Spiridion - George Sand - E-Book

Spiridion E-Book

George Sand

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Beschreibung

Extrait : "- Tu dis, ma chère enfant, que ta sœur est morte ? Quelle sœur ? est-ce que tu as une sœur, toi ? - Sténio, répondit Pulchérie, est-il possible que tu accueilles avec tant d'indifférence une telle nouvelle ! Je te dis que Lélia n'est plus, et tu feins de ne pas me comprendre ! - Lélia n'est pas morte, dit Sténio en secouant la tête. Est-ce que les morts peuvent mourir ?"

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À M. PIERRE LEROUX.

Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science, agréez l’envoi d’un de mes contes, non comme un travail digne de vous être dédié, mais comme un témoignage d’amitié et de vénération.

GEORGE SAND.

Spiridon

Lorsque j’entrai comme novice au couvent des Bénédictins, j’étais à peine âgé de seize ans. Mon caractère doux et timide sembla inspirer d’abord la confiance et l’affection ; mais je ne tardai pas à voir la bienveillance des frères se changer en froideur ; et le père trésorier, qui seul me conserva un peu d’intérêt, me prit plusieurs fois à part pour me dire tout bas que, si je ne faisais attention à moi-même, je tomberais dans la disgrâce du Prieur.

Je le pressais en vain de s’expliquer ; il mettait un doigt sur ses lèvres ; et, s’éloignant d’un air mystérieux, il ajoutait pour toute réponse :

– Vous savez bien, mon cher fils, ce que je veux dire.

Je cherchais vainement mon crime. Il m’était impossible, après le plus scrupuleux examen, de découvrir en moi des torts assez graves pour mériter une réprimande. Des semaines, des mois s’écoulèrent, et l’espèce de réprobation tacite qui pesait sur moi ne s’adoucit point. En vain je redoublais de ferveur et de zèle ; en vain je veillais à toutes mes paroles, à toutes mes pensées ; en vain j’étais le plus assidu aux offices et le plus ardent au travail ; je voyais chaque jour la solitude élargir un cercle autour de moi. Tous mes amis m’avaient quitté. Personne ne m’adressait plus la parole. Les novices les moins réguliers et les moins méritants semblaient s’arroger le droit de me mépriser. Quelques-uns même, lorsqu’ils passaient près de moi, serraient contre leur corps les plis de leur robe, comme s’ils eussent craint de toucher un lépreux. Quoique je récitasse mes leçons sans faire une seule faute, et que je fisse dans le chant de très grands progrès, un profond silence régnait dans les salles d’étude quand ma timide voix avait cessé de résonner sous la voûte. Les docteurs et les maîtres n’avaient pas pour moi un seul regard d’encouragement, tandis que des novices nonchalants ou incapables étaient comblés d’éloges et de récompenses. Lorsque je passais devant l’abbé, il détournait la tête, comme s’il eût eu horreur de mon salut.

J’examinais tous les mouvements de mon cœur, et je m’interrogeais sévèrement pour savoir si l’orgueil blessé n’avait pas une grande part dans ma souffrance. Je pouvais du moins me rendre ce témoignage que je n’avais rien épargné pour combattre toute révolte de la vanité, et je sentais bien que mon cœur était réduit à une tristesse profonde par l’isolement où on le refoulait, par le manque d’affection, et non par le manque d’amusements et de flatteries.

Je résolus de prendre pour appui le seul religieux qui ne pût fuir mes confidences, mon confesseur. J’allai me jeter à ses pieds, je lui exposai mes douleurs, mes efforts pour mériter un sort moins rigoureux, mes combats contre l’esprit de reproche et d’amertume qui commençait à s’élever en moi. Mais quelle fut ma consternation lorsqu’il me répondit d’un ton glacial :

– Tant que vous ne m’ouvrirez pas votre cœur avec une entière sincérité et une parfaite soumission, je ne pourrai rien faire pour vous.

– Ô père Hégésippe ! lui répondis-je, vous pouvez lire la vérité au fond de mes entrailles ; car je ne vous ai jamais rien caché.

Alors il se leva et me dit avec un accent terrible :

– Misérable pécheur ! âme basse et perverse ! vous savez bien que vous me cachez un secret formidable, et que votre conscience est un abîme d’iniquité. Mais vous ne tromperez pas l’œil de Dieu, vous n’échapperez point à sa justice. Allez, retirez-vous de moi ; je ne veux plus entendre vos plaintes hypocrites. Jusqu’à ce que la contrition ait touché votre cœur, et que vous ayez lavé par une pénitence sincère les souillures de votre esprit, je vous défends d’approcher du tribunal de la pénitence.

– Ô mon père ! mon père ! m’écriai-je, ne me repoussez pas ainsi, ne me réduisez pas au désespoir, ne me faites pas douter de la bonté de Dieu et de la sagesse de vos jugements. Je suis innocent devant le Seigneur ; ayez pitié de mes souffrances…

– Reptile audacieux ! s’écria-t-il d’une voix tonnante, glorifie-toi de ton parjure et invoque le nom du Seigneur pour appuyer tes faux serments ; mais laisse-moi, ôte-toi de devant mes yeux, ton endurcissement me fait horreur !

En parlant ainsi, il dégagea sa robe que je tenais dans mes mains suppliantes. Je m’y attachai avec une sorte d’égarement ; alors il me repoussa de toute sa force, et je tombai la face contre terre. Il s’éloigna, poussant violemment derrière lui la porte de la sacristie où cette scène se passait. Je demeurai dans les ténèbres. Soit par la violence de ma chute, soit par l’excès de mon chagrin, une veine se rompit dans ma gorge, et j’eus une hémorragie. Je ne pus me relever, je me sentis défaillir rapidement, et bientôt je fus étendu sans connaissance sur le pavé baigné de mon sang.

Je ne sais combien de temps je passai ainsi. Quand je commençai à revenir à moi, je sentis une fraîcheur agréable ; une brise harmonieuse semblait se jouer autour de moi, séchait la sueur de mon front et courait dans ma chevelure ; puis semblait s’éloigner avec un son vague, imperceptible, murmurer je ne sais quelles notes faibles dans les coins de la salle, et revenir sur moi comme pour me rendre des forces et m’engager à me relever.

