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Extrait : "Le capitaine de vaisseau Yves Kernoël, après une longue suite d'années consacrées tout entières à son pays, jouit, depuis un an, du repos qu'il a si bien mérité par les services rendus à la France, soit comme voyageur armé, comme militaire, soit comme voyageur pacifique, comme savant et auteur d'utiles découvertes."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 345
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Le capitaine de vaisseau Yves Kernoël, après une longue suite d’années consacrées tout entières à son pays, jouit, depuis un an, du repos qu’il a si bien mérité par les services rendus à la France, soit comme voyageur armé, comme militaire, soit comme voyageur pacifique, comme savant et auteur d’utiles découvertes. Véritable encyclopédie, l’esprit du capitaine Kernoël s’étend sur l’ensemble des sciences et des arts nécessaires à l’exercice de la profession qui a si honorablement occupé sa vie. Mathématicien, physicien, géomètre, il connaît tout, depuis la dernière manœuvre qui concourt à l’ordre admirable d’un vaisseau de haut bord jusqu’à la plus cachée des étoiles, ces flambeaux que la main du Tout-Puissant a allumés pour guider les navires sur les ténèbres des mers. Astronome, géographe également profond, il sait la topographie du ciel presque aussi bien que celle de la terre ; mais que serait la géographie sans le dessin, qui permet au voyageur de conserver pour les autres et pour soi la mémoire de ce qu’il a vu, les paysages et les hommes ? Le capitaine Kernoël, excellent dessinateur, a fixé sur un album ses divers souvenirs, en y reproduisant les tableaux de quelques scènes dont il a été le témoin ou qui lui ont été racontées en différentes parties du globe, car toutes les précieuses qualités qu’il possède comme voyageur sont complétées par la connaissance des principales langues que parle la race humaine. Aussi cet album, qu’il sait animer par les plus intéressantes narrations, est-il l’objet de la curiosité universelle, et, toutes les fois que le capitaine est à Paris, sa nombreuse famille, petite et même grande, met avidement à contribution sa mémoire si abondamment et si pittoresquement ornée.
Or, un soir du printemps dernier, M. Kernoël, arrivé de la veille à Paris, avait à soutenir un véritable siège de la part de cette bruyante société, dont les douze membres atteignent à peine à eux tous le chiffre de cent cinquante ans, carrière dont on a vu plus d’un vieillard des pays du Nord toucher et même dépasser le terme.
– Grand-oncle, embrassez-moi.
– Grand-père, contez-moi quelque chose.
– Je t’en prie, montre-nous tes images, grand-oncle.
Et alors le capitaine Kernoël, qui ne savait pas résister aux prières caressantes de sa petite-nièce Jenny, venait d’ouvrir l’album dont nous avons parlé. Cette circonstance augmenta encore l’empressement avec lequel la turbulente réunion se foulait autour du capitaine, qui tenait sur ses genoux le livre si curieux. Alors se manifestèrent, chez ces petits êtres, les passions qui se manifestent chez les hommes, dans des occasions qui ont pour eux non moins d’importance que n’en avait pour les enfants l’exhibition de l’album, près duquel chacun d’eux voulait avoir la première place. C’est pour avoir la première place aussi que les grandes personnes se disputent et se déchirent.
Et, sans parler au figuré le moins du monde, il aurait fort bien pu y avoir quelque veste, quelque robe déchirée dans la lutte qui s’engagea entre les curieux. Tout à fait livrés à la passion qui les dominait en ce moment, l’avide désir de voir le plus à l’aise, ils ne s’occupaient pas un instant de savoir s’ils n’étouffaient pas leur grand-père, leur grand-oncle, et encore bien moins songeaient-ils au mal qu’ils pouvaient faire à ceux qu’ils repoussaient violemment.
Le capitaine Kernoël voyait avec chagrin que cette lutte mettait à découvert le plus odieux de tous les vices, l’égoïsme, qui, grandissant, rend l’homme incapable de charité, de dévouement, d’amour pour son pays et ses compatriotes ; l’égoïsme, qui le pousse à ne penser qu’à lui, et, par conséquent, à ne jamais penser aux autres. Alphonse, jeune garçon qui accomplissait sa treizième année, montra dans cette avide guerre aux places la plus égoïste brutalité, et, secondé par sa force, il écartait à coups de coudes compagnons et compagnes, sans égard même pour ses petites cousines, sans écouter les réclamations que tous faisaient entendre :
– Tu me fais mal, Alphonse ! – Tu m’étouffes, Alphonse ! – Laisse-moi voir aussi !
– Ah ! ma foi, tant pis ! répondait-il en s’installant carrément devant le livre, qu’il aurait volontiers pris dans les mains de son grand-oncle. Ça m’est bien égal ! tiens ! je veux voir à mon aise ; pourquoi me gênerais-je pour les autres ?
– Pourquoi ? répliqua le capitaine Kernoël, parce qu’il faut, mon enfant, savoir se gêner pour tout le monde. Que t’adviendrait-il en ce moment si chacun, aussi brutal et aussi égoïste que toi, te résistait par la force ? Ce serait, à coup sûr, une jolie et édifiante scène dans ce salon ! Souviens-toi, mon enfant, qu’on ne peut être ici-bas courageux, charitable, utile à son prochain, qu’on ne peut même vivre en société qu’en apprenant de bonne heure à s’imposer des gênes, des privations. Cela soit dit pour toi, Oscar, qui, tout à l’heure, de peur de manquer une partie de jeu, refusais à ton cousin Henri de l’aider à achever le dessin qu’il doit livrer demain pour la loterie des pauvres.
