggut demanda :
– Tu la connais ?
Mais, déjà, Sangram avait repris sa physionomie calme et fermée.
– Oui... Elle nous a déjà donné beaucoup d’ennuis, à un de mes amis et à moi. Il faudra que nous réglions un jour cela avec elle. Maintenant, Juggut, va dormir. La partie est engagée contre Maun-Sing et Dhaula. Qu’ils prennent garde à eux !
Quelques instants plus tard, tandis que Juggut se roulait dans une couverture, sur le dallage brisé, Sangram, toujours assis, laissait sa pensée errer et sa vie défilait devant ses yeux avec une netteté extraordinaire.
Vingt ans plus tôt, fidèle de Maun-Sing, il l’avait trahi et avec la complicité d’un Français, le comte de Courbarols, il avait tenté de découvrir le secret du trésor caché par le frère du maharajah, au moment de l’arrivée des Anglais en Inde. Leurs tentatives n’ayant pas été couronnées de succès, ils étaient partis pour la France. Là, ils avaient uni leurs efforts pour faire passer de vie à trépas une enfant de six ans qui gênait le comte de Courbarols. Mais, curieux hasard, Maun-Sing, en réveillant l’enfant, avait fait échouer leur tentative. Sans se décourager, ils avaient multiplié les attentats contre cette enfant devenue une jeune fille, provoquant la chute d’un cadre qui devait l’assommer, payant un assassin qui avait tué, par erreur, sa propre sœur... Tout avait échoué ! La jeune fille semblait jouir d’une protection occulte qui la rendait taboue. De plus, toujours, le maharajah s’était trouvé sur leur route.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, revenu en Inde, conspirant encore contre Maun-Sing, il retrouvait cette jeune fille, cette Manon, devenue la femme du maharajah.
Un mois avait passé, depuis l’arrivée de Manon au palais de Madapoura. Un mois de bonheur, à peine traversé de légers nuages. L’empire de la jeune femme sur Maun-Sing s’affirmait chaque jour un peu plus. L’orgueilleux maharajah se laissait dominer, pour la première fois, par une influence féminine. Celle-ci était, d’ailleurs, fort discrète, ne cherchant jamais à s’imposer, à triompher... Et là, précisément, résidait sa force, près d’une nature telle que celle de Maun-Sing.
Cependant, au milieu de sa félicité conjugale, Manon conservait toujours l’impression que son mari lui cachait quelque chose. Il y avait un secret dans sa vie. Il y avait une énigme flottant à travers ce palais féerique, jeté sur le roc à pic, au-dessus de la vallée, par le caprice d’un ancêtre de Maun-Sing. Mais Manon ne pouvait appuyer ce soupçon sur rien de très précis.
Il y avait bien ces figures inconnues, errant dans les jardins, et qui augmentaient en nombre chaque jour... À une question de sa femme, Maun-Sing avait répondu :
– Ce sont d’anciens et fidèles sujets, qui viennent me rendre leurs hommages.
Mais Manon s’étonnait qu’ils fussent si nombreux, ces courtisans d’un prince sans royaume.
Il arrivait aussi que, parfois, Maun-Sing ait des réticences, des hésitations... De même, Ahélya, discrètement interrogée par sa belle-sœur, laissait voir un embarras profond. À ces moments-là, Manon éprouvait un froissement mêlé d’inquiétude... Que lui dissimulait-il donc ? Que craignait-on d’elle ?... Fallait-il supposer à Maun-Sing quelque but blâmable, qu’il savait d’avance condamné par l’honnêteté de sa femme ?
Elle projetait de le questionner un jour à ce sujet, franchement. Mais elle attendait d’avoir à lui opposer quelque fait un peu plus précis que les doutes qui venaient l’assaillir, à certains jours surtout.
Le maharajah, en ce moment, reconstituait la ménagerie qui existait autrefois, près du parc des éléphants. Il faisait rechercher les plus beaux fauves, pour les installer dans cette partie de ses jardins. Et une jeune panthère, qu’il appelait Baïla, le suivait partout, humble et soumise sous son regard, se couchant aux pieds de Manon, qui, assurée du pouvoir étrange mais réel de son mari sur ces bêtes féroces, n’éprouvait aucune crainte d’un tel voisinage, tant qu’il était là.
