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Après de nombreuses années sans aucune relation avec ses enfants, Arthur invite ses trois garçons et ses belles-filles pour le réveillon de Noël dans sa grande maison, sur l’Île de Batz. L’occasion également de fêter ses soixante-dix ans. Le dîner qu’ils s’apprêtent à partager sera le moment où Arthur racontera tous les pans marquants de son existence. Élie, Jason et Abel n’ont aucune idée de la véritable existence de leur père : son enfance sous l’influence d’un pasteur évangéliste, son adolescence en contradiction avec les valeurs familiales, son mariage avec Béatrice et le grand amour de sa vie… Sur fond d’orage où les éclairs zèbrent la mer et créent une ambiance chaotique, les fils d’Arthur découvriront la noirceur de leur père, entre rejet et empathie…
Avec cette plongée à couper le souffle dans la vie d’un homme torturé, Christian Blanchard nous livre un thriller sombre, violent, terriblement fort. Un roman noir totalement addictif.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Christian Blanchard a fait du roman noir et du suspense social sa marque de fabrique, avec des ouvrages édités chez Belfond et Points. Récompensé par de nombreux prix (Iboga, Prix des lecteurs de Points, Angkar, Prix du roman noir des bibliothèques et des médiathèques du Grand Cognac, Tu ne seras plus mon frère, Prix de la Ville de Carhaix), Christian Blanchard retrouve la Bretagne, sa région de cœur, source de son inspiration.
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Seitenzahl: 370
Veröffentlichungsjahr: 2023
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CE LIVRE EST UN ROMAN.Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.
Mon âme se repose en paix sur Dieu seulDe lui vient mon salutOui, sur Dieu seul mon âme se reposeSe repose en paix
Communauté de Taizé
Quelque part dans le noir
La nuit.
Non, le noir. L’obscurité est totale, profonde. Sans le moindre rai de lumière.
Jamais.
Pas le plus petit photon.
Je ne suis pas aveugle. Régulièrement, un violent éclairage envahit ma prison.
Une geôle ? Sûrement, mais pas celle que l’on imagine.
Je n’ai pas eu de procès. Enfin, je ne crois pas. Je ne m’en souviens pas. Je devrais pourtant. Un jugement, ça ne s’oublie pas. Le prévenu, le supposé méchant, est dans un box, devant ses juges, devant des gens en robe sombre, des corbeaux. Et puis le futur condamné a le droit à un défenseur.
Moi, je n’ai rien eu. Ou alors, je ne m’en souviens pas.
Je me frotte souvent le visage de mes deux mains sales. Je ne les distingue pas, mais je les sens. Elles puent.Il n’y a pas qu’elles. Mon être dégage une odeur infecte. Pas difficile de m’en rendre compte. Mon odorat fonctionne. Dommage. Si j’avais eu le choix, j’aurais préféré voir plutôt que sentir.
Je cherche à tâtons ma couverture. Parfois, elle glisse et j’ai froid. Je la remonte sur moi. Elle aussi empeste. Normal, je n’ai qu’elle. Rien d’autre. Piètre protection contre… contre tout. La froideur, les bêtes rampantes. Des colonies entières. De toutes sortes. De toutes formes. Des grosses avec plein de poils et de pattes. Et des petites velues. Elles grouillent sur le sol. Elles grimpent sur moi. Certaines ont des corps mous, d’autres des carapaces.
Les plus menues sont rentrées par mes oreilles et mes narines. Elles ont investi ma tête, mon cerveau.
Oh ! Elles ne sont pas folles, celles-là ! Au contraire. Elles n’ont pas l’intention de me manger de l’intérieur. Au début, j’ai eu peur qu’elles grignotent lentement mes méninges. Mais non ! Elles ne vont pas tuer leur hôte. Elles s’y installent et produisent un bruit infernal. Elles foisonnent, se déplacent d’un côté à l’autre de mon crâne. Elles me parlent. Si, si ! Je les entends. Je ne comprends pas leur message, mais elles tentent de communiquer.
J’en suis certain.
Mes doigts entrent dans ma barbe. Faut la démêler de temps en temps. Comme les cheveux ; à force, il y a des nœuds. Je veux rester présentable pour le jour où je sortirai.
Parce que je serai dehors tôt ou tard. La seule chose qui me maintienne en vie. Je ne connais pas les raisons de mon emprisonnement. Peut-être l’ai-je su, il y a longtemps.
Je suis puni. J’ai donc fait des bêtises. Des graves. Personne n’enferme un homme sans justification.Pendant des journées entières, j’ai cherché, mais je n’ai pas trouvé. Et avec ces bêtes dans ma tête, pas facile de réfléchir.
La cloche ! Ah, la cloche ! Un avertissement. Je connais les codes. Un premier coup, je pousse mon seau d’excréments et mon plateau contre les barreaux les plus proches du son. Au deuxième, je me glisse au fond, dos contre la grille, et je me roule en boule sous la couverture. Je dois être rapide. Le délai est court. Au troisième, une violente lumière jaillit de partout et me brûle les yeux. Même les paupières closes, la douleur est intense.
L’heure de la gamelle.
La nuit est tombée sur Roscoff quand Élie et Katia passent devant l’accès au terminal des carferries. Ils délaissent le casino pour emprunter les rues qui mènent au centre-ville. Les illuminations de Noël donnent de belles couleurs aux bâtiments et aux maisons en pierre.
— Il y a quand même des coins sympas en Bretagne. Tu ne trouves pas ?
— Pas mon truc, Élie. On doit s’y ennuyer ferme l’hiver.
— C’est reposant.
— Je suis venue pour te faire plaisir. Tu sais ce que je pense. Je me sens enfermée à Brest, alors ici… Élie ne réagit pas aux propos de sa femme. Elle aimerait partir loin de la Bretagne et se fondre dans une grande ville. Sans sortir de leur Jaguar, une XJ8 des années 1970, ils se faufilent à travers les ruelles.