– Et pourtant il m’avait promis qu’il m’aiderait, ajouta Henri, petit-fils du capitaine, studieux garçon de quatorze ans, et le sage, le Nestor de l’assemblée.
– Ah ! tu avais promis, Oscar ? Et tu manques à ta parole ! c’est encore plus mal, reprit M. Kernoël. Tu refuses de travailler pour les pauvres, et cela en refusant de tenir ta promesse : vois comme une mauvaise action en entraîne une autre. Tu n’aurais pas, je le vois, été capable de montrer l’héroïque fidélité du jeune Domnich, que moi j’ai vu aux îles Hébrides, et il était bien vieux alors.
– Domnich ! s’écrièrent plusieurs petites voix. Voilà son image dans le livre. Contez-nous cette histoire-là, je vous en prie.
– Non, non, j’aime mieux les montagnes de la Suisse et Fritz le chasseur.
– En effet, ce serait là, répondit le capitaine, une bonne histoire à raconter à Alphonse pour lui apprendre à être moins égoïste et à songer aux autres avant de songer à lui.
Alphonse baissa le nez en rougissant, Oscar fit de même : car le capitaine Kernoël, bon par excellence, était cependant doué d’une parole grave et sévère lorsqu’il croyait devoir donner une leçon ou un conseil. Il y avait alors dans sa voix, habituée au commandement, une assurance et une fermeté d’autant plus imposantes, qu’elles succédaient à des mots pleins de tendresse, d’indulgence, qui, du reste, ne tardaient pas à remplacer cet accent un peu sévère.
C’est ce qui arrivait déjà pour Alphonse et Oscar. Ils s’étaient jetés dans ses bras en lui demandant à savoir les aventures de Fritz le chasseur et de Domnich ; M. Kernoël, voyant dans cette démarche une preuve de repentir, leur avait pardonné et allait les satisfaire, lorsque chacun éleva la voix en confusion :
– Moi, je voudrais connaître auparavant vos aventures en Arabie, grand-père.
– Moi, le naufrage sur la côte d’Afrique.
– Vous avez été en Chine, grand-oncle. Oh ! commencez par la Chine.
– Moi, j’aime mieux le Canada. – D’abord le Canada !
– Et moi, les îles Marquises !
– Eh bien, eh bien, mes enfants ! Est-ce que vous allez faire comme dans certaines grandes réunions d’hommes où tous parlent à la fois, demandant une chose différente, et où personne n’obtient ce qu’il réclame. Il faut de l’ordre dans tout et avant tout ; chacun aura son tour, et nous commencerons par satisfaire le plus âgé. – Respect à l’âge, mes enfants !
– Mais, grand-oncle, moi j’ai le même âge que mon cousin Oscar, dit Edmond, nous sommes nés le même jour, à la même heure.
– Et moi donc ! j’ai eu dix ans hier, comme Jenny, s’écria Anna.
– Oui, j’ai dix ans, juste autant qu’Anna, s’écria Jenny à son tour.
– Comment faire alors ? demanda le capitaine.
– Si nous tirions au sort ! dit Henri, le sage de la troupe, comme l’on sait.
– Tu as raison, mon enfant : la volonté du sort est une des mystérieuses voies par lesquelles Dieu transmet souvent ses ordres aux hommes ; consultons donc cet imposant tribunal du sort.
Alors le capitaine Kernoël dit à chacun des jeunes assistants d’écrire sur une carte le nom d’un des pays représentés par les dessins de l’album, ce qui se fit tout aussitôt ; et alors, prenant un des vases de porcelaine du Japon qui ornaient la cheminée, il y jeta ces cartes une à une en les lisant :
– Suisse, – Espagne, – Écosse, – Grèce moderne, – îles Marquises, – Chine, – Arabie, – Afghanistan, – côtes d’Afrique, – Inde, – Canada. – Mais, ajouta M. de Kernoël, cela ne fait que onze billets ; et vous êtes douze. Je ne veux point qu’il y ait de perdant.
Or le douzième membre de la société qui s’agite devant nous, c’était Emma, nièce du capitaine. Elle avait d’abord fait partie de la joyeuse bande ; mais, lorsqu’elle vit l’assaut donné à M. de Kernoël par ses cousins ou cousines, elle ne jugea pas de la dignité de ses quatorze ans accomplis de prendre part à cette espèce de soulèvement, et alla se mêler à de jeunes personnes ou à de nouvelles mariées qui causaient paisiblement dans un autre coin du vaste salon. Cependant la conversation était devenue aussi fort animée à l’occasion d’un propos étourdiment lancé par Emma.
– Moi, quand je serai mariée, avait-elle dit, je veux que mon mari me mène à tous les bals, à tous les spectacles, je veux avoir tout ce qu’il y aura de plus nouveau en meubles, en bijoux, en toilettes.