Cependant je ne pouvais m’y décider encore, car j’éprouvais un bien-être inouï, et j’écoutais dans une sorte d’aberration paisible les bruits de ce souffle d’été qui se glissait furtivement par la fente d’une persienne. Alors il me sembla entendre une voix qui partait du fond de la sacristie, et qui parlait si bas que je ne distinguais pas les paroles. Je restai immobile et prêtai toute mon attention. La voix paraissait faire une de ces prières entrecoupées que nous appelons oraisons jaculatoires. Enfin je saisis distinctement ces mots : Esprit de vérité, relève les victimes de l’ignorance et de l’imposture. – Père Hégésippe ! dis-je d’un ton faible, est-ce vous qui revenez vers moi ? Mais personne ne me répondit. Je me soulevai sur mes mains et sur mes genoux, j’écoutai encore, je n’entendis plus rien. Je me relevai tout à fait, je regardai autour de moi ; j’étais tombé si près de la porte unique de cette petite salle, que personne après le départ de mon confesseur n’eût pu rentrer sans marcher sur mon corps ; d’ailleurs, cette porte ne s’ouvrait qu’en dedans par un loquet de forme ancienne. J’y touchai, et je m’assurai qu’il était fermé. Je fus pris de terreur, et je restai quelques instants sans oser faire un pas. Adossé contre la porte, je cherchais à percer de mon regard l’obscurité dans laquelle les angles de la salle étaient plongés. Une lueur blafarde, tombant d’une lucarne à volet de plein chêne, tremblait vers le milieu de cette pièce. Un faible vent, tourmentant le volet, agrandissait et diminuait tour à tour la fente qui laissait pénétrer cette rare lumière. Les objets qui se trouvaient dans cette région à demi éclairée, le prie-Dieu surmonté d’une tête de mort, quelques livres épars sur le plancher, une aube suspendue à la muraille, semblaient se mouvoir avec l’ombre du feuillage que l’air agitait derrière la croisée. Quand je crus voir que j’étais seul, j’eus honte de ma timidité : je fis un signe de croix, et je m’apprêtai à aller ouvrir tout à fait le volet ; mais un profond soupir qui partait du prie-Dieu me retint cloué à ma place. Cependant je voyais assez distinctement ce prie-Dieu pour être bien sûr qu’il n’y avait personne. Une idée que j’aurais dû concevoir plus tôt vint me rassurer ; quelqu’un pouvait être appuyé dehors contre la fenêtre, et faire sa prière sans songer à moi. Mais qui donc pouvait être assez hardi pour émettre des vœux et prononcer des paroles comme celles que j’avais entendues ?

La curiosité, seule passion et seule distraction permise dans le cloître, s’empara de moi. Je m’avançai vers la fenêtre ; mais à peine eus-je fait un pas, qu’une ombre noire, se détachant, à ce qu’il me parut, du prie-Dieu, traversa la salle en se dirigeant vers la fenêtre, et passa devant moi comme un éclair. Ce mouvement fut si rapide que je n’eus pas le temps d’éviter ce que je prenais pour un corps, et ma frayeur fut si grande que je faillis m’évanouir une seconde fois. Mais je ne sentis rien, et, comme si j’eusse été traversé par cette ombre, je la vis disparaître à ma gauche.

Je m’élançai vers la fenêtre, je poussai le volet avec précipitation ; je jetai les yeux dans la sacristie, j’y étais absolument seul ; je les promenai sur tout le jardin, il était désert, et le vent du midi courait sur les fleurs. Je pris courage : j’explorai tous les coins de la salle, je regardai derrière le prie-Dieu, qui était fort grand ; je secouai tous les vêtements sacerdotaux suspendus aux murailles ; je trouvai toutes choses dans leur état naturel, et rien ne put m’expliquer ce qui s’était passé. La vue de tout le sang que j’avais perdu me porta à croire que mon cerveau, affaibli par cette hémorragie, avait été en proie à une hallucination. Je me retirai dans ma cellule, et j’y demeurai enfermé jusqu’au lendemain.

Je passai ce jour et cette nuit dans les larmes. L’inanition, la perte de sang, les veines terreurs de la sacristie, avaient brisé tout mon être. Nul ne vint me secourir ou me consoler ; nul ne s’enquit de ce que j’étais devenu. Je vis de ma fenêtre la troupe des novices se répandre dans le jardin. Les grands chiens qui gardaient la maison vinrent gaiement à leur rencontre, et reçurent d’eux mille caresses. Mon cœur se serra et se brisa à la vue de ces animaux, mieux traités cent fois, et cent fois plus heureux que moi.

J’avais trop de foi en ma vocation pour concevoir aucune idée de révolte ou de fuite. J’acceptai en somme ces humiliations, ces injustices et ce délaissement, comme une épreuve envoyée par le ciel et comme une occasion de mériter. Je priai, je m’humiliai, je frappai ma poitrine, je recommandai ma cause à la justice de Dieu, à la protection de tous les saints, et vers le matin je finis par goûter un doux repos. Je fus éveillé en sursaut par un rêve. Le père Alexis m’était apparu, et, me secouant rudement, il m’avait répété à peu près les paroles qu’un être mystérieux m’avait dites dans la sacristie :

– Relève-toi, victime de l’ignorance et de l’imposture.

Quel rapport le père Alexis pouvait-il avoir avec cette réminiscence ? Je n’en trouvai aucun, sinon que la vision de la sacristie m’avait beaucoup occupé au moment où je m’étais endormi, et qu’à ce moment même j’avais vu de mon grabat le père Alexis rentrer du jardin dans le couvent, vers le coucher de la lune, une heure environ avant le jour.

Cette matinale promenade du père Alexis ne m’avait pourtant pas frappé comme un fait extraordinaire. Le père Alexis était le plus savant de nos moines : il était grand astronome, et il avait la garde des instruments de physique et de géométrie, dont l’observatoire du couvent était assez bien fourni. Il passait une partie des nuits à faire ses expériences et à contempler les astres ; il allait et venait à toute heure, sans être astreint à celles des offices, et il était dispensé de descendre à l’église pour matines et laudes. Mais mon rêve le ramenant à ma pensée, je me mis à songer que c’était un homme bizarre, toujours préoccupé, souvent inintelligible dans ses paroles, errant sans cesse dans le couvent comme une âme en peine ; qu’en un mot ce pouvait bien être lui qui, la veille, appuyé contre la fenêtre de la sacristie, avait murmuré une formule d’invocation, et fait passer son ombre sur le mur, par hasard, sans se douter de mes terreurs. Je résolus de le lui demander, et, en réfléchissant à la manière dont il accueillerait mes questions, je m’enhardis à saisir ce prétexte pour faire connaissance avec lui. Je me rappelai que ce sombre vieillard était le seul dont je n’eusse reçu aucune insulte muette ou verbale, qu’il ne s’était jamais détourné de moi avec horreur, et qu’il paraissait absolument étranger à toutes les résolutions qui se prenaient dans la communauté. Il est vrai qu’il ne m’avait jamais dit une parole amie, que son regard n’avait jamais rencontré le mien, et qu’il ne paraissait pas seulement se souvenir de mon nom ; mais il n’accordait pas plus d’attention aux autres novices. Il vivait dans un monde à part, absorbé dans ses spéculations scientifiques. On ne savait s’il était pieux ou indifférent à la religion ; il ne parlait jamais que du monde extérieur et visible, et ne paraissait pas se soucier beaucoup de l’autre. Personne n’en disait de mal, personne n’en disait de bien ; et quand les novices se permettaient quelque remarque ou quelque question sur lui, les moines leur imposaient silence d’un ton sévère.