Élie roule doucement et semble s’émerveiller. Katia s’impatiente.
— On a le temps avant le départ de la navette, Katia.
Le regard de sa femme est sans appel. Élie n’insiste pas. À hauteur du phare de Roscoff, il reprend le quai Charles-de-Gaulle. Plusieurs voiliers sont hors de l’eau, posés dans un parc fermé pour leur hivernage. Il contourne le centre nautique et se gare le long du quai Parmentier.
Il regarde sa montre.
— On est en avance.
— Comme d’habitude, souligne Katia. Je vais voir où se trouve le bateau.
— C’est marée haute. La vedette est dans le port.
— Heureusement, on n’aura pas à se taper l’embarcadère, avec le mauvais temps qui arrive.
Il lui dépose une bise sur la joue.
— Arrête d’être grognonne. Je sais que tu ne viens pas de gaieté de cœur.
— Parce que toi, tu es heureux d’y aller ?
— Pas plus que ça. Mais il nous a demandé cette faveur.
— De toute façon, il est trop tard maintenant puisqu’on a tous répondu présent.
Katia relève le col de son manteau et enfonce son bonnet pour éviter qu’il ne s’envole avec les bourrasques. Elle s’approche du muret.
Face à elle, l’île de Batz. Elle n’a jamais foulé cette terre. Il paraît que l’été, ce lieu est prisé par les Bretons et les touristes. L’hiver, c’est tout autre chose. Elle a lu dans un prospectus que la population est en baisse régulière. Environ quatre cent cinquante personnes y vivent en permanence. Pour une soirée, elle peut faire l’effort. Pas plus d’une nuit. Ce qu’elle aime, ce sont les villes vastes et grouillantes. Elle est à son aise à Paris, à New York ou à Tokyo même si elle n’y a pas séjourné longtemps. Les quinze heures qui viennent seront une expérience, en espérant qu’elles ne se transforment pas en calvaire.
Élie la rejoint.
— Et il caille.
— Normal, ma chérie. C’est la période qui veut ça.
— Tu as vu les nuages ? On va se prendre une sacrée saucée.
— Comme ça, je raconterai à mes collègues de l’hôpital qu’il y a pire que Brest.
— Je ne pense pas que tu vas te vanter d’avoir passé ton réveillon de Noël sur ce morceau de terre quand d’autres sont à se prélasser aux Bahamas ou en Martinique.
— Je devrais pourtant. L’île de Batz, c’est plus fun qu’Hawaï ou le Panama.
Ils entendent la musique avant de voir la voiture. Une Mondeo se range sur la place libre à côté de la Jaguar.
— Ah, voilà le numéro deux, annonce Katia.
Un grand type sort de la vieille Ford, suivi d’une femme au look plutôt étonnant pour la saison. Il ouvre les bras et enserre son frère.
— Content de te retrouver, frérot.
— Moi aussi, Jason. Un véritable bol d’air. Gonflez vos poumons ! Ça sent bon l’iode !
Élie recule pour mieux observer sa belle-sœur.
— Tu sais où on va, Lydia ? Fringuée comme tu es, tu vas te les peler.
— Merci de m’accueillir avec autant de délicatesse. Tu ne changeras jamais.
Elle se déplace pour se mettre sous un lampadaire et tourne sur elle-même.
— Ce n’est pas une soirée à thème. Je ne suis pas sûr que l’habillement japonais manga soit prisé là où on va, sourit Élie.
— Justement. Un peu de nouveauté et d’extravagance ne feront pas de mal à ces bourrus d’îliens bretons.
— Parle pas trop fort quand même.
— J’ai pris un pull dans la valise. Et puis, il y a sûrement du chauffage dans sa bicoque.
— Il n’habite pas dans une caverne non plus.
— Tu es déjà venu le voir ici ? demande Jason à son frère.
— Non. Je crois que c’est une première pour nous tous.
— Tu es aussi ravi que moi d’y aller ?
— On est tous euphoriques, je pense.
— Et le troisième larron ? Il est où le fils globetrotter et sa belle femme ?
— Ils sont toujours en retard, précise Élie. Mais cette fois, ils ne peuvent pas rater le bateau. Il n’y en a pas d’autre avant demain matin.
Jason regarde vers l’île. Quelques lumières sont visibles le long de la côte. Malgré les nuages noirs, plombés, prêts à déverser leur colère, elle reste plus sombre que le ciel. Le clocher de l’église et le phare se dessinent sur la grisaille.
— C’est tout lui, ça. Se réfugier sur un îlot, perdu au bout du monde.
Élie rejoint son frère, face à l’embarcadère.
— Il a sûrement ses raisons.
— Évidemment. J’espère qu’il nous les dira. Ça fait combien de temps qu’on ne l’a pas vu ?
— Je ne sais pas. J’ai arrêté de compter. Bon, il faut y aller. La navette ne va pas nous attendre.
Les deux frères et leurs dames prennent leurs bagages et empruntent les marches en béton menant à la vedette. À bord, quatre personnes sont déjà installées. Avec son look de personnage de manga, Lydia est repérée tout de suite. Un vieux monsieur, à la peau burinée par le sel, le soleil et les vents marins, la hèle à son passage.
— Pour sûr, tu n’es pas du coin.
Avec un immense sourire, elle lui répond qu’il a un don inné d’observation. L’ancien se retourne vers un autre passager et rigole. Ils se parlent dans une langue que Lydia ne comprend pas.
— Jason, qu’est-ce qu’ils racontent ?
— C’est du breton. Je pige que dalle.
La capitaine du bateau descend de sa cabine et les accueille.
— Vous êtes les enfants d’Arthur ? Et vous, ses belles-filles ? Il manque quelqu’un ?
— Oui, Abel. Il est toujours à la bourre. Il ne va pas tarder.
— S’il rate ce voyage, il faudra qu’il patiente jusqu’au matin. Et puis, moi aussi, j’ai hâte de retrouver ma famille pour fêter Noël. En attendant, je vous donne vos billets. Aller-retour. Je pense que vous ne resterez pas longtemps.