En entendant ces beaux projets de dépense et de prodigalité, de bonnes ménagères et même quelques jeunes femmes qui commençaient à voir ce que c’est qu’un ménage avaient représenté d’une voix unanime à Emma combien étaient fous ces desseins qu’elle exprimait avec un je veux si absolu : elles lui expliquaient comment ces extravagantes pensées de désordre et de ruine n’étaient excusables qu’à cause de son inexpérience, et Emma, tranchante comme vous l’avez vue, avait un défaut qui va nécessairement de compagnie avec celui qu’elle venait de révéler : elle était peu accessible aux observations, quelque justes qu’elles pussent être, ne les supportait qu’avec impatience, et sans doute elle était sur le point de dire une sottise de plus, lorsque le capitaine, qui, à travers les caquetages des enfants, avait fort bien entendu tout ce qu’elle avait dit, l’appela pour la tirer du mauvais pas où elle allait s’avancer davantage, et elle, accourant vers M. de Kernoël :
– Me voici, mon oncle, voici votre douzième, je veux avoir ma part, poursuivit-elle en venant s’appuyer gracieusement au dos du fauteuil de M. de Kernoël. Je serais bien fâchée de perdre ce qui me revient, car vous avez vu tant de pays, que vos récits doivent être bien curieux, autant pour le moins que les peintures de l’album.
– Eh bien, cet album sera le douzième lot, le lot de celui de vous qui n’aura obtenu du sort aucun récit particulier. Tout en disant cela, M. de Kernoël écrivit lui-même le mot album sur une carte qu’il envoya rejoindre les autres dans le vase de porcelaine du Japon.
C’est pour le coup que chacun des assistants, qui, tout à l’heure, demandaient l’un la Chine, l’autre l’Arabie, l’autre l’Amérique, firent tous des vœux pour amener le billet de l’album. Le sort seul devait en décider par leurs mains mêmes ; nul n’aurait donc à se plaindre : mais dans quel ordre chacun devait-il tirer ? Ici se renouvelait le premier embarras. Douze noms ayant été mis dans un chapeau, la petite Marie, la plus jeune de la jeune société, consulta de sa blanche main le mystérieux oracle du hasard, et dès lors chacun sut avant et après qui il devait puiser son lot dans le vase du Japon.
– Commençons, commençons tout de suite ! s’écria l’assemblée.
– D’accord, mes amis, répondit M. de Kernoël ; mais vous comprenez qu’il me serait impossible de faire, dans une seule soirée, honneur aux onze billets aux termes desquels j’aurais à vous raconter onze histoires : il faut partager cela en quatre séances, et vous avez tout juste quatre soirées de vacances pour les fêtes de Pâques. Nous les emploierons ainsi, à moins que quelque réunion qui vous amuserait davantage ne vienne à la traverse.
– Oh ! non… nous aimons bien mieux vous entendre ! dit chacun des candidats à la possession de l’album, que tous désiraient de bon cœur.
Or les trois premiers appelés par le sort à interroger cette mystérieuse loterie étaient Alphonse. Emma et Oscar.
– J’ai la Suisse, dit Alphonse, l’histoire de Fritz le chasseur.
– Moi, dit Emma après avoir tiré à son tour, moi, j’ai l’Espagne.
– L’Écosse ! l’histoire de Domnich, voilà ce que j’ai, dit Oscar.
– À présent on peut commencer, n’est-ce pas ?
Et chacun de se presser autour de M. de Kernoël ; chacun, j’ai bien dit, car les grandes personnes, rapprochant la table à ouvrage, vinrent écouter et ne travaillaient qu’à demi : elles savaient par expérience que les narrations du capitaine, intéressantes et instructives pour les enfants, n’avaient souvent pas moins d’intérêt et d’utiles enseignements pour les grandes personnes, et M. de Kernoël commença.
Vers le commencement de ce siècle, j’étais lieutenant à bord d’une corvette sur laquelle j’avais déjà filé quelques milliers de nœuds en mer, lorsque, de retour dans le port de Brest, j’appris que je pouvais prendre un congé d’un an sans aucun inconvénient pour la position que j’avais acquise, et surtout pour le service de l’État. Je songeai donc à faire en sorte que le temps de vacances qui m’était accordé fut employé non moins utilement qu’agréablement, et, à cet effet, je m’empressai de rentrer dans ma famille, muni de livres et de cartes que j’étudiais avec ardeur. Avant de voir, de mes propres yeux et réellement, les diverses régions que mon état me destinait à visiter, je voulais les connaître théoriquement et me les représenter par la pensée, au risque d’être plus tard détrompé par l’expérience. C’étaient des enchantements auxquels je me livrais en m’instruisant pendant mes jours de studieux loisir.
J’avais déjà passé deux mois dans la nombreuse famille que j’ai le bonheur de voir en ce moment presque tout entière encore autour de moi, plus cette petite génération qui m’écoute, lorsque mon frère, qui était officier dans l’armée de terre, mon frère cadet, ton père, ma bonne Emma, fit ses préparatifs pour un voyage en Allemagne et en Italie. Vous pensez bien que je n’hésitai pas à lui dire qu’il aurait en moi un compagnon ; ce projet, aussi agréable à l’un qu’à l’autre, fut conclu sur-le-champ, et, après trois jours consacrés à l’étude approfondie de notre itinéraire et des meilleurs chemins à suivre, nous partîmes.
J’avais dix mois à peu près à donner à ce voyage, mon frère Étienne ne voulait pas que notre promenade lui prît plus de temps : nous étions donc parfaitement d’accord sur tous les points. D’ailleurs, jamais deux êtres n’eurent deux volontés plus intimement en harmonie. Elles ne faisaient qu’une, de même que nos âmes. Une pensée qui venait à l’un, l’autre l’avait en même temps. Ce que je repoussais, j’étais bien certain que mon frère le repousserait, et lui, il pouvait à coup sûr désirer quelque chose, bien certain que je le désirerais comme lui. Enfin, notre amitié était aussi étroite qu’il convient à deux bons frères, et jamais sur la terre nous n’eûmes à débattre un avis opposé.