Peut-être, pensai-je, si j’allais lui confier mes tourments, il me donnerait un bon conseil ; peut-être lui qui passe sa vie tout seul, si tristement, serait touché de voir pour la première fois un novice venir à lui et lui demander son assistance. Les malheureux se cherchent et se comprennent. Peut-être est-il malheureux, lui aussi ; peut-être sympathisera-t-il avec mes douleurs. Je me levai, et, avant de l’aller trouver, je passai au réfectoire. Un frère convers coupait du pain : je lui en demandai, et il m’en jeta un morceau comme il eût fait à un animal importun. J’eusse mieux aimé des injures que cette muette et brutale pitié. On me trouvait indigne d’entendre le son de la voix humaine, et on me jetait ma nourriture par terre, comme si, dans mon abjection, j’eusse été réduit à ramper avec les bêtes.

Quand j’eus mangé ce pain amer et trempé de mes pleurs, je me rendis à la cellule du père Alexis. Elle était située, loin de toutes les autres, dans la partie la plus élevée du bâtiment, à côté du cabinet de physique. On y arrivait par un étroit balcon, suspendu à l’extérieur du dôme. Je frappai, on ne me répondit pas : j’entrai. Je trouvai le père Alexis endormi sur son fauteuil, un livre à la main. Sa figure, sombre et pensive jusque dans le sommeil, faillit m’ôter ma résolution. C’était un vieillard de taille moyenne, robuste, large des épaules, voûté par l’étude plus que par les années. Son crâne chauve était encore garni par derrière de cheveux noirs crépus. Ses traits énergiques ne manquaient cependant pas de finesse. Il y avait sur cette face flétrie un mélange inexprimable de décrépitude et de force virile. Je passai derrière son fauteuil sans faire aucun bruit, dans la crainte de le mal disposer en l’éveillant brusquement ; mais, malgré mes précautions extrêmes, il s’aperçut de ma présence ; et, sans soulever sa tête appesantie, sans ouvrir ses yeux caves, sans témoigner ni humeur ni surprise, il me dit : – Je t’entends.

– Père Alexis… lui dis-je d’une voix timide.

– Pourquoi m’appelles-tu père ? reprit-il sans changer de ton ni d’attitude ; tu n’as pas coutume de m’appeler ainsi. Je ne suis pas ton père, mais bien plutôt ton fils, quoique je sois flétri par l’âge, tandis que toi, tu restes éternellement jeune, éternellement beau !

Ce discours étrange troublait toutes mes idées. Je gardai le silence. Le moine reprit :

– Eh bien ! parle, je t’écoute. Tu sais bien que je t’aime comme l’enfant de mes entrailles, comme le père qui m’a engendré, comme le soleil qui m’éclaire, comme l’air que je respire, et plus que tout cela encore.

– Ô père Alexis, lui dis-je, étonné et attendri d’entendre des paroles si douces sortir de cette bouche rigide, ce n’est pas à moi, misérable enfant, que s’adressent des sentiments si tendres. Je ne suis pas digne d’une telle affection, et je n’ai le bonheur de l’inspirer à personne ; mais, puisque je vous surprends au milieu d’un heureux songe, puisque le souvenir d’un ami égaie votre cœur, bon père Alexis, que votre réveil me soit favorable, que votre regard tombe sur moi sans colère, et que votre main ne repousse pas ma tête humiliée, couverte des cendres de la douleur et de l’expiation.

En parlant ainsi, je pliai les genoux devant lui, et j’attendis qu’il jetât les yeux sur moi. Mais à peine m’eut-il vu qu’il se leva comme saisi de fureur et d’épouvante en même temps. L’éclair de la colère brillait dans ses yeux, une sueur froide ruisselait sur ses tempes dévastées.

– Qui êtes-vous ? s’écria-t-il. Que me voulez-vous ? Que venez-vous faire ici ? Je ne vous connais pas !

J’essayai vainement de le rassurer par mon humble posture, par mes regards suppliants.

– Vous êtes un novice, me dit-il, je n’ai point affaire avec les novices. Je ne suis pas un directeur de consciences, ni un dispensateur de grâces et de faveurs. Pourquoi venez-vous m’espionner pendant mon sommeil ? Vous ne surprendrez pas le secret de mes pensées. Retournez vers ceux qui vous envoient, dites-leur que je n’ai pas longtemps à vivre, et que je demande qu’on me laisse tranquille. Sortez, sortez ; j’ai à travailler. Pourquoi violez-vous la consigne qui défend d’approcher de mon laboratoire ? Vous exposez votre vie et la mienne : allez-vous-en !

J’obéis tristement, et je me retirais à pas lents, découragé, brisé de douleurs, le long de la galerie extérieure par laquelle j’étais venu. Il m’avait suivi jusqu’en dehors, comme pour s’assurer que je m’éloignais. Lorsque j’eus atteint l’escalier, je me retournai, et je le vis debout, l’œil toujours enflammé de colère, les lèvres contractées par la méfiance. D’un geste impérieux il m’ordonna de m’éloigner. J’essayai d’obéir ; je n’avais plus la force de marcher, je n’avais plus celle de vivre. Je perdis l’équilibre, je roulai quelques marches, je faillis être entraîné dans ma chute par-dessus la rampe, et du haut de la tour me briser sur le pavé. Le père Alexis s’élança vers moi avec la force et l’agilité d’un chat. Il me saisit, et me soutenant dans ses bras :

– Qu’avez-vous donc ? me dit-il d’un ton brusque, mais plein de sollicitude. Êtes-vous malade, êtes-vous désespéré, êtes-vous fou ?