Les heures passaient très brèves pour la jeune femme, qui travaillait, lisait – car il y avait une bibliothèque fort bien garnie dans un des pavillons du palais – et s’entretenait de mille sujets avec Maun-Sing, dont l’intelligence était brillante.
Souvent, ils se promenaient tous deux dans les jardins, dont le maharajah montrait à sa femme les merveilles. Mais ils s’arrêtaient toujours devant un roc énorme, qui s’élevait à pic, barrant l’horizon, et dans lequel se voyait une fissure où devait pouvoir passer le corps d’un homme.
– Cela conduit-il quelque part ? avait demandé un jour Manon.
– Oui, à de très anciens temples, creusés dans le roc.
Maun-Sing n’avait pas donné d’autres explications, ni offert à sa femme de lui montrer ces temples primitifs du brahmanisme.
Il ne lui parlait jamais de religion, la laissant libre quant à la sienne. Mais Manon ressentait toujours une impression désagréable lorsque, en entrant dans une des pièces de l’appartement du maharajah, elle voyait trois petites statues, Brahma, Siva et surtout Vichnou, l’idole de jade aux yeux de rubis.
Pourquoi celle-ci lui inspirait-elle une sorte d’effroi mêlé de répulsion ? Un soir, dans le salon aux panneaux de santal incrustés d’ivoire et d’argent, tandis que Maun-Sing lui lisait, en les traduisant, des poèmes hindous, elle se sentit attirée, jusqu’à la hantise, par ces yeux qui semblaient flamboyer, sous la lumière.
Un malaise s’emparait d’elle... Son mari s’en aperçut et demanda :
– Qu’as-tu, Manon chérie ?
Elle essaya de sourire, en étendant la main vers l’idole.
– Cette statue... ces yeux surtout m’impressionnent. Il me semble qu’ils me regardent férocement et qu’ils me menacent.
Un pli se forma sur le front du maharajah. D’un geste de protection tendre, il attira contre lui la jeune femme.
– Tu es folle !... Il n’y a là que deux rubis – les plus beaux de ma collection, avec celui-ci.
Il montrait la pierre magnifique qui ornait sa bague.
– Oui, je le sais bien... Mais c’est une impression nerveuse, que j’ai peine à surmonter.
De fait, invinciblement, son regard revenait aux yeux étincelants.
Maun-Sing eut un rire léger.
– Eh bien ! je vais te rassurer tout de suite.
Il se leva, prit un poignard au manche orné de pierreries et s’approcha de la statue. En un instant, il eut enlevé les deux gemmes superbes... Et, revenant à Manon, il les lui mit entre les mains.
– Tiens, elles ne t’effrayeront plus, maintenant, petite peureuse !... Ouzmal, qui est si habile, te les montera dès demain à ton gré, pour mettre dans tes cheveux ou à ton cou.
– Oh ! Maun, vraiment !... je ne te demandais pas cela !
Il riposta en riant :
– Je le sais bien ! Mais je te les donne quand même. Vichnou sera privé de ses yeux, voilà tout !
Une lueur de surprise passa dans le regard de la jeune femme... Que signifiait ce ton de raillerie ? Jusqu’ici, elle s’était figuré Maun-Sing comme un fervent et sincère adepte du brahmanisme, et rien n’était encore venu l’inciter à penser le contraire... S’était-elle donc trompée ?
Cet étonnement de sa femme n’avait pas échappé au maharajah. Cependant, sans avoir l’air de s’en apercevoir, il s’assit de nouveau près d’elle et reprit la lecture interrompue. Mais il semblait distrait, préoccupé, et, fréquemment, il glissait un regard soucieux vers la physionomie pensive de la jeune femme.
Vers dix heures, il ferma le livre en disant :
– Il est temps d’aller te reposer, Manon.
Elle se leva, en s’enveloppant de ses voiles... À ce moment, on gratta à la porte. Et quand le maharajah eut ordonné d’entrer, Dhaula apparut, humblement incliné.
Maun-Sing retint à peine un geste d’impatience.
Il demanda brièvement :
– Tu as besoin de me parler ?
– Oui, seigneur.
– Attends à demain. Ce soir, je ne suis pas disposé à t’entendre.
– Ton serviteur ose insister pour que tu l’écoutes maintenant, seigneur souverain.
Manon commençait à comprendre un peu la langue rajpoute, que lui apprenaient son mari et sa belle-sœur. En se penchant vers Maun-Sing, elle murmura :
– Je pars en avant avec Adrâni.