Après avoir traversé la France de l’ouest à l’est, nous entrâmes en Allemagne par Strasbourg, et, nous embarquant bientôt sur le Rhin, nous remontâmes ce fleuve magnifique avec une lenteur qui désespérerait notre génération, habituée à la vapeur dévorante ; mais cette marche avait bien son mérite, en présence des beautés pittoresques qui surgissaient à chaque pas devant nous et à nos côtés. Vieux châteaux en ruines, collines drapées de vertes forêts, rochers aux formes imposantes, tout aurait donc fui derrière les roues poussées par la vapeur impatiente que je compare à la fébrile activité de trop de jeunes têtes.
Nous quittâmes le Rhin à Cologne, la cité de la merveilleuse cathédrale, et, après avoir visité la Saxe, la Franconie, le berceau de nous autres Francs, la Bavière et la Souabe, nous aperçûmes enfin, un matin, une vaste étendue d’eau qui brillait, comme un miroir, au soleil levant. C’était le lac de Constance, c’était la Suisse, c’était le chemin de l’Italie, chemin rude à l’entrée duquel s’élèvent d’âpres barrières, des montagnes de neige et de glace. Nous aurions pu choisir entre ces passages les plus praticables et les plus commodes ; mais mon frère et moi, nous avions pour maxime qu’il est bon de faire face aux difficultés, afin de s’y habituer et d’acquérir, pour les circonstances imprévues de la vie, une force à l’épreuve des plus rudes atteintes auxquelles il faut toujours s’attendre.
Nous nous rendîmes donc de Lindau à Coire, et, pendant une station de quelques jours dans cette dernière ville, capitale du canton des Grisons, nous fîmes, pour notre passage en Italie, tous nos préparatifs ; nous étudiâmes avec soin les cartes du pays, et nous partîmes le sac sur le dos, après avoir confié nos bagages à des muletiers qui allaient à Chiavenne. Nous aurions agi sagement de faire route avec ces hommes, qui eussent été pour nous de meilleurs guides que nos itinéraires et nos plans ; mais la jeunesse aime à se conduire à sa fantaisie, sauf à s’en repentir, et c’est ce qui nous arriva. Vainement, à l’auberge de la Croix-Blanche, nous conseilla-t-on avec instance de prendre un conducteur éprouvé ; vainement nous fit-on le tableau de tous les périls qui pouvaient nous assaillir dans le terrible défilé nommé la Via Mala (mauvaise voie), nous n’écoutâmes rien ; prenant pour courage une témérité folle, nous nous mîmes en route d’un pas résolu, tel qu’il le fallait pour monter une rude côte jusqu’à une ferme que l’on nomme, je crois, Rongella.
– C’est bien par ici le chemin de Zilis ? demandâmes-nous à un bon vieux paysan de cette ferme.
– Oui, messieurs, oui… c’est bien le chemin de Zilis… mais… ajouta-t-il en secouant la tête de droite à gauche, de gauche à droite… mais… y arriverez-vous sans accident ? Le vent est bien tiède il a beaucoup neigé ces jours derniers… ces maudites avalanches du printemps, il faut y prendre garde ! et puis êtes-vous habitués à voyager sur le bord des précipices ? Tenez, je vous dis… – et il regardait le ciel en disant ces derniers mots, – tenez, je vous dis que vous feriez mieux de rester à la ferme.
À peine écoutâmes-nous ces dernières paroles, qui cependant étaient aussi bienveillantes que sages… Nous étions déjà engagés dans la rapide descente qui aboutit à la Via Mala. J’ai dit que nous n’avions pas voulu prendre de guide, et j’ai dit vrai ; cependant un compagnon s’était d’autorité joint à nous. Venait-il de la part de la Providence ? La suite me le fit penser fermement. Un beau et robuste chien des Alpes, un de ces braves animaux de la race de ceux qui aident les hospitaliers du mont Saint-Bernard dans leurs fonctions d’admirable dévouement, s’était, dès notre sortie de Coire, attaché à nos pas, à ceux de mon frère Étienne surtout, et, quelques efforts que nous fissions alors pour le renvoyer vers un maître qui le regrettait beaucoup sans doute, plus nous le chassions, plus il s’acharnait à nous suivre. Nous dûmes conclure de son obstination que son maître était mort, et que l’affectueuse créature en cherchait un autre : nous l’adoptâmes donc, et, tandis que nous descendions la rapide côte qui mène de Tousis à la Via Mala, Grison (nous avions ainsi appelé, du nom de son pays, notre camarade de route), Grison était toujours à vingt pas en avant de nous, puis, tout aussitôt, à un pas seulement, puis, l’instant d’après, il s’élançait à vingt pas encore pour revenir comme un trait sauter autour d’Étienne et de moi. Il était déjà notre ami dévoué et savait son nom à merveille.