Je balbutiai quelques paroles, et, cachant ma tête dans sa poitrine, je fondis en larmes. Il m’emporta alors comme si j’eusse été un enfant au berceau, et, entrant dans sa cellule, il me déposa sur son fauteuil, frotta mes tempes d’une liqueur spiritueuse, et en humecta mes narines et mes lèvres froides. Puis, voyant que je reprenais mes esprits, il m’interrogea avec douceur. Alors je lui ouvris mon âme tout entière : je lui racontai les angoisses auxquelles on m’abandonnait, jusqu’à me refuser le secours de la confession. Je protestai de mon innocence, de mes bonnes intentions, de ma patience, et je me plaignis amèrement de n’avoir pas un seul ami pour me consoler et me fortifier dans cette épreuve au-dessus de mes forces.

Il m’écouta d’abord avec un reste de crainte et de méfiance ; puis son front austère s’éclaircit peu à peu ; et, comme j’achevais le récit de mes peines, je vis de grosses larmes ruisseler sur ses joues creuses.

– Pauvre enfant, me dit-il, voilà bien ce qu’ils m’ont fait souffrir ! victime, victime de l’ignorance et de l’imposture !

À ces paroles, je crus reconnaître la voix que j’avais entendue dans la sacristie ; et, cessant de m’en inquiéter, je ne songeai point à lui demander l’explication de cette aventure ; seulement je fus frappé du sens de cette exclamation ; et, voyant qu’il demeurait comme plongé en lui-même, je le suppliai de me faire entendre encore sa voix amie, si douce à mon oreille, si chère à mon cœur au milieu de ma détresse.

– Jeune homme, me dit-il, avez-vous compris ce que vous faisiez quand vous êtes entré dans un cloître ? Vous êtes-vous bien dit que c’était enfermer votre jeunesse dans la nuit du tombeau et vous résoudre à vivre dans les bras de la mort ?

– Ô mon père, lui dis-je, je l’ai compris, je l’ai résolu, je l’ai voulu, et je le veux encore ; mais c’était à la vie du siècle, à la vie du monde, à la vie de la chair que je consentais à mourir…

– Ah ! tu as cru, enfant, qu’on te laisserait celle de l’âme ! tu t’es livré à des moines, et tu as pu le croire !

– J’ai voulu donner la vie à mon âme, j’ai voulu élever et purifier mon esprit, afin de vivre de Dieu, dans l’esprit de Dieu ; mais voilà que, au lieu de m’accueillir et de m’aider, on m’arrache violemment du sein de mon père, et on me livre aux ténèbres du doute et du désespoir…

– « Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior ! » dit le moine d’un air sombre en s’asseyant sur son grabat ; et, croisant ses bras maigres sur sa poitrine, il tomba dans la méditation.

Puis se levant et marchant dans sa cellule avec activité :

– Comment vous nomme-t-on ? me dit-il.

– Frère Angel, pour servir Dieu et vous honorer, répondis-je. Mais il n’écouta pas ma réponse, et après un instant de silence :

– Vous vous êtes trompé, me dit-il ; si vous voulez être moine, si vous voulez habiter le cloître, il faut changer toutes vos idées ; autrement vous mourrez !

– Dois-je donc mourir en effet pour avoir mangé le miel de la grâce, pour avoir cru, pour avoir espéré, pour avoir dit : « Seigneur, aimez-moi ? »

– Oui, pour cela tu mourras ! répondit-il d’une voix forte, en promenant autour de lui des regards farouches ; puis il retomba encore dans sa rêverie, et ne fit plus attention à moi. Je commençais à me trouver mal à l’aise auprès de lui ; ses paroles entrecoupées, son aspect rude et chagrin, ses éclairs de sensibilité suivis aussitôt d’une profonde indifférence, tout en lui avait un caractère d’aliénation. Tout d’un coup il renouvela sa question, et me dit d’un ton presque impérieux :

– Votre nom ?

– Angel, répondis-je avec douceur.

– Angel ! s’écria-t-il en me regardant d’un air inspiré. Il m’a été dit : « Vers la fin de tes jours un ange te sera envoyé, et tu le reconnaîtras à la flèche qui lui traversera le cœur. Il viendra te trouver, et il te dira : – Retire-moi cette flèche qui me donne la mort… Et si tu lui retires cette flèche, aussitôt celle qui te traverse tombera, ta plaie sera fermée, et tu vivras. »

– Mon père, lui dis-je, je ne connais point ce texte, je ne l’ai rencontré nulle part.

– C’est que tu connais peu de choses, me répondit-il en posant amicalement sa main sur ma tête ; c’est que tu n’as point encore rencontré la main qui doit guérir ta blessure ; moi je comprends la parole de l’Esprit, et je te connais. Tu es celui qui devait venir vers moi ; je te reconnais à cette heure, et ta chevelure est blonde comme la chevelure de celui qui t’envoie. Mon fils, sois béni, et que le pouvoir de l’Esprit s’accomplisse en toi… Tu es mon fils bien-aimé, et c’est en toi que je mettrai toute mon affection.

Il me pressa sur son sein, et, levant les yeux au ciel, il me parut sublime. Son visage prit une expression que je n’avais vu que dans ces têtes de saints et d’apôtres, chefs-d’œuvre de peinture qui ornaient l’église du couvent. Ce que j’avais pris pour de l’égarement eut à mes yeux le caractère de l’inspiration. Je crus voir un archange, et, pliant les deux genoux, je me prosternai devant lui.

Il m’imposa les mains, en disant :

– Cesse de souffrir ! que la flèche acérée de la douleur cesse de déchirer ton sein ; que le dard empoisonné de l’injustice et de la persécution cesse de percer ta poitrine ; que le sang de ton cœur cesse d’arroser des marbres insensibles. Sois consolé, sois guéri, sois fort, sois béni. Lève-toi !

Je me relevai et sentis mon âme inondée d’une telle consolation, mon esprit raffermi par une espérance si vive, que je m’écriai :

– Oui, un miracle s’est accompli en moi, et je reconnais maintenant que vous êtes un saint devant le Seigneur.

– Ne parle pas ainsi, mon enfant, d’un homme faible et malheureux, me dit-il avec tristesse ; je suis un être ignorant et borné, dont l’Esprit a eu pitié quelquefois. Qu’il soit loué à cette heure, puisque j’ai eu la puissance de te guérir. Va en paix ; sois prudent, ne me parle en présence de personne, et ne viens me voir qu’en secret.