Et, discrètement, elle s’éloigna avec sa suivante, non sans se demander ce que le brahme avait de si important à dire, dès ce soir.
Quand la porte se fut refermée sur elle, le regard de Maun-Sing, qui l’avait suivie, se reporta sur Dhaula.
– Eh bien ! parle, maintenant.
– Seigneur, Dhava est revenu.
– Bien. Il a les adhésions ?
– Plus nombreuses encore que nous le pensions ! Toute l’Inde musulmane sera avec nous, au jour de la révolte !
Une lueur de satisfaction éclaira les yeux assombris de Maun-Sing.
– Parfait, cela ! D’ailleurs, j’y comptais, au fond. Tout ce peuple est las du joug étranger. Mais il lui fallait un chef, un entraîneur. Sur les pas de mes fidèles fanatisés, l’Inde entière marchera !
Dans ses prunelles redevenues ardentes passait une flamme de triomphe.
Dévotement, Dhaula s’inclina pour baiser la main fine, où le rubis étincelait de mille feux.
– Tu auras tout un monde à tes pieds, maître puissant ! Les plus grands souverains d’Europe compteront avec toi et rechercheront ton alliance. Mais il faut maintenant fixer la date où se révélera le libérateur annoncé par nous dans le secret, depuis des années.
De nouveau, l’ombre s’étendit sur le regard de Maun-Sing.
Le maharajah dit brièvement :
– J’y songerai... Il n’est pas temps encore.
– Pardonne-moi d’insister, seigneur. Le moment est venu, au contraire. Tout est prêt...
– Ne m’importune pas ! Je suis le maître et je t’avertirai quand il me plaira de donner le signal.
Dhaula se redressa, les yeux brûlants, la voix véhémente.
– Tu es le maître ? Ah ! non, tu ne l’es plus !... Tu ne l’es plus, seigneur ! Une femme occupe ta pensée, possède tout ton cœur, domine ta volonté... hélas ! je m’en doute ! Avant de la connaître, tu ne songeais qu’à ta haute mission de sauveur d’un peuple. Maintenant, ce souci passe au second plan. Elle d’abord, cette enchanteresse !... Près d’elle, tu oublies tout ce qui t’occupait autrefois. Ce qu’elle veut, tu le veux. Son bon plaisir seul compte pour toi...
Maun-Sing l’interrompit avec violence.
– Assez, Dhaula, assez ! Comment oses-tu me parler ainsi ? Un autre que toi saurait déjà ce qu’il en coûte !
Le brahme joignit les mains.
– Seigneur, c’est pour ton bien que je te supplie !... C’est pour te préserver du malheur... Cette femme est puissante sur toi, par sa beauté, son intelligence, ses dons si nombreux, qui en font une créature séductrice entre toutes. Elle appartient à une religion qui étend son prosélytisme à tous les points du globe...
Maun-Sing interrompit sèchement :
– Nous ne parlons jamais de la question religieuse. Quant aux sentiments que m’inspire cette jeune femme, ils ne regardent que moi, et je ne supporterai plus – je t’en avertis – que tu oses m’adresser des reproches à ce sujet.
Les sourcils froncés, le regard dur, Maun-Sing fil un geste qui congédiait le brahme. Dhaula, courbant la tête, murmura :
– Pardonne-moi, seigneur !... C’est mon zèle pour toi qui m’entraîne...
– Oui, je le sais. Voilà pourquoi j’oublierai ce que tu m’as dit ce soir.
Maun-Sing fit un pas vers la porte... À ce moment, le regard du brahme tomba sur la table de porphyre, où se trouvaient les petites statues de la triade hindoue. Sous la lumière répandue par les lustres de cristal, les émeraudes étincelaient dans le visage impassible de Brahma et de Siva. Mais les orbites de jade apparaissaient sombres et vides.
Dhaula s’exclama d’un ton stupéfait :
– Les yeux de Vichnou ont disparu !
Un très léger sourire d’ironie glissa entre les lèvres de Maun-Sing.
– Ne t’en inquiète pas. C’est moi qui les lui ai enlevés. Puisqu’il a maintenant des yeux vivants, à quoi serviraient ceux-là ?
Des prunelles éblouissantes se fixaient sur le brahme.
Dhaula frissonna... Agenouillé, les mains jointes, il enveloppa Maun-Sing d’un regard d’adoration brûlante, en murmurant :
– Tu as raison, seigneur puissant... Tu es le maître...