Nous marchions donc gaiement vers cette région désolée et sombre au-delà de laquelle brillait le soleil d’Italie, nous ne remarquions même pas certains symptômes qui auraient dû sérieusement nous inquiéter. Le vent était devenu de plus en plus tiède tout en s’élevant et en poussant avec rapidité la poussière de neige qui couvrait les sapins et les mélèzes ; on entendait de tous les côtés un lointain murmure tel que celui qui précède les tourmentes de neiges ou les avalanches ; enfin notre chien, Grison, paraissait troublé, inquiet, et l’on sait quel merveilleux instinct avertit les animaux des catastrophes qui se préparent. Cette circonstance seule eût donc suffi pour nous rendre graves, si nous eussions eu quelque prudence, et pour nous engager à retourner sur nos pas. Il n’en devait point être ainsi, et nous continuâmes jusqu’à un endroit où deux chemins formaient embranchement. Lequel prendre ?
Si nous eussions suivi le muet conseil que nous donnait Grison, nous n’aurions pas éprouvé un instant d’embarras, car il filait tout droit devant lui ; mais nous ne crûmes pas de notre dignité d’êtres raisonnables d’obéir aux indications d’un animal dont l’instinct en savait pourtant plus que notre intelligence. Nous déployâmes donc une carte fort détaillée, et, après l’avoir consultée pendant quelques minutes, malgré le vent qui la fermait sans cesse, comme s’il fût venu nous défendre de nous en rapporter à elle, nous reconnûmes qu’à l’endroit même où nous nous trouvions, en avant d’un pont de pierre d’une hardiesse merveilleuse, il y avait deux chemins qui l’un et l’autre aboutissaient à Zilis.
– Il faut absolument que nous les connaissions tous les deux ; nous nous dépeindrons chacun celui que nous aurons vu, dit Étienne.
– Soit, répondis-je, sans réfléchir que ce trait, qui sur la carte désignait un sentier, ne donnait nécessairement aucune idée de la route, laquelle était peut-être bien périlleuse. La trace presque imperceptible de quelques pas humains annonçait qu’elle était beaucoup moins fréquentée que celle où j’entrais, et j’allais adresser cette remarque à Étienne pour le retenir près de moi ; mais déjà il était bien loin dans ce chemin inconnu, et Grison, qui, vous le savez, s’était tout d’abord attaché à lui, Grison, qui, tout à l’heure, allait sans cesse gambadant en avant de nous, Grison le suivait en regardant derrière lui, en aboyant d’un ton qui ne semblait guère être celui de la joie.
Je traversai donc le pont si hardi dont j’ai parlé et sous lequel le Rhin mugissait à une profondeur immense. On ne le voyait pas, car les sapins qui s’élançaient des parois des rochers formaient, au-dessus de son cours effréné, un rideau d’un vert sombre, et un pareil rideau s’étendait encore au-dessus de moi, de façon que la vallée était presque obscure, quoiqu’il ne fût que deux heures après midi. Il faut convenir qu’à chaque pas je trouvais la route plus imposante, plus inquiétante aussi. Quelquefois le Piz-Beverin et le Mutterhorn, ces immenses rochers qui sont les murailles à pic de la Via Mala, se rapprochaient à tel point, qu’il n’y avait que l’intervalle de quelques bonnes enjambées entre les deux bords du précipice, au fond duquel le Rhin roulait toujours avec plus de fracas.
Les sourdes rumeurs qui présagent les tourmentes et les avalanches grandissaient toujours. Le vent devenait ouragan ; et ce furent bientôt, non plus de simples flocons, mais de véritables nuages de neige qu’il me lançait à la face. J’en étais aveuglé, et, quand je m’apercevais que le chemin sur lequel je marchais à tâtons n’avait souvent que deux pieds de largeur au plus, j’avoue que je ne mettais qu’avec terreur un pied devant l’autre ; mais je me rends aussi la justice que dans la terreur que j’éprouvais la pensée de mon frère était pour beaucoup.
Que devenait-il au milieu de cet orage de neige ?
D’après notre carte, le chemin dans lequel il était entré devait être presque parallèle au mien ; Étienne devait donc pouvoir entendre ma voix.
– Étienne ! m’écriai-je, Étienne !
Je n’obtins aucune réponse ; mais le vent était si violent et si variable, qu’il avait sans doute emporté ma voix vers un côté opposé à celui où était mon frère.
– Étienne ! Étienne !
À ces nouveaux appels pas d’autre réponse qu’un craquement épouvantable. Une avalanche s’abattit sur le chemin que je venais de parcourir, et, de là, s’élança dans le précipice avec un tumulte effroyable. Les eaux du torrent rejaillirent jusqu’à moi, sous ce choc, et la neige détachée de l’avalanche m’enveloppa d’un nuage infranchissable.
Je passai donc dans ce tourbillon, au-dessus de l’abîme, quelques minutes qui furent bien longues, je vous l’assure. Je me rappelai alors, trop tard, que lorsque les masses de neige, amollies par le vent tiède du printemps, menacent de leur chute les vallées, il suffit du moindre mouvement, du plus léger bruit pour les ébranler, et, sans aucun doute, la voix retentissante avec laquelle j’appelai Étienne avait détaché cette avalanche. Il fallait donc désormais observer un silence absolu… mais mon frère, mon frère !…
Enfin, la nuée de neige qui m’enveloppait s’étant dissipée un instant, je vis que j’avais à traverser un second pont, un pont de troncs de sapins qui me conduisait sur l’autre bord du précipice. Ciel ! Du milieu de ce pont tremblant, quelle vue effrayante ! J’avais bien loin, bien loin sous mes pieds, le Rhin grossi par l’avalanche qui s’y était abîmée tout à l’heure ; il se tordait, écumait, rugissait, au point que les rochers en avaient une sorte de frémissement, et l’on entendait les sapins se briser dans les convulsions de ce torrent.