— Non. On repart tous demain, le plus tôt possible.
— Le premier départ est à 9 heures et le suivant à 10 h 30.
Cinq minutes plus tard, Abel déboule à son tour, suivi de Julie.
— Désolé pour mon léger retard. Je me suis un peu perdu dans ce dédale de sens interdits, d’impasses et de passages étroits. J’ai cru que je n’arriverais jamais au port.
Il embrasse ses deux frères et ses belles-sœurs.
— Toi aussi, tu es content de revoir le paternel ? demande Jason.
— Comme tout le monde, sourit-il.
Le Enez Vaz, « Île de Batz » en breton, quitte le port de Roscoff pour sa dernière traversée du jour. Une quinzaine de minutes suffisent en temps normal. Bien que le chenal d’accès soit protégé des vents, le capitaine ne force pas le moteur pour que ses passagers ne souffrent pas du voyage. Une houle s’est formée et est ressentie à bord. Il connaît le parcours comme sa poche. Des années qu’il pilote son navire du bout des doigts. Chaque récif, chaque piège, chaque courant sont inscrits dans sa tête. De jour comme de nuit.
Quand il atteint le débarcadère, il souhaite un bon séjour à tous ses passagers.
— À demain, mesdames-messieurs. Joyeux Noël à Arthur de ma part !
— Je n’y manquerai pas, lui répond Élie. Vous rentrez sur Roscoff ?
— Non. Je mets mon bateau au mouillage un peu plus loin et je reste ici cette nuit.
— Ce n’est pas trop déprimant de passer Noël sur l’île ?
Le capitaine lui pose une main sur l’épaule.
— On voit que tu n’es pas un îlien, toi. C’est du bonheur de vivre là. Vu le temps, ça va souffler dur. Pour rien au monde je serais sur le continent quand il y a une tempête. Ici, tout est différent. Prenez du plaisir. Ce n’est pas commun d’assister à un orage de mer en plein hiver. On en reparlera demain. Je suis certain que vous sentirez la terre bouger sous les coups de boutoir des dieux Zeus et Éole.
Un taxi les accueille à quelques mètres du débarcadère. Une voiture de sept places.
— Vous êtes les enfants d’Arthur ? Montez. Je vous conduis chez lui.
Un tracteur est aussi là avec un tombereau qui fait office de remorque. Les quatre gars qui étaient à bord grimpent à l’arrière. Tous les véhicules sont bons pour parcourir ce bout de territoire.
— Si je comprends bien, intervient Jason, tout le secteur sait qu’Arthur reçoit sa famille.
— Sur ce caillou, on ne peut rien cacher à personne, surtout en cette période. Mais il n’y a pas de souci. Ce n’est pas parce qu’on apprend des choses qu’on va nécessairement en parler. Arthur m’a demandé de vous attendre à la dernière vedette et de vous conduire chez lui. Je suis chauffeur de taxi. C’est normal que j’honore une commande. Je vous reprendrai demain à 8 h 30 et vous ramènerai au bateau. La course est déjà payée. C’est la première fois que vous venez sur l’île ?
— Oui, répond Élie.
— Je vous aurais bien proposé une petite visite, mais de nuit, ce n’est pas top. Faudra revenir au printemps où à l’automne. Il y a de belles lumières sur cette île. C’est facile d’en faire le tour à pied. Suivant le moment de l’année, les cultures sont différentes. Savez-vous que la terre est composée en partie de sable ? Il donne une saveur particulière aux produits. Si vous avez l’occasion de revenir sur l’île aux beaux jours, prenez le temps de flâner. Je vous conseille une virée au jardin Georges-Delaselle. Sa flore est étonnante. On se croirait ailleurs qu’en Bretagne.
Katia se retient pour ne pas lui demander de se taire.
— Demain, je vous apporterai quelques patates. Vous les cuisinerez avec la peau, à la poêle avec du beurre. Agrémentée d’ail, cette platée est un pur régal. Pour l’instant, on va juste passer devant le phare et le sémaphore, et on repique vers la dune de Porz Melloc. C’est là que crèche Arthur. Comme beaucoup de continentaux, quand on goûte à cette vie, on y revient. Je vous le dis.
Katia se penche vers son mari.
— Pour moi, ce sera la seule et dernière fois.
Dix-huit heures. Je peaufine la mise en scène. Le jour de mon anniversaire. Celui de Noël aussi. Cette date n’a jamais été banale. Elle le sera encore moins cette année. J’ajoute une décennie à mon compteur. J’ai convié uniquement mes trois garçons et leurs épouses. Ils sont prévenus : fête intimiste sans cadeau. Je leur ai envoyé un mail où j’ai précisé : « Ce jour sera particulier, bien différent des réjouissances passées. »
Le premier sans leur mère. Le premier dans ce lieu. Ils ont toujours célébré Noël et le Nouvel An ailleurs et sans moi, sauf ces trois dernières fois. Pour eux, être invités ici sera un grand moment. Je l’espère. Ils n’imaginent pas ce qui les attend. Chaque chose a son propre timing. Avec l’âge, j’ai appris à prendre le temps, bien qu’il ne m’en reste plus beaucoup.
J’ai fignolé un scénario dont je suis le seul à connaître la teneur. Normal, pour le coup, je suis le maître de la soirée, de la situation à venir. J’en assumerai les conséquences. Je me suis préparé pour cet instant.
Ma maison est vaste. Démesurée. En réalité, ce sont trois anciennes bicoques de la dune de Porz Melloc, sur la côte nord-est de l’île, avec un accès direct à la mer par un chemin qui descend non loin de la plage de la Grève Blanche.
J’ai relié les trois édifices en construisant des galeries vitrées, en jouant sur les dénivelés naturels. Au fil du temps, j’ai créé un spacieux parc de quatre mille mètres carrés. Une partie en forêt de pins, une autre en jardin. Un potager dans un coin et une dépendance isolée au fond.