– Ne me renvoyez pas encore, mon père, lui dis-je ; car qui sait quand je pourrai revenir ? Il y a des peines si sévères contre ceux qui approchent de votre laboratoire que je serai peut-être bien longtemps avant de pouvoir goûter de nouveau la douceur de votre entretien.

– Il faut que je te quitte et que je consulte, répondit le père Alexis. Il est possible qu’on te persécute pour la tendresse que tu vas m’accorder ; mais l’Esprit te donnera la force de vaincre tous les obstacles, car il m’a prédit ta venue, et ce qui doit s’accomplir est dit.

Il se rassit sur son fauteuil, et tomba dans un profond sommeil. Je contemplai longtemps sa tête, empreinte d’une sérénité et d’une beauté surnaturelle, bien différente en ce moment de ce qu’elle m’était apparue d’abord ; puis, baisant avec amour le bord de sa robe grise, je me retirai sans bruit.

Quand je ne fus plus sous le charme de sa présence, ce qui s’était passé entre lui et moi me fit l’effet d’un songe. Moi, si croyant, si orthodoxe dans mes études et dans mes intentions ; moi, que le seul mot d’hérésie faisait frémir de crainte et d’horreur, par quelles paroles avais-je donc été fasciné, et par quelle formule avais-je laissé unir clandestinement ma destinée à cette destinée inconnue ? Alexis m’avait soufflé l’esprit de révolte contre mes supérieurs, contre ces hommes que je devais croire et que j’avais toujours crus infaillibles. Il m’avait parlé d’eux avec un profond mépris, avec une haine concentrée, et je m’étais laissé surprendre par les figures et l’obscurité de son langage. Maintenant ma mémoire me retraçait tout ce qui eût dû me faire douter de sa foi, et je me souvenais avec terreur de lui avoir entendu citer et invoquer à chaque instant l’Esprit, sans qu’il y joignît jamais l’épithète consacrée par laquelle nous désignons la troisième personne de la Trinité divine. C’était peut-être au nom du malin esprit qu’il m’avait imposé les mains. Peut-être avais-je fait alliance avec les esprits de ténèbres en recevant les caresses et les consolations de ce moine suspect. Je fus troublé, agité ; je ne pus fermer l’œil de la nuit. Comme la veille, je fus oublié et abandonné. De même que la nuit précédente, je m’endormis au jour et me réveillai tard. J’eus honte alors d’avoir manqué depuis tant d’heures à mes exercices de piété : je me rendis à l’église, et je priai ardemment l’Esprit saint de m’éclairer et de me préserver des embûches du tentateur.

Je me sentis si triste et si peu fortifié au sortir de l’église, que je me crus dans une voie de perdition, et je résolus d’aller me confesser. J’écrivis un mot au père Hégésippe pour le supplier de m’entendre ; mais il me fit faire verbalement, par un des convers les plus grossiers, une réponse méprisante et un refus positif. En même temps ce convers m’intima, de la part du Prieur, l’ordre de sortir de l’église et de n’y jamais mettre les pieds avant la fin des offices du soir. Encore, si un religieux prolongeait sa prière dans le chœur, ou y rentrait pour s’y livrer à quelque acte de dévotion particulière, je devais à l’instant même purger la maison de Dieu de mon souffle impur, et céder ma place à un serviteur de Dieu.

Cet arrêt inique me blessa tellement que j’entrai dans une colère insensée. Je sortis de l’église en frappant du poing sur les murs comme un furieux. Le convers me chassait dehors en me traitant de blasphémateur et de sacrilège.

Au moment où je franchissais la porte au fond du chœur qui donnait sur le jardin, le chagrin et l’indignation faillirent me faire perdre encore une fois l’usage de mes sens. Je chancelai ; un nuage passa devant mes yeux ; mais la fierté vainquit le mal, et je m’élançai vers le jardin, en me jetant un peu de côté pour faire place à une personne que je vis tout à coup sur le seuil face à face avec moi. C’était un jeune homme d’une beauté surprenante, et portant un costume étranger. Bien qu’il fût couvert d’une robe noire, semblable à celle des supérieurs de notre ordre, il avait en dessous une jaquette demi-courte en drap fin, attachée par une ceinture de cuir à boucle d’argent, à la manière des anciens étudiants allemands. Comme eux, il portait, au lieu des sandales de nos moines, des bottines collantes, et sur son col de chemise, rabattu et blanc comme la neige, tombait à grandes ondes dorées la plus belle chevelure blonde que j’aie vue de ma vie. Il était grand, et son attitude élégante semblait révéler l’habitude du commandement. Frappé de respect et rempli d’incertitude, je le saluai à demi. Il ne me rendit point mon salut ; mais il me sourit d’un air si bienveillant, et en même temps ses beaux yeux, d’un bleu sévère, s’adoucirent pour me regarder avec une compassion si tendre, que jamais ses traits ne sont sortis de ma mémoire. Je m’arrêtai, espérant qu’il me parlerait, et me persuadant, d’après la majesté de son aspect, qu’il avait le pouvoir de me protéger ; mais le convers qui marchait derrière moi, et qui ne semblait faire aucune attention à lui, le força brutalement de se retirer contre le mur, et me poussa presque jusqu’à me faire tomber. Ne voulant point engager une lutte avilissante avec cet homme grossier, je me hâtai de sortir ; mais, après avoir fait trois pas dans le jardin, je me retournai, et je vis l’inconnu qui restait debout à la même place et me suivait des yeux avec une affectueuse sollicitude. Le soleil donnait en plein sur lui et faisait rayonner sa chevelure. Il soupira, et, levant ses beaux yeux vers le ciel, comme pour appeler sur moi le secours de la justice éternelle et la prendre à témoin de mon infortune, il se tourna lentement vers le sanctuaire, entra dans le chœur et se perdit dans l’ombre ; car la brillante clarté du jour faisait paraître ténébreux l’intérieur de l’église. J’avais envie de retourner sur mes pas malgré le convers, de suivre ce noble étranger et de lui dire mes peines ; mais quel était-il pour les accueillir et les faire cesser ? D’ailleurs, s’il attirait vers lui la sympathie de mon âme, il m’inspirait aussi une sorte de crainte ; car il y avait dans sa physionomie autant d’austérité que de douceur.

Je montai vers le père Alexis, et lui racontai les nouvelles cruautés exercées envers moi.