Arrivé à l’autre bout du pont, j’aperçus une simple croix noire, bien morne souvenir de quelque catastrophe, et je me signai en pensant à Étienne, en le nommant, en priant pour lui. Peut-être avait-il eu la même idée que moi, celle d’appeler à haute voix, et ses cris ou les aboiements de Grison avaient déterminé une chute de neige à laquelle il n’aurait pas aussi miraculeusement échappé que son frère ! Une nouvelle bourrasque vint ajouter à mon épouvante, et ce qui y mit le comble, ce fut le son d’une cloche que j’entendis non loin de moi : ce son de cloche, c’était un signal d’alarme et de péril, et malheur aux voyageurs qui ne pourraient pas prendre pour guide son pieux appel.
Il ne fut pas inutile pour moi ; et, conduit par cette voix d’argent qui flottait dans l’air battu de la tempête, je parvins à entrer dans un petit défilé au bout duquel j’entrevis, à travers le voile d’une neige épaisse, un chalet surmonté d’une espèce de clocher d’où partait le sonore avertissement. De l’intérieur du chalet on entendit mes pas, et un homme accourut au-devant de moi, pour me donner le secours de son bras. J’en avais, en vérité, grand besoin, car je me sentais faible, vacillant, mes jambes tremblaient sous mon corps.
Quel changement soudain venait de s’opérer ! Je me trouvais actuellement, non seulement à l’abri des ouragans et des avalanches, mais encore devant un bon feu, près d’une table bien servie, entre une jeune femme, Gretly, Fritz son époux et deux enfants, l’un de sept, l’autre de huit ans. Au moment où la tourmente s’était déclarée, les habitants du chalet commençaient joyeusement le repas destiné à célébrer le neuvième anniversaire d’une belle union ; mais leur bonheur avait été troublé par cette tempête, qui leur faisait redouter de terribles catastrophes pour leurs semblables. Ils étaient trop bons et trop charitables pour se pouvoir divertir, lorsqu’ils savaient que d’autres hommes souffraient ou étaient en péril ; aussi n’hésitaient-ils point à quitter à tout instant leur bon foyer et leur table de fête, soit pour aller sonner la cloche établie par leur active charité, soit pour aller sur le seuil regarder de toutes parts s’ils n’apercevaient pas quelque malheureux voyageur. Je demandai en tremblant à mon hôte, qui revenait en ce moment, s’il avait vu quelqu’un ; mais lui, ne m’entendant pas sans doute, tant ma voix était faible :
– La Via Mala est bien méchante aujourd’hui, dit-il.
Et il regarda tristement sa femme.
– Hélas ! oui, ajouta Gretly, et nous apprendrons demain bien des accidents. Malheur, surtout, malheur aux voyageurs qui auront pris la route du Piz-Beverin, la route d’en haut, car la neige a sans doute caché toutes les perches qui indiquent le chemin.
La route d’en haut ! ce devait être celle qu’avait prise Étienne : cette pensée me fit courir de la tête aux pieds un long frisson. – La route d’en haut !… dis-je à demi-voix, comme si je craignais de recevoir une réponse effrayante… et mon frère qui l’a prise, cette route, qu’est-il devenu, mon Dieu ?
Un bruit venant du dehors fit faire à Fritz un geste de silence.
Ce bruit ressemblait à un galop lointain, puis, presque aussitôt, la porte fut ébranlée par un choc violent qu’accompagnait un hurlement long et plaintif.
Je me précipitai sur la porte, je l’ouvris. C’était Grison !
– Ô mon Dieu ! tout est donc fini ! tout !… il est donc mort !
Le pauvre Grison répondit par ses hurlements, ses regards effarés, ses allées et venues de Fritz à la porte, de la porte à nous. Il semblait nous dire : Vite ! vite ! par là ! Fritz l’avait entendu, et, ne songeant plus à dîner à son aise, il se munit d’une perche, d’une pelle, me donna une pioche :
– Courons, me dit-il, et ayons le pied sûr.
Au moment où Grison s’élançait vers les pics et où nous le suivions d’un pas aussi rapide qu’il était possible, à moi du moins, sur ce terrain glissant, nous vîmes Gretly et ses deux enfants se mettre à genoux en prières sur le seuil du chalet.
Il fallut que Dieu me protégeât bien efficacement pour que je n’allasse pas rouler au fond des abîmes que nous longions en nous effaçant et nous cramponnant aux rochers, qui se détachaient quelquefois sous nos mains ; mais pensais-je à autre chose qu’à mon frère ? quel danger aurait pu m’empêcher de suivre Grison et Fritz, qui courait presque aussi vite que lui à travers ces précipices ?
Enfin, les aboiements que le bon chien jetait par saccades en flairant à chaque pas furent bientôt remplacés par de longs hurlements qui se prolongèrent encore dans les échos, et il s’arrêta court devant un énorme éboulement de neige.
– C’est là, me dit Fritz.
– C’est là ! répétai-je en me précipitant sur cette avalanche qui étouffait mon frère.