J’ai une annexe en permanence sur la rive, abritée des vents. Je n’y suis pas monté depuis des mois. Plus la forme pour godiller. Plus la volonté de rejoindre mon petit voilier, un dériveur de quatre mètres. Sauf il y a quelques jours. En prévision de la tempête qui se profile, j’ai aidé mon voisin à le remonter sur un chariot de mise à l’eau avec le treuil de son tracteur.
Je paye des gens pour entretenir cette verdure. Quant à la maintenance de mon intérieur ? Deux heures de ménage par semaine suffisent à assurer le minimum : hall d’entrée, cuisine, pièce centrale de vie et salle de bains au miroir.
Personne n’entre dans ma chambre à coucher ni dans mon bureau. Une trentaine de mètres carrés où s’empilent mes souvenirs. Ils m’appartiennent. Je suis le seul à pénétrer dans ce lieu. Mes fils et leur mère ne sont jamais venus dans cette bâtisse. Sans explication, ils ne comprendront pas ce qui s’y cache.
Pourtant, ce soir, j’y fêterai mon anniversaire avec eux.
Dans la pièce principale, une cheminée n’attend plus que le craquement d’une allumette pour s’enflammer et réchauffer l’atmosphère. Elle risque d’être particulièrement tendue.
Je gravis avec lenteur les marches vers la salle de bains. L’une des trois de ma résidence.
La vieillesse a pris peu à peu mon corps en otage, mais j’ai toujours la maîtrise de mes gestes. Certes, ma vélocité n’est plus la même. Je suis rouillé. Une vieille machine. Je crache à mon réveil lors de la mise en route, puis je peine à monter dans les tours pendant la matinée. Ensuite, je fonctionne au ralenti le reste de la journée. Mes organes mécaniques sont abîmés ou usés. Malgré les multiples réparations, je n’ai plus beaucoup de solutions pour sauver l’engin alors que le cœur de l’appareil est atteint.
Pas grave. Je n’ai plus grand-chose à accomplir.
Enfin, presque.
J’ôte mon peignoir et m’observe dans le miroir. Il recouvre la totalité d’une paroi. Un brin de narcissisme.
En apparence, la raison est simple.
Nu, je me vois en entier.
Et ce que j’ai face à moi me plaît.
Mes tatouages.
J’en suis fier.
J’en parlerai pendant la soirée. Quant à les apercevoir ? Mes fils les découvriront peut-être à ma mort.
Sur le bras gauche, un python. Sa gueule fermée commence à l’intérieur et au milieu de mon avant-bras. Son corps s’enroule, forme des arabesques harmonieuses. Sa queue remonte sur mon omoplate puis revient sur la clavicule, entourée d’une végétation dense. Un serpent coloré d’un réalisme troublant. Lorsque je bouge, il prend vie. Une partie intégrante de mon être.
Il n’est pas seul. Sur le thorax, une louve. Uniquement sa tête. Ses yeux sont remarquables. Ils sont vivants. À travers mon reflet, ils me regardent, me scrutent. En perpétuel questionnement. « Qui es-tu ? » « Pourquoi cherches-tu à me dominer, moi, l’animal sauvage par excellence ? »
Sur le biceps droit, une oursonne debout, les pattes avant écartées, les babines légèrement entrouvertes qui semblent m’appeler. Son regard perçant m’observe. Derrière elle, la pleine lune éclaire une forêt d’une lumière bleutée.
Puis le dernier tableau. Le plus impressionnant.
Sur la totalité de la jambe gauche, une fresque animalière avec un perroquet, un koala et trois écureuils. Le tout au sein d’une vaste étendue végétale. Sur la droite, une chouette prête à s’envoler. Ses ailes enveloppent les flancs de la cuisse, la tête en avant, elle est suspendue dans les airs.
Et toujours ces pupilles expressives. Elles m’incitent à venir avec elle.
J’aurais pu continuer. Il me reste de la peau vierge, mais ce n’était plus nécessaire.
Ces créatures totems sont les symboles de ce que j’ai été et suis encore pour un temps : la transmutation et la renaissance pour le serpent ; l’appétence pour la liberté du loup ; l’importance de l’isolement volontaire de l’ours. Quant à l’effraie, elle me donne la possibilité de percevoir au-delà de la tromperie et des masques.
Je pense être digne d’eux. Ils sont incrustés dans mon épiderme pour l’éternité et résument ma vie.
Ni Béatrice, la mère de mes enfants, ni mes trois garçons ne les ont vus. Ces représentations m’appartiennent.
Je sors le matériel de rasage. Pour mon crâne. Ma peau est désormais tachetée de marques brunes. Des signes supplémentaires de vieillesse. Je passe consciencieusement le rasoir sur ma tête puis je coupe légèrement ma barbe blanche. Je ne veux pas ressembler au père Noël même si, pour mes garçons, je le serai ce soir.
Seulement s’ils le méritent.
Pour cette soirée inédite, je m’habille en noir. Chemise, pantalon et veste en laine. Écharpe en cachemire achetée en Inde lors de l’un de mes multiples voyages en Asie du Sud-Est.
Bientôt l’heure d’arrivée de mes invités.
Je descends dans la pièce principale pour l’équiper comme je le souhaite.
Face à la baie vitrée : la mer. Certains touristes bretons trouvent que ce panorama n’est pas le plus beau de la région. Les Brestois mettent en avant la rade de Brest qui demeure, à leurs yeux, la plus remarquable du monde. Les couleurs changeantes au fil de la journée, le regard toujours accroché à un morceau de terre donnent une ampleur particulière. Ici, le point de vue se perd dans l’infini de l’océan. Plus à l’est, les Costarmoricains n’ont d’éloge que pour leurs côtes de granit rose. Moi, j’aime ce désert marin. Quand on prend son temps et que l’on observe au loin, l’espace n’est pas si désertique. Des bateaux, des cargos, des voiliers se croisent… Les oiseaux sont là. Et puis, les phares de Roscoff et de Batz arrosent en permanence le secteur. Toutes les 25 secondes, les éclairs blancs de celui de l’île sont envoyés à près de 23 miles. Je peux rester de longues minutes à imaginer où cette lumière s’égare.