– Pourquoi avez-vous douté, ô homme de peu de foi ? me dit-il d’un air triste. Vous vous nommez Ange, et, au lieu de reconnaître l’esprit de vie qui tressaille en vous, vous avez voulu aller vous jeter aux pieds d’un homme ignorant, demander la vie à un cadavre ! Ce directeur ignare vous repousse et vous humilie. Vous êtes puni par où vous avez péché, et votre souffrance n’a rien de noble, votre martyre rien d’utile pour vous-même, parce que vous sacrifiez les forces de votre entendement à des idées fausses ou étroites. Au reste, j’avais prévu ce qui vous arrive ; vous me craignez ; vous ne savez pas si je suis le serviteur des anges ou l’esclave des démons. Vous avez passé la nuit dernière à commenter toutes mes paroles, et vous avez résolu ce matin de me vendre à mes ennemis pour une absolution.

– Oh ! ne le croyez pas, m’écriai-je ; je me serais confessé de tout ce qui m’était personnel sans prononcer votre nom, sans redire une seule de vos paroles. Hélas ! serez-vous donc, vous aussi, injuste envers moi ? Serai-je repoussé de partout ? La maison de Dieu m’est fermée, votre cœur me le sera-t-il de même ? Le père Hégésippe m’accuse d’impiété ; et vous, mon père, vous m’accusez d’être lâche !

– C’est que vous l’avez été, répondit Alexis. La puissance des moines vous intimide, leur haine vous épouvante. Vous enviez leurs suffrages et leurs cajoleries aux ineptes disciples qu’ils choient tendrement. Vous ne savez pas vivre seul, souffrir seul, aimer seul.

– Eh bien ! mon père, il est vrai, je ne sais pas me passer d’affection ; j’ai cette faiblesse, cette lâcheté, si vous voulez. Je suis peut-être un caractère faible, mais je sens en moi une âme tendre, et j’ai besoin d’un ami. Dieu est si grand que je me sens terrifié en sa présence. Mon esprit est si timide qu’il ne trouve pas en lui-même la force d’embrasser ce Dieu tout-puissant, et d’arracher de sa main terrible les dons de la grâce. J’ai besoin d’intermédiaire entre le ciel et moi. Il me faut des appuis, des conseils, des médiateurs. Il faut qu’on m’aime, qu’on travaille pour moi et avec moi à mon salut. Il faut qu’on prie avec moi, qu’on me dise d’espérer et qu’on me promette les récompenses éternelles. Autrement je doute, non de la bonté de Dieu, mais de celle de mes intentions. J’ai peur du Seigneur, parce que j’ai peur de moi-même. Je m’attiédis, je me décourage, je me sens mourir, mon cerveau se trouble, et je ne distingue plus la voix du ciel de celle de l’enfer. Je cherche un appui ; fût-ce un maître impitoyable qui me châtiât sans cesse, je le préférerais à un père indulgent qui m’oublie.

– Pauvre ange égaré sur la terre ! dit le père Alexis avec attendrissement ; étincelle d’amour tombée de l’auréole du maître, et condamnée à couver sous la cendre de cette misérable vie ! Je reconnais à tes tourments la nature divine qui m’anima dans ma jeunesse, avant qu’on eût épaissi sur mes yeux les ténèbres de l’endurcissement, avant qu’on eût glacé sous le cilice les battements de ce cœur brûlant, avant qu’on eût rendu mes communications avec l’Esprit pénibles, rares, douloureuses et à jamais incomplètes. Ils feront de toi ce qu’ils ont fait de moi. Ils rempliront ton esprit de doutes poignants, de puérils remords et d’imbéciles terreurs. Ils te rendront malade, vieux avant l’âge, infirme d’esprit ; et quand tu auras secoué tous les liens de l’ignorance et de l’imposture, quand tu te sentiras assez éclairé pour déchirer tous les voiles de la superstition, tu n’en auras plus la force. Ta fibre sera relâchée, ta vue trouble, ta main débile, ton cerveau paresseux et fatigué. Tu voudras lever les yeux vers les astres, et ta tête pesante retombera stupidement sur ta poitrine ; tu voudras lire, et des fantômes danseront devant tes yeux ; tu voudras te rappeler, et mille lueurs incertaines se joueront dans ta mémoire épuisée ; tu voudras méditer, et tu t’endormiras sur ta chaise. Et pendant ton sommeil, si l’Esprit te parle, ce sera en des termes si obscurs que tu ne pourras les expliquer à ton réveil. Ah ! victime ! victime ! je te plains, et ne puis te sauver.

En parlant ainsi, il frissonnait comme un homme pris de fièvre : son haleine brûlante semblait raréfier l’air de sa cellule, et on eût dit, à la langueur de son être, qu’il lui restait à peine quelques instants à vivre.

– Bon père Alexis, lui dis-je, votre tendresse pour moi est-elle donc déjà fatiguée ? J’ai été faible et craintif, il est vrai ; mais vous me sembliez si fort, si vivant, que je comptais retrouver en vous assez de chaleur pour me pardonner ma faute, pour l’effacer et pour me fortifier de nouveau. Mon âme retombe dans la mort avec la vôtre : ne pouvez-vous, comme hier, faire un miracle qui nous ranime tous les deux ?

– L’Esprit n’est point avec moi aujourd’hui, dit-il. Je suis triste, je doute de tout, et même de toi. Reviens demain, je serai peut-être illuminé.

– Et que deviendrai-je jusque-là ?

– L’Esprit est fort, l’Esprit est bon ; peut-être t’assistera-t-il directement. En attendant, je veux te donner un conseil pour adoucir l’amertume de ta situation. Je sais pourquoi les moines ont adopté envers toi ce système d’inflexible méchanceté. Ils agissent ainsi avec tous ceux dont ils craignent l’esprit de justice et la droiture naturelle. Ils ont pressenti en toi un homme de cœur, sensible à l’outrage, compatissant à la souffrance, ennemi des féroces et lâches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne trouveraient pas un complice, mais un juge ; et ils veulent faire de toi ce qu’ils font de tous ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les gêne. Ils veulent t’abrutir, effacer en toi par la persécution toute notion du juste et de l’injuste, émousser par d’inutiles souffrances toute généreuse énergie. Ils veulent, par de mystérieux et vils complots, par des énigmes sans mot et des châtiments sans objet, t’habituer à vivre brutalement dans l’amour et l’estime de toi seul, à te passer de sympathie, à perdre toute confiance, à mépriser toute amitié. Ils veulent te faire désespérer de la bonté du maître, te dégoûter de la prière, te forcer à mentir ou à trahir tes frères dans la confession, te rendre envieux, sournois, calomniateur, délateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide et infâme. Ils veulent t’enseigner que le premier des biens c’est l’intempérance et l’oisiveté, que pour s’y livrer en paix il faut tout avilir, tout sacrifier, dépouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout noble instinct. Ils veulent t’enseigner la haine hypocrite, la vengeance patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent que ton âme meure pour avoir été nourrie de miel, pour avoir aimé la douceur et l’innocence. Ils veulent, en un mot, faire de toi un moine. Voilà ce qu’ils veulent, mon fils ; voilà ce qu’ils ont entrepris, voilà ce qu’ils poursuivent d’un commun accord, les uns par calcul, les autres par instinct, les meilleurs par faiblesse, par obéissance et par crainte.