Fritz avait plongé sa perche et senti une résistance. Alors avec quelle activité je fis usage de la pioche que je portais ! tout bon frère peut le concevoir. Grison m’aidait de bon cœur de ses pattes robustes, et Fritz rejetait aussi avec sa pelle d’épaisses masses de neige.
Enfin, après un quart d’heure de travail, et jamais il n’en fut de plus actif, j’aperçus le premier une teinte bleue sur la neige. La redingote de mon frère apparaissait sous la couche transparente.
– Mon frère ! mon frère !… Étienne !
Point de réponse. C’était bien lui, cependant…
Lui ?… son cadavre peut-être. Je le pris dans mes bras ; il était roide.
– N’ayez pas peur ! n’ayez pas peur ! me cria Fritz en voyant mon regard épouvanté.
Et après un seul coup d’œil jeté sur Étienne :
– N’ayez pas peur, croyez-en mon expérience, il revient à lui.
Grison léchait de toute la largeur de sa langue sa pâle et immobile figure, et moi, la disputant à Grison, j’eus enfin le bonheur de sentir les froides joues d’Étienne se ranimer sous mes lèvres.
– En route ! en route ! Vite ! Allons chercher le feu et l’abri du chalet.
Nous revînmes donc sur nos pas, et nous marchions sur le penchant des abîmes d’un pas aussi léger qu’en plaine. Mon hôte et moi, nous étions si heureux ! Ce n’était plus, comme en allant, une marche silencieuse, nous causions avec gaieté, car Étienne reprenait ses sens, et le bruit de notre conversation parvint jusqu’au chalet, car la voix s’étend loin dans ces solitudes. Nous entendîmes alors Gretly dire :
– Mes enfants, allez au-devant de votre père.
En effet, nous vîmes bientôt arriver d’un pas résolu le petit Carl, déjà hardi chasseur à huit ans, et sa blonde sœur Lisbeth, qui courait comme un chamois.
Mon frère était désormais rendu à la vie ; il avait répondu à mes embrassements, et entra avec nous dans le chalet, en chancelant un peu sans doute, mais enfin il marchait.
Gretly le reçut avec toute la joie d’un bon cœur, et lui, étendu sur un lit du foin le plus parfumé, à quelque distance du feu, il se ranima si bien, qu’au bout d’une heure, il n’était plus question que de la franche et cordiale hospitalité de Gretly et de Fritz.
Le repas recommença, plus gai que jamais, et nous y prîmes joyeusement part. Nous étions si heureux de nous retrouver, et de nous retrouver là, au milieu de ces excellentes créatures !
Nous passâmes la nuit au chalet, et, le lendemain matin, en quittant ces braves gens qui nous avaient sauvés, nous leur dîmes, avec l’effusion de la plus tendre reconnaissance :
– Adieu, nous ne vous oublierons jamais : soyez toujours aussi heureux que vous méritez de l’être, vous qui ne vivez que pour les autres, et qui pensez à eux avant de penser à vous.
Ils nous souhaitèrent avec effusion un bon voyage, et nous descendîmes vers l’Italie : mais, hélas ! Grison n’était plus avec nous. Il nous avait quittés dès la veille au soir, comme si le bon animal se fût dit : « Ils n’ont plus besoin de moi. »
– Voici mon tour venu, dit Emma à son oncle en lui présentant le billet qui portait le mot Espagne.
– Aussi je commence tout de suite, mon enfant lui répondit M. de Kernoël.
En 1802, le bâtiment à bord duquel j’étais officier se trouvait en station devant Barcelone, et, toutes les fois qu’il m’était possible de descendre à terre, j’allais dans les meilleures sociétés de la ville. Or, un soir de l’automne, un soir où l’air était embaumé par le parfum des jardins qui entourent de toutes parts la capitale de la Catalogne, je me trouvais dans une réunion composée des plus riches habitants, des hommes les plus spirituels et des plus belles femmes, des plus belles jeunes filles du pays. Or, parmi ces dernières, chacun en remarquait une dont la figure, blanche et transparente comme de beau marbre, était encadrée dans une résidille noire ornée de rubans et de paillettes. C’était Inésilla, la fille unique des maîtres de la maison, avec lesquels j’avais contracté une liaison agréable depuis mon séjour en vue de Barcelone. Dans l’éclat de sa beauté, Inésilla paraissait avoir dix-huit ans, mais réellement elle n’en avait que quatorze ; et la légèreté, l’étourderie de ses propos, ne tardèrent pas à convaincre tous ceux qui l’écoutaient qu’elle n’était encore qu’une enfant.
– Quand je serai mariée, disait-elle au moment où je l’examinai, je veux que mon mari me mène à tous les bals, à tous les spectacles ; je veux avoir tout ce qu’il y aura de plus nouveau en meubles, en bijoux, en toilette.
Je ne pensais pas qu’en parlant de cette façon Inésilla comptât donner aux jeunes gens qui l’entouraient le désir de la demander en mariage, et, quant à moi, je déclare que les projets de la jeune personne m’auraient beaucoup fait réfléchir si j’avais prétendu à sa main. Il devait pourtant y avoir un jour dans cette main beaucoup d’or ; mais quelle est la fortune qui peut résister à la prodigalité et à la soif de la dépense, cette soif qui, plus on la contente, plus elle s’accroît ?