Mes fils ne verront pas mon bureau qui se situe dans le prolongement de la pièce de vie. Mon antre. Personne n’a jamais franchi sa porte. Mon sanctuaire. Sur ma table de travail se trouve un puissant ordinateur avec deux écrans. Mon ultime ouvrage est presque terminé. Il manque le dernier chapitre. Je l’écrirai après le départ de mes garçons. Je ne connais pas précisément son contenu. J’ai ma petite idée, mais j’ai appris avec le temps à me méfier de mes intuitions. Pour le moment, la page est blanche. Sa rédaction dépendra de la tournure des événements.
Au milieu de la salle principale, j’ai tiré une grande table basse rectangulaire et installé mon fauteuil à l’une de ses extrémités. Je dispose les six chaises sur le pourtour. Proches les unes des autres. Je marque mon territoire. Je serai isolé de mes enfants et de leurs femmes. Un choix. Je suis le maître de cérémonie et l’élément central de cette fête singulière.
Je place des chandeliers un peu partout. La faible luminosité et les flammes vacillantes créeront une ambiance particulière.
Je dispose ensuite les flûtes à champagne face aux sièges. Elles sont au nombre de six. Puis les petites assiettes pour les mignardises. Pas de festin ni de repas traditionnel. Mes invités ne seront privés de rien, mais ils ne s’empiffreront pas cette fois.
À côté de mon fauteuil, un guéridon. Exclusivement pour moi. J’y dépose une bouteille de rhum, une coupelle de sucre en poudre avec une cuillère à café. Je n’oublie pas les rondelles de citron ni l’attirail pour approvisionner ma cigarette électronique.
Une nouveauté pour eux. Ces accessoires les interpelleront.
À proximité, je place la télécommande de la chaîne hi-fi. Un équipement d’une ancienne génération, mais de haut de gamme avec des enceintes Cabasse. Les meilleures. J’ai une playlist à leur faire écouter. Un message à partager.
D’un large regard, j’observe la mise en scène. Sur la paroi face à la baie vitrée, ma cheminée sépare le mur en deux parties. Sur l’une d’elles, j’ai exposé plusieurs séries de photos. Mes enfants ne les ont jamais vues. Encore une surprise. Sur l’autre, j’ai punaisé les affiches de mes films préférés ainsi que les couvertures de mes livres publiés. Reste une place pour celui que je suis en train de terminer. Le dernier. Verra-t-il un jour la vitrine d’une librairie ? Rien n’est moins sûr.
Manque la touche finale.
Je vais la chercher dans la bibliothèque attenante à mon bureau.
Sans difficulté, je trouve l’objet de toute une vie.
De ma misère, de mes douleurs, de ma haine.
Je prends soigneusement l’ouvrage et reviens dans la pièce principale.
Je le dépose tout près de la bouteille de rhum.
La Bible.
Le taxi s’arrête devant mon domicile et déverse mes trois fils. En tête, Élie, mon aîné. Celui qui conduit une Jaguar de collection. De mes trois enfants, je pense qu’il est celui qui, professionnellement, a le mieux réussi. Il le montre de façon ostentatoire. Ses tempes commencent à grisonner. Il est habillé classe. Sous son Cotten, je remarque un sweat Lacoste. Il ôte ses gants en cuir. Chirurgien urologue réputé à Brest. Il officie au CHU La Cavale-Blanche et déborde d’ambition. Il vise un poste de professeur dans un grand hôpital parisien. Il y arrivera un jour. J’en suis certain. Les cancers de la prostate sont en forte progression et les vieux vivent plus vieux. L’incontinence urinaire se généralise. Urologue est un métier d’avenir tout comme celui de fabricant de couches-culottes pour protéger les draps de l’énurésie du quatrième âge.
Katia, son épouse, le suit de près. Avec toujours autant de grâce. Une belle femme. Très belle même. Élancée, mince et blonde. Trop stéréotypée à mon goût. Elle accompagne parfaitement son mari dans les soirées mondaines qui ne manquent pas dans leur milieu.
En réalité, j’en sais foutre rien. J’élabore des plans sur elle alors que je ne la connais pas vraiment. Béatrice et moi n’avons pas choisi les conjointes de nos enfants. Heureusement pour eux.
Depuis 2011, j’ai associé le nom de Katia à celui de l’ouragan qui a touché une bonne partie de l’ouest du monde, France y compris. Tornade lui irait bien.
Je serre la main de mon fils.
— Sois le bienvenu, Élie.
— Content d’être chez toi, Arthur. Une première. Nous ne sommes jamais venus ici. Difficile à trouver sans l’aide précieuse de la vedette et du taxi. J’espère que ça vaudra le dépassement. Le chauffeur était même prêt à nous raconter l’histoire de l’île et à nous offrir une visite guidée de nuit.
— C’est Fanc’h. Il est amoureux de son caillou. Un pur îlien. Il est né ici et ne quittera jamais ce lieu. Il vous a proposé ses fameuses pommes de terre ?
— Oui. On te les laissera.
— Acceptez-les. Ça lui fera plaisir.
Par excès de zèle, je dépose délicatement mes lèvres sur le dessus de la main de sa femme. Elle en sourit.
— Belles manières, Arthur.
— Noël est un jour d’exception. Allons jusqu’au bout des traditions.
Depuis quand n’ai-je pas embrassé mes garçons comme le font normalement les pères ? En y réfléchissant, depuis leur adolescence. Encore une explication à leur donner ce soir.
Ils ont cessé de m’appeler papa à cette période. Mon prénom est Arthur. Autant l’utiliser.
Lydia et Jason sortent du taxi à leur tour.
— J’ai abandonné mon carrosse sur le quai de Roscoff. De toute façon, ma Ford n’est pas amphibie.