– Qu’entends-je ? m’écriai-je, et dans quel monde d’iniquité faites-vous entrer mon âme tremblante ! Père Alexis, père Alexis ! dans quel abîme serais-je tombé, s’il en était ainsi ! Ô ciel ! ne vous trompez-vous point ? N’êtes-vous point aveuglé par le souvenir de quelque injure personnelle ? Ce monastère n’est-il habité que par des moines prévaricateurs ? Dois-je chercher parmi des âmes plus sincères la foi et la charité qu’un impur démon semble avoir chassées de ces murs maudits ?

– Tu chercherais en vain un couvent moins souillé et des moines meilleurs ; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est impuni. Accepte le travail et la douleur ; car vivre, c’est travailler et souffrir.

– Je le veux, je le veux ! mais je veux semer pour recueillir. Je veux travailler dans la foi et dans l’espérance ; je veux souffrir selon la charité. Je fuirai cet abominable réceptacle de crimes ; je déchirerai cette robe blanche, emblème menteur d’une vie de pureté. Je retournerai à la vie du monde, ou je me retirerai dans une thébaïde pour pleurer sur les fautes du genre humain et me préserver de la contagion…

– C’est bien, me dit le père Alexis en prenant dans ses mains mes mains que je tordais avec désespoir, j’aime ce mouvement d’indignation et cet éclair du courage. J’ai connu ces angoisses, j’ai formé ces résolutions. Ainsi j’ai voulu fuir, ainsi j’ai désiré de vivre parmi les hommes du siècle, ou de m’enfermer dans des cavernes inaccessibles ; mais écoute les conseils que l’Esprit m’a donnés aux temps de mon épreuve, et grave-les dans ta mémoire :

« Ne dis pas : Je vivrai parmi les hommes, et je serai le meilleur d’entre eux ; car toute chair est faible, et ton esprit s’éteindra comme le leur dans la vie de la chair.

Ne dis pas non plus : Je me retirerai dans la solitude et j’y vivrai de l’esprit ; car l’esprit de l’homme est enclin à l’orgueil, et l’orgueil corrompt l’esprit.

Vis avec les hommes qui sont autour de toi. Garde-toi de leur malice. Cherche ta solitude au milieu d’eux. Détourne les yeux de leur iniquité, regarde en toi-même, et garde-toi de les haïr autant que de les imiter. Fais-leur du bien dans le temps présent en ne leur fermant ni ton cœur ni ta main. Fais-leur du bien dans leur postérité en ouvrant ton esprit à la lumière de l’Esprit.

La vie du siècle débilite, la vie du désert irrite.

Quand un instrument est exposé aux intempéries des saisons, les cordes se détendent ; quand il est enfermé sans air dans un étui, les cordes se rompent.

Si tu écoutes le sens des paroles humaines, tu oublieras l’Esprit, et tu ne pourras plus le comprendre. Mais si tu ne laisses venir à toi les sons de la voix humaine, tu oublieras les hommes, et tu ne pourras plus les enseigner. »

En récitant ces versets d’une Bible inconnue, le père Alexis tenait ouvert le livre que j’avais vu déjà entre ses mains, et il tournait les pages pour les consulter, comme s’il eût aidé sa mémoire d’un texte écrit ; mais les pages de ce livre étaient blanches, et ne paraissaient pas avoir jamais porté l’empreinte d’aucun caractère.

Ce fait bizarre réveilla mes inquiétudes, et je commençai à l’observer avec curiosité. Rien dans son aspect n’annonçait en ce moment l’égarement, ou seulement l’exaltation. Il renferma doucement son livre, et me parlant avec calme :

– Garde-toi donc, me dit-il en commentant son texte, de retourner au monde ; car tu es un faible enfant, et si le vent des passions venait à souffler sur toi, il éteindrait le flambeau de ton intelligence. La concupiscence et la vanité ne te trouveraient peut-être pas assez fort pour résister à leur aiguillon. Quant à moi, j’ai fui le monde, parce que j’étais fort, et que les passions eussent changé ma force en fureur. J’aurais surmonté la présomption et terrassé la luxure ; j’aurais succombé sous les tentations de l’ambition et de la haine ; j’aurais été dur, intolérant, vindicatif, orgueilleux, c’est-à-dire égoïste. Nous sommes faits l’un et l’autre pour le cloître. Quand un homme a entendu l’Esprit l’appeler, ne fût-ce qu’une fois et faiblement, il doit tout quitter pour le suivre, et rester là où il l’a conduit, quelque mal qu’il s’y trouve. Retourner en arrière n’est plus en son pouvoir, et quiconque a méprisé une seule fois la chair pour l’esprit, ne peut plus revenir aux plaisirs de la chair ; car la chair révoltée se venge et veut chasser l’esprit à son tour. Alors le cœur de l’homme est le théâtre d’une lutte terrible où la chair et l’esprit se dévorent l’un l’autre ; l’homme succombe et meurt sans avoir vécu. La vie de l’esprit est une vie sublime ; mais elle est difficile et douloureuse. Ce n’est pas une vaine précaution que de mettre entre la contagion du siècle et le règne de la chair, des murailles, des remparts de pierre et des grilles d’airain. Ce n’est pas trop pour enchaîner la convoitise des choses vaines que de descendre vivant dans un cercueil scellé. Mais il est bon de voir autour de soi d’autres hommes voués au culte de l’esprit, ne fût-ce qu’en apparence. Ce fut l’œuvre d’une grande sagesse que d’instituer les communautés religieuses. Où est le temps où les hommes s’y chérissaient comme des frères et y travaillaient de concert, en s’aidant charitablement les uns les autres, à implorer, à poursuivre l’esprit, à vaincre les grossiers conseils de la matière ? Toute lumière, tout progrès, toute grandeur sont sortis du cloître ; mais toute lumière, tout progrès, toute grandeur doivent y périr, si quelques-uns d’entre nous ne persévèrent dans la lutte effroyable que l’ignorance et l’imposture livrent désormais à la vérité. Soutenons ce combat avec acharnement ; poursuivons notre entreprise, eussions-nous contre nous toute l’armée de l’enfer. Si on coupe nos deux bras, saisissons le navire avec les dents ; car l’Esprit est avec nous. C’est ici qu’il habite ; malheur à ceux qui profanent son sanctuaire ! Restons fidèles à son culte, et, si nous sommes d’inutiles martyrs, ne soyons pas du moins de lâches déserteurs.