Du reste, et comme je viens de le dire, le père d’Inésilla, don Mendez, était un riche armateur : aussi sa maison, située sur le port, brillait-elle d’une somptuosité renommée dans toute la Catalogne ; ce n’était point toutefois le luxe de ses salons dorés qui excitait mon admiration, mais bien la vue dont on jouissait de la terrasse. Là, on avait devant soi le port, puis la rade, puis au-delà la haute mer, et, dans un lointain indécis, l’île de Minorque. Le soleil se couchait, la lune pleine était déjà sur l’horizon, et, tandis qu’à cette double et suave clarté, je contemplais ces flots éternels, j’entendis deux voix derrière moi :
– Voyez-vous ce bâtiment qui va entrer ? c’est le sien : je l’ai reconnu de là-haut avec la lunette d’approche, lorsqu’il était au large.
– Alors don Pablo ne nous aura pas manqué de parole, il viendra ici passer la fin de la soirée.
En effet, un bâtiment entrait en ce moment même ; bientôt je le vis aborder au pied du môle et les passagers débarquer un à un.
– Le voici, c’est vrai ; voici Pablo, dit un des interlocuteurs.
Et je ne tardai pas à apprendre de leur entretien que ce Pablo, fils d’un riche négociant à Port-Mahon, à Minorque, était l’époux futur d’Inésilla, de cette Inésilla dont je n’aurais pas voulu pour femme. Quant à lui, il venait afin de contracter cette union projetée depuis longtemps : on se marie si jeune dans ces contrées du Midi !
Ce que je venais d’entendre me rendit curieux d’assister à l’entrée de don Pablo dans le salon, et j’avoue que j’avais, en ceci, une petite pensée malicieuse : je voulais voir si Inésilla n’userait pas, en présence de son fiancé, de la dissimulation dont les jeunes filles à marier se rendent souvent coupables, au grand péril de leur avenir, et si elle ne s’efforcerait pas de lui apparaître simple, modeste, économe ; tandis qu’elle était le contraire de tout cela. Elle ne se crut pas obligée à ces fausses démonstrations, parce que don Pablo était lui-même très prodigue, sans ordre, et fort enclin à la dépense. Hélas ! il me suffit de le voir un instant près d’elle, il me suffit d’entendre leurs projets de luxe et de faste, pour concevoir de tristes pressentiments.
Il n’en était pas de même dans le salon : don Mendez et sa femme, dont Inésilla était la fille unique, témoignaient la joie la plus complète, et, lorsque je sortis à onze heures pour retourner à bord de mon bâtiment, je rencontrai la bonne vieille Christine, gouvernante de doña Mendez, puis nourrice d’Inésilla ; l’excellente femme, alors dans le ravissement le plus expansif, le plus bavard, trouva moyen de me dire en deux minutes que la señorita se mariait dans quinze jours, que don Pablo la rendrait heureuse, oh ! bien heureuse… – il était si aimable !… – et que le nouveau ménage resterait à Barcelone. Elle ne put achever cette dernière phrase sans avoir dans les yeux deux grosses larmes de joie. Elle ne perdait donc pas son Inésilla, sa bien-aimée Inésilla, sa fille de lait.
Ces informations que la babillarde Christine m’avait données dans son effusion, je les reçus bientôt officiellement avec l’invitation d’assister à la cérémonie nuptiale. Or, deux jours avant cette grande solennité, j’étais venu visiter le couvent de Saint-François, et je me promenais dans son magnifique cloître, lorsque j’aperçus, tout au bout des arcades, Christine, doña Mendez, puis bientôt je vis, à quelques pas de don Pablo, Inésilla dans un costume si magnifique, qu’il contrastait désagréablement avec l’austérité du monastère. Près d’Inésilla était un moine, un frayle, un bon frère que je connaissais pour le religieux le plus exemplaire, le plus accompli de toute la Catalogne, de toute l’Espagne peut-être : se tenant toujours avec soin dans sa cellule, ou au pied de l’autel, il ne descendait jamais des soins du ciel aux choses de la terre que pour donner de bons et salutaires avis. Puissant conseiller au nom de la religion, il venait sans doute d’exercer auprès d’Inésilla son bienfaisant ministère, il est probable que le luxe de la fiancée avait été le texte de quelques-uns de ces avertissements.
– Mon père, lui dit la jeune fille, merci, merci de vos bons conseils.
Bons, ils devaient l’être, venant de la part de ce frayle ; mais Inésilla les trouverait-elle longtemps bons ? Le surlendemain, qui fut le jour de la noce, les avis du religieux étaient bien oubliés à coup sûr. Jamais plus de faste n’entoura le mariage de la fille d’un grand d’Espagne de première classe, et, lorsque, au sortir des carrosses éclatants qui avaient amené à l’église les amis et la famille, la longue file des femmes entra sous les ténébreuses voûtes de l’église de Sainte-Eulalie, on eût cru voir un ruisseau scintiller dans la solennelle obscurité de la cathédrale : c’étaient les diamants dont toutes les femmes étaient couvertes. Inésilla, manquant au bon goût pour déployer son luxe, s’était chargée de joyaux, au lieu d’être simple comme il convient à une jeune épouse. Quant à Christine, peu sensible à ces convenances, elle trouvait Inésilla admirable et ne regrettait qu’une chose : c’était que l’on n’eût pas conservé l’antique coutume, qui voulait qu’autrefois, dans tous les mariages catalans, les hommes marchassent derrière les femmes en mémoire des hauts faits que celles-ci accomplirent contre les Maures.