Les voitures ont toujours été secondaires pour Jason et Lydia. Contrairement à Élie et surtout à Katia qui considèrent qu’une automobile est un signe extérieur de ce que l’on représente. Mon cadet s’en fout complètement. Élie a raison sur un point : le véhicule de son frère reflète sa condition sociale. Il ne roule pas sur l’or. Intermittent du spectacle rapporte des revenus aléatoires. Spécialisé dans l’événementiel, il se positionne principalement sur les grandes manifestations bretonnes du printemps et de l’été : le Festival de Cornouaille de Quimper, le Festival interceltique de Lorient et les rassemblements musicaux comme Les Vieilles Charrues à Carhaix, la Fête du Bruit à Landerneau ou le festival du Bout du Monde à Crozon. Il détonne par rapport à son frère Élie. Il a revêtu un complet noir avec une chemise blanche et arbore une belle queue-de-cheval. Son teint mat est rehaussé par une barbe de trois jours. Boucle d’oreille et grosse écharpe jaune parachèvent son look.
Si Katia est blonde comme les blés, Lydia est une brune que je qualifierais de sauvage. Elle a troqué ses jeans effilochés et ses débardeurs contre une tenue encore plus extravagante. Un personnage de manga. J’avoue que ça la met plutôt en valeur.
Je serre la main de mon dernier fils, dans l’ordre de leur naissance.
Lydia me claque une bise sur la joue. Ma seule belle-fille à avoir osé lors de notre première rencontre. Je l’ai laissée faire. Elle me gratifie d’un : « Comment va le grand-père ? »
— Ma réponse sera l’une des surprises de cette soirée. La nuit risque d’être assez longue. Vos enfants sont-ils dans de bonnes mains ? Vous ne repartirez que demain matin.
— Pas d’inquiétude, Arthur, répond Jason. Ils sont heureux de vivre Noël avec leurs grands-parents maternels, de retrouver les parents de leur mère.
Je sens une pointe d’amertume de sa part. Avant le décès de Béatrice, les quatre derniers réveillons du 24 se déroulaient avec l’ensemble de la tribu. Mes garçons, mes petits-enfants et des cousins du côté de ma femme.
Pour être honnête, je n’ai jamais aimé ces réunions de famille. Pour moi, je n’y avais pas ma place. Bien entendu, j’étais le mari, le père, le grand-père et le cousin germain. Théoriquement, ma présence semblait évidente. Au fond de moi, de mes tripes, je n’avais rien à y faire. Avant Noël 2016, je n’avais passé aucune fête avec mes fils ni avec Béatrice depuis des décennies. En y réfléchissant, depuis la fin de l’année 1993. Un bail.
Je leur en exposerai les raisons tout à l’heure.
Pour le moment, je suis dans la phase d’accueil. Abel et Julie sont les derniers à quitter le taxi et à prendre leurs valises.
Nouveaux serrages de mains. Je remercie Fanc’h, le chauffeur, et lui souhaite un joyeux Noël.
— On a bien failli rater le bateau, avoue Abel. Les enfants, tu sais. Les préparer, remplir leurs sacs. Ne pas oublier les doudous. Et puis, la nuit de Noël, ils sont excités. Mon dernier croit toujours au père Noël. Pas facile de lui expliquer que chez leurs grands-parents maternels, il viendra quand même alors qu’ils n’ont pas de cheminée.
— Pourquoi lui dire une connerie pareille ? lui demandé-je. Quand il aura conscience que ce sont des balivernes, il vous reprochera de lui avoir menti. Des parents ne trichent pas, n’est-ce pas ?
— On y a cru tous les trois, non ?
— Ta mère et moi, on vous a laissés y croire. C’est différent. Si tu y réfléchis bien, jamais nous ne vous avons dit que le père Noël existait, qu’il affrétait son traîneau et ses rênes dans le Grand Nord. Faut pas être très malin pour se rendre compte qu’il ne pouvait pas distribuer les cadeaux à tous les gosses de la planète au même moment en passant par le conduit de la cheminée.
Abel esquisse un sourire.
— Et tu nous confesses ça maintenant ! Mince ! Jusqu’à ce soir, je pensais que le père Noël était réel. Une légende ? Je suis déçu.
Il se rapproche de moi.
— Mais toi, tu n’es pas comme les autres pères. Je me trompe ? Heureusement, maman était là pour nous donner la chaleur et l’amour dont ont besoin les enfants. Pas grâce à toi.
Sa réflexion est méchante mais juste. Je ne la prends pas mal. Au contraire. Je tente un sourire. Plutôt un rictus. De mes trois fils, Abel est le plus extraverti, mais aujourd’hui, il est habillé sobrement, tout en jean. Les cheveux coupés court, il est l’opposé de son épouse. Julie, à la longue tignasse rousse. Une femme menue d’à peine un mètre soixante, avec ses chaussures à talons hauts.
Je me détourne de lui et m’adresse à sa femme.
— Bon, tout le monde est arrivé. Mes trois garçons et leurs conjointes. Je suis heureux que vous ayez accepté mon invitation. S’il avait manqué l’un d’entre vous, la soirée n’aurait pas été pareille.
Comme à son habitude, Julie ne me regarde pas. Toujours les yeux baissés quand nous sommes proches. Je l’impressionne. Mais pas seulement. Elle ne m’aime pas. D’ailleurs, y a-t-il une seule personne ici qui m’aime réellement ?
On a les enfants que l’on mérite. Tout est de ma faute, j’en ai conscience. Après cette nuit, les choses seront-elles différentes ? Je ne crois pas. Le mal est fait. Même si je vais tenter de reconquérir un peu leur estime, je ne suis pas certain qu’ils soient prêts à me pardonner les peines que je leur ai occasionnées. Au moins connaîtront-ils la vérité. Reste l’épilogue. Ils le liront peut-être dans les journaux ou dans mon prochain livre.