– Vous avez raison, mon père, répondis-je, frappé des paroles qu’il disait. Votre enseignement est celui de la sagesse. Je veux être votre disciple et ne me conduire que d’après vos décisions. Dites-moi ce que je dois faire pour conserver ma force et poursuivre courageusement l’œuvre de mon salut au milieu des persécutions qu’on me suscite.

– Les subir toutes avec indifférence, répondit-il ; ce sera une tâche facile, si tu considères le peu que vaut l’estime des moines, et la faiblesse de leurs moyens contre nous. Il pourra se faire qu’à la vue d’une victime innocente comme toi, et comme toi maltraitée, tu sentes souvent l’indignation brûler tes entrailles ; mais ton rôle, en ce qui t’est personnel, c’est de sourire, et c’est aussi toute la vengeance que tu dois tirer de leurs vains efforts. En outre, ton insouciance fera tomber leur animosité. Ce qu’ils veulent, c’est de te rendre insensible à force de douleur ; sois-le à force de courage ou de raison. Ils sont grossiers ; ils s’y méprendront. Sèche tes larmes, prends un visage sans expression, feins un bon sommeil et un grand appétit, ne demande plus la confession, ne parais plus à l’église, ou feins d’y être morne et froid. Quand ils te verront ainsi, ils n’auront plus peur de toi ; et, cessant de jouer une sale comédie, ils seront indulgents à ton égard, comme l’est un maître paresseux envers un élève inepte. Fais ce que je te dis, et avant trois jours je t’annonce que le Prieur te mandera devant lui pour faire sa paix avec toi.

Avant de quitter le père Alexis je lui parlai du personnage que j’avais rencontré au sortir de l’église, et lui demandai qui il pouvait être. D’abord il m’écouta avec préoccupation, hochant la tête, comme pour dire qu’il ne connaissait et ne se souciait de connaître aucun dignitaire de l’ordre ; mais, à mesure que je lui détaillais les traits et l’habillement de l’inconnu, son œil s’animait, et bientôt il m’accabla de questions précipitées. Le soin minutieux que je mis à y répondre acheva de graver dans ma mémoire le souvenir de celui que je crois voir encore et que je ne verrai plus.

Enfin le père Alexis, saisissant mes mains avec une grande expression de tendresse et de joie, s’écria à plusieurs reprises :

– Est-il possible ? est-il possible ? as-tu vu cela ? Il est donc revenu ? il est donc avec nous ? il t’a connu ? il t’a appelé ? Il ôtera la flèche de ton cœur ! C’est donc bien toi, mon enfant, toi qui l’as vu !

– Quel est-il donc, mon père, cet ami inconnu vers lequel mon cœur s’est élancé tout d’abord ? Faites-le-moi connaître, menez-moi vers lui, dites-lui de m’aimer comme je vous aime et comme vous semblez m’aimer aussi. Avec quelle reconnaissance n’embrasserais-je pas celui dont la vue remplit votre âme d’une telle joie !

– Il n’est pas en mon pouvoir d’aller vers lui, répondit Alexis. C’est lui qui vient vers moi, et il faut l’attendre. Sans doute, je le verrai aujourd’hui, et je te dirai ce que je dois te dire ; jusque-là ne me fais pas de questions ; car il m’est défendu de parler de lui, et ne dis à personne ce que tu viens de me dire.

J’objectai que l’étranger ne m’avait pas semblé agir d’une manière mystérieuse, et que le frère convers avait dû le voir. Le père secoua la tête en souriant.

– Les hommes de chair ne le connaissent point, dit-il.

Aiguillonné par la curiosité, je montai le soir même à la cellule du père Alexis ; mais il refusa de m’ouvrir la porte.

– Laisse-moi seul, me dit-il ; je suis triste, je ne pourrais te consoler.

– Et votre ami ? lui dis-je timidement.

– Tais-toi, répondit-il d’un ton absolu ; il n’est pas venu ; il est parti sans me voir ; il reviendra peut-être. Ne t’en inquiète pas. Il n’aime pas qu’on parle de lui. Va dormir, et demain conduis-toi comme je te l’ai prescrit.

Au moment où je sortais, il me rappela pour me dire :

– Angel, a-t-il fait du soleil aujourd’hui ?

– Oui, mon père, un beau soleil, une brillante matinée.

– Et quand tu as rencontré cette figure, le soleil brillait ?

– Oui, mon père.

– Bon, bon, reprit-il ; à demain.

Je suivis le conseil du père Alexis, et je restai au lit tout le lendemain. Le soir je descendis au réfectoire à l’heure où le chapitre était assemblé, et, me jetant sur un plat de viandes fumantes, je le dévorai avidement ; puis, mettant mes coudes sur la table, au lieu de faire attention à la Vie des saints qu’on lisait à haute voix, et que j’avais coutume d’écouter avec recueillement, je feignis de tomber dans une somnolence brutale. Alors les autres novices, qui avaient détourné les yeux avec horreur lorsqu’ils m’avaient vu dolent et contrit, se prirent à rire de mon abrutissement, et j’entendis les supérieurs encourager cette épaisse gaieté par la leur. Je continuai cette feinte pendant trois jours, et, comme le père Alexis me l’avait prédit, je fus mandé le soir du troisième jour dans la chambre du Prieur. Je parus devant lui dans une attitude craintive et sans dignité ; j’affectai des manières gauches, un air lourd, une âme appesantie. Je faisais ces choses, non pour me réconcilier avec ces hommes que je commençais à mépriser, mais pour voir si le père Alexis les avait bien jugés. Je pus me convaincre de la justesse de ses paroles en entendant le Prieur m’annoncer que la vérité était enfin connue, que j’avais été injustement accusé d’une faute qu’un novice venait de confesser.