Le maharajah sortit de la pièce. Dhaula restait seul, avec la panthère qui s’étirait près du divan où étaient tout à l’heure assis Maun-Sing et Manon.
Le brahme se releva lentement.
Il s’approcha de la table, prit entre ses doigts la statue de jade et la considéra pendant un long moment.
Il songeait :
« Quand a-t-il fait cela ?... Tout à l’heure, sans doute ? Car, cet après-midi, les rubis étaient encore là, je les ai vus. Pourquoi l’a-t-il fait ? La Française était-elle présente, quand il les a enlevés ? Est-ce que... ? Non, non, je ne puis croire qu’il aurait osé !... »
Baïla s’approchait de lui, avec une lente ondulation de son corps souple.
Il ne s’écarta pas. C’était lui qui avait appris à Maun-Sing le secret de charmer les bêtes fauves, et, pas plus que son maître, il ne les craignait.
En regardant la panthère, il murmura :
– As-tu vu cela, Baïla ? Ah ! si tu pouvais me dire !... J’ai peur de cette femme, pour lui ! Je sens qu’elle est un obstacle et que, déjà, à cause de cet amour, il n’est plus le même.
Le fauve semblait l’écouter, en fixant sur lui ses yeux énigmatiques.
Dhaula étendit la main pour caresser la tête élégante, en disant tout bas :
– Ah ! Baïla, si tu voulais !... Tes belles griffes en feraient vite un cadavre, de cette Manon trop aimée !... ou, tout au moins, elles la défigureraient si bien qu’il s’en écarterait avec horreur ! Baïla, il faudra que tu me viennes en aide, que tu nous délivres de l’étrangère qui l’enchaîne ! Alors, redevenu libre, il ne songera plus qu’à sa mission, et l’Inde sera délivrée.
Quand Manon avait demandé à son mari : « Combien de temps resterons-nous ici ? », il avait répondu assez évasivement :
– Quatre ou cinq mois, peut-être plus.
Elle ne s’ennuyait pas dans ce palais merveilleux, où elle était tant aimée, où elle se voyait traitée comme la plus adulée des souveraines. Cependant, elle songeait qu’à la longue cette existence un peu trop orientale lui pèserait beaucoup.
Car, enfin, quelque soin que prît Maun-Sing de lui adoucir sa captivité, elle menait ici la vie enclose qui avait été, autrefois, celle des femmes enfermées dans le zénana des maharajahs de Bangore, vaste et superbe bâtiment entouré d’un jardin ombreux, qu’Ahélya lui avait fait visiter un jour.
Comme elles, Manon ne pouvait sortir de la dernière enceinte du palais, à moins de se faire porter en palanquin ou dans une houdah close de rideaux, que suivaient et précédaient des serviteurs.
Elle aurait souhaité connaître le pays environnant, que Maun-Sing lui dépeignait superbe. Avec lui, quelles excursions magnifiques elle avait rêvé de faire !
Mais l’usage s’y opposait... Le maharajah, hors de son palais, ne pouvait se montrer en compagnie d’une femme, fût-elle son épouse, sa mère ou sa sœur.
– C’est la coutume, expliquait-il à Manon, et mon entourage serait très choqué si je passais outre.
La jeune femme ripostait avec une moue légère :
– Je te croyais plus indépendant, Maun ! Cette coutume est ridicule et tu ferais bien de l’abolir.
– Peut-être y arriverai-je en effet quelque jour, mais en procédant peu à peu. Prends patience, chère Manon ! Tu sais que je suis prêt à tout, dès qu’il s’agit de t’être agréable. Mais je te crois trop raisonnable pour ne pas accepter momentanément cet ennui, que je ressens autant que toi, sois en persuadée.
Manon n’insistait pas. Elle savait que la coutume, en Orient plus qu’ailleurs, est très puissante sur l’esprit des peuples... Cependant, il lui semblait que Maun-Sing, ne régnant pas, vivant une grande partie de son existence hors de son pays, aurait pu s’en affranchir sans trop d’inconvénients. Mais sa nature active manquait d’aliment, dans cette prison dorée. Elle prévoyait que, bientôt, elle étoufferait dans cet horizon restreint, parmi ces palais et ces fleurs.