J’en doute. Quelques jours avant de mourir, Béatrice m’avait avoué qu’aucun de mes fils n’avait ouvert le moindre de mes ouvrages.
— Arthur, ils ne veulent pas donner d’importance à ce que tu es. Tu aurais pu être simplement un père pour eux. Même pas. Je connais tes raisons, mais, un jour, il faudra le leur expliquer. Cette tâche t’incombe. Ils ont rapidement compris que tes romans étaient en partie autobiographiques. Tu as sans cesse mis une grande distance entre toi et eux. Tu as particulièrement réussi. Ne leur reproche pas maintenant de ne pas s’intéresser à toi. Réfléchis à ce qu’ils sont devenus. Leurs orientations professionnelles et sociales n’ont-elles pas été, d’une certaine manière, dictées par ce que tu as représenté pour eux ? Chirurgien, ingénieur du son et journaliste pour Reporters sans frontières. Malgré tes absences, ton désintérêt apparent, tu es un peu tout ça en même temps.
— Je n’ai pas été indifférent. Tant mieux si j’ai été une source d’inspiration. Mais, ça a été si compliqué et difficile pour moi. Ça l’est toujours.
— Je le sais, Arthur. Moi, j’ai réagi différemment.
— Heureusement pour eux. Il est là ton message ?
Je revois son visage émacié, ce corps fatigué de souffrir. Je ne l’ai pas épargnée non plus. J’en suis désolé. Mais il est trop tard pour revenir en arrière ou me culpabiliser.
À soixante-dix ans, je leur dois des explications. Une forme de rédemption. Un acte égoïste. Je ne partirai pas sans leur raconter qui je suis. Ne pas chercher leur compassion ni leur pardon, juste de la compréhension.
Je me décale pour les laisser entrer.
— Montez vos affaires à l’étage. J’ai préparé une chambre pour chaque couple. Choisissez celle que vous voulez. Ensuite, on se retrouve dans le hall. Je vous avoue que vous êtes les premières personnes à pénétrer ici. À part la femme de ménage.
— Ton antre, Arthur ? Tu nous as invités dans ton repaire ? s’interroge Abel sans attendre de réponse.
— Ta mère n’y est jamais venue. Ma bulle. Des secrets y sont renfermés. Mais ce soir est particulier.
— Votre anniversaire, Arthur. Soixante-dix ans. Effectivement, cette décennie se fête.
— Pas seulement, Katia. Noël, mes soixante-dix ans et tant d’autres choses.
— Je suis impatiente de découvrir ce que vous nous avez réservé.
Je la fixe avec intensité.
— Oh ! Vous serez peut-être déçue. Vous me direz.
Quelques minutes plus tard, tout le monde est réuni dans le hall.
Un lourd silence s’installe entre nous. Je devrais tenter quelque chose pour détendre l’atmosphère, mais je ne trouve rien. Le scénario de mes révélations est bien huilé. Je l’ai souvent répété. J’espère que mes émotions ne me feront pas dévier.
— Puisque mes invités sont tous arrivés sains et saufs, passons dans la pièce de vie. Allez, mes garçons et mes brus !
Je ne relève pas la réflexion de Jason : « Suivons le diable dans son repaire. » Ni celle de sa femme : « On ne visite pas les lieux ? »
Non. Ils connaîtront de ma maison uniquement la salle principale et leur chambre. C’est déjà beaucoup. Je produis un effort surhumain en les conviant chez moi. Une promesse à Béatrice.
Je m’en suis fait une autre : réconcilie-toi avec eux.
Je mesure à cet instant la difficulté de la tâche.
Quelque part dans le noir
Le sol est froid, en carrelage. J’en ai mesuré la superficie. Paume ouverte, près de vingt centimètres entre le pouce et l’auriculaire. En suivant le rebord d’un carreau, j’ai compté deux mains par dalle. J’en ai dénombré six par côté en longeant les grilles. Une longueur de deux mètres et quarante centimètres. Ma cellule a donc une surface de presque six mètres carrés.
J’ai de quoi m’allonger.
Toujours à tâtons, j’ai fait connaissance avec les barrières. Uniquement des barres verticales. Elles sont épaisses. Impossible de les bouger. À intervalles réguliers, des poteaux sont scellés dans le béton. J’ai même tenté d’escalader l’une des parois. Quand j’avais encore la force et la foi en une possible évasion. J’ai estimé la hauteur à deux mètres cinquante avant de découvrir une nouvelle clôture empêchant toute fuite par cet endroit.
J’ai glissé ma main sur chaque barreau pour détecter une faille. Rien. Un métal lisse et glacial. J’ai toutde même deviné une issue. Je suis entré par là. Elle est fermée par deux grosses serrures.
Puis une autre porte. Plus petite, d’une cinquantaine de centimètres de haut et de quarante de large. Mon tortionnaire récupère le seau hygiénique, me l’échange avec un propre, et me donne ma maigre pitance par cette trappe.
Depuis que je suis enfermé, ma ration n’a pas changé d’un iota. Enveloppée dans un chiffon, j’y trouve une demi-baguette, deux tranches de jambon et un bout de fromage sans leur emballage. J’ai droit aussi à de l’eau, dans une carafe en plastique dure. Je dois la rendre avec mon seau et le torchon.
Il a pensé à tout. Peut-être a-t-il eu peur que je me suicide ? Impossible de tenter quoi que ce soit. Le tissu est trop court pour essayer de me pendre en utilisant un barreau. La matière de la cruche est trop épaisse pour que j’en arrache un morceau avec les dents et que je m’en serve pour me couper les veines.
Que veut-il de moi ? Je n’en sais rien.
Je dis « il » parce que mon geôlier est un homme. J’en suis presque certain. Il ne m’a jamais adressé la parole, mais ses pas sont lourds quand il approche de ma geôle, après m’avoir aveuglé.
Je ne me souviens pas de la date du jour où je suis arrivé ici, ni le comment et le pourquoi. Le noir était déjà total.