Enfin, le séjour ici ne durerait pas indéfiniment !... Maun-Sing aurait bientôt la nostalgie de l’Europe, de la France surtout, qu’il aimait tant – il l’avait dit à sa femme. Alors, ils retourneraient là-bas, feraient légaliser leur mariage, au point de vue civil, et s’installeraient dans quelque demeure délicieuse.
Là, Manon s’occuperait de venir en aide aux pauvres, aux malheureux. Elle qui, autrefois, lorsqu’elle était pauvre, frémissait de regret douloureux devant une détresse qu’elle ne pouvait soulager, aurait maintenant le bonheur de le faire, efficacement et discrètement – car elle savait bien que Maun-Sing ne lui refuserait rien.
En attendant de réaliser ces rêves charitables. Manon cherchait à faire du bien autour d’elle, en particulier parmi le personnel nombreux que le maharajah avait mis à son service. Délicatement bonne, elle s’intéressait à ceux qui l’approchaient et, très vite, elle s’était fait aimer de tous.
En particulier, Anang, qu’elle avait sauvé naguère de la bastonnade, l’idolâtrait, et suivait le moindre de ses pas.
Il était maintenant chargé de veiller à la fermeture de la cage roulante où l’on enfermait Baïla, quand elle n’était pas près de son maître, et de lui faire porter ses repas – sinécure qui convenait fort à sa paresse.
Un jour, comme Manon lui demandait s’il avait longtemps vécu en France pour parler si correctement le français, il répondit :
– Oh ! oui, madame, j’ai passé plusieurs années à Paris !
Mais il s’interrompit tout à coup... Et, jetant des regards d’effroi autour de lui, il balbutia d’un ton suppliant :
– Je vous en prie, madame, ne répétez pas à Sa Hautesse que je vous ai dit cela ! Je serais puni, terriblement puni !...
– Pourquoi donc... Je ne comprends pas...
– Sa Hautesse ne veut pas que je parle de mon séjour là-bas, de ce que j’y faisais...
– Ah !... Eh bien ! sois sans crainte, Anang, le maharajah ne saura rien de l’indiscrétion qui t’a échappé.
Cette preuve nouvelle d’un secret que lui cachait Maun-Sing venait renforcer, chez la jeune femme, la sensation bizarre qu’elle éprouvait depuis quelque temps, dès que la nuit venait. Il lui semblait que des ombres glissaient autour d’elle, de plus en plus nombreuses, et qu’elles s’en allaient, comme une procession de lents fantômes, le long des allées, sous les arbres voilés de ténèbres. Elle avait l’impression d’une foule silencieuse et avide, qui grouillait là, dans la nuit... elle ne savait où.
De ces imaginations, qu’elle s’efforçait d’ailleurs d’éloigner, Manon ne disait mot à son mari.
Maun-Sing paraissait un peu préoccupé, depuis quelques jours... La jeune femme lui avait demandé :
– As-tu quelque ennui ?
Il avait répondu :
– Mais non, pas du tout. Que t’imagines-tu là, ma chère aimée ? En aurais-je, d’ailleurs, que près de toi je les oublierais tous.
Il se montrait de plus en plus épris. Cependant, Manon sentait toujours entre eux ce mystère, qui l’alarmait et l’irritait à la fois.
Mais sa fierté lui interdisait d’user de son influence pour lui en arracher le secret. Il fallait qu’il le révélât de lui-même – et rien ne faisait prévoir qu’il y fût disposé.
L’hypothèse d’un complot, d’un projet de soulèvement contre la domination anglaise était celle qui hantait presque exclusivement la pensée de Manon. Mais, en ce cas, pourquoi Maun-Sing ne lui en faisait-il pas la confidence ?... Il devait la connaître assez, maintenant, pour savoir qu’elle approuverait tout ce qu’il ferait dans une intention noble, avec des moyens honnêtes, et qu’il pouvait avoir la plus entière confiance en sa discrétion.
Craignait-il qu’elle ne manquât de courage, qu’elle ne cherchât à le détourner de cette idée ? Elle n’avait cependant jamais rien fait ni dit – bien au contraire – qui pût lui donner à croire qu’elle serait dépourvue d’énergie et de résignation, à l’heure du sacrifice et du danger.
Mais il la chérissait tant qu’il aimait mieux, sans doute, retarder le moment de lui apprendre en quelle aventure périlleuse il s’engageait.
« Oui, bien périlleuse et bien aléatoire ! pensait la jeune femme. L’Angleterre est si puissante !... et l’Inde si divisée ! »