Les consignes, ou plutôt le rituel des repas et de la restitution des ustensiles, m’ont été données par une bande sonore sortant d’un haut-parleur, quelque part au-dessus de moi. Un leitmotiv imprimé dans mon crâne :
« Tu disposes d’un récipient pour tes besoins. Tu seras nourri et tu auras de l’eau. Au premier son de cloche, tout doit être déposé devant la petite porte. Si tu ne suis pas correctement mes ordres, tu n’auras ni à manger ni à boire. »
La voix était trafiquée. Vibrante et métallique. J’ai compris qu’elle était enregistrée parce que le message a tourné en boucle plusieurs heures. J’en étais saturé. J’avais beau mettre les mains sur les oreilles, je l’ai entendu des centaines de fois.
Pour me laver, j’ai reçu d’autres directives. Toujours un enregistrement trop fort, trop long.
Une technique de torture.
Mais pourquoi me fait-il autant souffrir ?
Et ces bêtes qui bourdonnent dans ma tête.
J’allume les bougies. Incrusté dans le faux plafond, un éclairage LED déverse une lumière bleutée le long des murs et complète l’ambiance particulière. Un mélange de chaleur et de froid.
La clarté vacillante des flammes jaune orangé crée des arabesques mouvantes sur les visages et les corps. Une atmosphère digne des scènes rituelles chamaniques.
Les chandelles ne tiendront pas la nuit. Je les changerai, provoquant ainsi une pause dans mon récit. Plusieurs seront nécessaires afin que mes invités assimilent ce qu’ils vont découvrir.
Quant aux diodes électroluminescentes, elles figent dans un bleu glacial mes affichages muraux.
Je leur propose de s’asseoir.
— Prenez une chaise. Un homme, une femme, s’il vous plaît. Moi, j’ai mon fauteuil. J’ai besoin d’être à l’aise.
Je perçois leur hésitation. Je ne leur imposerai pas leur siège. Qu’ils aient un minimum d’initiative. Je m’installe le premier. Bizarrement, mes garçons se placent par ordre croissant. Mon aîné à ma droite, mon cadet face à moi, enfin Abel, le benjamin, à ma gauche.
J’écarte les bras pour embrasser l’ensemble de la pièce.
— Voilà l’endroit secret. Mon refuge. Mon antre, si vous préférez. Je tiens à vous renouveler mes remerciements d’avoir accepté mon invitation. Ça n’a pas été facile de venir, j’imagine. Nous ne sommes pas… comment dire… une vraie famille unie, dans le sens sentimental du terme. Au cours de la soirée, vous comprendrez les tenants et les aboutissants de notre saga familiale. Mes explications ne changeront pas nos relations, mais au moins vous aurez les réponses à vos questions. Si toutefois vous en avez. J’ai souhaité que vous ne m’apportiez aucun cadeau. En fait, votre présence à tous les trois, à tous les six, est ma réelle gratification. À la fin de mon récit, j’aurai un présent pour chacun. Votre patience sera récompensée.
Je les observe. Abel s’attarde sur les photos. Élie ne me lâche pas du regard. Il tente de me sonder. Pour l’instant, il ne peut rien deviner.
— Vous nous avez réunis pour nous conter une histoire. C’est de ça qu’il s’agit ? me demande Lydia.
— Je te réponds par une série d’autres questions. Que connaissez-vous de moi ? De ma naissance ? De mon enfance ? De ma vie, tout simplement ? Que savez-vous, mes fils, de votre mère ? De vos grands-parents ?
— La date et l’heure de ta venue au monde. Le 24 décembre 1950 à 23 h 45 exactement, déclare Abel.
— Oui. Quinze minutes avant celle officielle du Christ.
Je pose ma paume droite sur la Bible installée sur le guéridon.
— Officiel n’est pas le bon terme. La date n’a pas beaucoup d’importance. Le 25 est symbolique. Le Christ n’est jamais né un 25 décembre. Ce jour a été choisi par des chrétiens au IVe siècle. Bien avant, de nombreuses fêtes païennes se déroulaient autour de ce moment. Grosso modo le solstice d’hiver. La période où la nuit est la plus interminable. Le basculement vers des journées plus longues. Une renaissance. Personnellement, je pencherais plutôt vers une date commode pour enchaîner les temps forts de l’existence du Christ sur une année : sa naissance, les faits marquants de ses trente ans de vie, sa crucifixion et sa résurrection. Sans oublier l’Assomption de sa mère, Marie, la Pentecôte et tant de choses encore.
Katia ne tient déjà plus en place.
— Vous ne nous avez pas rassemblés pour nous raconter la Bible, j’espère.
— N’aie pas d’inquiétude. Mes enfants ont été baptisés parce que je n’ai pas eu le choix. Un acte purement pratique, mais en aucun cas spirituel. J’en reparlerai pendant la soirée. Et sauf erreur de ma part, personne ne s’est marié à l’église. Personne n’a plongé depuis dans une quelconque doctrine. Un premier point à éclaircir. Dites-moi si je me trompe ?
— Pas de souci, Arthur.
Katia se retourne vers ses beaux-frères et belles-sœurs.
— Personne n’a prêté allégeance à aucun dogme religieux. Ni catho, ni islam, ni une autre. Hindouisme, judaïsme ou que sais-je encore.
Chacun acquiesce à tour de rôle.
— Tes termes ne sont pas très justes, mais je les accepte tel quel. Plutôt que de catholicisme, on devrait parler de christianisme englobant de nombreuses variantes. Le catholicisme en est l’une des composantes, comme les religions orthodoxe et protestante. Ainsi que des déclinaisons évangéliques. Je vous rassure : je ne vous donnerai pas un cours sur les croyances, mais sachez que vos grands-parents ont été de fervents croyants. Je vais commencer mon récit par ce biais. La raison en est simple : ce qui s’ensuit est lié à cette foi extrême. Vos grands-parents ont été des extrémistes religieux. Le début du mal, de mon mal.
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